Notes
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[1]
Né à Pau, A. Labarrère (1928-2006) entre à l’Assemblée nationale en 1967 sous la bannière FGDS (Fédération de la Gauche Démocrate et Socialiste, alliance électorale qui incarne l’union de la gauche non communiste menée par F. Mitterrand). Il est élu (1971) puis réélu maire (1977, 1983, 1989, 1995, 2001) et député sans discontinuité entre 1973 et 2002, avant de devenir vice-Président de l’Assemblée nationale (1973-1974), ministre délégué auprès du Premier ministre chargé des relations avec le Parlement de 1981 à 1986, puis sénateur des Pyrénées-Atlantiques en 2001, des fonctions qu’il cumule tour à tour avec celles de Président de la communauté d’agglomération de Pau (1971-1999), de conseiller général (1967-1988), de conseiller régional (1974-1981 puis 1986-1998) et de président du Conseil régional d’Aquitaine (1979-1981). Depuis sa première élection, A. Labarrère siège régulièrement dans les instances nationales du Parti socialiste.
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[2]
L’analyse porte sur deux années (avril 2006-mars 2008) et repose sur des sources écrites (presse locale, archives privées) et orales (20 entretiens semi-directifs réalisés entre janvier 2010 et juin 2011). En l’absence de précisions, les citations utilisées sont tirées de ces entretiens.
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[3]
Dans la tradition de Bailey, le terme de leader politique est employé ici dans un sens générique désignant celui qui contrôle les ressources sur un territoire donné.
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[4]
Ce dispositif est adopté à Lille lorsque M. Aubry succède à P. Mauroy à la mairie, tandis qu’il conserve la présidence de la communauté d’agglomérations. À Montpellier en 2004, G. Frêche procède de même.
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[5]
Poperéniste à son entrée au Parti socialiste, M. Lignières-Cassou a bénéficié d’un bon report de voix provenant de l’extrême gauche (sondage BVA, Sud-Ouest, 16.02.2008).
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[6]
En 1994, A. Labarrère somme son fidèle adjoint J. Habib, accusé de s’être indument fait octroyer une prime par la SBEMH (la Société béarnaise d’économie mixte pour l’habitat) qu’il préside, de démissionner. Il lui succède à la tête de la SBEMH, une fonction qu’il cumule avec la présidence de l’Office d’HLM de la Ville de Pau. Il a ainsi, à partir de 1994, la mainmise sur l’octroi des logements sociaux à Pau. L’information judiciaire pour abus sociaux ouverte contre J. Habib en 1997 aboutit à un non-lieu.
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[7]
AFP, 19 mai 2006,14h09.
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[8]
Le premier fait d’arme politique d’A. Labarrère remonte à 1955-1956 lorsqu’étudiant, il apostrophe publiquement l’ancien député des Pyrénées-Atlantiques, leader nationaliste, célèbre avocat et futur candidat à l’élection présidentielle de 1965.
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[9]
F. Bayrou, oraison funèbre (dactylographiée), 19.05.2006.
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[10]
Pour un autre registre de captation de prestige Bayrou (1994, pp. 510-516).
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[11]
Le Figaro, 05.02.2008.
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[12]
Le Point, 24.01.2008
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[13]
La nature de la domination exercée localement par A. Labarrère mérite une analyse qui dépasse le cadre de sa succession et gagnerait à reposer sur la notion de capital symbolique, palliant la valeur inopérante de celle de charisme.
-
[14]
Sud-Ouest Sud Béarn, 9.11.2007
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[15]
Une question courante dans les cas de décès du leader politique, qui engendre une vacance du pouvoir dans des circonstances parfois imprévues par le cadre constitutionnel. Au Brésil en 1985, la maladie de T. Neves soulève la question de l’instance habilitée à élire un autre président de la République, alors que Neves n’a pas officiellement été investi (Julliard,1999).
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[16]
Stratégie renouvelée sans plus de succès durant les élections législatives de 2012.
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[17]
À Marseille, c’est le « le pape de la transition » R. Vigouroux qui succède à G. Defferre avant d’être exclu du parti socialiste.
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[18]
La vente de l’abattoir municipal le 24 mars 2006. Sud-Ouest, 27.03.2006.
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[19]
La menace de guerre civile dans le cas d’un pouvoir ébranlé brandie par le Président du Gabon Omar Bongo est consubstantielle de sa longévité (42 ans). Debain (2009). En Espagne, le Général Franco agonisant institue un Conseil du royaume, dont l’objectif est de permettre la pérennité du système (Elorza, 1999).
« F. Bayrou avait de très grandes chances, avec le tam-tam médiatique dont il disposait. Quand il sortait, il avait toujours 17 ou 18 journalistes qui lui courraient après. Je me disais aussi : c’est un gars du pays qui a toujours eu des relations un peu privilégiées avec Labarrère »
1Lors de l’élection municipale de 2008, plus qu’à la mairie de la seconde ville d’Aquitaine, c’est à la succession d’André Labarrère [1], maire socialiste de Pau durant 35 ans, décédé brusquement deux ans auparavant, que postule alors le présidentiable centriste. Endeuillée, la succession revêt-t-elle une valeur heuristique permettant d’expliquer l’issue surprenante de cette élection, qui voit le présidentiable Bayrou défait par la discrète première adjointe du disparu ? [2]
2Le deuil ne pèse pas tant sur le choix du successeur comme émotion, fut-elle collective, qu’en tant que la mort en politique met en jeu trois éléments essentiels : le maintien de l’ordre, la pérennité de l’institution et la permanence de l’identité politique (Dulong, 1994). Parce qu’elle pose la question de la reproductibilité du système, la mort du leader perturbe la compétition politique locale dans sa routine, alors même que le fait de garantir, par l’élection, un caractère légitime à la succession constitue un grand progrès pour les démocraties constitutionnelles (Calvert, 1987), mis à mal par la « succession sans élection », lors de l’assassinat ou de la démission de la tête d’un exécutif (Abbott, 2005).
