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Article de revue

Institutions, Territoires et Gouvernance des Organisations – ITGO. La représentation comptable de la performance en question

Pages 7 à 14

Notes

  • [1]
    C’est particulièrement vrai dans le domaine agro-alimentaire, mais cela l’est également dans le processus industriel avec les rappels de véhicules organisés par les constructeurs en raison de la défaillance d’une pièce ou d’une fixation. Cela tend également à l’être dans les industries de services. La conformité bancaire est une façon d’assurer la traçabilité d’une activité humaine.
  • [2]
    Pour paraphraser le titre de l’ouvrage de Jacques Maritain (1936), Humanisme intégral, Aubier Philosophie, édition 2000.

1Un projet de recherche qui porte sur la représentation de la performance ; mais n’y a-t-il qu’une seule représentation de la performance qui puisse exister ? Serait-ce donc un acte de mégalomanie qui traduirait la prétention à détenir la clé de la représentation véridique de la performance ? Une tentative illusoire pour prendre le contre-pied des normes comptables en prétendant offrir la seule alternative ? Non ! C’est, au contraire, considérer que toute représentation est une mise en scène, un acte théâtral, une perspective particulière, une présentation orientée, un message porteur de sens ou, à l’inverse, de nihilisme.

2La question de la représentation de la performance serait alors : comment mettre en scène la performance pour la rendre compréhensible ? Mais, dans ce cas, à qui s’adresse cette représentation ? S’il est aisé d’en identifier les acteurs (ceux que l’on dénomme les parties prenantes), il est plus difficile de tracer la délimitation entre acteurs et spectateurs. La représentation comptable et financière de la performance s’adresse-t-elle à des spectateurs indifférents au drame ou à la comédie qui se joue devant eux, et seuls préoccupés du profit financier qu’ils peuvent en tirer à court terme ? Ou la représentation comptable de la performance s’adresse-t-elle à un public complexe qui englobe à la fois des spectateurs venus pour comprendre, des acteurs (qui contribuent directement à la performance), des techniciens (qui rendent possible la performance), des fournisseurs, des clients et, bien sûr, aussi des actionnaires qui acceptent de s’engager financièrement dans la réalisation de la performance qui fait l’objet de la représentation.

3Ce projet de recherche serait alors théâtral, un simple jeu. Pourtant, si l’on observe les événements du monde, on se rend compte combien la représentation de nos actes et de nos décisions est importante. Dans un univers où la communication joue désormais un rôle majeur, que ce soit par des postures sanguinaires (et l’on pense à la mise en scène des actes terroristes : frapper l’opinion, violenter la conscience publique) ou par des postures guerrières (se poser comme seul recours contre la barbarie), aucun acteur ne peut échapper aux questions de représentation de ses actions.

4S’il ne s’agit donc pas d’un jeu, d’un simple spectacle que l’on pourrait oublier, et si ce jeu traduit des faits réels, des actions qui modifient notre environnement, notre bien-être et celui des diverses parties prenantes, alors oui, cette question de la représentation de la performance est une véritable question de recherche. La comptabilité peut prétendre à y jouer un rôle majeur si, au lieu de se figer sur sa maîtrise technique des processus d’enregistrement des données, elle s’élargit aux questions de représentation, de compterendu, de reddition des comptes, des actes effectués, et des décisions prises.

5Ce numéro spécial de Prospective et Stratégie est le fruit d’une collaboration initiée en juin 2012 avec l’appui financier de l’Autorité des Normes Comptables (ANC). Dans le cadre de ses missions de soutien à la recherche, l’ANC présidée par M. Jérôme Haas - décédé début 2014 et auquel nous rendons hommage - a sélectionné des projets de recherche liés à la normalisation comptable. Le projet initial était de sortir d’un cadre purement monétaire et financier pour envisager la représentation comptable de la performance des entreprises dans l’horizon plus large des parties prenantes et des territoires. Alors que les normes IFRS (International Financial Reporting Standards) ont accentué la prédominance de l’information financière à destination des investisseurs financiers et des marchés, ce projet de recherche se proposait de réintroduire la diversité des parties prenantes au cœur de la normalisation comptable. Pour ce faire, au lieu de partir d’une vision universaliste de la performance des entreprises, ce projet est parti des attentes des acteurs sur divers territoires.

