Pôle Sud 2015/1 n° 42

Couverture de PSUD_042

Article de revue

La ressource foncière comme ressource politique

Une comparaison entre Denver (Colorado – USA) et Montpellier (Languedoc-Roussillon – France)

Pages 43 à 62

Notes

  • [1]
    Cf. « Le territoire français est le patrimoine commun de la Nation », Code de l’urbanisme, article L 110.
  • [2]
    Exemple des ZAD, zones d’aménagement différé.
  • [3]
    L’article L.111-1-1 du Code de l’Urbanisme prévoit que : « Les Plans Locaux d’Urbanisme… doivent être compatibles avec les orientations des Schémas de Cohérence Territoriale ». L’obligation de compatibilité est une exigence de non-contrariété. C’est-à-dire que la norme inférieure ne doit pas faire obstacle à la norme supérieure. Ainsi, la règle subordonnée (PLU) ne devra pas se conformer scrupuleusement à la règle supérieure (SCoT), mais ne pas empêcher sa mise en œuvre.
  • [4]
    La « grenellisation » est un néologisme désignant les principaux engagements de la loi n° 2010-788 du 12 juillet 2010 portant engagement national pour l’environnement, dite « Grenelle 2 » et leur prise en compte dans le contenu et les modalités d’élaboration des deux grands documents d’urbanisme : les plans locaux d’urbanisme (PLU) et les schémas de cohérence territoriale (Scot)
  • [5]
    Nous ne traitons pas ici du rôle de l’État fédéral américain comme propriétaire direct d’un vaste patrimoine foncier exclusivement rural et en partie tenu à l’écart du développement, tel les Forêts et Parcs Nationaux.
  • [6]
    C’est-à-dire non rattachés à une municipalité (situation sans équivalent en France).
  • [7]
    Comme on peut le lire de façon plus développée dans l’article de Coline Perrin dans ce même numéro.
  • [8]
    ZAD zone d’aménagement différé, permet de définir des périmètres à prix gelé pendant 6 ans, en vue d’un aménagement public par une collectivité locale – commune ou intercommunalité – qui dispose d’un droit de préemption urbain sur les ventes dans ce périmètre (lequel doit être validé par le Préfet).
  • [9]
    Constructions illégales, de loisir ou d’habitat plus permanent.
  • [10]
    Une croissance démographique impressionnante : en 10 ans, la population de la vallée de l’Hérault a connu une hausse de près de 23 % de sa population (40 % d’augmentation entre 1999 et 2015 !), passant de 25 500 habitants en 1999 à plus de 35 000 habitants en 2015 (http://www.cc-vallee-herault.fr).

1Les ressources foncières et leurs usages sont parmi les défis les plus cruciaux que doivent affronter les politiques urbaines dans le monde. À une époque où la vie urbaine est devenue dominante à l’échelle mondiale, la conversion de terres agricoles en terrain urbain est plus qu’une évidence : c’est aussi l’objet d’une lutte entre pouvoir rivaux, une ressource inégalement répartie et symbolique ainsi qu’un enjeu juridique. En d’autres termes, parler des ressources foncières c’est parler d’un domaine où les différences de culture, de traditions juridiques, et de modèles de politique publique sont a priori très importantes.

2Ces différences sont au cœur de notre étude comparative sur les enjeux et les processus d’urbanisation et de suburbanisation en France et aux États-Unis. Nous comparons deux configurations qui, à première vue, semblent aux antipodes. Depuis ce point de départ, nous cherchons à comprendre l’ampleur et la signification concrète de ces différences, en nous demandant si l’importance qui leur est généralement attribuée (Jacobs, 2008a) est justifiée. Notre but est de déterminer si et dans quelle mesure des éléments de convergence peuvent être trouvés entre les deux systèmes, qui pourraient nous permettre de tirer des leçons communes sur les enjeux de politiques foncières et de l’utilisation des terres dans les processus d’étalement urbain, au-delà des deux cas locaux examinés : Montpellier et sa région urbaine en France et Denver et son aire métropolitaine aux États-Unis, où nous nous intéresserons notamment à deux sous-ensembles de l’aire métropolitaine : Arapahoe County – 572 000 habitants dont 325 000 pour la ville de Aurora ; Boulder County – 292 000 habitants dont 97 000 pour la ville de Boulder.

3Nous verrons que les logiques d’utilisation des terres dans le cadre de l’expansion urbaine sont le produit d’un certain nombre de variables. Parmi elles, les cadres institutionnels et normatifs définissent une culture du rapport à la terre et de sa mobilisation pour différents usages, qui induit les pratiques et les règles qui l’influencent (Ghorra-Gobin, 2004). C’est sans doute ici que l’on s’attend à rencontrer les plus grandes différences entre contextes nationaux (Renard, 2002). C’est également au sujet de ces règles et de leur application, en toute logique, que l’on peut anticiper la convergence la plus élevée au sein de chaque pays, malgré quelques nuances entre configurations spatiales (Gérard, 2013).

4Au concret, la gouvernance des ressources foncières dessine un champ d’action assez diversifié. Les acteurs concernés ainsi que les intérêts qu’ils représentent sont à la fois publics et privés, de type individuel ou au contraire collectif et institutionnalisé. Les valeurs qu’ils portent et les stratégies qu’ils développent dans l’espace mettent en lumière des conflits d’usage et d’imaginaire spatial qui sont patents, même si leur confrontation est ritualisée au sein de systèmes territoriaux. C’est ici que l’on pourrait s’attendre à identifier des modèles localisés, spécifiques les uns des autres : des régimes fonciers, à l’image de ce que Stone avait identifié comme des « régimes urbains » (Stone, 1993 ; 2005). Le corollaire, dans ce cas, serait qu’à cette diversité de configurations des gouvernances foncières locales au sein de mêmes cadres nationaux, corresponde en symétrie une comparabilité plus évidente entre régimes fonciers dans plusieurs pays : des comportements stratégiques assimilables ; des coalitions d’acteurs semblables ; des compromis territorialisés finalement convergents.

