Pôle Sud 2015/1 n° 42

Couverture de PSUD_042

Article de revue

Lectures

Pages 173 à 188

Notes

  • [1]
    Julio Aróstegui, « La mémoire de la guerre civile et du franquisme dans l’Espagne démocratique », Vingtième siècle. Revue d’histoire, n° 74, avril-juin 2002, pp. 31-32.
  • [2]
    Santos Julia, « Posfranquisme et société démocratique. Retour sur une interprétation », Vingtième siècle. Revue d’histoire, n° 74, avril-juin 2002, p. 9.
  • [3]
    Paloma Aguilar Fernández, Memoria y olvido de la guerra civil española, Madrid, Alianza Editorial, 1996, p. 21.
English version

Thierry Maurice, La transition démocratique. L’Espagne et ses ruses mémorielles (1976-1982), Presses universitaires de Rennes, Rennes, 2013

1L’ouvrage de Thierry Maurice propose une réévaluation de la période de transition démocratique espagnole après quatre décennies de régime franquiste. À travers un parcours historique de la période dite « transitionnelle », de la mort de Francisco Franco en 1975 jusqu’à l’alternance politique et l’écrasante victoire des socialistes en 1982, l’auteur nuance les multiples dimensions de ce processus de changement politique, social et économique en se focalisant notamment sur sa portée mémorielle. Pour y parvenir, l’ouvrage se structure en trois parties dans lesquelles sont examinés les acteurs, les institutions et les discours qui ont d’une certaine manière permis le « recyclage » des anciennes élites franquistes. L’apport fondamental de l’ouvrage est de diverger des thèses valorisant le « pacte du silence » et la politique de consensus de la transition. Thierry Maurice montre comment les acteurs politiques ont recouru à des formes de ruses mémorielles dans leur rapport au passé, rejoignant ainsi les thèses de Julio Aróstegui, qui mit en exergue l’instrumentalisation de la mémoire par les responsables politiques [1]. La stratégie des anciennes élites franquistes consista à abuser à dessein du passé, ou à faire mine d’en abuser, dans l’espoir de fortifier un projet politique où résidait le sens qu’elles attribuèrent à la transition.

2La première partie de l’ouvrage analyse le franquisme comme un « art dilatoire » qui a trouvé dans le contexte économique favorable des années 1960, un ancrage argumentatif légitimateur, lui permettant de faire durer son régime dans le temps. Néanmoins, un courant réformiste commença à s’articuler à l’ombre du Caudillo et à diviser de plus en plus l’appareil politique franquiste : pour cette nouvelle élite, Franco devint désormais une incarnation de l’immobilisme et d’une idéologie catastrophiste, une image totalement en désaccord avec leur nouvelle représentation du pays sous la bannière audacieuse du slogan « Spain is différent ». La difficile transition entre ce régime dictatorial et le retour à la démocratie exigée par les groupes d’opposition, fut parfaitement incarnée par le mandat de Carlos Arias Navarro. Jonglant entre les promesses d’ouverture et les mesures répressives, les changements de façade entamés par le dernier élu de Franco ne firent qu’ajourner la transition. L’adhésion aux valeurs démocratiques par les secteurs sociaux les plus cultivés, les plus actifs et les plus jeunes fit naître une opposition grandissante qui revendiqua une filiation avec les républicains et les démocrates de la guerre civile. Pour les défenseurs du régime, cette opposition « conspirationniste » était perçue comme l’incarnation même des ennemis historiques de la nation.

3La réactivation de la mémoire des années 1960 constitua ainsi une autre ruse mémorielle pour les partisans du réformisme interne, puisqu’ils développèrent leur discours de légitimation du pouvoir non pas sur le conflit fratricide des années 1940, mais plutôt sur un « passé proche », incarné par l’ère de prospérité du régime franquiste à cette époque qui engendra le décollage économique du pays. En réalité, cet essor, que connurent aussi la plupart des pays européens à la même période, fut plus lié aux progrès de l’industrialisation qu’aux caractéristiques du régime lui-même et fut rapidement minimisé par les défis que l’Espagne devait affronter en raison de son manque d’internationalisation. Il s’agissait donc, par l’entretien du mythe de la prospérité du second franquisme, de dépolitiser la mémoire de la guerre civile, tout en forgeant un discours axé sur la prospérité future pour bien masquer les échecs de la dictature.

4Si dans la première partie de l’ouvrage, l’auteur critique le « tardofranquismo », la deuxième partie se focalise sur la période de la transition. Faisant preuve d’une conscience politique et démocratique d’ouverture, Adolfo Suárez, le nouveau chef de gouvernement choisi par le Roi, mit en place un vaste programme de démocratisation des institutions du pays. Les avancées concrètes obtenues mirent l’opposition devant un fait accompli : dans le nouveau cadre démocratique, les discours politiques devaient être modérés et la rupture avec le passé devait être claire pour quiconque voulait réintégrer la scène politique nationale. Le sens donné au passé par ces acteurs du réformisme interne fut synthétisé avec pragmatisme par le slogan de Felipe González : « assumer le passé pour le dépasser ». Néanmoins, cette ruse mémorielle ne fut pas partagée par tous. Les réformes entamées furent perçues comme une trahison et une dilapidation de l’héritage reçu par les acolytes les plus fidèles du franquisme. Un sentiment qui fut exacerbé par la légalisation du PCE, perçue comme une amputation de leur mémoire anticommuniste et antimarxiste. À leur tour, les réformistes du franquisme multiplièrent les usages de la mémoire du passé dictatorial, sans vouloir entamer une rupture avec le régime antérieur, se considérant les garants d’une continuité du système, « sans fracture entre ce qui a été et ce qui sera ».