3Le cas de succession envisagé ici se distingue de la transmission, préparée ou héréditaire, plus couramment analysée dans la vie politique locale (Patriat & Parodi, 1992), en cela qu’il met en lumière les mécanismes propres au deuil dans la reconnaissance d’une personnalité légitime à succéder au leader politique [3]. Occasion de confronter l’impact des stratégies et des répertoires d’action mobilisés traditionnellement dans le cadre d’une campagne électorale avec le contexte particulier de nostalgie du leader, il permet d’envisager les modalités par lesquelles le deuil pèse sur le choix du successeur. Dans l’analyse de l’émergence d’un successeur dans un contexte de désorganisation du champ politique engendrée par la disparition brutale du leader politique, la dimension symbolique de la succession interroge les mécanismes de légitimation des candidatures à l’œuvre dans le travail de deuil.
4Après une esquisse de la chronologie des faits, l’analyse porte sur les stratégies des prétendants à la succession, à travers l’œuvre de rationalisation qu’ils entreprennent pour faire face au deuil, qui se double d’une autonomisation du personnel politique face à la disparition du leader. Le travail de deuil, en permettant un retour à un encadrement de la compétition politique par les organisations politiques, traduit une normalisation du fonctionnement démocratique.
Prologue : du décès d’André Labarrère à l’élection de Martine Lignières Cassou (2006-2008)
5Lorsqu’A. Labarrère disparait le 16 mai 2006, l’absence d’héritier légitime, naturel ou désigné, entraîne une pluralité de prétendants à la succession, conforme à celle énoncée par Labarrère lui-même depuis les années 1990, dans une stratégie d’équilibre des tensions connue depuis N. Elias : Martine Aubry (en vertu des origines basques de sa mère), David Habib (son successeur à l’Assemblée nationale), Martine Lignières Cassou (députée et première adjointe) ou encore Cédric Michon (directeur de la communication, légataire testamentaire).
6Le conseil municipal choisissant de ne pas démissionner, un maire intérimaire doit être élu en son sein. Deux adjoints se disputent le poste : Martine Lignières Cassou et Yves Urieta, 9e adjoint (économie et emploi) et compagnon de la première heure d’A. Labarrère. La première incarne la légitimité du parti, le second celle de l’équipe d’A. Labarrère. L’option d’une donation-partage entre les deux prétendants privilégiée ailleurs [4], l’un prenant la tête de la mairie, l’autre de l’agglomération est exclue localement, conformément à la position défendue par A. Labarrère de son vivant. Malgré le ralliement de Josy Poueyto, adjointe au maire proche de M. Lignières-Cassou à Y. Urieta, M. Lignières-Cassou, forte du vote de la section locale, est investie candidate par le Parti socialiste conformément à ses statuts (article 9.1.3.). Pourtant, le 30 mai 2006, convoqués en conseil extraordinaire, les membres du conseil municipal élisent Y. Urieta maire par intérim à 31 voix contre 15 pour M. Lignières-Cassou.
7Deux événements donnent à la pré-campagne des élections municipales de 2008 une dimension nationale : d’une part l’entrée en lice du centriste F. Bayrou auréolé des 18,7 % de suffrages remportés quelques mois auparavant au premier tour de l’élection présidentielle, d’autre part l’adoubement du maire socialiste sortant Y. Urieta par un président de la République (Nicolas Sarkozy) poursuivant sa politique d’ouverture et désireux de contrer son adversaire centriste, qui avait refusé de rallier l’UMP pour le second tour de l’élection présidentielle.
8Chacune des trois listes qui s’affrontent au second tour des élections municipales de 2008 à Pau est conduite par un ancien adjoint d’A. Labarrère : le maire sortant Y. Urieta pour l’UMP, M. Lignières-Cassou pour la gauche unie, tandis que J. Poueyto organise la campagne du Modem. Le 16 mars 2008, M. Lignières-Cassou arrive en tête du second tour avec 39,76 % des voix, devant F. Bayrou (38,81 %), alors qu’Y. Urieta recueille 21,42 % des suffrages exprimés. Seules 342 voix séparent la liste de gauche de celle du Modem [5].
« La libération des vivants » (Hertz, 1907)
9Les secondes obsèques constituent une composante régulière des rites funéraires. Il faut attendre que le défunt ait rejoint sa sépulture définitive, en moyenne deux ans après sa mort, pour que le deuil soit terminé, libérant ainsi les vivants du poids du deuil. Cette première phase, durant laquelle « le mort continue à exister plus ou moins exclusivement au monde qu’il vient de quitter » (Hertz, 1907), correspond aux funérailles du leader politique qui, en cristallisant des ambitions personnelles sclérosées, révèlent des prétentions à la succession antérieures à la vacance du pouvoir. Elles rendent possible la mise en place de stratégies rationnelles de conquête du pouvoir.
Ce que le mort fait aux vivants ou la pérennité d’un arbitrage politique
10À la dimension collective du rite social, chargé d’émotions, répondent des interprétations cognitives individuelles des événements, comme autant de réactions à la disparition du gatekeeper.
Les funérailles, émotions vs. Appraisal
11« Le deuil n’est pas un mouvement naturel de la sensibilité privée, froissée par une perte cruelle ; c’est un devoir imposé par le groupe » écrit E. Durkheim (Durkheim, 1912). Depuis, il est admis que l’expression de sentiments de colère, de peur et de tristesse liés au deuil relève « de phénomènes sociaux, marqués éminemment du signe de la non-spontanéité, et de l’obligation la plus parfaite » (Mauss, 1921). On distingue traditionnellement le rite du deuil (social, groupe) sur lequel les analyses se focalisent, et le deuil psychologique (individu, souffrance) (Thomas, 1995). Le rite social du deuil se compose des étapes suivantes : à la désorganisation engendrée par la perte de l’objet d’attachement succède une phase de réorganisation qui va de pair avec le détachement et l’acceptation de la perte (Bolbwy, 1978, 1984). C’est dans la première phase du deuil, celle de l’abattement chez Freud, de l’engourdissement chez Bolbwy que les funérailles ont lieu. Aux émotions collectives visibles dans le rituel funéraire se substituent des sentiments individuels pouvant aller jusqu’à la mélancolie (Freud, 1979) et l’appraisal, soit l’interprétation cognitive des événements.