5Cela nous conduit à faire l’hypothèse que, au-delà de cadres institutionnels radicalement divergents, comparer les intérêts et les stratégies des propriétaires fonciers entre deux contextes démographiquement dynamiques, à Montpellier et à Denver, peut s’avérer non seulement possible mais scientifiquement profitable.

6Dans une première partie, nous allons apporter quelques éléments de description des deux cadres institutionnels des politiques foncières, ainsi que des configurations territoriales étudiées. Une première synthèse permettra d’identifier les principales divergences observées. Nous mettrons ensuite ces deux modèles à l’épreuve d’enjeux concrets, et notamment la façon dont sont définis et soutenus les objectifs de développement durable ; la manière dont ces finalités trouvent leur place dans la gouvernance territoriale du foncier. La conclusion nous permettra de préciser les bénéfices d’une comparaison initialement perçue comme non pertinente.

Des cadres d’intervention très contrastés

France : un cadre normatif dense et multi-niveaux

7Les fondements du cadre institutionnel français relatif au foncier peuvent se résumer à sa vision comme élément du patrimoine national [1] et au rôle de l’État comme garant de l’intérêt général ; un principe dont la mise en œuvre est largement confiée aux mécanismes de marché dans la conception américaine. Le foncier constitue aussi – dans les deux contextes – l’assise d’une importante fiscalité, quoique représentant une ressource moins exclusive en France, dotée d’un arsenal fiscal plus fourni que celui des USA.

8Les principaux corollaires des fondements de la culture foncière française sont les suivants : (i) le foncier est frappé d’un statut d’inconstructibilité par défaut : le droit de propriété individuel est ainsi d’office limité, par « souci » de protection du foncier, patrimoine de la Nation ; (ii) un abondant appareil de règles régit les droits afférents au foncier, à ses usages et mutations.

9Ce système de régulation administratif est historiquement maîtrisé par l’État central, à la fois pour définir le cadre légal et le faire appliquer. Des évolutions sont survenues dans les dernières décennies à l’appui de deux grands changements. Le premier est la construction européenne, conduisant à intégrer dans le droit national de nombreuses directives communes, avec en particulier un métissage/des compromis entre les cultures nord et sud européennes dans les domaines de l’environnement et du développement durable (Simonetti, 2008 ; Berny 2011). Le second changement est lié à la mise en œuvre de la décentralisation. Si la définition du cadre légal subsiste au niveau national, les décisions d’affectation du foncier relèvent désormais largement des communes, en vertu du principe de subsidiarité, via les documents d’urbanisme : PLU (plan local d’urbanisme) communal, et SCoT (schéma de cohérence territoriale), intercommunal. La puissance publique locale dispose – en théorie – de multiples leviers pour orienter ou contraindre les affectations du foncier, avec une gradation depuis le zonage des droits du sol et la délivrance des permis de construire, à la possibilité de gel des prix sur un périmètre défini en amont d’opérations d’aménagement publiques [2]. De régulateur, le pouvoir politique local peut aussi devenir acteur du (marché) foncier : il dispose de la possibilité d’acheter des biens mis en vente en usant de son droit de préemption, voire par expropriation au nom de l’intérêt public (qui doit être justifié). Le recours à la maîtrise foncière publique constitue une option potentiellement discriminante des politiques foncières locales.

10Une autre caractéristique du dispositif français est la juxtaposition de différents registres de droit et de politiques affectant le foncier : politique des structures et régulation du marché foncier agricoles dans l’espace rural, droit et documents d’urbanisme dans l’espace urbain. Pendant longtemps le cloisonnement sectoriel des politiques publiques est ainsi allé de pair avec le partage des sphères d’influence entre espaces urbains et espaces ruraux. Depuis plusieurs décennies, le processus de périurbanisation vient brouiller les limites : la SAFER ne parvient plus à réguler le marché foncier agricole dès lors qu’on s’approche de la ville et que la pression s’accroit. En témoigne le recours à l’indicateur de pression foncière urbaine (IPFU) qui « rend compte de l’effet perturbateur du marché résidentiel et de loisir sur le marché des biens agricoles ou forestiers qui, au regard des documents d’urbanisme, devraient garder un usage naturel ». Parallèlement on peut considérer que la généralisation du principe de développement durable et le renforcement du droit de l’environnement visent un effet intégrateur des politiques publiques, en référence à la « gouvernementalisation du changement » (Rumpala, 2011).

11Pour ne s’en tenir qu’aux principaux documents d’urbanisme, les SCoT ont institué à partir de 2001 (loi SRU) la généralisation d’une planification urbaine conçue à l’échelle intercommunale, en vue d’assurer une meilleure cohérence des politiques publiques. D’une part entre différentes échelles de gouvernement : les documents d’urbanisme communaux (PLU) doivent être compatibles avec le SCoT intercommunal [3]. D’autre part entre différents secteurs d’intervention des politiques publiques territoriales : une cohérence programmatique doit être assurée via le SCoT entre la réalisation de nouveaux logements (PLH plan local de l’habitat), l’évolution du réseau de transport (PDU plan de déplacement urbain), la création de zones d’activités, les capacités d’assainissement… Cette généralisation imposée de planification urbaine à l’échelle intercommunale entérine en outre l’entrée de la question agricole dans la fabrique de la ville, avec comme première étape la prise en compte des espaces agricoles dans les projets urbains (Jarrige et al., 2009 ; CERTU, 2012).

