Pôle Sud 2005/1 n° 22

Couverture de PSUD_022

Article de revue

Le Portugal entre l'Atlantique et l'Europe

Pages 3 à 9

1Vers la fin du siècle dernier et dans les premières années de ce siècle, le Portugal se trouvait aux prises avec la question africaine. L’intention de construire une société multiraciale et multiculturelle, l’acceptation et l’intégration d’autres cultures et d’autres institutions culturelles semblaient incompatibles avec la supériorité absolue de la civilisation européenne. « Ce n’est pas dans les colonies qu’un empire se perd : c’est dans la métropole, avec les invasions qui l’éloignent des siens, avec des guerres qui se transforment en guerres civiles ou qui frappent ses institutions de gangrène » (Oliveira, 1981).

2L’univers politique et l’univers culturel portugais ne se rencontraient pas. Rêves grandioses du passé, « valeurs éternelles » de la patrie, décadence solitaire étaient au même niveau que l’univers des idées et des courants de pensée qui parcouraient l’Europe.

3« Au terme de quatre siècles de vie non européenne, nous ne serons plus les mêmes », affirmait Eduardo Lourenço. Si les Portugais étaient européens depuis toujours, rappelons cependant qu’ils étaient aussi « continentaux », leur langue et leur culture avaient développé des racines au Brésil, en Afrique, en Orient. Ce qui a laissé en eux « beaucoup de mémoire bien qu’ [ils soient] européens depuis des siècles » (Lourenço, 1993).

4Mais quel pays européen a été exclusivement européen ? Et l’Europe a-t-elle jamais été seulement l’Europe (Macedo, 1979) ?

5S’il ne pouvait se séparer de l’Atlantique, le Portugal n’a jamais cessé d’être européen. Pour entrer en Europe, il n’a pas dû, non plus, renoncer à l’Atlantique. Bon nombre de pays européens ont toujours maintenu leurs engagements hors de l’Europe.

6(i) Le Portugal a participé à la Première Guerre mondiale, époque où il cherchait à défendre ses colonies, alors qu’il a maintenu pendant la Seconde Guerre mondiale une lucide position de neutralité. Dans la conscience des peuples, les holocaustes des deux guerres ont représenté la décadence d’un nationalisme expansionniste et le dépassement des formules coloniales, apparues à la suite des hégémonies américaine et russe de l’après-guerre et du désir d’indépendance des peuples colonisés.

7Ainsi, le retour à une unité européenne semblait-il aller au-delà du simple vécu de chaque nation.

8L’Europe apparaissait, en effet, comme une réponse possible aux difficultés que les pays du continent devaient affronter, entourés comme ils l’étaient de blocs opposés ; mais cette unité répondait également à une certaine angoisse devant le monde moderne. Psychose dont la cause la plus évidente se trouvait dans un isolement qui n’excluait justement pas la possibilité d’une Europe transformée en espace scénique où se disputaient les intérêts des autres.

9Il est en tout cas compréhensible que l’ouverture du Portugal à l’Europe, déterminée surtout par des raisons économiques, soit advenue au cours de la période de Salazar. Comme l’affirme l’homme d’État, le Portugal essayait, dans l’après-guerre, de s’intégrer dans la « communauté internationale », repoussant toutefois le parlementarisme ainsi que toute forme de solution liée à une fédération européenne. En fait, on pensait que le Portugal avait un rôle important à jouer dans le contexte international.

10Des facteurs d’ordre économique et social contribuèrent à la nécessité de changer.

11On sait désormais que la conception européiste de Salazar était mêlée à une persistante vision atlantiste de la politique extérieure du pays. Le Portugal ne pouvait se séparer de l’Atlantique, ni, du reste, cesser d’être européen. « Ce que nous offrons, soutenait Oliveira Salazar, donne plus de sens à l’Occident » (Salazar, s.d.). Comme on peut le voir, il s’agit d’une conception à la fois « eurafricaine » et « euraméricaine ».

12La décolonisation et l’autodétermination étaient des processus impossibles à arrêter dans les années soixante, et le Portugal était ainsi toujours plus isolé. Salazar, avec sa fameuse expression, « orgueilleusement seuls », confirmait de nouveau, contre vents et marées, la présence du Portugal dans les territoires colonisés.