5La victoire électorale de l’Union du centre démocratique (UCD) en 1977 mit en relief la volonté des Espagnols de consolider un nouvel édifice politique sur des bases démocratiques. Dans un tel contexte, les blessures et les conflits du passé furent souvent évoqués mais rapidement bannis des discours politiques et publics au motif d’une nécessaire réconciliation nationale, de la paix et de l’importance de surmonter les démons du passé pour privilégier la construction du futur [2]. L’auteur de l’ouvrage reprend le discours du Roi comme un exemple de cette tentative de pacification du présent par l’oubli et la marginalisation systématique du passé : il appela ainsi les Espagnols à « éliminer pour toujours les causes historiques de nos affrontements », donnant naissance à ce que l’auteur nomme « la Transition concertée ». Thierry Maurice réévalue de manière critique les ruses mémorielles des acteurs politiques de la transition et leur choix d’une « politique de la table rase ». Il souligne en ce sens le rôle joué par la loi d’Amnistie du 14 octobre 1977 dans cette mise sous silence du passé. L’UCD utilisa lui-même une autre ruse mémorielle afin de légitimer son action politique et son gouvernement, en forgeant le « mythe de l’innocence » de sa formation, présentée comme une organisation politique nouvelle, qui n’aurait pas de racines historiques dans le régime franquiste. Du côté des représentants de la droite nostalgique, désormais rassemblés sous la bannière d’Alianza Popular (AP), la gestion du passé impliqua une double stratégie mémorielle : (i) une volonté de minimiser leur responsabilité en tirant un bilan « des erreurs et des réussites » du régime franquiste, et (ii) un discours cherchant à délégitimer et à présenter comme irresponsables ceux qui cherchaient à tout prix à politiser le passé, à demander des comptes aux anciens dignitaires du régime et que justice soit faite pour les crimes de la guerre civile.

6La dernière partie de l’ouvrage porte sur l’effondrement progressif du pouvoir centriste de 1979 à 1981. Le climat de modération et de concorde fut très vite menacé par les clivages au sein de l’UCD, par le terrorisme basque et par la crise économique provoquée par le choc pétrolier. Des événements qui mirent en relief la fragilité de la jeune démocratie espagnole. Les rumeurs de conspiration issues de certains secteurs de l’armée et le sentiment de désenchantement planaient sur la société espagnole après l’euphorie des premières années de la transition. Lors des municipales et des législatives de 1979, le passé et la mémoire, un temps mis de côté, revinrent à nouveau au centre des affrontements politiques. Ainsi, l’UCD usa de l’intimidation et de la peur du socialisme afin de discréditer le PSOE en l’accusant d’irresponsabilité et de générer un chaos social. De son côté, le PSOE critiqua le bilan social et économique de l’UCD et chercha à montrer le parallélisme entre ses membres et ceux de la dictature pour rappeler les « origines purement franquistes » de Suárez. Néanmoins, la crise la plus grave eut lieu au sein même de l’UCD, dont un secteur critique contribua à faire évoluer l’image conciliatrice du Premier ministre vers celle d’un caudillo arbitraire.

7Ces tensions politiques confirmèrent les arrière-pensées d’une armée encore opposée au réformisme démocratique, qui dénonça l’avilissement des nouvelles élites et qui sombra dans la conspiration ; ce qui nourrit le coup d’État raté du 23 février 1981 et fit ressurgir la violence traumatique du passé dictatorial. Pour Thierry Maurice, le 23-F est d’une importance symbolique capitale suivant deux dimensions. Factuelle d’abord, car il s’agit pour l’auteur d’un événement historique doté d’un récit bancal formulé trop hâtivement à la gloire des putschistes par les nostalgiques du franquisme. Représentative ensuite, dans la mesure où il permit à certains d’établir un lien entre ce coup manqué et l’autoritarisme des années de dictature. Le « tejeretazo » apparut une fois encore, comme la preuve d’une conjuration des fantasmes du passé, accrue par la confusion régnante et par l’alarmisme suscité par le départ de Suárez. La ruse mémorielle entra à nouveau en jeu suite à cet épisode, dans la mesure où les ex-franquistes proposèrent une lecture cathartique du coup d’État, en le présentant comme de la responsabilité de certains secteurs isolés et rétrogrades n’ayant pas compris l’esprit démocratique et de liberté désormais à l’œuvre dans la société espagnole, alors même que la plupart des élites de l’ancien régime avaient elles-mêmes créé par leurs discours de surenchère, un contexte politique propice au radicalisme. En revanche, l’opposition politique vit dans ce putsch la menace désormais réelle d’une remise en cause des acquis démocratiques de la transition. Dans cette période de « démocratie convalescente », durant laquelle la transition sombra dans la peur et l’angoisse d’une reproduction du 23-F, le PSOE devint peu à peu une véritable « machine électorale » et une alternative sociale-démocrate crédible au pouvoir de l’UCD.