12La « grenellisation » [4] des documents d’urbanisme (à partir de 2010) entraîne encore plus de complexité avec le renforcement des normes environnementales : intégration des questions de biodiversité, trames vertes et bleues, séquence ERC (éviter-réduire-compenser) pour l’impact environnemental des travaux d’aménagement… Le principe d’économie de foncier (agricole) est aussi mis en avant, avec un objectif de réduction de moitié du rythme de consommation à l’horizon 2020. Une commission de contrôle de la consommation des espaces agricoles est créée dans chaque département, et toute urbanisation de foncier agricole prévue au PLU doit être dûment justifiée. Des leviers fiscaux peuvent être utilisés localement pour pénaliser la sous-densité des réalisations immobilières, ou prélever une portion de la rente d’urbanisation du foncier agricole.

13Ces dispositions visant à orienter les pratiques d’urbanisme génèrent un besoin d’expertise, et renchérissent la complexité et le coût de réalisation des documents de planification. On observe en conséquence une évolution des pratiques d’urbanisme. L’impact vertueux en faveur de l’environnement est-il atteint ? Les « effets pervers », eux, ne se font pas fait attendre. Urbaniser une friche – réputée riche en biodiversité – doit donner lieu à compensation ? Qu’à cela ne tienne, on la fera labourer à façon au préalable. La nécessaire justification de consommation de terre agricole sera toujours moins coûteuse que la compensation de perte d’espace naturel.

14Ainsi la complexité du cadre juridique français relatif au foncier (illustrée par le schéma 1) traduit la volonté étatique d’en orienter et d’en contrôler les usages selon une doctrine unifiée. Dans la pratique cette complexité permet in fine de multiples interprétations et déclinaisons locales des politiques foncières.

Schéma 1

La place du SCoT dans l’ordonnancement juridique

Schéma 1

La place du SCoT dans l’ordonnancement juridique

Source : Ministère de l’Équipement, des Transports et du Logement, 2013

USA : au-delà de l’illusion du marché

15À première vue, le cadre américain présente une opposition radicale avec le français. En effet, aussi bien le droit que la culture politique américaine partent du principe du contrôle local de la ressource foncière et mettent en avant le droit du propriétaire par rapport à tout échelon de gouvernement. Ces principes généraux, néanmoins, sont mis en œuvre au travers de nombreux aménagements [5]. L’État fédéral peut, dans certaines circonstances, peser de manière indirecte mais décisive sur la question foncière. C’est le cas lorsqu’il intervient au titre de la protection des espèces en voie de disparition, par exemple, ou de manière plus générale, en référence à la désignation de zones protégées, même si cela ne concerne que rarement les zones urbaines. Les États fédérés – le Colorado dans notre cas – peuvent eux aussi intervenir sur des questions liées aux ressources naturelles, ou en posant un cadre juridique général, en particulier sur les questions de fiscalité locale. Mais en ce qui concerne le quotidien du développement foncier, les niveaux clés sont les municipalités et les counties (comtés). Au Colorado, ces derniers tiennent à jour un schéma d’ensemble (comprehensive plan) de développement urbain local. Le plan, pour n’être qu’indicatif, est cependant pris en compte pour toute opération de zonage. Toute décision sur ces questions passe dans un premier temps par le service d’urbanisme (planning) mais doit être validée en dernière instance par l’exécutif collectif élu du county le Board of County Commissioner. Issus généralement d’élections à très faible taux de participation et peu connus personnellement du public, les élus qui siègent dans cette commission sont souvent considérés comme particulièrement sensibles aux intérêts du secteur immobilier. La question, néanmoins, ne s’arrête pas la. En zone urbaine, tout d’abord, les autorités municipales partagent avec le county le pouvoir décisionnel sur toute question portant sur l’utilisation du sol. Dans l’État du Colorado, ce pouvoir sur l’usage du foncier est réservé aux municipalités autonomes (« home rule »), ce qui est le cas de Aurora et Boulder dans la présente étude. Pour toute autre municipalité, ainsi que pour les espaces non « incorporés » [6], le county détient l’ensemble de ces pouvoirs. Ce rôle prédominant des instances locales, associé à une certaine culture du droit de propriété, donne lieu à deux interprétations opposées. La première serait que la relative faiblesse budgétaire et règlementaire des pouvoirs publics à ce niveau local ouvre de facto une voie royale à un gouvernement par les intérêts économiques. Mais la seconde serait au contraire que la fragmentation ait pour effet une variation politique et culturelle entre territoires. Celle-ci induirait des cadres réglementaires différenciés, dont certains se révéleraient même potentiellement hostiles à ces mêmes intérêts.

16La première de ces hypothèses correspond à une certaine idée reçue de la politique américaine. Cependant, à la lumière de l’exemple local étudié ici, on peut considérer que la seconde interprétation correspond mieux à la situation empirique, si toutefois nous référons la notion d’intérêt économique aux seuls intérêts du secteur immobilier. En effet, l’urbanisation extensive est certes la règle dans certaines municipalités. Mais ailleurs c’est une vision environnementaliste locale qui limite la croissance. Nous verrons dans l’analyse proposée ci-dessous que la comparaison intra locale au sein de l’aire métropolitaine de Denver-Boulder implique une telle interprétation plus nuancée. Le contrôle très politique de la question foncière au niveau local laisse en effet apparaître un jeu d’intérêts dont l’équilibre n’est pas le même d’un lieu à l’autre – équilibre entre désir de croissance économique et d’enrichissement d’une part, et désir d’entre-soi social dans un certain cadre de vie de l’autre. Ces contrastes dont l’origine remonte (au moins) aux années 1960, ne peuvent pas être ramenés à une confrontation manichéenne entre la « machine de croissance urbaine » (Molotch, 1976), d’une part, et une vision « post matérialiste » (Inglehart, 1977), d’autre part de la gouvernance ou de la préférence politique des électeurs américains.

