Pôle Sud 2004/2 n° 21

Couverture de PSUD_021

Article de revue

L'État en action revisité

Pages 31 à 42

1Dix-sept ans après la parution de l’ouvrage co-rédigé avec Bruno Jobert, il peut être intéressant de porter un regard rétrospectif sur les thèses et sur les approches proposées dans le livre. En effet, au-delà des résultats de recherche qui y étaient présentés, il était bien représentatif des débats et des questions qui marquaient à l’époque les recherches sur l’État et les politiques publiques. Quand on feuillette le livre aujourd’hui, on peut ainsi voir que, si le modèle d’analyse de « l’action de l’État » reste – à mon sens – globalement valable, un certain nombre de questions doivent être reprises, parce que l’objet même du livre – l’action publique – s’est transformé profondément, de même que le contexte scientifique de l’analyse des politiques publiques.

2Voici donc quelques points qui mériteraient sans doute de nouvelles discussions. Il ne s’agit que de questions de recherche qui concernent aussi bien l’analyse de la situation française que les réflexions sur l’action publique en général.

Le modèle français n’est plus un modèle

3Même s’il ne s’agissait pas à proprement parler d’un travail comparatif, l’un des objets de l’ouvrage était de mettre en perspective la situation française par rapport à ce que l’on pouvait observer dans d’autres pays. De ce point de vue, l’une des thèses du livre était que les deux principaux modèles disponibles pour penser les relations entre l’État et la société, le modèle pluraliste et le modèle corporatiste, ne permettaient pas de bien rendre compte de la « spécificité » française. Il ne faisait pas de doute que la société française n’était pas marquée par le pluralisme, au sens où des lobbies auraient été en compétition pour représenter auprès de l’État tel ou tel intérêt spécifique. Mais on ne pouvait pas non plus classer le cas français dans la catégorie des régimes corporatistes au sens des travaux de Schmitter et Lehmbruch (Schmitter, Lehmbruch, 1979 ; cf. également Keeler, 1987). Cette notion, en effet, renvoyait à des formes de relation entre l’État, le patronat et les syndicats dans lesquelles les principes généraux de la politique macro-économique, et notamment la politique des revenus, étaient définis à la suite d’une négociation globale à laquelle participaient des acteurs représentant l’ensemble du monde salarial et l’ensemble des entreprises.

4Le cas français était très différent, en raison notamment de l’éclatement du champ syndical et plus généralement de la fragmentation des divers groupes d’intérêt. Pour autant, on se trouvait bien en présence d’une forme de corporatisme, qui se caractérisait par une tendance au monopole de la représentation des intérêts spécifiques concernés par chaque politique publique : c’est ce que nous avons appelé le « corporatisme sectoriel ». Comme c’était souvent le cas, la France constituait une sorte de « cas à part » dans les typologies de l’époque. Cette spécificité tenait largement au rôle que l’Etat jouait en France dans l’organisation et le développement de la société. À travers des politiques volontaristes mises en œuvre par une élite administrative constituée en grands corps, l’État avait pris en charge la transformation de la société française au nom d’un projet global de modernisation (Cohen, 1992).

5Malgré quelques échecs retentissants (le « plan calcul » par exemple), cette posture étatique apparaissait assez largement comme une réussite : chaque secteur (agriculture, aéronautique, nucléaire, santé, éducation, transports, défense, …) se transformait sous l’impulsion vigoureuse de l’État, souvent à marche forcée. Cette modernisation était souvent conduite par un corps, ou une partie d’un corps entraînée par un leader charismatique qui se posait en « réformateur providentiel ». C’est pourquoi, même si l’omniprésence de l’État français provoquait des réticences à l’étranger, son efficacité suscitait aussi un intérêt non négligeable. À cette époque, par exemple, la comparaison entre la France et le Royaume-Uni était très nettement en faveur de la France du point de vue de la capacité à s’adapter au nouveau contexte économique et social.