12C’est la manière dont est perçue la mort d’A. Labarrère pour les ordonnateurs de la succession qui joue un rôle. L’héritage est « lourd » (M. Lignières-Cassou), la période « pénible parce que c’était ramassé dans le temps suite au décès d’A. Labarrère avec une pression psychologique très forte où chacun a cru bon de faire parler A. Labarrère » (D. Habib). M. Lignières-Cassou, fortement liée émotionnellement à A. Labarrère, ne s’exprime pas publiquement à cette occasion, tout en revendiquant une loyauté personnelle confirmée par ses proches. « A. Labarrère est une figure pour elle, avec de l’affection. Il lui a appris beaucoup de choses. Et il l’a guidée. Elle ne reniera jamais ça. Combien de fois on lui a dit : Dis les choses ou dénonce ou utilise ton droit d’inventaire. Mais elle ne veut pas, parce que je crois qu’au fond d’elle, elle estime que ça n’a pas de sens de mettre en cause sur la place publique des personnes qu’on aime. Même si il y a des choses qui ne vous conviennent pas. Elle respecte complètement A. Labarrère. Je crois même qu’elle l’a aimé comme on peut aimer, avoir de l’affection pour des gens. Pour elle, le schéma « on attaque A. Labarrère ou on aime A. Labarrère » est exotique. Pour elle, ce n’est pas du tout ça. Elle constate effectivement que la ville est en mauvais état, oui, bien sûr, mais il n’incarne pas le mal » (proche collaboratrice de M. Lignières-Cassou).
13Au-delà de la première phase d’abattement et de la mélancolie qui frappe le cercle des intimes, qui ne sont pas forcément conscients de ce qu’ils ont perdu (Freud, 1979), c’est bien un vivant qui suscite les émotions les plus vives. Ceux qui ont soutenu le maire intérimaire dans son « coup de force », « putsch », « OPA » en 2006, lui reprochent sa duperie, sa tromperie qui suscite de la « haine ». Son adversaire principale, évincée, se retrouve « abasourdie, blessée ». L’appraisal prend ici une dimension politique, avec une lecture de la compétition politique comme un jeu courante depuis Bailey : « On a eu le droit à tout : des mensonges, des tartufferies » (D. Habib) ; « il m’a roulé » (conseiller municipal) ; « Je n’en voudrais pas à Urieta d’avoir un petit peu louvoyé de façon à finir au Conseil Economique et Social, après tout, ça correspond aussi … Bon, il a un peu triché, oui c’est vrai » (militant socialiste).
La disparition du gatekeeper ou la revanche d’ambitions étouffées
14Au moment des funérailles, c’est d’abord en tant que gatekeeper, celui qui détermine de manière restrictive l’accès aux positions de pouvoir selon Putnam, qu’apparait le défunt. La dimension patriarcale est d’autant plus forte que le leader politique a formé l’ensemble de la classe politique locale. Quand « La France est veuve » selon G. Pompidou annonçant aux Français la mort du Général de Gaulle le 9 novembre 1970, un territoire (le Béarn) est orphelin à la mort de Labarrère.
15Si l’élimination des concurrents potentiels relève des ressorts classiques des mécanismes de conservation du pouvoir le complexe de Laïos (le père d’Œdipe, finalement le véritable responsable de la malédiction de son fils), « cette propension du souverain à tuer (politiquement) la personnalité la plus susceptible de lui succéder, et notamment s’il l’a lui-même formée » (Abélès, 2005), constitue une grille d’analyse efficiente des modalités de choix du successeur dans la période de deuil, tout autant que de la dangerosité d’un concurrent potentiel. A. Labarrère n’en avait pas voulu à son fidèle et futur maire Y. Urieta de tenter d’organiser sa relève lors de ses premières hospitalisations en 2005, mais ne pardonne pas à sa dauphine de s’opposer ouvertement à lui. À l’instar de J. Valade à Bordeaux ou B. Roman à Lille, M. Lignières Cassou incarne ici la figure du dauphin désavoué. « Je savais très bien qu’il ne pouvait pas envisager de succession. À ses yeux, personne n’en était digne. Et j’avais moi-même inventé une parabole, pour anticiper la réponse à une question qui lui a souvent été posée lors des dernières élections de 2001, en disant moi-même « le sort des dauphins est de s’échouer sur les plages » (M. Lignières-Cassou). Cette sentence que s’est appropriée A. Labarrère, à tel point qu’elle lui est systématiquement attribuée, s’oppose au processus de succession par adoption d’un héritier, mise en avant comme exemple d’articulation des ressources individuelles et collectives à l’échelon local (Briquet & Sawicki, 1989 ; Hastings, 1992) telle qu’elle se déroule à Lille ou à Montpellier au moment où P. Mauroy et G. Frêche cèdent leur place. La dimension oedipienne est particulièrement sensible chez D. Habib, qui a vu son propre père, adjoint au maire, sacrifié par Labarrère sur l’autel d’un pouvoir autocratique [6]. En choisissant d’être candidat à la mairie de Mourenx, qui n’est pas à l’époque dans la circonscription d’A. Labarrère, il évite toute situation de rivalité avec ce « glouton politique tel qu’il était difficile d’exister dans son périmètre ». A. Labarrère aurait proposé à ce fils spirituel de lui succéder à la mairie « entre 1000 et 2000 fois ». « Il ne pouvait pas me voir sans me dire : “Alors, quand est-ce que tu me succèdes ?” » (D. Habib). Le décès subi(t) du leader ouvre la voie à la gestion de son héritage, qui constitue, au-delà des prétendants et des candidats, l’objet du deuil social.