Des divergences d’intensité variable

17La question foncière est peut-être universelle, mais les politiques qui s’y rattachent laissent apparaître de profonds contrastes. Nous verrons plus loin que ceux-ci se combinent avec des points de convergence au gré de l’enjeu et du niveau d’analyse. Les leçons analytiques que nous pouvons en tirer concernent à la fois les notions de culture et de cadrage institutionnel.

18Si l’on s’intéresse aux divergences entre nos deux cadres, nous les avons constatées à un niveau le plus élevé à propos des dimensions les plus fondamentales et intemporelles des politiques publiques, c’est-à-dire leur volet constitutif. Il s’agit des principales normes et valeurs qui régissent l’univers foncier : la légitimité globale des acteurs publics à prendre part au système ; les limites imposées, ou non, au marché privé pour en assumer le fonctionnement. On peut alors clairement opposer la légitimité des institutions publiques françaises à gouverner les règles d’utilisation de l’espace – et ce à tous les niveaux territoriaux (de la commune à l’État en passant par les départements) – et la responsabilité beaucoup plus nette des acteurs privés américains (du propriétaire individuel au developer) à s’en charger. Cela ne signifie pas qu’il n’existe pas de régulation foncière aux Etats-Unis, ni de planification dont certains aspects sont orientés vers la protection de l’environnement. Mais elle y est largement moins encadrée par des règles, instruments et capacités d’intervention publique qu’en France. Ainsi, on ne trouvera nul équivalent d’un droit de préemption au profit des personnes publiques, qu’il s’agisse de celui existant en France au profit d’acteurs de la sphère agricole – les SAFER – ou d’autorités territoriales.

19Dans cette perspective, l’idée que la puissance publique ait une responsabilité de régulation du marché, qui se traduit en France par des outils mis à la disposition de l’État, des collectivités territoriales (schémas, plans, prospective, réserves foncières, etc.), apparaît incongrue aux yeux américains.

20Rapportées à une échelle nationale de comparaison, où elles s’expriment dans leur enracinement historique et culturel, ces valeurs et normes présentent une différenciation maximale.

21L’examen du paysage institutionnel laisse également apparaître des différences importantes, qui sont en partie l’effet des premières. Dans le cas français, on peut aisément parler d’un overcrowded policy making, dans la mesure où non seulement les acteurs – publics et privés – sont de natures très différentes (publics et privés, nationaux et locaux), mais aussi en raison des domaines d’action qui se chevauchent ou se concurrencent. Les aménageurs privés coexistent avec des aménageurs semi-publics (les sociétés d’économie mixte ; les services publics locaux) ; les différents niveaux d’action ont simultanément les mêmes compétences : dans la constitution de réserves foncières, la programmation de logements, la prospective territoriale. Aux États-Unis, la situation est plutôt celle d’un patchwork, où les niveaux territoriaux ont des attributions différentes, mais où chacun peut les exercer à géométrie variable. Le simple fait que tout territoire foncier ne coïncide pas nécessairement avec un espace municipal change considérablement les choses.

22De même, les capacités d’autonomie de Common Interest Developments, véritables entités urbaines privatisées, n’ont aucun équivalent en France, même dans les « résidences sécurisées » les plus grandes. La diversité de gestion du foncier qui en résulte est donc fondamentalement plus grande que celle à laquelle nous assistons sur le territoire et entre territoires français.

23Chacun des deux cadres institutionnels laisse certes apparaître une fragmentation du système d’action publique. Mais leur dynamique reste opposée. Dans le cas français, on constate une recherche permanente de rationalisation, de simplification et changement d’échelle, ce qu’attestent les successions de réformes qui touchent, depuis les années 1990, à la fois l’organisation politico-administrative en général mais aussi les politiques publiques directement liées aux ressources foncières [7]. Dans le cas américain, au contraire, la fragmentation des opérateurs, autorités et services apparaît comme un principe de base de la dynamique foncière. Nous sommes donc en présence de deux cadres radicalement opposés, tant au niveau des valeurs que des normes, ou encore de la composition des systèmes d’action. Cependant, ces divergences se situent à un niveau assez élevé de généralité ou de formalité. Et si l’on s’intéresse à la mise en œuvre des politiques publiques, les constats sont beaucoup plus nuancés quant à l’opposition entre les deux « modèles », comme nous allons le voir maintenant.

Les convergences des politiques foncières au concret

De la culture locale de la ressource à la différenciation des régimes politiques fonciers

24Dans le cadre des USA, une foi excessive dans la culture à la fois locale et privative des ressources foncières pourrait nous induire en erreur. L’image d’étalements urbains sans frein, spéculatifs et à courte vue – image répandue mais pourtant partielle – semble attester d’une corrélation parfaite entre cette culture et une influence des acteurs privés sur l’exploitation des biens fonciers. Cette influence dicterait sa loi à une diversité sans limite des arrangements locaux. C’est faire l’impasse sur le caractère politiquement construit de cette ressource et, partant, de son usage politiquement distinct en fonction des territoires. Les deux counties, et surtout les deux municipalités que nous avons choisies comme cas d’études sont situées à gauche. Toutes deux ont voté pour Obama en 2008 et encore en 2012. Mais il ne s’agit pas de la même « gauche ». Aurora représente une vision populaire et multiethnique, avec une forte population d’origine étrangère. Siège de l’Université du Colorado, Boulder a en revanche, depuis le milieu du xxe siècle, la réputation de lieu emblématique d’une gauche bourgeoise, écologiste. La volonté de limiter la croissance de la municipalité de Boulder trouve ses origines dans cette vision politique et remonte aux années 1950. Parmi les étapes principales, deux ont marqué de manière durable l’évolution très particulière de cette municipalité.

25- 1959 : un référendum d’initiative populaire établit la « ligne bleue » interdisant la fourniture en eau à toute nouvelle construction au-dessus d’une altitude donnée, interdisant de facto l’urbanisation des hauteurs à l’ouest de la ville.