6Face à l’apparente universalité des normes comptables, nous avons décidé d’identifier le lien entre des principes universels qui guident l’esprit des normes comptables et des applications concrètes qui, nous semble-t-il, devaient émaner des territoires. Parce que les territoires sont caractérisés par des institutions qui diffèrent sensiblement d’un territoire à un autre, en raison de l’histoire, de la géographie, de la culture, des religions des différentes communautés humaines, ce projet de recherche a considéré que les normes comptables ne devaient pas constituer un niveau supplémentaire de normalisation mais devaient, au contraire, réussir l’harmonisation avec les normes et les institutions locales tout en gardant leur fidélité aux principes considérés comme universels.

7L’idéologie, selon laquelle les normes techniques peuvent être universelles, repose sur la prédominance des marchés financiers. Parce que tout bien ou service semble pouvoir être réduit à sa valeur financière, la spécificité des institutions et de leurs territoires semble n’être qu’une variable accessoire. De même, parce que les parties prenantes semblent pouvoir être appréhendées par des contrats qui se réduiraient à une transaction financière, la spécificité des attentes des diverses parties prenantes paraît n’être que la conséquence d’une sensibilité dépassée.

8En allant à la rencontre des parties prenantes dans différents territoires du monde, nous avons voulu démontrer que cette idéologie financière est réductrice de la réalité humaine et que la performance d’une entreprise, pour les parties prenantes incarnées dans un territoire, ne se réduit pas à la simple mesure financière du profit. Ce faisant, nous n’avons pas la prétention de redécouvrir une vérité déjà bien présente dans nos sociétés. En effet, les notions de développement durable ou de responsabilité sociale des entreprises (RSE) sont déjà des modes d’appréhension de cette performance qui ne se mesure pas dans les données financières.

9La question finale que soulève ce projet de recherche soutenu par l’ANC touche à la raison d’être de la comptabilité. La comptabilité n’est-elle que la science du bon enregistrement des transactions financières ? Ou est-elle plus largement l’art de rendre compte des actions et des décisions prises ? A l’heure des logiciels de gestion de données, l’enregistrement en partie double n’est plus qu’une méthode pédagogique d’apprentissage. Un même enregistrement (une saisie de données, qu’elle soit faite par un clavier, une lecture optique, une numérisation, etc.) peut donner lieu à un, deux ou x mouvements. La question n’est donc pas le désir de conserver un système technique de comptabilisation mais le choix des données à comptabiliser. Faut-il simplement se focaliser sur les données financières ou faut-il également intégrer la diversité des données quantitatives et qualitatives ?

10Les approches financières permettent l’agrégation de données diverses et initialement dissemblables (des choux et des carottes) mais, ce faisant, elles génèrent une perte d’information significative. Représenter comptablement la performance dans une approche par les parties prenantes et les territoires, c’est accepter que tout ne puisse pas être agrégé. Certes, cela introduit de la complexité. Mais cette complexité même est le résultat d’un changement de paradigme. A la simplicité du chiffre qui semble tout synthétiser, il faut ajouter le verbe qui rend compte d’une action nécessairement complexe et multiple. C’est déjà ce que font les entreprises quand elles cherchent à donner du sens à leur action, à rendre compte dans le cadre de leur contribution au développement durable des territoires où elles sont implantées. Ce projet de recherche ne dévoile donc pas des univers inconnus, il ne fait que révéler les changements en cours en soulignant l’exigence d’un changement de paradigme comptable.