6On peut considérer, comme Vivien Schmidt par exemple (Schmidt, 2002), que la France constitue toujours un cas spécifique, différent des modèles allemand et britannique. Mais il est certain en tout cas qu’elle ne constitue plus un modèle au sens où l’on cher cherait à l’imiter. La référence dominante en Europe, aujourd’hui, est bien l’Angleterre ainsi que les pays qui ont pris le virage néo-libéral. Il ne s’agit pas d’affirmer ici qu’ils sont l’exemple à suivre, c’est une autre question, mais qu’ils constituent le point de référence en fonction duquel s’organisent les débats pour ou contre les réformes mises en œuvre au Royaume-Uni depuis Margaret Thatcher.

7Il est alors frappant de constater à cette occasion l’effet de rémanence des analyses proposées à une époque donnée. Nous avons écrit L’Etat en action en 1983-85 avec une publication en 1987. Or, le processus d’effritement du « modèle français » avait commencé bien avant, avec les suites du choc pétrolier de 1974 et surtout l’arrivée au pouvoir de M. Thatcher (1979) et l’élection de R. Reagan (1980). Ainsi, il n’est pas question dans le livre de ce que Bruno Jobert a appelé le « tournant néo-libéral » (Jobert, 1994) et que j’ai tenté de conceptualiser à travers la notion de « référentiel de marché ». Mais ce changement ne concernait pas que la place de la France puisqu’il allait déboucher en réalité sur une transformation du regard de la science politique française (et européenne) sur l’État.

L’État n’est plus tout à fait l’État

8Cette remise en perspective des analyses traditionnelles centrées sur l’État pris comme un tout était en réalité un des objets du livre qui était, comme l’indiquait son titre – et c’est sans doute son principal apport – de saisir l’État à travers son « action », c’est-à-dire à partir de l’analyse des politiques publiques. Il reste que la forme « État » était centrale dans l’analyse – comme l’indique là encore son titre… De ce point de vue, l’ouvrage porte encore la marque des analyses relativement stato-centrées qui avaient cours dans les années 1960-70, notamment à partir des travaux marxistes, mais aussi à partir des travaux issus du droit et de la science administrative pour qui le concept d’État restait central.

9Or si l’on essaie de résumer à grands traits les recherches qui se sont développées au cours des années 1990, on a le sentiment qu’elles convergent (au grand regret de certains collègues !) pour faire en quelque sorte « disparaître » le concept d’État du champ scientifique alors que son utilisation relevait d’une sorte d’évidence quand nous avons écrit le livre : tout se passe comme si les politiques publiques s’étaient substituées à l’État ou, dit autrement, comme si l’État n’était plus qu’un assemblage de politiques publiques plus ou moins coordonnées. Trois phénomènes marquent en particulier cette évolution de la perception de l’État.

10Le premier est la montée en puissance de l’Union européenne comme lieu de production d’action publique. Si l’on ne sait pas exactement comment qualifier les institutions de l’Union, il est certain en tout cas qu’il ne s’agit pas d’un « État ». On est donc en présence de « quelque chose » qui n’est pas une forme étatique – même de loin, et même si elle commence à empiéter sur des prérogatives jusqu’ici régaliennes – et qui pourtant produit des politiques publiques légitimes. Les derniers développements sur la question de l’européanisation des politiques publiques qui tendent à dépasser l’approche strictement bottom up renvoyant à des transferts de politiques des États membres vers l’Union au profit d’approches plus horizontales ou même top down (Radaelli, 2003) viennent renforcer cette problématique (Jacquot, Woll, 2004). Cette multiplication des politiques européennes voit en quelque sorte se concrétiser une sorte de découplage entre la forme « État » et les politiques publiques.

11La décentralisation, dans un autre registre, aboutit aux mêmes résultats. Avec le transfert de nouvelles compétences aux collectivités locales s’enclenche un processus de « désétatisation » des politiques publiques : désormais, il n’est plus possible d’assimiler action publique et forme étatique, du moins dans son acception classique d’État centralisé. Cette évolution débouche sur une multiplication et une diversification des acteurs impliqués dans le policy making, chaque collectivité locale (commune, département, région, mais aussi communautés d’agglomération, districts, devenant un lieu de production relativement autonome de politiques publiques, Le Galès, 2003).