26- 1967 : un des premiers systèmes de « ceinture verte » aux USA est créé. Une augmentation des impôts locaux est consacrée à l’acquisition foncière par la municipalité dans le but d’imposer une frontière physique au développement urbain.

27Cinquante ans plus tard, La ville de Boulder se trouve quasiment cernée par des zones inconstructibles. Les effets de ces initiatives sont évidents sur le terrain mais aussi sur les prix de l’immobilier, nettement plus élevés dans la municipalité de Boulder que dans la région environnante. Au-delà du principe de la « frontière de croissance urbaine » menant à une densification (Lee, 2011) il s’agit bien d’une politique visant à limiter toutes formes de croissance. Cette vision n’a connu ni trêve ni rupture ; deux initiatives proposées en 2015 nous montrent que la volonté de limiter – voire d’arrêter – la croissance urbaine reste bien présente : la première donnerait aux riverains le droit de se prononcer par référendum micro-local sur tout nouveau projet immobilier ; la seconde imposerait à tout nouveau projet l’obligation de ne pas alourdir la charge financière que représentent les services publics (définis de manière large pour inclure les services culturels) fournis aux résidents actuels. Même si des dérogations sont envisagées pour le logement à prix modéré (par un vote à la majorité qualifiée du conseil municipal), il s’agit de fait de limiter les nouvelles constructions à des activités à haute valeur ajoutée.

28Le contraste est frappant avec la municipalité d’Aurora, située à l’est du centre urbain de Denver. Depuis les années 1980, cette municipalité mène une politique volontariste « d’incorporation » de terres agricoles dans le but avéré de constituer une réserve foncière pour l’urbanisation future (Teaford, 2006). Les autorités municipales sont sur ce point aussi catégoriques que le sont celles de Boulder à propos des « limites à la croissance. ». Aurora s’est engagée politiquement sur le chemin de la croissance et mesure avant tout son succès en termes d’emplois créés.

29Ces orientations différentes ne sont certes pas exclusives à nos deux cas. Pour reprendre la typologie de Phelps et Wood (2011, p. 2597), Boulder peut être vue comme un cas quelque peu extrême du « suburb » mature, stable et habité par une population économiquement aisée, catégorie dans laquelle un « régime anti croissance » est une des possibilités reconnues de gouvernance. Aurora, plus original, partage les caractéristiques d’un centre urbain à part entière et des zones nouvellement développées (« new suburbs ») poursuivant activement et simultanément l’expansion et la densification.

30Entre les sentiments politiques des électeurs et les choix d’une municipalité, certaines associations intermédiaires peuvent jouer un rôle clé. C’est le cas à Boulder depuis les années 1970 de l’association PBC (Plan Boulder County), un lobby ou pépinière d’idées, à l’origine de référendums d’initiative locale visant la limitation de la croissance. Cette vision est aux antipodes de l’image business friendly que cherche à donner Aurora. Dans ce second cas, la vision sociale passe par la création d’emplois et la construction par le secteur privé de logements à prix modérés. Le refus, tout aussi social, de la création de concentrations denses de population à faibles revenus et le prix toujours relativement bas du terrain constructible font que ce développement ne peut être qu’extensif. La production privée de logements à prix modérés implique l’implantation de lotissements de plus en plus distants du centre urbain.

31Le cas américain suggère deux enseignements qui invitent à la comparaison avec l’Europe. Tout d’abord, il permet de poser une définition plus souple et, somme toute plus politique, de la notion de « ressource foncière ». Le potentiel politique représenté par la gouvernance du patrimoine foncier peut très bien se réaliser dans certains cas par son non-développement. Les zones vertes inconstructibles qui entourent Boulder ne sont pas moins des ressources politiques pour la coalition gouvernante locale que la réserve foncière ouverte au développement ne l’est pour le pouvoir politique à Aurora. Beaucoup dépend ici d’une interaction entre culture politique locale et intérêts. Les sentiments environnementaux de nombreux électeurs de Boulder sont très certainement sincères, mais les considérations matérielles ne sont pas entièrement absentes. Limiter la croissance, y compris en refusant la densification, est à l’avantage évident de tout propriétaire établi, la rareté confortant la valeur des biens.

32Une seconde conclusion porte sur le constat que les contrôles stricts sur un lieu donné ne font que repousser l’urbanisation un peu plus loin. C’est particulièrement vrai dans le cadre d’une aire métropolitaine polycentrique et éclatée. Même si nous nous limitons aux critères environnementaux, force est de remarquer que la politique menée par Boulder est à double tranchant. La restriction sur l’expansion du périmètre urbain a comme effet de rejeter plus loin le développement urbain. Même à l’échelle du county, cette tendance est évidente. Au gel de l’expansion de Boulder est associée une accélération du développement dans les zones adjacentes. De manière plus diffuse, un constat semblable pourrait être fait à Aurora. Les éléments de preuve ici ne peuvent être que subjectifs, mais il semble raisonnable de penser que la proximité relative d’espaces naturels ouverts aux activités ludiques permet à Aurora de dédier son propre territoire à un développement économique intensif. Nous retrouvons ici, en quelque sorte, un des principes de base de la culture politique américaine, renforcé dans notre cas par un cadre géographique où la ressource foncière peut sembler sans limites. En ce qui concerne l’utilisation du sol, nous constatons que si un large consensus existe sur l’importance de protéger de l’urbanisation certains espaces précis, la ressource foncière n’est pas en soi un bien économiquement rare. Le principe lockien de l’appropriation légitime, laissant « autant et d’aussi bonne qualité pour autrui » conserve pour l’Ouest américain une pertinence qu’il a depuis longtemps perdue en Europe. Associée à ce principe se trouve une valorisation de la diversité des choix qui rend légitime la coexistence de politiques foncières voisines mais totalement opposées. Le NIMBY environnemental de Boulder comme le développement économique frénétique de Aurora se justifient plus facilement dans un contexte où chacun sait bien que d’autres feront le choix opposé et complémentaire. Nous retrouvons ici le point de départ – mais non les conclusions – de Minkoff (2012). Comme lui, nous estimons que les politiques poursuivies par une municipalité infra–métropolitaine ne peuvent se comprendre que dans le contexte des choix effectués par les collectivités voisines. Plutôt que convergence, par contre, nous observons que cette dynamique peut conduire à la différenciation. Les collectivités infra métropolitaines sont, en quelque sorte, interdépendantes, dans une promotion de la diversité à une échelle qui serait bien trop étendue pour la France des territoires grenellisés.