8En guise de conclusion, l’ouvrage de Thierry Maurice souligne très bien le rôle joué par ces ruses mémorielles dans l’ambigüité qui caractérise la transition démocratique espagnole. L’auteur met en avant l’importance pour les anciennes élites franquistes dans cette période de transition, cet « entre-deux régimes », d’imposer un discours d’oubli et de marginalisation des débats sur la mémoire et le passé, afin de continuer leurs carrières politiques et d’éviter toute épuration des cadres de l’ancien régime. Thierry Maurice parle à juste titre de la « capacité manœuvrière des responsables politiques » afin d’imposer l’idée de la nécessité du consensus, même au prix du déni de justice. Les acteurs de l’opposition ont, d’une certaine manière, eux-mêmes accepté ce « pacte du silence » qui visait à appréhender les conflits du passé suivant une responsabilité partagée, pas seulement afin d’apaiser les rancœurs et d’anesthésier la violence, mais aussi et surtout pour accéder eux-mêmes à des positions de pouvoir, qu’une dénonciation plus radicale et plus unilatérale des responsabilités de l’autre aurait rendu impossible [3]. Un équilibre qui pourtant fut mis entre parenthèses durant la période qui alla de l’ouverture de la campagne électorale de 1979 jusqu’au coup d’État de Tejero le 23 février 1981.

9Alicia Fernández García

10Département de Langues étrangères appliquées

11Université Paris X- Nanterre

David Gouard, La Banlieue Rouge, ceux qui restent et ce qui change, Lormont, Éditions Le Bord de l’eau, 2013, 240 p.

12L’ouvrage de David Gouard est tiré d’une thèse d’un doctorat de science politique portant sur la Banlieue Rouge, terre emblématique de la domination communiste en France. Ce territoire de la banlieue ouvrière parisienne a déjà été investigué par différentes disciplines des sciences sociales, qui ont notamment rendu compte des particularités des formes prises par le Communisme Municipal. Erigée en véritable « vitrine » de ce modèle, la ville d’Ivry a ainsi longtemps constitué l’un des fiefs les plus solides du Parti Communiste Français, comme en attestent les quarante années de mandat de l’ancien maire : George Marrane.

13Selon l’auteur, l’expression « communisme municipal » renvoie à un système particulier d’administration municipale. Il s’agissait, entre autre, de la gestion d’un large parc immobilier municipal, d’une emprise sur la fonction publique permettant la constitution et l’entretien d’une forte sociabilité communiste. Ce fonctionnement monopolistique a parfois été appréhendé comme un système de « collusion entre appareil municipal et appareil partisan » (p. 13). Se constituaient ainsi de véritables espaces de socialisation partisane allant bien au-delà de la cellule militante qui entretenaient de fait, la domination du Parti Communiste Français sur ces territoires.

14Avec une réflexion articulée autour du triptyque territoire-identité-politique, l’enquête de David Gouard aborde une problématique qui est présentée comme n’avoir guère fait l’objet d’investigations approfondies jusque-là : la variable générationnelle. Cette variable est mobilisée ici comme entrée pour appréhender les conditions de reproduction d’une affiliation politique favorable au PCF.

15S’inscrivant dans une analyse localisée du politique, l’auteur privilégie une entrée territoriale qui donne toute sa résonnance à la problématique de l’ouvrage. C’est par une monographie comparée de deux quartiers de la ville d’Ivry que sont les cités Youri Gagarine et Maurice Thorez que l’auteur appréhende la question de l’inégal renouvellement générationnel de l’affiliation politique au PCF. Il mène ici une véritable démarche empirique mobilisant différentes méthodes d’investigations (observations et entretiens ethnographiques).

16Le choix de son, ou plutôt de ses terrains d’enquête, sera guidé par une analyse électorale reposant sur un important dépouillement des listes d’émargement qui lui permet de dresser le constat d’un « décrochage électoral différencié » (p. 21) entre ces deux espaces, autrefois tous deux bastions électoraux du PCF. Analyse électorale complétée par des enquêtes de type sortie des urnes, qu’il conduit sur ces deux bureaux de vote sur plusieurs consultations électorales que sont l’élection présidentielle de 2007, les élections législatives de 2007 et 2012, ainsi qu’à l’occasion des municipales de 2008 et d’un référendum local en 2006. Le croisement des méthodes par l’auteur et la comparaison, finement construite, de ces deux territoires et la sincérité réflexive dont il fait preuve attestent d’un réel investissement empirique.

17La première des quatre parties de l’ouvrage est consacrée à la présentation historique et politique de la ville d’Ivry, en tant que composante de la banlieue ouvrière parisienne. Est abordée ici l’évolution différentielle de l’affiliation au communisme en même temps que sont appréhendées les mutations sociodémographiques de ces deux territoires urbains que sont la cité Youri Gagarine et les habitations Maurice Thorez.

18Tout d’abord, la cité Youri Gagarine est une ancienne cité ouvrière-communiste, plutôt située en périphérie de la ville, qui a progressivement constitué le lieu d’installation de migrants étrangers. Concomitamment, la désindustrialisation massive du territoire a conduit au vieillissement progressif des foyers ouvriers y étant anciennement installés. La population qui y vit désormais est majoritairement jeune, le taux de chômage y est fort tout comme l’abstention électorale (pour les élections législatives par exemple, l’abstention croit progressivement de 10 % en 1967 pour atteindre plus de 50 % en 2012 [p. 67]).