Ce que les vivants font du mort ou les stratégies de légitimation par procuration
16Qu’ont-ils appris de Labarrère ? « Il y a une chose que j’ai apprise, c’est qu’il ne faut jamais s’avouer battu. Il y a une chose que j’ai apprise, c’est que les campagnes se font jusqu’à la dernière minute. Il y a une chose que j’ai apprise mais que je n’ai jamais appliquée, c’est qu’il faut haïr ses adversaires » (F. Bayrou) ; « Une certaine façon de faire de la politique. [hésite] Que l’efficacité doit être au rendez-vous. [hésite] J’ai appris de Labarrère le courage aussi. Dire les choses » (D. Habib). « C’est André qui, la première fois dans le coin a amené le contact avec l’électeur. C’est le premier à avoir fait les appartements. J’en ai monté quelques uns avec lui. Ça m’a appris, je m’en sers maintenant » (Y. Urieta). Le choix des attributs du défunt revendiqués par les prétendants à la succession résulte déjà d’une mise en scène rationnelle de leur candidature.
17La mort du leader permet la circulation des élites. Que la voie d’accès au pouvoir soit horizontale ou verticale, les candidats se distinguent par les registres de légitimation et les modes de gestion des ressources qu’ils captent dans l’héritage.
La domestication du prestige
18La filiation au défunt constitue une source de captation de prestige essentielle pour prétendre à l’héritage. D. Dulong a montré que l’éloge funèbre constitue un moment capital de l’institutionnalisation du rôle politique, qu’illustre l’entrée en campagne symbolique de F. Bayrou lors des obsèques d’A. Labarrère. Se cristallisent dans l’éloge funèbre « affectueux mais sans flagornerie » [7] que proclame le député des Pyrénées-Atlantiques, alors président de l’Union pour la Démocratie Française (UDF), les attentes sociales liées à la fonction occupée par le défunt, dont les qualités sont érigées au rang de norme du rôle. En enterrant A. Labarrère, F. Bayrou établit une filiation entre eux : « Je suis venu, j’avais seize ans, te porter la contradiction lors de ta première campagne électorale, (…) et tu en parlais encore presque quarante ans après, comme d’une parenté, toi qui, à vingt ans, étais allé porter la contradiction à Tixier-Vignancour [8], sous la halle ! » [9].
19La domestication du prestige passe également par la réhumanisation du mort dont dépend la permanence de l’identité et la capacité des successeurs potentiels à devenir garants de l’ordre politique en remplacement du défunt. Dans une démarche d’héroïsation du souverain [10], le candidat déclaré F. Bayrou réactive un propos réitéré par A. Labarrère : « Après moi, ce sera Bayrou… » [11] ; « Labarrère m’avait choisi mythiquement comme son successeur » [12].
« Pour lui, l’idée d’avoir un successeur à trajectoire nationale était évidemment honorable. C’était tout son mythe. Pau n’est plus à droite depuis 40 ans. Pau est une ville très à gauche, par mutation sociologique. Mais sa légende, c’était : “Je suis l’élu de gauche d’une ville de droite”. C’était son exploit. Alors s’il avait pu reboucler sur son mythe, je ne doute pas qu’il l’aurait fait. On avait des relations de [cherche le mot juste]. On se reconnaissait, voilà. Il savait ce que je faisais et ce que ça valait et je savais ce que valait ce qu’il avait fait. Parce que ce n’était pas rien. Comprenez, il y a très peu d’hommes politiques qui se légendisent de leur vivant. Et lui, il a su se légendiser ».
« F. Mitterrand et A. Labarrère appréciaient l’idée [choisit ses mots] qu’à leur succession, une majorité de droite vienne prendre le pouvoir. Comme s’ils ne devaient être qu’une parenthèse dans le temps politique de la gauche, comme si devait être rappelée à tout moment la dimension exceptionnelle de leur parcours et de leur personnalité ».
22L’éloge funèbre contribue également à retransformer le défunt en être de chair et de sang afin de rendre possible la permanence de l’activité politique (Dulong, 1994). Il constitue ainsi le moment où les vivants se réapproprient les codes politiques (voire sociaux) associés au rôle exercé par le défunt.
La domestication de l’héritage
23Dans cette phase d’intérim, le deuil, en tant que rituel collectif, produit du consensus sur les registres de légitimité et de légitimation mobilisables. L’aspect domestique de l’élection d’un maire intérimaire par cooptation interne au Conseil municipal exclut le recours à une validation des investitures par les organisations partisanes, tout autant qu’il privilégie le registre émotionnel et affectif cher au localisme. Le choix du successeur, y compris dans la phase de deuil ne déroge pas aux modèles explicatifs du vote de Michigan et Columbia, en cela qu’il résulte d’une décision rationnelle individuelle.
« Martine dans ce moment-là assume la rupture. Elle a fait preuve de courage, parce que ce n’était pas facile, en annonçant qu’elle ne ferait pas comme André Labarrère. Certains ont dit qu’elle tuait le père. Mais sa manière de faire était très digne car elle était au premier rang pour voir –je ne vais pas dire les turpitudes mais- la fin du système Labarrère, avec un certain nombre d’affaires les deux dernières années (…) Ce qui a rapproché Bayrou d’Urieta, c’est que les deux se sont un peu positionnés, davantage que nous, en héritiers de ce système-là, l’un et l’autre. Tandis que nous on a dit : On veut faire différemment ».
25La domestication de l’héritage ouvre la voie au travail de deuil. Selon Freud (Freud, 1979), le travail de deuil compte trois phases successives : l’épreuve de réalité (confrontation avec la perte de la personne aimée), puis le principe de réalité, enfin « le moi redevient libre et sans inhibition », ce qui marque l’aboutissement du travail de deuil. « On pourrait considérer que ce que l’on appelle en psychanalyse le “travail de deuil” est, en politique, un travail consistant à transformer le défunt en une sorte d’ancêtre, une “mémoire en actes”, c’est-à-dire en un élément essentiel pour la constitution d’un savoir sur la pratique du rôle qu’il occupait » (Dulong, 1994).
26Le travail de deuil permet de quitter la domination légitime de type charismatique, qui trouve sa source dans la qualité extraordinaire, réelle ou supposée, d’un individu [13], pour s’inscrire dans une autorité légale-rationnelle (fondée sur une délégation des gouvernés) après une phase transitoire (2006-2008) de domination traditionnelle (fondée sur l’autorité du passé) correspondant à la période de deuil (Weber, 1995) ou aux obsèques intermédiaires (Hertz, 1907). Le rite du deuil fonctionne ainsi comme une instance de régulation sociale (Roudaut, 2005) de la compétition politique. En 2008, les émotions de 2006 s’intègrent dans les ressorts traditionnels de la stratégie de campagne et de la dimension symbolique du politique. Surmonté, le deuil n’est plus ce « contre-coup direct dans la personne des vivants de l’état même du mort » (Hertz, 1907).