11Le premier article de Benoît Pigé fonde les bases théoriques du projet de recherche. Il est complété par l’article d’Anne Marchais-Roubelat qui, à partir du concept de territoire en géographie, en propose une interprétation pour les sciences de gestion. Deux conceptions du territoire seraient alors possibles : l’une qui serait synonyme d’espace et l’autre qui s’y opposerait. Si l’on accepte que le territoire puisse s’opposer ou se différencier de l’espace, alors l’utilisation de ce concept permet de s’interroger sur les mesures qui sont utilisées pour rendre compte de l’espace.

12Comme le souligne Anne Marchais-Roubelat, il existe une fracture entre l’espace où agit l’organisation et l’espace de son environnement. En définissant son espace, l’organisation s’approprie des objets. Le territoire serait alors ce qui permettrait de refaire le lien entre l’organisation et son environnement. En resituant les choses et les êtres dans leur environnement, le territoire leur redonne une pluralité de dimensions que l’approche utilitariste de l’organisation tendait à nier : la performance financière apparaît comme un choix relatif à un espace de référence de l’organisation parmi d’autres. Mais le territoire redonne aussi une dimension au temps. Alors que la réification des ressources, en vue de leur incorporation dans le processus productif de l’organisation, fige le temps : une chose, un être n’existe plus que dans le présent du processus de production ; le territoire permet de resituer les objets et les êtres dans leur dimension temporelle. Leur incorporation, ou leur participation au processus productif, ne constitue qu’un instant, une étape, de leur horizon temporel. La traçabilité en est l’exemple le plus évident. Si une matière première disparaît dans un processus de production, la traçabilité exige que l’on puisse identifier son origine et ses caractéristiques, même longtemps après son incorporation dans le produit final [1].

13Si le temps est une dimension du territoire, l’espace l’est aussi. Comme dans les lettres persanes de Montesquieu, la spécificité d’un territoire apparaît souvent plus visible vue de très loin. C’est le travail auquel se sont livrés Grégory Wegmann et Ivan Ruviditch en réinterprétant le concept de performance à partir du contexte chinois, en particulier grâce à une analyse de la littérature chinoise. Les caractères chinois utilisés pour signifier la performance renvoient à une diversité de significations liées aux compétences naturelles, à la notion de dette et de remboursement, ou encore à l’idée d’accomplissement. La représentation de la performance en Chine apparaît néanmoins inséparable de la morale confucéenne. Il s’agit avant tout de préserver l’harmonie et l’ordre social. Pourtant, une lecture historique conduit plutôt à considérer que les comportements typiques aujourd’hui constatés, tels que le poids significatif des relations interpersonnelles dans la réussite d’une entreprise, sont à rapprocher de traits culturels plus archaïques, à différencier du modèle Confucéen. La performance d’une entreprise serait donc étroitement dépendante non pas uniquement de l’efficience mais aussi du réseau relationnel (avec une dimension clanique affirmée) qualifié de guanxi. Il existerait des équilibres normatifs et institutionnels fragiles qui permettraient le respect d’un vivre ensemble des individus. L’histoire, le temps, remettent en cause ces équilibres. La représentation comptable de la performance serait-elle alors la capacité à rendre compte des évolutions, des décisions et des actions dans un environnement institutionnel et normatif lui-même changeant ?