19L’auteur constate ainsi un net recul du vote communiste en faveur de l’abstention et la montée d’un vote Front national qui s’explique, entre autres, par le nonentretien d’une sociabilité partisane. En effet, il démontre comment une sociabilité communiste était entretenue dans ces espaces d’habitations par l’investissement du parti dans l’animation de la vie sociale de la cité.

20À l’inverse, si les habitations Maurice Thorez, plutôt situées en centre-ville, constituent elles aussi des habitats sociaux ; elles ont fait l’objet dans les années soixante et soixante-dix de politiques de réhabilitation. S’y sont alors installées plusieurs familles, dont certaines étaient auparavant habitantes de Gagarine, mais également des familles plutôt issues de classes moyennes à sociabilité communiste, érigeant progressivement Maurice Thorez en un véritable « nid de communistes » (p. 192). Ainsi, si sur ces deux territoires, l’auteur rend compte du recul de la domination communiste notamment en termes de pratiques électorales et militantes, la non reproduction de l’affiliation au PCF est moindre à Maurice Thorez.

21Le deuxième chapitre de l’ouvrage focalise alors l’analyse sur la cité Youri Gagarine. La volonté déclarée de l’auteur de « réencastrer le politique dans le social » (p. 20) est ici une entreprise réussie en ce sens qu’il analyse simultanément l’évolution de l’affiliation au parti communiste et les évolutions sociodémographiques d’un quartier devenu un véritable lieu de relégation social. Cette recherche semble de ce fait constituer également une invitation à mener une réflexion plus générale sur la constitution de ces quartiers tantôt dénommés « à problèmes », « populaires », « défavorisés » qui sont sous le joug de l’actualité. Les propositions récentes du gouvernement qui consisteraient à réintégrer de la mixité sociale dans ces espaces urbains semblent s’appuyer sur le constat établi d’une homogénéité socioéconomique des populations habitantes des quartiers populaires. Cette homogénéisation s’appuie sur le vieillissement des anciens foyers communistes qui ont désinvesti la cité Youri Gagarine, où sont alors venues s’installer des familles immigrées. Le vieillissement progressif de ces ménages a conduit à un choc générationnel avec les jeunes enfants d’immigrés qui rejettent l’autorité communiste dans une forme de retournement du stigmate dont ils ont le sentiment d’avoir fait l’objet. Ce sentiment se perçoit très nettement par le discours de certains enquêtés. En effet, ces jeunes dénoncent tout d’abord le rejet d’une gestion locale communiste perçue comme clientéliste dont ils n’ont pu profiter. Mais également attribuent la montée des votes en faveur du Front national à ces anciens militants communistes qui, « emmerdés par le petit Arabe ou le petit Black de la cité en bas, (…) va voter pour le Front national, (…) » (p. 121). Ce phénomène est analysé par l’auteur à l’aune du « Rendez-vous manqué de la gauche et des cités » d’Olivier Masclet.

22Cet abandon de l’animation de la vie sociale par les communistes sur le territoire Youri Gagarine semble avoir créé des conditions d’émergence d’une offre politique concurrentielle analysée dans le troisième chapitre autour de la figure d’un jeune entrepreneur politique : Medhy Belabbas. L’étude du cas de ce leader charismatique issu de Youri Gagarine constitue le passage le plus novateur de l’ouvrage. L’auteur montre comment cette entreprise politique individuelle a pu se développer dans les espaces matériels et symboliques délaissés par un communisme en déclin. En effet, est analysée comment l’offre politique qu’il engendre serait en quelque sorte le « pur produit » des conditions sociopolitiques du quartier Youri Gagarine dont il est issu.

23Si l’opposition entre les anciens foyers communistes et les jeunes enfants d’immigrés est analysée comme de nature générationnelle par l’auteur, une lecture en termes d’ethnicisation des problèmes sociaux reste possible. On perçoit en effet comment le critère ethnique a pu favoriser une entreprise de distanciation sociale -et territoriale- entre ces populations. C’est ainsi que Medhy Belabbas n’est pas légitimé, ni investi, par les militants communistes au prétexte qu’il n’est pas « un pur Ivryen » et relate d’avoir été qualifié d’« islamo-gauchiste » (p 167) par ceux-là même avec qui il s’associera par la suite à la conquête de la mairie d’Ivry. Pour analyser l’ascension politique de ce jeune issu de l’immigration, « enfant de Gagarine » l’auteur mobilise la notion de « capital d’autochtonie » telle qu’appréhendée par Retière.

24David Gouard rend compte des appropriations, manipulations et représentations antagonistes que recouvre cette notion. On voit alors comment une même origine territoriale peut faire l’objet d’investissements de sens différentiels voire concurrentiels par les groupes sociaux en présence que sont les anciens foyers ouvriers communistes et ces enfants d’immigrés dont l’installation sur le territoire est plus récente. L’auteur montre ainsi l’entreprise réussie du retournement du stigmate par Medhy Belabbas, qui fait du territoire une source de légitimité identitaire et politique. « Enfant de Gagarine », Medhy Belabbas construit en effet sa notoriété en occupant « (…) les principaux lieux stratégiques de sociabilités » (p. 144) anciennement animés par les communistes et semble jouir d’une « influence hyper-territorialisée » (p. 154). Cette entreprise de construction d’une légitimité par le territoire est parfaitement consciente et calculée par Medhy Belabbas. C’est de ce fait qu’il appose dans son bureau « dès son arrivée » à la mairie une plaque offerte par des habitants où est écrit « Allée Gagarine », et déclare : « Gagarine c’est mon fief ». Dans son discours, le territoire de Gagarine, de lieu de relégation social, est devenu un territoire source de légitimité politique.