Un travail de deuil qui aboutit à la normalisation de la compétition politique
27Le travail de deuil achevé, le choix du successeur redevient une affaire de vivants soumise à l’arbitrage des profanes. La rupture se traduit dans la normalisation de la compétition politique (mise en adéquation du score du candidat par rapport au rapport de force) et la dépersonnalisation du mandat qui traduit la routinisation du charisme.
Vers une compétition démocratique routinisée
28À partir de 2006, la normalisation de la compétition politique se traduit par la prépondérance du registre de légitimation tirée du suffrage universel.
L’investiture des candidats : une affaire locale à enjeu national
29Comme dans bien des cas de leadership territorialisé, la disparition subite du leader constitue d’autant plus une épreuve pour le parti qu’il avait délégué au leader son autorité sur un territoire. Le gatekeeper disparu, le Parti socialiste réinscrit les investitures dans sa stratégie nationale. Les différentes options envisagées étant dès mai 2006 débattues dans les couloirs de l’Assemblée nationale, les détenteurs de seuls mandats locaux s’en trouvent exclus. Si D. Habib parvient à convaincre certains responsables nationaux du Parti socialiste, à défaut d’une démission du conseil municipal qui ouvrirait l’investiture au-delà des rangs des conseillers municipaux, de l’intérêt d’un partage des responsabilités entre l’agglomération et la ville de Pau, M. Lignières-Cassou obtient le soutien du Premier secrétaire, F. Hollande, dès 2006.
« Quand André disparait, outre le moment affectif difficile, parce que c’est quelqu’un qui était apprécié, je me dis : “Ca va être un traumatisme pour Pau”. J’ai le sentiment que la question de la succession est une question pas facile, que ça fait partie de ces élus qui, restant avec une place prépondérante et gérant véritablement jusqu’à la dernière minute, n’ont pas mis en place de dispositif qui s’impose à tout le monde politiquement. J’étais secrétaire national aux élections. C’est parce que je vois que nous n’arrivons pas à déboucher sur un dispositif qui permet le rassemblement, et parce que je vois que la solution que souhaite voir s’esquisser la direction nationale, qui est la solution M. Lignières-Cassou, n’est pas la solution qui s’impose là-bas, que je descends le 25 [mai 2006] ».
31La pré-campagne de 2008 amorce un processus de dépersonnalisation de l’ancrage local du parti. F. Hollande souligne la « forte légitimité partisane » de M. Lignières Cassou et souhaite « que cette ville reste dans la dynamique engagée depuis 1971 en procédant au renouvellement indispensable » [14]. Resituer l’élection d’A. Labarrère dans un contexte national victorieux d’union de la gauche revient, pour le Parti socialiste, à se réapproprier cette victoire, niant ainsi le véritable exploit personnel réalisé alors par A. Labarrère. La direction nationale du Parti socialiste impose ainsi dès 2006 de dissocier le choix du successeur de la dimension affective de la filiation d’A. Labarrère. Interrogée sur les raisons de sa victoire aux élections municipales de 2008, M. Lignières-Cassou répond : « Je l’explique d’abord par la cohérence politique. Je crois que cela a été l’élément essentiel, peut-être parce que je me réfère beaucoup à la rationalité, plus qu’à l’émotion. Ensuite, j’étais peut-être des trois candidats la mieux préparée dans le sens où je connaissais les points faibles de l’état de la ville ». Si la force militante du parti socialiste a joué un grand rôle pour imposer le projet proposé pour Pau, l’expérience de mai 2006, le schisme opéré au sein des socialistes alors et les cicatrices laissées, ont joué un rôle fédérateur pour l’équipe de campagne de M. Lignières-Cassou en 2008. En témoignent les adjectifs « très chaleureuse » puis « très créatrice » spontanément utilisés par la maire de Pau pour décrire l’ambiance de la campagne de 2008.
32Le « big-bang politique » qui suit le décès du leader conforte pourtant le caractère extraordinaire de la domination par l’ancien leader, ainsi que le caractère singulier du contexte de deuil. Ce trait est saillant dans ce récit de l’auto-éviction d’Y. Urieta en 2007, qui, bien que maire en exercice, parvient à se disqualifier à la fois réellement et symboliquement en tant que candidat socialiste et qu’héritier de Labarrère.
« F. Hollande avait fait un sondage et donné connaissance de ce sondage à l’ensemble des candidats. En même temps, il avait demandé à Y. Urieta : “Est-ce que tu acceptes le principe que – et à M. Lignières-Cassou – que c’est la section qui désigne le candidat ?” Y. Urieta a dit oui. La télévision était au sortir du bureau de F. Hollande. On prend l’avion, on arrive à Pau et mon chauffeur vient me chercher en me disant : “Tu devrais écouter les informations ou te renseigner. Je viens d’apprendre qu’Y. Urieta était hier à l’Elysée.” Je me tourne vers lui, je lui dis : “Mais qu’est-ce que tu me racontes ? On était tout à l’heure dans le bureau de F. Hollande !”. Il me dit : “Non non non. Le Point.fr vient de l’annoncer sur son site Internet. Et toute la presse m’appelle”. Y. Urieta ne nous avait absolument rien dit. Il avait dit après : “Marleix ? Connais pas, j’avais jamais vu cette personne, jamais entendu.” C’était le mensonge, l’improvisation, l’amateurisme le plus total, tout ce que je déteste et qu’A. Labarrère aurait détesté. Labarrère avait beaucoup de panache. Lui, aurait dit : “Mais bien sûr, je suis allé défendre auprès de Marleix, auprès du président de la République, les dossiers de Pau”. C’était fini. Personne ne pouvait rien dire. Cet homme qui est capable d’ouvrir, alors qu’il est de gauche, la porte de l’Elysée ! Y. Urieta était en dessous de tout, il n’était pas à la hauteur de la fonction ».