12Enfin le troisième phénomène concerne la transformation des modes d’analyse de l’État lui-même. Certes, il ne faut pas surévaluer les effets, en France notamment, des changements introduits par ce que l’on regroupe sous la notion de new public management (Pollit, Bouckaert, 2000). Il serait facile de montrer que, dans de nombreux cas, il s’agit plus d’un discours que de véritables changements. Ainsi, les espoirs mis dans les procédures d’évaluation des politiques publiques au moment des réformes Rocard ont-ils été très largement déçus. Pourtant, même si les changements peuvent encore relever de l’ordre du mythe (Bezes, 2000) il est, à mon sens, impossible, avec le recul, de prétendre que rien a changé comme le montre par exemple le vote récent de la loi organique relative aux lois de finances (LOLF).

13Il est donc difficile de contester que, progressivement, on voit se modifier le cadre cognitif et normatif en fonction duquel est pensée l’action publique : la notion de puissance publique devient un concept exotique et celle de service public doit être de plus en plus « justifiée » à l’aune d’une nouvelle référence pour évaluation des administrations : la combinaison efficacité/efficience. Même si l’administration ne sera évidemment jamais une entreprise, on est bien en présence d’une forme de « banalisation de l’État » (Chevallier, 2003). Or, cette évolution est étroitement liée aux transformations de l’environnement de l’action de l’Etat.

Le global n’est plus ce qu’il était

14Il s’agit peut-être de la transformation la plus importante depuis la parution du livre. Même si l’État n’y était évidemment pas conçu en dehors du monde extérieur, le « modèle » qui était proposé dans l’ouvrage reposait sur la relation fondamentale entre des politiques sectorielles et une vision du monde globale reposant elle-même sur une représentation de la société – en l’occurrence de la France : le global s’identifiait au niveau de l’État-nation. D’où l’accent mis sur le rôle des élites qui, dans l’après-guerre, avaient contribué à élaborer une vision de la France centrée sur la nécessité de moderniser ses structures économiques et sociales.

15Aujourd’hui, il serait tout à fait impossible de procéder à une telle superposition (Habermas, 2000). Désormais, le global s’est… globalisé, ce qui signifie que le lieu de production de la matrice intellectuelle dominante – le référentiel global – se situe « quelque part » au-delà de l’État-nation (Michalet, 2004).

16L’important est de prendre conscience à quel point les trois dimensions évoquées ici (« crise » du modèle français, dilution de la spécificité de l’État et globalisation) sont liées : c’est parce qu’un nouveau référentiel global s’est imposé – le référentiel de marché fondé sur l’idée que les mécanismes du marché sont plus efficaces que les mécanismes publics pour réguler les sociétés modernes – qu’une nouvelle vision du rôle de l’État s’est à son tour imposée et que le modèle français ne constitue plus un modèle. On peut, bien entendu, le regretter. On peut également souligner les différences qui subsistent encore entre les États, et même entre les secteurs ou les domaines. Mais il n’en reste pas moins que la référence, c’est-à-dire la structure cognitive et normative en fonction de laquelle s’organise la lisibilité du monde, et donc l’action sur le monde, a changé.

17Toutes ces transformations se retrouvent dans une notion qui, si elle suscite de très vives controverses, a au moins le mérite de désigner le problème auquel nous sommes confrontés : il s’agit de la notion de gouvernance (Leca, 1996 ; Le Galès, 1998 ; Gaudin, 2002). Celle-ci correspond à une situation où une grande diversité d’acteurs (gouvernementaux, privés), souvent organisés en réseaux à différents niveaux (local, régional, national, européen, transnational), contribuent à co-produire de l’action publique légitime. La question cruciale qui est alors posée est la suivante : peut-il y avoir de l’action publique sans État ? On comprend que cette notion concentre en quelque sorte les débats sur les transformations de l’action publique aujourd’hui. Elle désigne en particulier un problème très difficile, celui de la place des acteurs face aux contraintes systémiques.