25Le dernier chapitre de l’ouvrage nous invite à la compréhension des conditions d’une affiliation favorable au PCF au sein des habitations Maurice Thorez. Nous appréhendons ici l’étude monographique de ce quartier du centre-ville d’Ivry et allons ainsi « à la rencontre des bocos », expression indigène signifiant « bourgeois communiste ». Les communistes ayant investi les habitations du centre-ville d’Ivry et notamment Maurice Thorez possèdent des pratiques culturelles assez éloignées de la culture ouvrière traditionnelle que l’on pouvait rencontrer au sein des anciennes cités communistes. La gentrification de ces espaces, notamment par l’arrivée d’artistes et de notables favorisée par la proximité parisienne, ces fameux « bocos », a eu pour incidence l’évolution des pratiques culturelles reconnues comme légitimes. David Gouard appréhende subtilement toute l’ambivalence de ces individus, fils héritiers d’une culture ouvrière, qui semblent parfois manifester des difficultés pour assumer l’évolution de l’identité socioculturelle dominante. À l’image de cet enquêté qui se ne décrit pas comme « bobo » en nuançant : « Ah, je suis peut être bourgeois, mais pas Bohême » (p. 213). Pourtant c’est bien à Maurice Thorez, que sont concentrés les principaux soutiens et acteurs publics communistes qui constituent la classe politique et intellectuelle dominante à Ivry. Les héritiers communistes de Maurice Thorez mobilisent à leur tour leur ancrage territorial pour se distinguer des groupes sociaux qu’ils appréhendent comme concurrentiels. Les expressions qu’ils emploient « purs ivryens », « ivryen de souche » indiquent clairement que cette entreprise de distinction sociale est basée sur un critère d’origine territoriale qui leur permet d’entretenir cet « entre soi » communiste. L’analyse que mène l’auteur des conditions de reproduction d’une affiliation politique favorable au PCF par une entrée générationnelle est tout à fait aboutie sur cet espace Maurice Thorez, véritable « nid de communiste ». L’expression, indigène, est d’ailleurs finement analysée par l’auteur par analogie à un « lieu de reproduction ».

26L’enquête de David Gouard permet ainsi de dépasser les réflexions limitant l’analyse d’un parti politique – le PCF – au simple rendez-vous avec les quartiers populaires : c’est que les évolutions sociodémographiques et socioculturelles de la « base électorale » du communisme semblent avoir, désormais, largement dépassé les frontières des vieilles cités ouvrières.

27Laura Giraud

28Université Nice Sophia Antipolis (ERMES)

Victor Pereira, La dictature de Salazar face à l’émigration. L’État portugais et ses migrants en France (1957-1974), Paris, Presses de Sciences Po, coll. « Académique », 2012

29La très abondante littérature sur les phénomènes migratoires se concentre, en France comme dans les pays d’immigration en général, sur les caractéristiques, l’installation et les politiques d’accueil des immigrants. Dans ce panorama, le point de vue adopté par le livre de Victor Pereira est rare. Donc bienvenu. Car la perspective est ici inversée. C’est l’émigration portugaise, essentiellement vers la France, entre la fin des années 1950 et le milieu des années 1970, qui intéresse l’auteur. Et l’émigration plutôt que les émigrants. Entre 1957 et 1974, on estime grossièrement qu’au moins un million et demi de Portugais (soit 17 % de la population) ont émigré, dont 60 % vers la France. Mais ni le profil des émigrants, ni leurs origines et leurs motivations, ne sont ici au cœur du sujet. Les conditions sociales de cette émigration massive et ses déterminants économiques n’apparaissent volontairement qu’en creux dans le développement. Ce n’est pas à une sociologie d’un mouvement migratoire que nous convie l’auteur, mais à une sociologie historique de l’action publique à l’époque de la « dictature de Salazar », ou plus exactement dans les vingt années qui précèdent la transition vers la démocratie inaugurée par la « révolution des œillets » du 25 avril 1974.

30En croisant des sources primaires et secondaires très diversifiées (archives, entretiens, littérature sur l’émigration et l’administration), l’ouvrage (un peu plus de 400 pages de texte courant sur cinq chapitres et agrémenté d’annexes utiles) analyse la manière dont l’émigration a été politiquement appréhendée dans le cadre d’un État autoritaire écartelé entre la tentation de l’empêchement et les tentatives d’encadrement.