34La disparition du leader signe le retour de l’exercice du pouvoir à un mode ordinaire de gestion du politique et des candidatures, un impératif de campagne dramatisé par les enjeux de la succession (Restier-Melleray, 2002).
Des ressources liées à une légitimation populaire
« Du vivant de Labarrère, la succession n’était pas du tout évoquée. Après moi le déluge. C’est ce qu’on a eu. Et on l’a toujours. La succession s’est faite comme ça : Urieta a proposé sa candidature, il l’avait bien préparée. Lui, il avait fait un gros travail, c’est-à-dire qu’il avait travaillé plein de collègues, et il disait “toi tu seras adjoint, toi tu auras un téléphone portable pour pouvoir appeler où tu veux, toi…”. Ce que n’a pas fait Martine qui s’est retrouvée avec 12 ou 13 conseillers communaux qui la soutenaient. Le soir de l’élection [souffle] il y avait la foule pour applaudir Martine Lignières, il a été hué, Urieta, mais incroyable ! ».
36Le principe de la légitimation populaire fonctionne essentiellement comme une ressource. C’est sa réélection à la députation en juin 2007 qui convainc M. Lignières Cassou de se présenter, pour cette fonction, au suffrage universel.
37L’épisode d’intérim soulève la question de l’instance et de la composition du corps électoral légitimes pour élire un maire [15]. La notion de normalité apparait comme une revendication déçue en 2006 (« ça apparaissait normal que ce soit elle qui assure cette transition », K. Arif), inatteignable en 2007 (« pour les gens, pour l’électorat, il n’était pas normal de voir un ancien maire socialiste partir avec l’UMP, de voir une adjointe d’André Labarrère partir avec François Bayrou » (adjointe au maire), puis exaucée en 2008 : « Martine ensuite n’a fait que confirmer ce que nous pensions auparavant, c’est-à-dire que si on était sur le corps électoral normal de la désignation d’un maire à Pau, c’était elle qui était désignée » (adjoint au maire) ; « les choses sont redevenues normales » (A. Rousset).
38La conformité du résultat des élections avec les rapports de force partisans locaux et nationaux nuancent les effets de la personnalisation du pouvoir. Trois caractéristiques du vote palois sont confirmées : d’une part, la forte implantation du Modem, grâce à l’« effet d’amitié locale » (Key, 1966) dont bénéficie F. Bayrou, d’autre part la faiblesse du Front national, enfin un vote palois marqué à gauche. Les électeurs de Pau votent majoritairement à gauche, plus à gauche que l’ensemble des Béarnais, qui votent plus à gauche que les électeurs du Pays basque, avec lesquels ils composent le département des Pyrénées-Atlantiques. Si, à Pau, le candidat socialiste présent au second tour des élections présidentielles de 2007 et 2012 a recueilli un nombre de suffrages supérieur de 8 à 9 points à la moyenne nationale, cette tendance préexiste à A. Labarrère, puisque dès 1965, le candidat à l’élection présidentielle F. Mitterrand réalise, avec 26,67 % un bon score à Pau.
Des répertoires de légitimation imposés par la fonction
39Dans le cas d’une succession par hérédité politique, distincte de l’hérédité élective ou transmission de mandat davantage analysée par la science politique (Offerlé, 1993), le critère primordial de l’accès à la légitimité réside dans l’occupation des fonctions, plus que dans l’étape antérieure de la candidature à la succession, très contrainte, nous l’avons vu, par les relations interpersonnelles entretenues avec le leader. Comme le dit D. Habib, « La question de la succession d’A. Labarrère n’est plus uniquement posée en termes de qui, c’est comment succéder à A. Labarrère ».
Ancrage territorial et proximité
40Le premier registre de légitimation qui s’impose à un candidat à la mairie est celui de l’ancrage territorial et de la proximité, ce construit social appréhensible par défaut (Le Bart & Lefebvre, 2005, p. 13). Comme à Roubaix (Lefebvre, 1994), vouloir être maire à Pau implique de mobiliser les registres de la proximité, de faire vivre le territoire, d’entretenir sa mémoire, de respecter la tradition locale du compromis et de l’apolitisme. Les représentations sociales de la fonction mayorale restent façonnées par des pratiques et des relations interpersonnelles antérieures vivaces, ce qui rend ardue la transformation des ressources charismatique et identitaire.
41F. Bayrou engagé mimétiquement dans ces registres échoue à « prendre le rôle » (Lefebvre, 1994), victime des représentations véhiculées à son encontre par A. Labarrère : « Il n’était pas candidat contre M. Lignières-Cassou ou contre Y. Urieta, il était candidat contre l’image qu’A. Labarrère avait construite de lui ». (D. Habib) ; « Ce n’est pas quelqu’un d’acharné au boulot. Mais il est très intelligent. [hésite] Il a dirigé le conseil général pendant des années. Il n’y était pratiquement jamais. D’ailleurs, quand il y a eu la campagne, je ne sais pas qui avait fait passer dans Pau sur Internet une chaise : « Cette chaise va être conservée. C’est la chaise vide de Bayrou » » (adjointe au maire). Il s’essaie alors au registre charismatique, « persuadé, un peu à la Gascogne, avec le panache vert de son cher Henri IV, qu’il allait l’emporter » (journaliste) [16]. En prônant un retour à l’action publique (élaboration de politiques publiques sectorielles et valorisation du territoire) reposant sur des soutiens partisans élargis à l’ensemble de la gauche, ainsi qu’un fort encastrement social, seule M. Lignières-Cassou propose une alternative au mode de gestion personnel d’A. Labarrère.
De la dimension conjoncturelle de la défaite
42Dans la lutte des prétendants à la succession, héritiers naturels ou adoptifs, pour le capital symbolique que représente l’héritage, la tentation de captation est d’autant plus grande que le prédécesseur est charismatique. Par contre, dans ce cas, l’accès à la légitimité dans l’incarnation du rôle d’héritier nécessite une conversion de ressources qui parait dépasser celles habituellement mobilisées. L’héritage capté y parait plus efficace -car plus légitime- que l’héritage reçu, sans doute car la captation de l’héritage implique une réappropriation de ressources partisanes collectives, absentes du patrimoine légué par le leader.