La norme et les territoires

33Dans le pays de la normalisation dense et multi-niveaux, on pourrait à l’inverse des USA s’attendre à ce que le carcan réglementaire entrave toute velléité de distinction entre territoires. C’est la théorie du jardin à la française, à vrai dire plus souvent ressenti de l’extérieur de l’hexagone – comme un imaginaire national – que quand on y développe une enquête. L’observation de différentes situations au cours du temps dans la région urbaine de Montpellier permet d’illustrer la diversité des stratégies communales en matière de gestion du foncier et de l’environnement, malgré un cadre légal qui ne dément pas sa capacité à la complexification croissante.

34La ville de Montpellier a conduit de longue date (depuis la fin des années 1970) une politique de maîtrise foncière publique au service d’un modèle de développement alimenté par la croissance démographique. Avec la création de la Communauté d’Agglomération en 2001 et la réalisation de son SCoT en 2006 (Volle, Viala, Négrier & Boissard, 2010), les ressorts du développement restent les mêmes, avec des principes et modalités de planification urbaine plus complexes, à l’échelle intercommunale : 3000 ha « zadés » [8] en réserve de projets communaux ou communautaires (bilan 2012 du SCoT), renouvellement urbain privilégié, nouvelles extensions d’urbanisation limitées et densifiées à proximité des transports en commun… Les communes périphériques se voient imposer du logement collectif et doivent assumer leur part de logement social qui étaient auparavant l’apanage quasi-exclusif de la ville centre. La communication de Montpellier Agglomération met en avant la protection des espaces naturels et agricoles grâce à son SCoT, mais ne s’agit-il pas seulement de limiter la consommation des réserves foncières pour assurer une croissance urbaine à plus long terme (Jarrige et al., 2009) ? Lors de la réalisation du SCoT, le contre-exemple des Alpes-Maritimes avait été mis en avant : l’absence de foncier pour réaliser des logements destinés aux classes moyennes et modestes y est devenue un facteur limitant le développement économique, frein à l’installation de nouvelles entreprises faute de logements accessibles aux employés.

Carte n° 1

L’aire métropolitaine de Denver

Carte n° 1

L’aire métropolitaine de Denver

Carte n° 2

« La croissance démographique dans la région de Montpellier »

Carte n° 2

« La croissance démographique dans la région de Montpellier »

35D’autre part, au sein même de la Métropole, on observe une différenciation des stratégies municipales. Seules quelques communes (hormis Montpellier) ont eu une stratégie de maîtrise foncière publique, dont Villeneuve-lès-Maguelone et Lavérune, sur les espaces agricoles en l’occurrence, en partenariat avec la SAFER. Dans le premier cas (commune littorale, mairie historiquement communiste), il s’agissait d’une part de lutter contre la cabanisation [9], et aussi d’assurer la fourniture de logement aux jeunes générations locales. La veille foncière et l’acquisition de parcelles au gré des opportunités du marché ont permis à la municipalité d’engager une bourse d’échanges fonciers. De nouveaux logements sociaux ainsi qu’un collège ont ainsi pu voir le jour à proximité du village, sur des parcelles anciennement détenues par un domaine viticole, lequel a pu récupérer en échange des terres agricoles.

36Dans le cas de Lavérune, l’acquisition et la protection des espaces agricoles semblent aller de pair avec une limitation de la croissance et du renouvellement démographiques. L’agriculture, très présente dans le projet communal, se voit assigner un rôle de protection du cadre paysager.

37Les urbanistes de l’intercommunalité ont en effet noté que, suite au SCoT de 2006, la plupart des communes ont appliqué, en zones agricole, des règles de constructibilité plus restrictives que la règle – nationale – par défaut. Justifiés le plus souvent par le risque de « mitage » de l’espace agricole via des bâtiments à la vocation agricole éphémère, ces règlements autorisent la construction, et donc le développement, aux exploitations agricoles déjà en place (à partir de bâtiments existants), mais pas à de potentiels nouveaux entrants, ne disposant pas déjà de bâtiments agricoles. Ceci tend à confirmer que la protection des espaces agricoles mise en avant dans le SCoT constitue plus un argument pour justifier la densification de l’urbanisation (et limiter le rythme de la consommation foncière) qu’une mesure en faveur du développement agricole (Jarrige et al., 2009). Seule la commune de Grabels, au sein de Montpellier Métropole, applique le règlement de constructibilité par défaut dans les zones agricoles propices à l’installation de nouveaux agriculteurs. En cela, elle met en œuvre une politique de soutien au développement agricole, et non pas défensive au regard du risque de « mitage ». Il est à noter que cette commune résidentielle n’a quasiment plus d’exploitations agricoles (contrairement à Villeneuve ou Lavérune). La volonté d’entretien du paysage et de la « ruralité » de la commune passe alors nécessairement par une véritable relance de l’activité agricole.

38La place de l’agriculture et le rôle qu’on veut lui faire jouer dans ces projets communaux relèvent donc de situations et de cultures différentes. En bien des aspects, elle est une ressource politique au service d’un imaginaire territorial, et non un objectif sectoriel ou l’incarnation d’une injonction légale et abstraite.