31Un État nullement figé dans une hostilité permanente à l’émigration qui paraîtrait conforme aux besoins d’un régime autoritaire supposé brider la mobilité de sa population, tant la « construction cognitive » (p. 31) de la question migratoire évolue profondément entre les dernières années du long règne d’Antonio Salazar, le fondateur de l’Estado Novo, et son remplacement à la présidence du Conseil par Marcelo Caetano en septembre 1968. Antonio Salazar gouverne encore lorsque l’émigration commence à être identifiée, à la fin des années 1950, comme un « problème » à traiter. La première partie de l’ouvrage se consacre ainsi à la construction de l’émigration vers la France « comme un problème perturbateur exigeant une intervention de l’État » et à la façon dont « la perception de ce phénomène s’est progressivement articulée avec le projet modernisateur porté par des acteurs jusqu’alors relativement marginaux dans le champ politique et administratif » (p. 34). Sous Salazar, davantage préoccupé par la présence coloniale du Portugal en Afrique et soucieux de ménager les notables ruraux traditionnels, l’émigration, forcément clandestine, fait l’objet de discours réprobateurs et justifie l’annonce de mesures répressives. L’arrivée au pouvoir de Caetano, plus ouvert vers l’extérieur, change la donne. L’émigration n’est plus connotée de façon exclusivement négative : envisagée comme un moyen d’alléger l’excédent de main d’œuvre et de participer à la formation de travailleurs qualifiés dont le retour au pays devrait bénéficier au développement économique, elle est en phase avec « le démantèlement progressif des protections douanières et la modernisation du pays » (p. 120). La question migratoire devient un marqueur de la reconfiguration des relations entre les soutiens du régime porteurs d’intérêts sociaux et idéologiques divergents. Tandis que les propriétaires fonciers du monde agricole sont hostiles à des départs qui érodent leur autorité et amenuisent l’« armée de réserve » tirant les salaires vers le bas, les dirigeants des grandes banques commencent à profiter de l’aubaine des transferts de fonds des émigrés vers leur pays d’origine. La hiérarchie catholique est elle-même soumise à une tension entre sa proximité avec les milieux conservateurs et le soutien aux positions de l’Eglise catholique transnationale qui, dans le courant rénovateur impulsé par Vatican II, encourage à la bienveillance à l’égard des migrants.

32Mais l’étude de la prise en charge politico-administrative de ce mouvement démographiquement spectaculaire (dont la quantification précise reste précaire en raison de l’importance des flux clandestins), ne peut se limiter aux déclarations d’intention émanant des sommets de l’État. « Le cas spécifique de la politique publique d’émigration » constituant pour l’auteur « un exemple suffisamment emblématique pour comprendre comment fonctionnent les institutions qui composent l’Etat portugais » (p. 97). S’il existe une continuité dans la politique d’immigration de l’État autoritaire, elle ne se réalise que dans la « permanence [d’un] hiatus entre les orientations données par ou au nom du président du Conseil et les pratiques étatiques » (p. 125). Ni l’orientation répressive dominant avant le tournant de 1968, ni l’ouverture annoncée et répétée ensuite, ne parviennent à juguler l’émigration clandestine. Le système politico-administratif ne parvient ni à éviter une émigration jugée d’abord nocive, ni à la canaliser légalement après être devenue en principe désirable.

33Dans l’un et l’autre cas, les conflits internes à l’organisation administrative qui ne sont jamais complètement réglés par les modifications des structures dédiées au contrôle des migrations, « le poids des maires et par leur intermédiaire des notables locaux » (p. 166), ou encore l’insuffisance des ressources pour appliquer sur le terrain les décisions prises par les autorités politiques (le directeur de la police politique, la PIDE, reconnaît lui-même que « l’État portugais ne possède pas les moyens de faire respecter la loi » [p. 260]), sont autant de facteurs qui se combinent pour mettre en échec les grandes orientations politiques. Au travers de l’étude de cette contradiction se dessine aussi une sociologie de l’appareil d’État qui relativise très fortement la réalité de la puissance et de la centralisation de l’État portugais à l’époque de la dictature. Dans le cas spécifique de l’émigration, les effets de cette relative impuissance interne sont aggravés par le peu d’empressement de l’Espagne (dont le territoire est forcément traversé par les candidats au départ vers l’Europe) et, surtout, de la France, principal pays d’accueil, à collaborer avec les autorités portugaises pour contenir les migrations clandestines. En dépit d’accords difficilement négociés avec la France (1963, 1972), cette dernière régularise à plusieurs reprises la situation des immigrants clandestins en provenance du Portugal. En pratique, les autorités françaises privilégient d’autant plus la satisfaction d’un besoin économique en main d’œuvre que l’immigration portugaise est volontiers considérée comme une alternative désirable à l’immigration algérienne. La coopération fonctionne mieux lorsqu’il s’agit pour l’État portugais de surveiller ses émigrants installés en France, surveillance qui fait l’objet du dernier et du plus long chapitre du livre. Selon l’auteur, « l’autonomie propre aux corps de police et de renseignements par rapport au pouvoir constitue un élément décisif pour expliquer les collaborations policières entre les deux pays. La PIDE, d’une part, la DST, les RG et le SDECE, d’autre part, collaborent directement car ils partagent les mêmes pratiques et le même habitus. Surtout, ils ont des ennemis en commun, et en premier lieu le communisme » (p. 372). Mais les limites de cette autonomie ne permettent pas de satisfaire pleinement les demandes portugaises, l’État français se montrant notamment de plus en plus tolérant vis-à-vis de l’opposition portugaise exilée en France à partir du milieu des années 1960.