13Européisme et anti-européisme étaient interchangeables dans les idéaux et dans la pratique de Salazar, ainsi que dans la politique de l’État Nouveau. Dans la perspective de l’Europe élargie de type atlantique, l’Europe était le centre névralgique du monde. Elle ne pouvait se passer de l’aide des États-Unis à un moment où l’on remettait en cause « son patrimoine moral et sa liberté » (ibid.). « Europe tragique », selon la définition de Salazar, mais aussi « Europe glorieuse ».

14Les pressions économiques ont mené le Portugal à adhérer à l’AELE (Association européenne de libre-échange), dont il a été un des membres fondateurs en 1960, et à entrer dans l’OCDE (Organisation de coopération et de développement économique) fondée en 1968.

15En même temps, la Communauté économique européenne prenait ses distances vis-à-vis d’un pays dont le régime n’était pas démocratique et qui maintenait un empire colonial.

16Le pays était plongé dans une crise qui ne cessait de s’accentuer, la position solitaire de Salazar se confirmait. La guerre contre les colonies, l’abandon, de la part des États-Unis, du projet eurafricain et de celui de sa propre Europe, la création de nouvelles stratégies, placèrent le Portugal en marge de l’Europe. Certaines voix salazaristes (Silva Cunha, Kaulza de Arriaga) se sont encore lamentées récemment, au cours du débat sur le traité de Maastricht, répétant que le Portugal « commettait une erreur en entrant dans la Communauté, parce qu’il a une communauté naturelle avec l’Angleterre, le Nord de l’Amérique et les anciens territoires d’outre-mer » (Expresso, 6 juin 1992. Cf. Torgal, 1993, 1996 ; Lucena, 2000).

17La fin du cycle impérial, après une guerre qui a duré treize ans et a empêché la croissance économique du pays, n’a été que rarement considérée comme un choc pour la nation, beaucoup continuent à valoriser le lien étroit du Portugal avec le Brésil, l’Occident et, surtout, l’Afrique.

18(ii) Les Portugais sont depuis toujours des Européens. D’ailleurs, quand ils prirent la mer, ils apportèrent aux autres peuples le message culturel qui germait dans la pensée européenne de l’époque (Veiga, 1979). Le processus de l’intégration européenne du Portugal est un phénomène qui s’insère dans une évolution interrompue à plusieurs reprises, mais inévitable du point de vue historique.

19Après la révolution du 25 avril 1974, avec la démocratisation du Portugal, l’Europe a apprécié les différentes formes et les divers modèles de sa nouvelle participation.

20La révolution du 25 avril 1974 et la démocratie consolidée au Portugal ont créé les conditions de son intégration dans une Europe démocratique et pluraliste qui, faisant preuve de tolérance sur le plan idéologique, préservait les identités nationales. Le premier gouvernement constitutionnel, né au mois d’août 1976, vit se succéder diverses étapes de négociations pour présenter sa requête d’adhésion.

21La décision d’adhérer était avant tout d’ordre politique. Si le Portugal n’y épuisait pas la perspective de son développement, elle n’en représentait pas moins une composante nécessaire dans une situation où il était urgent d’adopter une politique globale, profonde. Pour certains, cela signifiait entrer dans une « Europe en crise », mais d’autres y voyaient le moyen de sortir de la crise portugaise.

22Le thème de l’adhésion à l’Europe a attiré l’attention de la société portugaise, sans réussir à pénétrer toutes les couches sociales et tous les groupes politiques. Le projet européen n’a pas été et n’est pas un projet de toute tranquillité, il n’a pas fait l’unanimité dans la population portugaise. La volonté d’adhésion, la conscience croissante et généralisée des difficultés de concrétisation de cette volonté et le sentiment du caractère irréversible de la vocation européenne du Portugal, telles étaient les composantes principales du thème qu’on discutait dans les années quatre-vingt. En effet, la perspective politique, culturelle, économique et sociale s’insérait dans le cadre d’un projet global, caractérisé par l’intégration portugaise. La demande d’adhésion et son acceptation semblaient inévitables, vu la démocratisation du Portugal, la situation en Espagne, qui pouvait s’aggraver, et les événements en Italie. Le moment était unique. Le Portugal souffrait du drame de son isolement dans le contexte européen et souffrirait bientôt de l’isolement ibérique. Le risque était de rester encore une fois « orgueilleusement seuls ».

23(iii) Après le « défi européen » (1986-1990), qui a fait croire à l’Europe, on assiste à une vague de scepticisme et d’incertitude.