39Les différences de stratégies en matière de gestion publique du foncier, et leur interdépendance, peuvent s’observer dans l’aire urbaine de Montpellier, au-delà des frontières de l’intercommunalité de Montpellier Métropole. Ainsi trois communes résidentielles avec un profil de population de CSP supérieures – St Gely du Fesc, St Clément la Rivère, Teyran – s’en sont détachées en 2004 pour rejoindre au nord une autre intercommunalité, le Grand Pic St Loup, avec un paysage de garrigue et de vignoble, des villages charmants… Soumises à la pression résidentielle du pôle montpelliérain, les communes y déclinent des stratégies foncières variées : développement de l’habitat pavillonnaire – sur des lots de plus en plus petits – sur l’ensemble des réserves foncières à St Gely du Fesc ; maintien d’une grande surface minimum comme seuil de sélection pour les maisons individuelles à St Clément de Rivière, tout en programmant la réalisation d’un projet d’urbanisme commercial de grande ampleur en périphérie de la commune, à la limite de la métropole montpelliéraine. Alors qu’elles sont contigües, ces deux communes illustrent une diversité de stratégie foncière entre création de la rareté et développement résidentiel intensif ; une diversité qui fait écho à l’opposition entre le modèle résidentiel limité de Boulder et la croissance par le développement économique extensif d’Aurora.

40Le projet de territoire de l’intercommunalité du Grand Pic Saint-Loup tente de trouver un équilibre entre protection paysagère et gestion de la croissance démographique. Adopté en 2012 par les élus locaux, le SCoT Pic Saint-Loup Haute Vallée de l’Hérault fait cependant l’objet de conflits avec l’administration préfectorale. Dans cette communauté à laquelle plusieurs municipalités se sont affiliées pour fuir les logiques de densification et d’habitat social propres à la métropole – alors qu’elles font partie du premier cercle de la périurbanisation montpelliéraine – c’est précisément sur ces points que leur schéma pêche par manque d’ambition et de respect des règles légales.

41Ces dynamiques foncières locales ne sont pas indépendantes. Tout comme dans l’aire métropolitaine de Denver, on observe par exemple un report de la pression foncière à l’ouest de Montpellier, dans la plaine de l’Hérault. On peut considérer que l’effet attractif généré par la nouvelle desserte autoroutière (A75) a été renforcé par un report d’urbanisation dans cette région qui n’a pas encore achevé son SCoT. Les communes y subissent la pression immobilière, et l’urbanisation se déploie dans un contexte de régulation obsolète au regard de la croissance démographique [10], alors que les règles d’urbanisme se sont précisées – et durcies – depuis plusieurs années déjà dans la métropole montpelliéraine via son SCoT. Ainsi, même s’il n’existe pas de possibilité d’incorporation de nouvelles réserves foncières à urbaniser comme dans le Colorado (Aurora), on peut considérer que l’absence (ou le retard) du document d’urbanisme intercommunal facilite le développement urbain dans un contexte moins réglementé.

42L’analyse de situations locales révèle dans le cas français une plus grande diversité de politiques foncières communales que ne le laisserait supposer un cadre juridique national foisonnant, et a priori contraignant. Les différences de cultures locales, dans le rapport au monde agricole, à la gestion de la croissance démographique et de l’évolution sociale des villages, sont à la fois le produit et la cause des stratégies différentes en matière de gestion du foncier. La chronologie relative de l’arrivée de la « vague démographique » et de l’élaboration des documents d’urbanisme joue aussi un rôle différenciant. L’agriculture peut disparaître (souvent du fait même des agriculteurs, principaux propriétaires fonciers), ou se maintenir par le biais d’alliances entre agriculteurs et nouveaux résidents pour protéger le foncier agricole. C’est le cas de Murviel-lès-Montpellier, au nord-ouest de la Métropole. Elle peut enfin constituer un levier de reconquête de l’espace et du paysage (Grabels). Du fait de l’histoire locale, le monde agricole joue ainsi un rôle important dans les dynamiques foncières urbaines (Jarrige, Jouve & Napoleone, 2003). Et la dimension agricole y est souvent associée à celle de l’environnement, contrairement au contexte américain où la dimension environnementale seule est un support de différenciation des stratégies foncières.

Conclusion

43Partant de deux modèles a priori totalement dissemblables, nous ne sommes pas parvenus, au jeu des critères de divergences et des convergences, à les rendre identiques. Ce n’était pas notre intention. Cependant, l’opposition radicale entre les deux cadres laisse la place à des différences de moindre intensité et, surtout, à une appréciation distincte de ces divergences au gré des dimensions observées. On peut ainsi opposer ce qui concerne la constitution du cadre institutionnel et les stratégies d’acteurs.

44C’est dans l’encadrement institutionnel et ce qu’il exprime de culture de la ressource foncière que nous trouvons les contrastes les plus forts. Il y a ici à la fois des différences d’intensité, qui opposent un cadre français dont la capacité à générer des règles et niveaux administratifs semble ne pas avoir de fin, et un modèle américain qui postule au contraire un minimum de règles contraignantes, pour faire naître la « régulation » des échanges, négociations et compromis entre acteurs publics, mais surtout privés. Même s’il ne faut pas chercher à rendre trop opérationnelle et prescriptive la notion de « culture politique foncière », il est indéniable que deux imaginaires du sol se font face et pénètrent les comportements institutionnels.

45Mais nous avons très vite observé que ces oppositions devenaient relatives dès lors qu’on les confrontait au terrain, et en particulier à la relation entre politiques foncières et finalités environnementales et agricoles. Pourquoi une telle relativité ? Deux grandes raisons peuvent être avancées.