34Ces obstacles, internes et externes, à l’application d’une politique migratoire évolutive suffiraient à expliquer le décalage entre les normes publiquement énoncées et les très faibles résultats de leur mise en œuvre. Victor Pereira va cependant plus loin en avançant une interprétation fonctionnelle de ce décalage. « Jusqu’en 1968 – avance-t-il – l’important hiatus qui sépare la norme législative relative au franchissement des frontières de son application via les pratiques policières et judiciaires, ne résulte pas tant d’une dysfonction que d’une utilisation de la législation » pour gérer les conflits entre les clientèles du régime (p. 266). Le pouvoir salazariste ferait ainsi preuve de « duplicité » en tolérant l’émigration clandestine, car cette « solution apparaît moins coûteuse que la mise en place d’une politique migratoire articulée avec une politique de modernisation des structures économiques. Elle évite les protestations des notables ruraux et des défenseurs du peuplement des provinces d’outre-mer » (p. 410). Mais la « duplicité de l’État face au phénomène migratoire en particulier, et à la modernisation en général, va s’estomper avec Marcelo Caetano sans toutefois disparaître complètement » (p. 411). Cette interprétation n’emporte toutefois pas aisément l’adhésion du lecteur. D’une part, parce que l’idée d’une « tolérance » de l’émigration clandestine sous Salazar cadre mal avec l’identification opérée par l’auteur des causes de l’inefficacité du contrôle des départs (moyens policiers insuffisants, lourdeurs bureaucratiques, faible coopération avec les autorités espagnoles et, surtout, françaises) qui sont fondamentalement involontaires. D’autre part, parce qu’on voit mal dans le livre en quoi cette « duplicité » s’affaiblirait sans vraiment disparaître après l’arrivée au pouvoir de Caetano. Ce que nous raconte factuellement l’auteur, c’est que la mise en pratique d’une politique migratoire ouverte rencontre les mêmes obstacles involontaires qui ne permettent pas de faire reculer l’émigration clandestine au profit d’une émigration régulée.

35Mais cette réserve ne remet pas en cause, sur le fond, le très grand intérêt de l’ouvrage dans son ensemble, qui réintègre avec bonheur la politique migratoire dans l’analyse de l’action publique et décrypte le fonctionnement d’un régime autoritaire sous cet angle original. On soulèvera néanmoins une critique formelle relative à la bibliographie et à l’index, qui, curieusement, ne reprennent pas l’ensemble des noms apparaissant dans le texte ni des références données en bas de page. Quelques coquilles témoignent également d’une mise en forme un peu hâtive. Peu de choses en fin de compte pour un livre fortement recommandable.

36Hubert Peres

37Université de Montpellier (CEPEL-CNRS)

Tudi Kernalegenn et Romain Pasquier (dir.), L’Union démocratique bretonne. Un parti autonomiste dans un État unitaire, Rennes, Presses Universitaires de Rennes, coll. « Histoire », 2014, 271 + XL p.

38L’ouvrage collectif et pluridisciplinaire dirigé par les politistes Tudi Kernalegenn et Romain Pasquier vise à éclairer sous des aspects multiples le principal parti autonomiste de Bretagne, l’Union Démocratique Bretonne (UDB). Ce volume constitue une exploration originale soutenue par un effort de présentation notable de l’éditeur – 40 pages de documents iconographiques en couleur (tracts et couverture de l’organe du parti, Le Peuple Breton) – et des directeurs (avec des annexes fournissant chronologie, statuts et résultats électoraux aux différents niveaux territoriaux et bibliographie spécifique). Le livre est préfacé par le politiste belge Lieven De Winter, dont le rôle a été central dans la mise à l’agenda scientifique européen, à partir des années 1990, des études sur cette famille partisane longtemps ignorée.

39Les directeurs du volume circonscrivent efficacement l’intérêt du livre en le réinscrivant dans une perspective comparative dans l’introduction et les premiers chapitres. Celui de Romain Pasquier resitue intelligemment la trajectoire de l’UDB dans la problématique de la mobilisation régionaliste en France tandis que celui de Tudi Kernalegenn présente utilement le versant collaboratif de la mobilisation en France à travers la fédération « Régions et Peuple Solidaires » (RPS) dont l’UDB est partie prenante. Les vicissitudes de l’UDB sont contextualisées à travers des confrontations européennes sous la plume de Carlo Pala (UDB / Parti Sarde d’Action) et de Lontzi Amado-Borthayre (UDB / Abertzalen Batasuna). Il ressort de cette contextualisation une caractérisation, affinée par le jeu de la comparaison, mettant notamment en évidence le caractère pacifique, modéré et collégial de l’UDB. On pourra regretter que ces contributions ne mettent pas davantage en lumière les orientations proprement idéologiques de l’UDB qui semblent largement tenues pour acquises une fois que l’on a mentionné son statut de « parti autonomiste de gauche ».

40La deuxième partie saisit l’UDB dans son espace politique régional décliné autour de trois questions : le positionnement à l’égard des élections municipales (Jean Guiffan), les relations avec les socialistes (François Prigent) et avec les écologistes (Martin Siloret). Il ressort de cette exploration une UDB entretenant une relation difficile avec l’échelon local dans le cadre d’alliances avec les représentants locaux de la gauche française, le cadre local servant d’échelon de repli après le reflux des années 1980 avant une recomposition des alliances soucieuse d’éviter le rôle de « caution biniou » et diversifiant son implantation territoriale. Cette problématique est prolongée par la question complexe des relations incertaines entre socialistes bretons et autonomistes jusque dans les années 1970 puis autorisant des passerelles dans les années 1980 avant une forme de partenariat critique. Avec les écologistes, trois décennies de vie parallèle seront nécessaires avant la création, en syntonie avec le cadre européen, d’une alliance en bonne et due forme : cela passera par une sensibilité autonomiste pour la thématique environnementale puis par un rapprochement demandé par l’UDB mais initialement refusé par les Verts avant que celui-ci ait, finalement, lieu non sans quelque fragilité au demeurant.

