Pôle Sud 2015/1 n° 42

Couverture de PSUD_042

Article de revue

Sous le foncier, la politique

Pages 5 à 9

English version

1Les questions foncières restent, en France notamment, rarement abordées par la science politique. Et il reste également rare de considérer ce thème comme un objet de comparaison internationale. Ces deux constats sont pourtant tout à fait paradoxaux. Un paradoxe qui pose aujourd’hui un problème à la résolution duquel ce dossier spécial de Pôle Sud entend apporter sa contribution.

2Le premier paradoxe tient à la quasi absence du sujet dans les débats de la science politique, alors que l’objet en question (les ressources foncières, leurs usages et conflits d’usage, les modèles à promouvoir dans l’agenda des grandes organisations régionales, notamment africaines, etc.) est considéré comme l’un des enjeux majeurs de l’action publique sur les territoires ruraux, urbains et périurbains. Plus de la moitié de la population mondiale vit désormais en ville (Brenner, 2014). Un constat qui s’inscrit dans ce que Henri Lefèbvre avait pronostiqué comme une urbanisation, à terme, de l’ensemble de la société, et de la nécessité pour les sciences sociales de passer d’une interrogation sur les formes urbaines à un questionnement sur les processus d’urbanisation (Lefèbvre 1970). Il y a un enjeu considérable à se saisir des questions foncières en sciences sociales. Aujourd’hui, ce sont de façon dominante les géographes, les aménageurs, ainsi que certains sociologues du développement qui forment les rangs les plus fournis de la science du foncier. Et ce sont eux qui posent désormais, au centre du débat, la question politique. Ce numéro de Pôle Sud en rend d’ailleurs compte à sa manière, puisqu’il associe dans son sommaire une diversité de disciplines.

3Que signifie considérer le foncier comme une question politique ? Barrie Needham et Roelof Verhage ont apporté à cette question, il y a une dizaine d’années, une réponse toute en nuance (Needham & Verhage, 2003). Ces spécialistes de l’aménagement de l’espace concédaient qu’il y a enjeu politique car il renvoie simultanément à « une combinaison de considérations idéologiques, émotionnelles, économiques et techniques » (notre traduction). Cette combinaison de dimensions fait qu’elle échappe à la focale d’un seul spécialiste. Elle est une question au carrefour de plusieurs sciences, et justifie donc que la science politique, science carrefour s’il en est, s’y intéresse aussi.

4Ces combinaisons sont naturellement variables. Les aspects émotionnels peuvent être plus ou moins sincères ou habiller de subtils mais prosaïques intérêts financiers, renvoyer à des perceptions nostalgiques ou simplement préservatrices d’un cadre de vie. Les dimensions techniques, on le sait bien, ne sont jamais univoques et « embarquent », derrière l’illusion de l’instrument adapté et neutre, des préférences et des rapports de force.

5Il existe des cultures foncières qui laissent apparaître de profondes divergences, comme celles qui opposent les traditions nord-américaines et européennes, que nous déconstruirons dans notre papier : ressource en principe mobilisable dans le cas américain ; principe d’inconstructibilité par défaut dans le cas français.

6Ces cultures s’enracinent dans des régimes juridiques. Il existe une économie et des intérêts fonciers, qui constituent d’abord un puissant secteur marchand, dans tous les cas, et quels que soient le régime politique et les formes de régulation.

7Mais ces intérêts sont aussi inscrits dans des configurations territoriales qui les mettent en interaction suivie avec les autorités publiques. Les enjeux de développement économique, de prélèvement fiscal, de préservation de l’environnement, d’accès au logement sont parmi les principaux soulevés par ces interactions, et donc par les processus de négociation, la construction de compromis fonciers localisés. La nature de ces interactions et les droits qui les encadrent passent pour être très dépendants des cultures déjà mentionnées (Verhage, 2002). Mais elles posent de nouvelles questions. On constate d’une part une pluralité d’algorithmes qui prétendent apporter la « bonne » vision d’une politique foncière. Par exemple, face à des phénomènes comme l’artificialisation croissante des sols et des conséquences qu’elle a sur le développement territorial, on rencontre plusieurs systèmes argumentaires le plus souvent fondés sur des expertises techniques, des instruments de mesure précis, qui sont en concurrence pour définir ce que serait la « bonne » politique ou la « bonne » échelle de résolution. Ces expertises et instruments intègrent des intérêts, des représentations, des cultures diverses et orientées. Ce qui fait donc le renouveau politique de la question foncière, c’est l’incertitude croissante dans laquelle sont les acteurs d’établir les contours d’une politique légitime et, surtout, de la mettre en œuvre sur des terrains à la fois divers et densément peuplés d’acteurs aux stratégies et tactiques différentes, tous dépositaires d’une partie de la ressource.