46La première concerne la manière de faire vivre la règle. D’un côté, l’accumulation de réglementations conduit, dans le cas français, à des pratiques qui en rendent paradoxalement variable l’impact prescriptif : contournement des règles, non-observation flagrante ou subtile, interprétation déviée et contraire aux intentions initiales du législateur, etc. Naturellement, il faut ajouter le fait que l’intensification des règles augmente mécaniquement le risque des les rendre contradictoires entre elles. Tous ces phénomènes ouvrent des capacités de jeu et d’autonomie des stratégies locales qui semblaient hors de portée du jardin à la française.

47De l’autre côté, à l’absence de toute réglementation ou planification impératives, il faut opposer des formes localisées de régulation, ou plutôt la consolidation d’arrangements entre acteurs, sur fond d’une véritable vision idéologique de la ressource foncière. Loin d’être cet espace livré sans frein au marché, le foncier est aux USA un objet régulé, politiquement construit. Et les documents de planification du sol ont beau ne pas avoir la même intangibilité verticale et légale qu’en France, ils ont néanmoins une capacité à prescrire les comportements qui découle de leur adéquation à cette construction, localisée, de l’intérêt général.

48La seconde raison réside précisément dans les différences observées au sein de chaque configuration. Nous l’avons particulièrement montré dans la relation qui s’établit, des deux côtés, entre politique foncière et dimensions agricoles et environnementales. C’est là que les différences au sein des deux aires métropolitaines sont les moins évidentes, tant les comportements d’acteurs peuvent être comparés. L’instrumentalisation des normes environnementales, des imaginaires paysagers et des intérêts agricoles aux fins de reproduction sociale locale s’y retrouve presque à l’identique. Mais, au sein d’une même aire métropolitaine, on y retrouve également des différences radicales de stratégies. L’étalement urbain atteint certes des niveaux plus spectaculaires autour de Denver, lorsqu’il est érigé au rang de principe politique. Mais on en voit la trace dans certaines stratégies suburbaines de lotissement autour de Montpellier, même si elles ne peuvent pas être poussées à l’extrême, à l’échelle municipale en tous cas.

49C’est enfin sur cette question d’échelle que l’appréciation comparative concilie les divergences et les convergences. D’une certaine manière, la diversité des constructions politiques du foncier se traduit par une diversité d’accès au logement, et par une différenciation très nette dans la sociologie des populations municipales, autour de Denver. La mixité sociale n’y est pas une injonction légale. Elle découle d’un « marché des besoins » qui s’examine à l’échelle de l’aire métropolitaine. Dans le cas français au contraire, elle est une injonction légale qui pèse dès l’échelle municipale. Mais elle n’est pas toujours suivie d’effets, peut être diversement appréciée par l’État et son représentant local. Surtout, le jeu des discours agro-environnementaux influe sur la typologie des espaces et la sociologie de l’habitat périurbain. L’échelle métropolitaine, tout comme les normes institutionnelles et les intérêts fonciers, sont bien des ressources à la disposition d’acteurs qui se les approprient politiquement, dans des sens qui ne sont pas si opposés d’un pays à l’autre.

50Cette comparaison nous aura convaincu que les oppositions les plus déterminées entre cadres institutionnels, les plus enracinées dans des cultures politiques distinctes, méritent d’être mises à l’épreuve des terrains concrets d’observation. Dans des configurations métropolitaines soumises à une croissance comparable, la politique foncière est foncièrement politique.

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Mots-clés éditeurs : développement durable, politiques foncières comparées, étalement urbain, États-Unis d’Amérique, France

Date de mise en ligne : 20/07/2015

https://doi.org/10.3917/psud.042.0043

Notes

  • [1]
    Cf. « Le territoire français est le patrimoine commun de la Nation », Code de l’urbanisme, article L 110.
  • [2]
    Exemple des ZAD, zones d’aménagement différé.
  • [3]
    L’article L.111-1-1 du Code de l’Urbanisme prévoit que : « Les Plans Locaux d’Urbanisme… doivent être compatibles avec les orientations des Schémas de Cohérence Territoriale ». L’obligation de compatibilité est une exigence de non-contrariété. C’est-à-dire que la norme inférieure ne doit pas faire obstacle à la norme supérieure. Ainsi, la règle subordonnée (PLU) ne devra pas se conformer scrupuleusement à la règle supérieure (SCoT), mais ne pas empêcher sa mise en œuvre.
  • [4]
    La « grenellisation » est un néologisme désignant les principaux engagements de la loi n° 2010-788 du 12 juillet 2010 portant engagement national pour l’environnement, dite « Grenelle 2 » et leur prise en compte dans le contenu et les modalités d’élaboration des deux grands documents d’urbanisme : les plans locaux d’urbanisme (PLU) et les schémas de cohérence territoriale (Scot)
  • [5]
    Nous ne traitons pas ici du rôle de l’État fédéral américain comme propriétaire direct d’un vaste patrimoine foncier exclusivement rural et en partie tenu à l’écart du développement, tel les Forêts et Parcs Nationaux.
  • [6]
    C’est-à-dire non rattachés à une municipalité (situation sans équivalent en France).
  • [7]
    Comme on peut le lire de façon plus développée dans l’article de Coline Perrin dans ce même numéro.
  • [8]
    ZAD zone d’aménagement différé, permet de définir des périmètres à prix gelé pendant 6 ans, en vue d’un aménagement public par une collectivité locale – commune ou intercommunalité – qui dispose d’un droit de préemption urbain sur les ventes dans ce périmètre (lequel doit être validé par le Préfet).
  • [9]
    Constructions illégales, de loisir ou d’habitat plus permanent.
  • [10]
    Une croissance démographique impressionnante : en 10 ans, la population de la vallée de l’Hérault a connu une hausse de près de 23 % de sa population (40 % d’augmentation entre 1999 et 2015 !), passant de 25 500 habitants en 1999 à plus de 35 000 habitants en 2015 (http://www.cc-vallee-herault.fr).

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