41La troisième partie éclaire les interactions entre l’UDB et la société bretonne, déclinée à travers « le mouvement social » (Vincent Porhel), les mobilisations antinucléaires (Gilles Simon), l’action violente (Erwan Chartier), la revendication linguistique portée par le journal en langue bretonne Pobl Vreizh (Cédric Choplin) et les courants de la poésie régionale (Mannaig Thomas). On y découvre une UDB d’abord peu présente sur le terrain des luttes dans un contexte historique marqué par le souvenir des compromissions avec l’extrême droite dans l’entre-deux-guerres, puis qui gagne en visibilité après 1968 sans pour autant percer significativement – élément qui contribue à comprendre l’impact politique contenu du parti. Peut-être est-ce que cette partie, dont les contributions ont été rédigées avant l’écho médiatique du mouvement des Bonnets rouges de la fin 2013 (cependant déjà évoqué sous une autre mouture, pp. 137-138), aurait pu mieux faire ressortir les éléments d’une sociologie de l’autonomisme breton (ancrage territorial et social des militants et sympathisants). Le chapitre sur le rapport de l’UDB à l’action violente permet en réalité de resituer le parti au sein de la nébuleuse régionaliste bretonne de façon tout à fait bienvenue tandis que celui sur le périodique en langue bretonne dévoile les difficultés et incertitudes d’une publication militante en langue régionale. L’analyse de l’engagement politique des écrivains témoigne quant à lui de la pluralité des ressorts d’une mobilisation multiforme.

42La quatrième partie offre enfin des témoignages de protagonistes : Ronan Leprohon, l’un des fondateurs du parti, sur les années 1960 et 1970 ; Herri Gourmelen, porte-parole durant la période dont il témoigne de 1980 à 1994 et auquel succèdera Christian Guyonvarc’h qui rend compte de la période des années 2000 et 2010. Le député Paul Molac, apparenté UDB et élu en 2012, achève – dans une contribution qui est sûrement la plus informative car elle anticipe un certain nombre de questionnements qui viennent à l’esprit au sujet du rôle de député « autonomiste » ou, comme il préfère se qualifier, « régionaliste » ou « fédéraliste » – un tour d’horizon ensuite conclu par les directeurs de l’ouvrage.

43Au total, ce livre collectif constitue une contribution fondamentalement utile et qui contribue à sortir de l’ombre un parti politique vieux de plus d’un demi-siècle désormais. Si le format retenu expose l’objet à une appréhension fragmentée qu’aurait sûrement corrigée la contribution d’un seul ou d’un nombre limité d’auteurs, les lecteurs seront mis dans les conditions pour reconstituer l’unité du parti UDB judicieusement replacé dans son environnement politique, social, culturel et institutionnel. Malgré la richesse des contributions et le soin apporté à leur diversification, tout n’est peut-être pas évoqué dans ce panorama : les vues de l’UDB sur certains thèmes (statut de la Bretagne, positions en matière de politique agricole ou maritime) ou la façon dont l’UDB est appréhendée par les partis opposés au centre, à droite voire à l’extrême droite (puisque la thématique de l’identité bretonne déborde désormais le cadre autonomiste) auraient pu être, parmi d’autres, des pistes complémentaires. Mais au regard relativement lacunaire de l’état de la recherche (de façon moins perceptible en Bretagne que dans d’autres régions françaises cependant), ce sont bien davantage les apports du volume de Romain Pasquier et Tudi Kernalegenn que l’on retiendra ici.

44Leur livre servira de point de repère précieux dans un champ de recherche qui, parfois fécond dans certains espaces étatiques, demeure en France encore largement en déshérence. Il constituera en outre une invitation à l’ouverture vers des recherches comparatives, ne serait-ce qu’au sein de l’espace français : la tâche d’un passé collaborationniste, le confinement de l’ancrage sociétal, la défiance d’un cadre politique et institutionnel imprégné de jacobinisme, la prégnance des divisions internes ou l’impact électoral mesuré constituent certains des traits qui ont caractérisé d’autres mouvements de nature comparable. Il demeurera à pouvoir interroger cet ou ces objets en faisant travailler plus systématiquement les grilles d’analyse forgées autour d’autres terrains et acteurs afin de désenclaver une réflexion toujours suspecte d’enfermement localiste. Dans cet effort, ce livre consacré à l’UDB sera d’un secours certain.

45Christophe Roux

46Université Nice Sophia Antipolis (ERMES)


Date de mise en ligne : 20/07/2015

https://doi.org/10.3917/psud.042.0173

Notes

  • [1]
    Julio Aróstegui, « La mémoire de la guerre civile et du franquisme dans l’Espagne démocratique », Vingtième siècle. Revue d’histoire, n° 74, avril-juin 2002, pp. 31-32.
  • [2]
    Santos Julia, « Posfranquisme et société démocratique. Retour sur une interprétation », Vingtième siècle. Revue d’histoire, n° 74, avril-juin 2002, p. 9.
  • [3]
    Paloma Aguilar Fernández, Memoria y olvido de la guerra civil española, Madrid, Alianza Editorial, 1996, p. 21.

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