14Ces subtiles différences d’environnement sont particulièrement visibles pour des pays riverains ayant partagé une histoire commune souvent conflictuelle. C’est ainsi que, bien que riveraines, la France et l’Allemagne présentent de nombreuses caractéristiques institutionnelles et normatives très distinctes. Olivier Cretté propose une comparaison approfondie de la performance sociale des entreprises entre ces deux pays en s’appuyant sur les travaux de l’IIRC (International Integrated Reporting Council). Si le reporting financier se focalise quasi exclusivement sur les attentes des investisseurs, l’évolution des processus de production, en particulier dans la chaîne d’approvisionnement (supply chain), exige la mise en œuvre de la responsabilité sociale (RSE). Par exemple, le groupe Kering qui gère la marque allemande Puma a élaboré en 2011 des indicateurs clés pour évaluer la RSE de ses fournisseurs. L’analyse de ces indicateurs permet au groupe Kering d’arbitrer la répartition de ses ressources entre ses différentes activités. En 2015, le groupe a publié son premier compte de résultat environnemental consolidé. À partir d’un examen des rapports produits par plusieurs groupes français et allemands, Olivier Cretté montre que la mesure de la performance, assimilée par l’IIRC à la création de valeur, par référence aux parties prenantes et aux territoires, reste descriptive, limitée par la contrainte de la confidentialité et la difficulté à quantifier l’information. Il subsiste donc une réelle difficulté à articuler les attentes des parties prenantes avec la conception d’un cadre international normalisé de reporting.

15Cette conclusion est confortée par l’examen des rapports de développement durable de neuf constructeurs automobiles européens et japonais et de neuf compagnies de transport aérien européennes et chinoises. Cette étude démontre la diversité des approches retenues par les grandes entreprises. Si le référentiel du GRI (Global Reporting Initiative) tend à s’imposer, Grégory Wegmann, Benoît Pigé et Viet Ha Tran Vu démontrent qu’il existe de fortes disparités sectorielles et territoriales. Certaines entreprises témoignent d’une réelle vision de leur avenir et de leur contribution au développement durable, d’autres en ont une vision plus utilitaire. De même, s’il existe une forme de recensement imposé des diverses parties prenantes des entreprises, la façon de rendre compte de la performance et d’identifier les attentes des diverses parties prenantes est très variée. Une entreprise se dégage du lot, en ayant une véritable politique non seulement de communication mais aussi et surtout de parole, au sens de donner du sens à ses actions (sense-making et story-telling). L’entreprise n’est plus perçue comme un ensemble de chiffres débouchant sur une mesure finale du profit financier mais comme une organisation complexe à laquelle il faut donner du sens. Le rapport de développement durable (ou de RSE) est alors cette possibilité de raconter une histoire tendue vers l’avenir et vers les parties prenantes et non uniquement tournée vers la recherche constante de l’efficience économique.

16Cette recherche de sens n’est pas l’apanage des grands groupes internationaux. Pour des PME régionales du sud de la France, Véronique Bon et Sylvie Taccola ont mis en évidence et analysé les pratiques de dirigeants impliqués dans la recherche d’une performance sociétale. Parce que la PME indépendante n’est pas insérée dans un cadre strict de relation d’agence propriétaire-dirigeant, les fondements d’une performance sociétale requièrent la prise en compte non seulement des intérêts du dirigeant mais aussi et surtout de ses croyances, ses principes et ses valeurs. Les entretiens réalisés auprès de onze dirigeants de PME françaises démontrent que, non seulement les PME sont porteuses de finalités qui ne sont pas uniquement lucratives, mais aussi et surtout que ce sont les convictions du dirigeant qui fondent l’engagement sociétal. Ces convictions sont à la fois d’ordre éthique (l’importance accordée au bien-être des parties prenantes) et d’ordre instrumental (à terme, le management des parties prenantes contribue au développement et à la pérennité de l’entreprise). Les entretiens réalisés par Véronique Bon et Sylvie Taccola révèlent aussi que le rapport du dirigeant aux parties prenantes ne peut pas uniquement s’analyser sous le prisme du pouvoir mais qu’il s’inscrit plutôt dans un agir ensemble. Pour que cet agir ensemble puisse se développer, il doit bénéficier d’un espace de liberté, un lieu non normalisé. Paradoxalement, l’engagement sociétal des dirigeants de PME n’implique pas un accroissement de la normalisation mais, au contraire, une restriction à la prolifération normative : pour le dirigeant, l’enjeu n’est pas tant de répondre aux attentes normatives de la société que d’accomplir la finalité définie en respectant ses convictions éthiques et en s’appuyant sur ses convictions instrumentales. En l’état, la représentation de sa performance sociétale apparaît rarement comme un enjeu majeur pour le dirigeant de PME.