Combiner une approche par les structures et une approche par les acteurs

18L’analyse des politiques publiques s’était constituée, aux États-Unis principalement, dans une posture individualiste. Le cœur de cette approche était de mettre en évidence les logiques d’action qui animent les participants au processus de policy making et de reconstituer ainsi les modalités de la mise sur agenda, puis de la formulation des politiques et de leur mise en œuvre. De ce point de vue, la naissance et le développement de l’analyse des politiques publiques ont participé au déclin des approches holistiques comme le marxisme ou le structuralisme, en même temps qu’ils ont contribué à mettre au second plan de l’agenda scientifique la réflexion sur « l’État ».

19La posture de recherche autour de laquelle était construit le livre reposait au contraire clairement sur une volonté de penser « à la fois » la dimension systémique des relations entre État et société et de prendre en compte le rôle des acteurs, hauts fonctionnaires ou représentants des groupes d’intérêt. En d’autres termes, il s’agissait de combiner les acquis d’une approche globale (issue du marxisme) et ceux plus récents de la sociologie des organisations qui avaient mis en évidence l’autonomie des acteurs dans un contexte d’action publique donné. Il nous paraissait impossible de rendre compte du sens d’une politique publique sans prendre en compte « à la fois » les jeux complexes des acteurs en présence et les effets de détermination plus globaux, notamment le « rapport global-sectoriel ».

20Désormais, la plupart des auteurs admettent que le contenu de l’action publique est le résultat de l’interaction entre des acteurs qui disposent de marges de manœuvre et des mécanismes plus généraux – non « voulus » – constituant un cadre qui s’impose à eux avec plus ou moins de rigueur. C’est dans cette perspective qu’il faut situer la « redécouverte » de Norbert Elias (par ex. Elias, 1975), ou les travaux de Pierre Bourdieu qui prend ses distances par rapport aux modèles purement déterministes en cherchant à combiner la « réalité transcendante » des structures et les pratiques des agents qui contribuent à « faire le temps du monde » (Bourdieu, Wacquant, 1992 ; Leca, 2001).

21Plus récemment, on constate une tendance à mettre l’accent à nouveau sur le poids que les institutions font peser sur la capacité des acteurs à se démarquer des schèmes mentaux (North, 1990) ou organisationnels existants. Les travaux de Pierson (1997) pour mettre en évidence les processus depath dependence sont exemplaires de ces recherches que l’on regroupe dans la catégorie du néo-institutionnalisme (Hall, Taylor, 1996). Dans une perspective encore différente, il faut prendre en compte les travaux, notamment français, qui cherchent à souligner le « poids du passé » dans la transformation des institutions (Déloye, Voutat, 2002).

22Même la théorie des organisations ne néglige pas, elle non plus, l’existence d’une certaine dimension institutionnelle. Elle ne postule pas l’existence d’un acteur « libre » au sens où il agirait hors de toute contrainte externe puisque l’acteur agit dans le cadre d’un système d’action, ou d’une configuration qui fonctionne comme effet de contexte qu’il faut prendre en compte pour comprendre les stratégies des acteurs. En revanche, du point de vue de la méthode, elle conduit à privilégier une approche fondamentalement « inductive » qui va chercher à reconstruire « de l’intérieur » les propriétés d’un ordre local. Le problème d’une telle approche est donc de s’interdire de rechercher des mécanismes de causalité ailleurs que dans les interactions complexes et, finalement, toujours imprévisibles entre les acteurs. Le modèle des « anarchies organisées » constitue en quelque sorte le symbole ultime des apports – mettre en évidence l’imprédictibilité du changement liée à la marge des jeux des agents – et des limites – s’interdire de trouver des causes plus globales – de cette approche (Friedberg, 1994).