24La grande controverse tourne autour du nœud central du traité de Maastricht et de l’Union économique et monétaire. Le but de la monnaie unique doit être atteint, si ce n’est en 1997, en tout cas en 1999. En temps de récession, les blessures s’ouvrent et les maux de l’économie atteignent l’Europe communautaire, accentuant la profondeur de la crise de l’intégration européenne.

25On se reprend à soupeser le pour et le contre dans le débat sur l’Europe. Certains se demandent si l’Union européenne a perdu son sens à cause des nouvelles données géostratégiques, après la chute du mur de Berlin, la débâcle du communisme et la désintégration du bloc de l’Est. Le centre de gravité de l’Europe s’est déplacé vers le Nord. Ce facteur a refroidi l’enthousiasme des Portugais vis-à-vis de l’Europe communautaire, malgré le « paquet Delors II », qui a permis de doubler les fonds structurels que l’économie portugaise recevra jusqu’en 1999.

26En fait, le Portugal commence à intérioriser l’idée que la ferveur à défendre l’Union européenne s’atténue. Un écart s’est creusé entre le discours du gouvernement et du pouvoir et le discours des citoyens de l’Union européenne. N’y aurait-il pas deux mystifications derrière ces discours et derrière ceux des partis parlementaires ? La première mystification est celle qui défend une « alternative nationale », donc protectionniste, néo-atlantique, pour le processus de l’intégration du Portugal dans l’espace économique européen. C’est une solution qui se révèle impossible depuis la fin des années cinquante, sa survie politique et économique n’est due qu’à la résistance du régime salazariste et, par conséquent, à la prolongation de la guerre coloniale. En réalité, le marché européen soumet l’économie portugaise, et il est impossible, en dehors de ce contexte de penser l’avenir économique du pays, quel qu’il soit, dans la mesure où l’espace économique européen existe.

27La seconde mystification est celle d’un « idéal communautaire », autrement dit, celui d’un « avenir européen » irréversiblement identifié aux valeurs et aux institutions de l’actuelle Union européenne.

28Ces deux Europe réussiront-elles à coexister ? En fait, c’est dans le contexte européen – quel qu’il soit dans le futur – qu’il faut placer aussi l’avenir du Portugal (Cabral, 2000).

29(iv) Au Portugal comme dans le reste de l’Europe, la motivation populaire à l’égard du nouveau processus européen relève également du sentiment de la nécessité d’une plus grande participation des citoyens à l’exercice de leur propre droit de citoyenneté, et dans l’impératif de trouver « des réponses crédibles de la part des gouvernements et des institutions européennes ». Ce qui signifie que le processus européen devra évoluer vers une Europe toujours plus démocratique (Lourenço, 1994, 2000).

30La révision du traité de Maastricht par la conférence intergouvernementale de 1996 représente exactement ce grand défi. L’Union européenne donnera-t-elle, en renforçant sa tradition démocratique, sa tradition interne et sa projection internationale, une réponse à l’ouverture aux pays de l’Europe centrale et orientale ?

31Depuis 1986 le système politique portugais essayait de se rendre adéquat aux pratiques communautaires. Le point fort de ce processus d’adaptation fut la charge de la Communauté Européenne au cours de la première moitié de 1992.

32Mais 1998 sera l’année du rapprochement du Portugal et du centre de l’Europe, à travers l’euro, mais aussi l’époque où les questions sur l’élargissement de l’Union européenne sont devenues plus urgentes – défis auxquels le Portugal a aussi dû faire face.

33Mais le Portugal a aussi un tôle fondamental au sein de l’Union européenne – celui de stimuler la dimension transatlantique – avec le Brésil et les pays de langue et expression portugaise (CPLP – Angola, Mozambique, Guinée-Bissau, Cap Vert, S. Tomé e Príncipe).

34D’un point de vue global on assiste, après 1998, à un moment important pour la définition des relations entre le Portugal et l’Asie, aussi bien au niveau bilatéral qu’en tant que membre de l’Union européenne.

35La Présidence portugaise de l’Union européenne, du 1er janvier au 30 juin 2000 a coïncidé avec le début du nouveau millénaire.

36Les dix articles réunis dans ce volume se concentrent sur les mutations politiques du Portugal contemporain. Ainsi, Pedro Tavares de Almeida et António Costa Pinto analysent le recrutement des ministres, entre 1851 et 1999, montrant l’impact des changements de régime successifs – de la monarchie constitutionnelle au régime démocratique qui succéda à la révolution du 25 avril 1974.