43Analyser les logiques par lesquelles un candidat s’impose à la succession revient à envisager les modalités d’activation de l’héritage politique et social dans le processus de sélection et de reproduction du personnel politique local. Or, l’identité d’héritier ne constitue une ressource importante dans la campagne électorale que si elle est reconnue comme telle sur le territoire politique. Autrement dit, « l’héritage ne joue que comme prédisposition à l’action », il doit être converti à travers une action symbolique (Le Bart, 1994). La succession a ainsi cela de commun avec l’échec que son issue dépend en grande partie de facteurs conjoncturels. Cette capacité à convertir une défaite initiale en victoire, l’« effet Poulidor ou comment gagner en perdant » (Abélès, 2005, p. 45) n’est pas sans rappeler, chez Goffman, la stratégie d’adaptation à l’échec du jobard, sous laquelle il dissimule son meilleur atout (Goffman, 1989).
44Dans le processus de succession analysé, trois défaites dont une revanche se succèdent : M. Lignières-Cassou écartée en 2006 prend sa revanche en 2008, tandis que l’outsider de l’élection présidentielle F. Bayrou et le maire sortent perdants. À Pau, Y. Urieta est à Labarrère ce que J. Chirac était à Pompidou : un « leader sans ressource », « détenteur d’un capital politique tout à fait spécifique, marqué du sceau du provisoire et du conflit » (Collovald, 1990). Cette figure républicaine du régent, le fidèle compagnon chargé d’assurer la transition à la mort du leader charismatique, avant parfois d’endosser à son tour le stigmate de la traitrise, est un élément commun à bon nombre de successions politiques [17].
45Les émotions de rejet suscitées par les accusations de traitrise et de parricide sont utilisées pour éliminer les concurrents, soit par stigmatisation, soit par assimilation. Dans le premier cas, le transfert du stigmate est essentiel : il souligne l’absence d’héritier légitime, montre la perméabilité des codes et habitus qui fondent la légitimité des prétendants, tout autant que le caractère évolutif et conjoncturel des modalités de succession. En outre, le porteur du stigmate constitue le point le plus éloigné du successeur légitime. Il est en cela un indicateur de la position des différents acteurs dans le rapport de forces de la succession. La revendication de l’héritage constitue une ressource décisive (Le Bart, 1992) dans le processus de sélection, d’abord utilisée pour neutraliser les concurrents infra-partisans, comme l’illustre la stratégie rationnelle de conquête du pouvoir d’Y. Urieta, qui s’appuie sur la stigmatisation de la première adjointe, accusée de parricide pour s’être abstenue de voter une proposition du maire [18] deux mois avant son décès.
46Dans le deuxième cas, l’intérêt stratégique de l’assimilation perdure au-delà de la période de deuil : « Si les successeurs actuels, c’est-à-dire Y. Urieta et M. Lignières incarnent cette proximité, ils seront imbattables. S’ils n’incarnent pas cette proximité, ils seront renvoyés par les électeurs palois. » (D. Habib). Les « transhumances partisanes » (Offerlé) des principaux proches d’A. Labarrère résultent autant de structures d’opportunité que de la mise en conformité de convictions idéologiques avec un encartage partisan. Urieta incarne aussi l’outsider, le transfuge, l’exclu de l’entre-soi, ignoré par les responsables nationaux du parti socialiste : « Il y a eu le passage de.. Comment s’appelle-t-il ? » (A. Rousset) ; « Non, je le connaissais de nom, comme ça, je n’avais pas de contact. Non il n’avait pas de visibilité quoi » (K. Arif). Le risque d’échec accru parmi les accidental presidents (Abbott, 2005) n’est ici pas contredit.
Conclusion
47Appréhendant le deuil comme un processus composé de périodes successives de désorganisation et de réorganisation du champ politique local, qui répondent à des phases individuelles d’attachement, d’arrachement et de détachement, nous considérons que la réorganisation de la compétition politique est le produit du travail de deuil mené par les différentes parties prenantes associées au deuil et à l’héritage. À la grille de lecture synchronique continuité/ rupture souvent appliquée à la succession devrait se substituer celle, diachronique, distinguant le deuil de l’après travail de deuil, dans une analogie anthropologique avec l’institution des doubles funérailles (Hertz, 1907).
48La succession s’opère en deux temps : à la phase de désorganisation sociale axée sur la lutte pour « le poste » dans la phase de deuil (choix d’un héritier) succède une réorganisation du jeu politique à travers la lutte pour son « occupation légitime » (gestion de l’héritage). Entre la mort du leader et l’élection de son successeur au suffrage populaire, un processus de routinisation des modes de sélection du personnel politique s’engage : domestication du charisme, émancipation du deuil et du poids du défunt, retour des partis dans l’arbitrage de la compétition politique. À la nécessité immédiate d’adopter une stratégie de succession positionnelle afin d’éviter toute vacance de pouvoir et de maintenir l’ordre [19] qui engendre ou mobilise le registre de l’affect, du deuil, de la nostalgie, succède la compétition routinière pour le poste. Entre les deux, le travail de deuil opéré par le temps a permis aux organisations politiques de reprendre peu à peu le contrôle du territoire politique et de dissocier le choix du successeur de l’héritage.
49Le choix du successeur opéré en deux temps (à huis-clos puis par désignation populaire) rappelle le principe de rex designatus de certaines monarchies, notamment en Arabie saoudite, où le roi, par la cérémonie d’allégeance de la bay’a désigne le prince héritier dès son arrivée au pouvoir, avant que dans un second temps la population et les élites ne confirment ce choix (Nabil, 2010). Les Troïkas ou Triumvirats mis en place pour retarder la désignation d’un successeur (que ce soit à la mort de Staline en 1953 ou lors des hospitalisations du maire de Bordeaux J. Chaban-Delmas à partir de 1993) relèvent de cette même logique.