23Dans ces conditions, peut-on dire que les thèses défendues dans L’État en action sont encore originales aujourd’hui ? Il me semble qu’elles le sont encore parce qu’elles contribuent (avec d’autres, cf. Hall, 1993 ; Sabatier, Schlager, 2000 ; Schmidt, 2002 ; Radaelli, 2000 ; Surel, 2000) à développer une approche spécifique qui consiste à penser la relation structures-acteurs à travers l’analyse des cadres cognitifs et normatifs qui sont au cœur de l’action publique. Je récuse, pour ma part, la notion « d’approche par les idées » qui suppose que les idées constituent un niveau spécifique d’explication du monde. Je ne crois pas que ce sont les idées qui font changer le monde. En revanche, je crois que le moyen le plus efficace (et peut-être même le seul…) de comprendre « à la fois » comment les structures encadrent les acteurs et comment les acteurs qui bénéficient d’une relative autonomie, peuvent faire changer les structures, est de prendre en compte les mécanismes de production et d’imposition des cadres cognitifs et normatifs – les référentiels.

24D’un côté l’effet des structures (sociologiques, économiques…) va prendre la forme d’une modification des cadres d’interprétation du monde en fonction desquels les acteurs agissent : ce qu’ils croient vrai (dimension cognitive) et ce qu’ils croient juste (dimension normative) (Boudon, 1995). De l’autre, les acteurs, à travers leur action même, vont contribuer à donner du sens au monde et finalement, à faire changer les structures.

25C’est bien sûr à propos de la question du changement de politique publique que cette relation systémique apparaît le plus clairement.

La question du changement dans l’action publique

26Les différentes théories du changement dans l’action publique balancent – selon des modalités diverses – entre deux difficultés : soit on explique pourquoi les institutions, et plus généralement les structures sociales, pèsent et limitent le changement à des apprentissages incrémentaux limités – ou à des ruptures brutales de type révolutionnaires. Mais on n’explique pas pourquoi les politiques publiques sont souvent contraintes au changement par des transformations structurelles qui échappent à la maîtrise des acteurs concernés. Soit on explique le changement mais celui-ci relève d’une sorte de processus aléatoire, résultat d’interactions complexes entre des acteurs aux stratégies peu prévisibles (sauf a posteriori).

27Le problème de toutes les théories du changement est donc la question de la « prédictibilité » du changement : dans quelle mesure est-il possible de proposer un modèle théorique permettant, même de façon limitée, d’introduire des éléments de prédictibilité du changement à propos d’une politique donnée ? La thèse centrale sur laquelle est fondé L’État en action et plus généralement l’approche cognitive consiste précisément à affirmer qu’une telle théorie globale du changement est à la fois possible, mais aussi nécessaire pour donner un sens aux transformations incessantes de l’action publique que l’on peut observer dans des secteurs toujours plus nombreux. On peut résumer cette thèse autour de trois propositions :

28(i) Les problèmes qui font l’objet des politiques publiques résultent de désajustements entre les différents sous-systèmes ou secteurs constituant l’espace public. Ces tensions résultent de la fragmentation croissante entre différents sous-systèmes sociaux dont l’ajustement est toujours plus problématique, chacun de ces sous-systèmes tendant à se constituer en un univers de sens et d’action autonome dominé par des acteurs défendant des intérêts particuliers liés à une représentation spécifique de leur place dans la société.

29(ii) La perception des problèmes qui résultent de ces désajustements se fait pour l’essentiel à travers une vision globale de la place et du rôle de ces différents sous-systèmes ou secteurs dans la société. C’est la plus ou moins grande adéquation des logiques sectorielles à ce cadre cognitif et normatif global qui va exprimer l’ampleur des désajustements sectoriels.

30(iii) L’objet des politiques est d’agir sur ces tensions, essentiellement en tentant d’adapter les caractéristiques des sous-systèmes concernés pour qu’elles correspondent à ce qu’elles « doivent » être du point de vue de la vision globale. Dans cette perspective, ce que l’on appelle le « rapport global sectoriel » (RGS) constitue l’outil essentiel pour analyser le changement et le rôle de l’action publique dans la régulation du changement social. En effet, si le RGS est « l’expression » de la place et du rôle du secteur (ou du domaine, ou du champ) dans la société globale, il constitue aussi « l’objet » des politiques publiques, dont le but est précisément de tenter d’ajuster le fonctionnement du secteur par rapport au global.