8Ce premier paradoxe d’une question politique centrale sans grande manifestation d’intérêt de la science politique motivait à lui seul la publication de ce numéro de Pôle Sud. Mais au-delà, un second paradoxe en justifie l’orientation singulière : la mise à l’épreuve comparée. Ce paradoxe est que le caractère global de l’enjeu va de pair avec le faible développement de travaux comparatifs sur la question. Certes, il y a des exceptions à ce constat et certains travaux français concernent, par exemple, une région du globe, comme le Moyen-Orient (Blanc, 2012), ou encore l’Afrique (Lavigne-Delville, 1998). Mais ils restent plus souvent orientés vers les enjeux d’ingénierie, juridiques ou géographiques que politiques. Du coup, la question foncière est trop souvent considérée comme une question nationale (Comby & Renard, 1996 ; Renard, 2002), en mettant sous le boisseau deux dimensions qui pourraient bien en écorner le fondement. La première est, bien sûr, l’examen des convergences qui, au-delà des grands systèmes institutionnels, rapprochent dans leur mise en œuvre les politiques foncières elles-mêmes (Jacobs, 2008). La seconde est, dans chacun des cadres nationaux, l’hypothèse d’une différenciation croissante des pratiques et stratégies foncières en lien avec le développement de l’urbanisation. C’est la raison pour laquelle nous avons opté, dans ce numéro, pour des papiers résolument comparatifs, et ouverts à la discussion entre cadres nationaux, mais aussi au sein des pays entre combinaisons distinctes de politiques foncières en lien avec la croissance urbaine.

9Puisqu’un sommaire de revue ne peut à lui seul balayer une question comme celle-ci dans toutes ses dimensions, une mise en perspective globale des approches des enjeux fonciers est proposée par Ute Lehrer, dans le cadre d’un projet international de grande ampleur portant sur les phénomènes de périurbanisation dans le monde.

10Coline Perrin, quant à elle, compare la France et l’Italie, à partir de cas concret et d’une interrogation, historiquement située, sur les politiques de soutien au foncier agricole dans le cadre urbain.

11Ceren Ark propose, dans le cadre turc, une comparaison d’un genre particulier. Nous sommes ici à Istanbul, et les ressources foncières sont examinées dans le temps, comme l’objet de l’affirmation d’un pouvoir sur une base clientéliste, puis comme l’un des piliers de la constitution d’une nouvelle forme de capitalisme métropolitain.

12Cette question de la ressource foncière comme ressource politique est également au cœur de la comparaison franco-américaine proposée par Françoise Jarrige, Emmanuel Négrier et Marc Smyrl. En analysant les cas des aires métropolitaines de Denver (Colorado-USA) et Montpellier (Languedoc-Roussillon-France), ils mettent à l’épreuve à la fois la cohérence interne des politiques foncières dans un seul pays, et aussi les divergences entre deux contextes que l’on croyait aussi différents en pratique qu’ils le sont en théorie.

Références / References

  • Blanc P. (2012), Proche-Orient : le pouvoir, la terre et l’eau, Paris, Presses de Science-Po.
  • Brenner N. (2014), Implosions/Explosions : Towards a Study of Planetary Urbanization, Berlin, Jovis.
  • Comby J. & Renard V. (1996), Les politiques foncières, Paris, Presses universitaires de France, coll. « Que sais-je ? ».
  • Jacobs H. M. (2008), « The Future of The Regulatory Takings Issue in the United States and Europe : Divergence or Convergence ? », The Urban Lawyer, vol. 40, n° 1, pp. 51-72.
  • Lavigne-Delville Ph. (dir.) (1998), Quelles politiques foncières pour l’Afrique rurale ?, Paris, Khartala.
  • Lefèbvre H. (1970), La révolution urbaine, Paris, Gallimard.
  • Needham B. & Verhage R. (2003), « The politics of land policy : using development gains for public purposes », papier en ligne : https://sites.univ-lyon2.fr/iul/policy.pdf, consulté le 4 mai 2015.
  • Renard V. (2002), « L’improbable convergence des systèmes fonciers », Études foncières, n° 100, pp. 49-51.
  • Verhage R. (2002), Local policy for housing development : European experiences, Aldershot, Ashgate.

Date de mise en ligne : 20/07/2015

https://doi.org/10.3917/psud.042.0005

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