17Si l’engagement sociétal peut apparaître comme une option, un choix éthique de la part de dirigeants de PME implantées dans un pays développé, il semble une nécessité pour le développement harmonieux des pays dits en voie de développement. Pourtant, l’enquête dirigée par Benoît Pigé et Nadédjo Bigou-Laré auprès d’entreprises togolaises montre que la performance sociale et environnementale est rarement identifiée et valorisée. Les résultats corroborent les hypothèses du modèle économique classique : les acteurs économiques souhaitent maximiser leurs intérêts personnels et ils utilisent la RSE comme un outil pour maximiser ces intérêts et non comme une finalité qui convergerait vers la poursuite d’un intérêt général. Dans le cadre d’un pays où les besoins économiques, sociaux et environnementaux sont loin d’être satisfaits, ces résultats posent la question du lien entre les intérêts privés des acteurs et l’intérêt général. En quoi, la normalisation comptable pourrait-elle contribuer à renforcer le lien entre performance financière et contribution au développement durable ?

18L’étude effectuée au Vietnam, sur les pratiques de la filiale d’une entreprise multinationale, semble apporter des éléments de réponse. Dans un cadre institutionnel qui souffre de nombreuses entorses aux normes réglementaires, Cam Tu Doan, Benoît Pigé et Viet Ha Tran Vu ont observé la mise en œuvre de processus de RSE dans le domaine de la sécurité, en particulier pour les tonnages transportés. Le respect des normes de tonnage constitue une décision ayant un impact économique, environnemental et social important. À première vue, respecter une réglementation non appliquée et non sanctionnée revient à pénaliser économiquement son activité en supportant des coûts que les concurrents ne subissent pas. Les entretiens et les visites de site effectuées démontrent que la stratégie de l’entreprise trouve sa cohérence dans la durée. Parce que l’entreprise contraint ses processus de production en y intégrant les logiques de développement durable, l’entreprise s’astreint à un progrès permanent. À court terme, ce progrès se traduit par des coûts supplémentaires mais, à moyen ou long terme, il génère également des avantages concurrentiels sous forme d’une meilleure efficience des processus de production et d’une valeur ajoutée offerte aux autres parties prenantes : clients, fournisseurs, employés, collectivités territoriales et communautés locales. La représentation de la performance devient alors un moyen pour assurer le lien nécessaire entre la performance économique (mesurée financièrement) et la performance sociale et environnementale (évaluée par la contribution de l’entreprise à la vie communautaire au sein du territoire).

19Si la représentation de la performance privilégie encore la représentation financière, il apparaît évident qu’il existe une demande forte d’une représentation plus complexe qui intègre des éléments tant financiers que non-financiers. Vraisemblablement, les grandes évolutions sociales, économiques et environnementales, parmi lesquelles on peut citer le chômage (en Europe, en Afrique et dans de nombreux autres pays du globe), la diminution du rôle de l’État-providence (en Europe) et le réchauffement climatique, conduisent à envisager de nouveaux modes de représentation de la performance des entreprises (et de façon plus large des organisations), c’est-à-dire de représentation de leur contribution au développement durable conçu dans ses trois dimensions : économique, sociale et environnementale. Si le recours aux concepts de territoire et de parties prenantes nous semble indispensable, cela suscite néanmoins des débats. C’est le jeu auquel se sont prêtés Kirsten Burkardt, Margarita Fernandez-Ruvalcaba, et Robert Sangué-Fotso, à partir de leurs recherches et de leur expérience culturelle : européenne, mexicaine et camerounaise. Derrière la pertinence d’une approche territoriale des organisations et de leur performance se dessine aussi la nécessité de disposer d’un cadre théorique permettant la confrontation aux théories contractuelles dominantes fondées sur la maximisation de l’efficience.