31Même si cela n’était pas affiché de manière aussi explicite, il y avait donc bien dans L’État en action une théorie du changement, dans la mesure où l’action de l’État y était comprise comme le résultat des déséquilibres entre différents secteurs et entre différents niveaux de la société. L’ambition de cette théorie du changement est donc de tenter d’expliquer à la fois pourquoi apparaissent les problèmes et pourquoi certaines solutions vont s’imposer à travers le processus de policy making. L’observation des transformations du rapport global-sectoriel permet, dans une certaine mesure et à un certain niveau de généralité, de prévoir le changement de politique, parce que les acteurs concernés par une politique spécifique n’ont pas la possibilité d’agir sur le niveau global qui apparaît pour eux comme une structure, même si cette structure est évidemment le produit de l’action d’autres agents. En même temps, il est bien clair que cette relation de détermination ne permet pas de prévoir de manière précise les formes concrètes et le contenu spécifique du changement de telle ou telle politique : c’est le changement qui est prédictible et non ses modalités. Celles-ci dépendent des conditions selon lesquelles les différents acteurs vont entrer en relation, en fonction de leurs stratégies propres et du contexte culturel et institutionnel de chaque société et de chaque secteur. On peut ainsi dire que les acteurs concernés par le changement politique sont « libres » parce qu’ils possèdent une capacité irréductible à mobiliser des ressources spécifiques et à convertir ces ressources en stratégies particulières.

32Cette position suscite évidemment d’innombrables problèmes de méthode mais elle constitue en quelque sorte le socle sur lequel est construite la vision de l’action publique développée par l’approche cognitive, telle que nous avons tenté d’en jeter les bases dans L’État en action : la mise en œuvre du changement politique passe nécessairement par la définition d’une représentation imposée/acceptée de l’avenir du domaine ou du secteur qui fait l’objet de la politique ; cette vision constitue à la fois le cadre et l’enjeu des confrontations des différents acteurs qui vont entrer dans des relations de coopération et/ou d’affrontement dans les différents forums et arènes du secteur concerné (Jobert, 1994) ; cela signifie que les politiques publiques sont, dans les sociétés modernes, les lieux principaux de construction du sens, et que donc est posée la question de leur place dans l’espace public.

Analyse des politiques publiques et sociologie politique

33Il s’agissait probablement de la partie la plus ambitieuse du livre : « réintégrer l’analyse des politiques dans une conception plus large des rapports État-société, de façon à ce que la théorie de l’État bénéficie enfin des acquis de l’analyse des politiques » (p. 10). Il s’agissait d’une position de fond qui résultait clairement d’un refus de considérer l’analyse des politiques publiques comme une simple application de théories managériales. Même si cela nous a conduit sans doute à négliger les questions concernant la mise en œuvre des politiques, ainsi que celles concernant la gestion de l’État au quotidien et « en bas » (Warin, 2004), il me semble que cette intuition reste plus que jamais valable : faire de la politique, c’est toujours, et de plus en plus, faire des politiques publiques. Si l’on accepte cette proposition, on débouche alors un certain nombre de conséquences fondamentales quant à la relation entre policies et politics qui sont autant de chantiers de recherche encore largement ouverts.

34La première question est celle de la dépolitisation de l’action publique : dans quelle mesure la montée en puissance des politiques publiques et la sophistication toujours plus grande de leurs instruments débouchent-elles sur une forme de dépolitisation ? Il semble que l’on se trouve ici face à un paradoxe : d’une part, on constate un affaiblissement de la coupure entre administration et politique, avec la remise en cause du type idéal wébérien d’un État « neutre » surplombant la société et donc à une forme de politisation de l’action publique ; d’autre part, il semble que l’on soit en présence d’une forme de dépolitisation de l’action publique dans la mesure où les choix politiques sont de plus en plus contraints dans des limites liées à la complexité et à la technicité des instruments utilisés. Il ne s’agit évidemment pas de prétendre ici que l’affrontement politique n’existe plus, mais que cet affrontement est de plus en plus médiatisé par les contraintes de production et de transformation des politiques publiques qui fonctionnent comme autant de bornes au débat, comme le montre, par exemple, l’embarras des partis de gauche face aux réformes des systèmes de protection sociale.