50Dans la théorie classique d’E. Kantorowicz, qui inscrit la naissance de l’État moderne européen dans la notion de perpétuité et non plus dans celle de transcendance, le roi est doté de deux corps : l’un, naturel, meurt et disparait, l’autre, immortel, se transmet au successeur (Kantorowicz, 1989). À l’image de la continuité du pouvoir à travers l’Etat, le travail de deuil constitue ici un vecteur d’institutionnalisation du pouvoir local. Discuter la thèse de Kantorowicz dans le cadre d’un pouvoir local dans une démocratie contemporaine revient, par un effet de réciprocité, à interroger la dimension féodale de l’exercice du pouvoir dans la longévité et face au cumul des mandats, ce qui rejoint la problématique de la représentation politique.
51La dimension symbolique de l’élection réside davantage dans la capacité du leader à incarner un nouveau territoire et à motiver « ses followers en se référant au territoire » (Genieys et al., 2000) que dans le deuil et l’émotion. L’élection, en offrant la légitimité exclusive à « parler au nom de » (Bourdieu, 1981) transfère l’effet d’oracle ou fétichisme attribués au défunt sur le nouveau leader politique. Le véritable enjeu du deuil politique est bien symbolique. Bourdieu ne considère-t-il pas le capital politique comme une forme de capital symbolique c’est-à-dire de « crédit fondé sur la croyance et la reconnaissance » (Bourdieu, 1981) ?
Annexe Chronologique
Références / References
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Mots-clés éditeurs : élection, François Bayrou, André Labarrère, succession, leadership, Pau, deuil
Date de mise en ligne : 20/07/2015
https://doi.org/10.3917/psud.042.0155Notes
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[1]
Né à Pau, A. Labarrère (1928-2006) entre à l’Assemblée nationale en 1967 sous la bannière FGDS (Fédération de la Gauche Démocrate et Socialiste, alliance électorale qui incarne l’union de la gauche non communiste menée par F. Mitterrand). Il est élu (1971) puis réélu maire (1977, 1983, 1989, 1995, 2001) et député sans discontinuité entre 1973 et 2002, avant de devenir vice-Président de l’Assemblée nationale (1973-1974), ministre délégué auprès du Premier ministre chargé des relations avec le Parlement de 1981 à 1986, puis sénateur des Pyrénées-Atlantiques en 2001, des fonctions qu’il cumule tour à tour avec celles de Président de la communauté d’agglomération de Pau (1971-1999), de conseiller général (1967-1988), de conseiller régional (1974-1981 puis 1986-1998) et de président du Conseil régional d’Aquitaine (1979-1981). Depuis sa première élection, A. Labarrère siège régulièrement dans les instances nationales du Parti socialiste.
-
[2]
L’analyse porte sur deux années (avril 2006-mars 2008) et repose sur des sources écrites (presse locale, archives privées) et orales (20 entretiens semi-directifs réalisés entre janvier 2010 et juin 2011). En l’absence de précisions, les citations utilisées sont tirées de ces entretiens.
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[3]
Dans la tradition de Bailey, le terme de leader politique est employé ici dans un sens générique désignant celui qui contrôle les ressources sur un territoire donné.
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[4]
Ce dispositif est adopté à Lille lorsque M. Aubry succède à P. Mauroy à la mairie, tandis qu’il conserve la présidence de la communauté d’agglomérations. À Montpellier en 2004, G. Frêche procède de même.
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[5]
Poperéniste à son entrée au Parti socialiste, M. Lignières-Cassou a bénéficié d’un bon report de voix provenant de l’extrême gauche (sondage BVA, Sud-Ouest, 16.02.2008).
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[6]
En 1994, A. Labarrère somme son fidèle adjoint J. Habib, accusé de s’être indument fait octroyer une prime par la SBEMH (la Société béarnaise d’économie mixte pour l’habitat) qu’il préside, de démissionner. Il lui succède à la tête de la SBEMH, une fonction qu’il cumule avec la présidence de l’Office d’HLM de la Ville de Pau. Il a ainsi, à partir de 1994, la mainmise sur l’octroi des logements sociaux à Pau. L’information judiciaire pour abus sociaux ouverte contre J. Habib en 1997 aboutit à un non-lieu.
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[7]
AFP, 19 mai 2006,14h09.
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[8]
Le premier fait d’arme politique d’A. Labarrère remonte à 1955-1956 lorsqu’étudiant, il apostrophe publiquement l’ancien député des Pyrénées-Atlantiques, leader nationaliste, célèbre avocat et futur candidat à l’élection présidentielle de 1965.
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[9]
F. Bayrou, oraison funèbre (dactylographiée), 19.05.2006.
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[10]
Pour un autre registre de captation de prestige Bayrou (1994, pp. 510-516).
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[11]
Le Figaro, 05.02.2008.
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[12]
Le Point, 24.01.2008
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[13]
La nature de la domination exercée localement par A. Labarrère mérite une analyse qui dépasse le cadre de sa succession et gagnerait à reposer sur la notion de capital symbolique, palliant la valeur inopérante de celle de charisme.
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[14]
Sud-Ouest Sud Béarn, 9.11.2007
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[15]
Une question courante dans les cas de décès du leader politique, qui engendre une vacance du pouvoir dans des circonstances parfois imprévues par le cadre constitutionnel. Au Brésil en 1985, la maladie de T. Neves soulève la question de l’instance habilitée à élire un autre président de la République, alors que Neves n’a pas officiellement été investi (Julliard,1999).
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[16]
Stratégie renouvelée sans plus de succès durant les élections législatives de 2012.
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[17]
À Marseille, c’est le « le pape de la transition » R. Vigouroux qui succède à G. Defferre avant d’être exclu du parti socialiste.
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[18]
La vente de l’abattoir municipal le 24 mars 2006. Sud-Ouest, 27.03.2006.
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[19]
La menace de guerre civile dans le cas d’un pouvoir ébranlé brandie par le Président du Gabon Omar Bongo est consubstantielle de sa longévité (42 ans). Debain (2009). En Espagne, le Général Franco agonisant institue un Conseil du royaume, dont l’objectif est de permettre la pérennité du système (Elorza, 1999).