37Une réflexion intéressant politologues, sociologues et historiens porte sur la caractérisation de l’État Nouveau : fascisme ou autoritarisme ? Luís Reis Torgal, dans son texte, propose son interprétation du concept de « fascisme » et s’appuie sur divers présupposés politiques, sociaux, économiques et culturels, pour conclure que l’État Nouveau est une « forme identifiée » de « fascisme ».

38Comment s’est organisé le pouvoir politique post-révolutionnaire d’avril 1974 ? Le fonctionnement du système – organes du pouvoir, partis, élections, système judiciaire, forces armées – fait l’objet de l’analyse d’António Reis qui montre comment s’est implantée et consolidée la démocratie, à travers l’organisation du pouvoir politique, et comment elle pourra être renforcée dans le futur.

39Le processus de démocratisation se reflète naturellement sur la politique extérieure portugaise : c’est ce que nous explique Nuno Severiano Teixeira. Quels sont les modèles, les objectifs et les caractéristiques de l’insertion internationale du Portugal dans la période de démocratisation (1974-1986) ?

40Dans la période post-coloniale, la politique étrangère portugaise revêt une importance notoire. Dans son article, João Gomes Cravinho fait porter sa réflexion sur les relations du Portugal et de la CPLP durant les dernières trois décennies.

41Le Portugal étant un pays semi-périphérique dans le système international, il a donné à sa politique étrangère une direction qui lui a conféré, selon José Manuel Pureza, une position particulière en matière de diplomatie océanique : « internationalisme normal » en emps de globalisation.

42Quelles sont les transformations opérées dans l’économie portugaise après la Révolution de 1974 et l’adhésion du Portugal à la CEE en 1986 ? José Reis relève et définit les plus importantes et les plus significatives parmi les altérations qui sont survenues – au niveau de l’État, du marché, de la société –, en en montrant les articulations par rapport à l’économie, sur les plans national, ibérique et international.

43La dynamique de la légitimation démocratique du pouvoir local a suivi un parcours complexe et – dans la perspective de Fernando Ruivo et de Daniel Francisco – elle est passée par diverses phases, en évoluant dans un cadre marqué par des ruptures et des continuités.

44C’est un processus également évolutif qu’ont connu les politiques patrimoniales et de réhabilitation urbaine au Portugal. D’après Carlos Fortuna et Paulo Peixoto, l’intensification des processus de patrimonialisation s’est fait sentir au Portugal dans les années 80 et, surtout, dans les années 90. Mais quels objectifs fondent et légitiment cette valorisation, ce développement des politiques patrimoniales ?

45Dans le domaine de l’enseignement, et en particulier de l’enseignement universitaire, à quelle évolution a-t-on assisté ?

46Deux tendances contradictoires ont présidé à l’évolution de l’Université : résistance à l’internationalisation, d’un côté et, de l’autre, insertion dans les stratégies transnationales dans le contexte de la globalisation. C’est ce dont l’étude d’Adriano Moreira nous apporte les preuves.

47Se trouvent donc ici réunies des études aussi diversifiées que le sont les formations de leurs auteurs : historiens, économistes, juristes, sociologues, spécialistes de science politique. Croisement et rencontre interdisciplinaire qui reflètent la variété des points de vue offerts pour une meilleure perception et compréhension du « Portugal du Politique ».

Bibliographie

Références

  • Cabral M. V., « Le Portugal, l’Europe et l’Union européenne : quelques réflexions en trois temps », Arquivos do Centro Cultural Calouste Gulbenkian, vol. XL, 2000.
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  • Lucena M. de, « Nationalisme impérial et l’Union européenne », Arquivos do Centro Cultural Calouste Gulbenkian, vol. XL, Lisboa, 2000.
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  • Salazar A. O., Discursos IV e V, Coimbra, Coimbra Editora, s.d.
  • Torgal L. R., « Salazarismo, fascismo e Europa », Vértice, n° 52, janvier-février 1993.
  • Torgal L. R., « Salazarismo, Europa e América », Revista Portuguesa de História, t. XXI, vol. I, 1996.
  • Veiga L. de, « Integração europeia e política externa », Democracia e Liberdade, n° 9, 1979.

Mots-clés éditeurs : Portugal, Union européenne, Europe, démocratie, Atlantique

Mise en ligne 01/01/2009

https://doi.org/10.3917/psud.022.0003
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