35La seconde question est celle de l’impact de ces transformations sur les formes de représentation : dans quelle mesure la montée en puissance des politiques publiques contribue-t-elle à transformer le contexte d’action des partis politiques ? On sait depuis longtemps que la relation entre programmes politiques et contenu des politiques n’est pas linéaire (c’est un euphémisme…). Mais on peut se demander si les conditions de la participation à l’action publique, c’est-à-dire la capacité à orienter les choix politiques, et les conditions de la réélection, c’est-à-dire du maintien au pouvoir, ne sont pas de plus en plus contradictoires. Il y a sans doute là une perspective prometteuse pour éclairer le débat sur la fermeture du champ politique.

36De nombreuses questions qui se posent aujourd’hui comme celle du rapport entre partis de gouvernement et partis protestataires, du déclin de la participation électorale (Schweisguth, 2002) ou de la fragmentation politique (Chiche, Haegel, Tiberj, 2002) pourraient être éclairées à la lumière de ce qui semble bien être une forme de « découplage » entre la sphère de l’action publique et la sphère de la représentation politique.

Repenser les formes de domination dans les sociétés complexes

37Si l’on pousse plus loin la réflexion, on débouche inévitablement sur le problème de la « domination » que l’on peut définir comme une relation fondée sur un statut et des ressources collectives indépendantes des ressources que peuvent mobiliser des acteurs dans une relation de pouvoir du type de celles que l’on trouve dans les organisations (Lagroye, François, Sawicki, 2002).

38Dans L’État en action, même si cette question n’était pas abordée explicitement, l’idée que les politiques publiques renvoient à des rapports de domination qui encadrent les interactions entre les acteurs était implicite. En effet, à partir du moment où l’on admet que l’autonomie des acteurs est limitée par un certain nombre de structures – qui s’expriment dans des cadres cognitifs et normatifs – on comprend que cette situation se traduise par des relations dissymétriques pour les différents groupes sociaux en fonction de leur positionnement dans ce qui va fonctionner comme un rapport de domination.

39Plus généralement, l’analyse cognitive des politiques publiques est – pour moi – adossée par définition à une conception de la domination dans laquelle le référentiel dominant (par exemple le référentiel de marché aujourd’hui), reflète la vision du monde des groupes dominants, et que leur statut de dominant résulte de leur capacité à exprimer, comme cela a toujours été le cas des groupes dominants, la « vérité du monde » à une époque donnée.

40La question que se pose alors est celle de savoir si, au-delà de ces généralités, on peut observer à travers l’étude de l’action publique une transformation des modes de fonctionnement de la domination. S’il ne fait pas de doute que les inégalités s’accroissent avec la globalisation, les mécanismes en fonction desquels se mettent en place de nouvelles relations de domination ne sont pas si clairs. La domination, qui prend des formes multiples (entre pays, à l’intérieur des pays) semble plus fluide et en même temps plus opaque, ce qui rend moins identifiables les dominants et moins lisibles les luttes des dominés.

La question de la citoyenneté

41On rejoint ici une question encore plus fondamentale, celle de la place du citoyen dans les sociétés modernes. En effet, le modèle sur lequel repose l’analyse cognitive des politiques publiques, à savoir une société confrontée à des problèmes de régulation toujours plus importants en raison de sa fragmentation croissante en de multiples secteurs, est porteur d’une conception de la citoyenneté. Tout se passe comme si les individus citoyens se trouvaient dans cette situation paradoxale d’être à la fois moins autonomes et plus libres, par rapport à la situation que l’on peut observer dans une société traditionnelle. Ils sont moins autonomes parce qu’il n’existe plus un aspect de leur vie qui ne dépende pas d’un secteur ou d’un domaine issu de la différenciation sociale (et donc d’une politique publique) : leurs activités professionnelles ou de loisir, leur santé, leur éducation, leur pratique religieuse, leur vie amoureuse même… dépendent de modes cognitifs, de logiques d’action et de normes fixées dans des cadres sectoriels qui ont une spécificité propre. Mais ils sont aussi plus libres parce que cette fragmentation des univers de sens augmente leurs marges de jeu et donc leurs possibilités de choix. Bien plus : l’individu citoyen est désormais « condamné » à choisir entre plusieurs options pour chacune des décisions qui orientent sa vie. On retrouve ici, sous un autre angle, la distinction de Sophie Duchesne entre la citoyenneté par héritage et la citoyenneté par scrupule (Duchesne, 1997).

42Le problème est alors de savoir comment les citoyens peuvent gérer ce paradoxe ou, pour reprendre les termes de Sophie Duchesne, « gérer les tensions entre les deux formes de citoyenneté ». Le seul moyen, en réalité, est de parvenir à se constituer en acteur de sa propre citoyenneté, c’est-à-dire à « gérer » son rapport à l’espace public comme une combinaison de contraintes et de choix. Notre hypothèse est alors que l’un de ces mécanismes principaux qui permet aux individus de se constituer en acteurs de leur citoyenneté est d’inscrire leur action dans une structure cognitive et normative qui leur permette à la fois de cadrer leur action, de lui donner du sens en intégrant un rapport à la société globale et de faire des choix en « travaillant » sur ce rapport en fonction de stratégies personnelles. Dès lors, la difficulté est de surmonter cette injonction d’être libre en mobilisant les ressources cognitives et normatives nécessaires.

43On retrouve ici, par l’autre bout, la question de la domination, le rapport dominant-dominé pouvant s’interpréter comme lié à la capacité à réaliser cette injonction. Mais on retrouve aussi les politiques publiques dans la mesure où la capacité à se positionner de manière efficace par rapport à l’action publique va constituer un élément de plus en plus essentiel de la citoyenneté.

Le « retour » de l’État ?

44Pour finir, il faut revenir sur la question de l’État (Favre, 2003). Lorsque l’on prend un peu de recul, on est conduit inévitablement à se demander si les différentes réflexions évoquées ici ne sont pas allées trop loin dans la construction d’une vision d’une société dans laquelle l’État jouerait en quelque sorte un rôle résiduel. L’analyse des politiques publiques a-t-elle tué l’État ? Pas tout à fait.

45Jusqu’à nouvel ordre, l’État reste l’instrument que les sociétés modernes se sont donné pour agir sur elles-mêmes. Même s’il est dépouillé de certaines de ses fonctions au nom d’une plus grande efficience et contesté par la multiplication de nouvelles formes de gouvernance, l’État, parce que lui seul est « extérieur » à la société, reste le seul lieu où une collectivité peut s’imposer à elle-même la régulation de sa propre complexité. La réforme des systèmes de protection sociale, qui renvoie aux fondements-mêmes de la conception que les membres d’une collectivité se font des relations qu’ils entretiennent entre eux, en est un bon exemple.

46Dans un autre registre, l’État reste, et pour longtemps sans doute, le dépositaire du monopole de la violence légitime. Contrairement à ce que certains avaient pu croire, le monde n’est pas devenu moins dangereux et la question de la violence et de la guerre, et donc de leur exercice dans un cadre légitime, reste une question vitale qui rend l’État incontournable.

47En d’autres termes, l’État reste, jusqu’à nouvel ordre, le lieu où s’exerce une forme de transcendance de la société par rapport à elle-même. Le problème aujourd’hui est de comprendre comment cette transcendance peut s’exercer dans un contexte qui a profondément changé dans le sens de l’ouverture et de la complexité. Si l’on voulait résumer de façon lapidaire l’agenda de recherche, on pourrait dire qu’il s’agit de comprendre comment la démocratie et la citoyenneté d’une part, la violence et la guerre d’autre part, peuvent s’exercer dans un contexte de gouvernance de la complexité.

Bibliographie

Références

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