20Quelles perspectives alors dessiner pour les représentations de la performance ? Si le concept de parties prenantes est désormais largement répandu dans les sciences de gestion, l’approche territoriale se limite fréquemment à n’être que l’introduction d’une variable spécifique à un pays ou à un ensemble géographique donné. En réintroduisant de nombreuses approches transversales sous-jacentes (la géographie, l’histoire, la sociologie, le droit, la philosophie), le concept de territoire permet de faire le lien entre l’organisation et la société. Parce que ce lien passe par l’individu en tant qu’être humain, c’est-à-dire être de relation, le territoire constitue le lieu de passage obligé, le lieu où l’individu, ressource de l’entreprise (ou de l’organisation), devient pleinement humain par la réalisation de ses liens avec la société, avec autrui.

21Ce projet de recherche ne s’arrête pas à la question de la représentation comptable. Pour des raisons tant positives (la récurrence des crises économiques graves et des faillites organisationnelles) que normatives (une conception de l’être humain en tant que personne non réductible à une simple instrumentalisation économique), il nous semble que derrière la question de la représentation apparaît celle du spectacle lui-même. Quel sens a, aujourd’hui, l’action des organisations qui structurent nos sociétés humaines ? Si la gouvernance intègre l’ensemble des facteurs qui conditionnent et orientent l’action des acteurs de l’organisation et en particulier des dirigeants, comment peut-on concevoir une gouvernance qui soit davantage respectueuse des êtres humains et de leur environnement social et naturel ?

22Parce que le modèle dominant, qui a permis le développement industriel du globe, semble désormais parvenu à ses limites, il est désormais urgent de rechercher et d’inventer un modèle alternatif où la valeur ne soit plus réduite à sa seule dimension financière, mais où elle intègre également la qualité de la vie et le respect de la vie et de son environnement naturel. L’efficience resterait alors une dimension importante de la performance des organisations, mais elle cesserait d’en être l’alpha et l’Omega pour n’être plus qu’une composante de la performance intégrale [2].

23La théorie des parties prenantes constitue un premier pilier de cette approche alternative de la gouvernance des organisations. Parce que chaque partie prenante est non seulement une ressource, un moyen, pour permettre à l’organisation d’atteindre ses objectifs, mais aussi parce qu’elle est une finalité en elle-même de l’existence de l’organisation, la gouvernance doit nécessairement intégrer une forme de représentation et de participation de chacune des parties prenantes.

24Mais, cette théorie des parties prenantes peine à être opérationnelle, en raison de l’absence de cadre théorique permettant d’unifier la mesure de la performance de l’organisation et sa gouvernance. De nombreuses recherches ont cherché à mettre en corrélation la prise en compte des parties prenantes avec l’efficience financière. Les études réalisées ne sont pas concluantes car il s’agit vraisemblablement de deux dimensions orthogonales.

25Le concept de territoire, qui parcourt ce projet de recherche, offre, à nos yeux, la possibilité de réaliser cette cohérence entre des exigences légitimes d’efficience et des attentes de développement durable ou de responsabilité sociale (autrement dit de respect et de satisfaction des attentes des diverses parties prenantes). Le territoire se différencie de l’organisation, non par les interactions qui s’y réalisent, mais par la nature de ces interactions. Le territoire est le lieu de l’incarnation, le lieu où l’être humain est présent, le lieu où il est projeté par sa naissance, pour reprendre les termes du philosophe Martin Heidegger. Dans ce territoire d’incarnation, l’individu exerce de nombreuses activités, que ce soit par l’intermédiaire des marchés ou au sein d’organisations.

26Alors que, dans la vision économique traditionnelle, il existe une déconnexion entre l’individu en tant que personne libre de choisir sa vie et son destin, et l’individu en tant que ressource nécessaire au fonctionnement des organisations (voire même des sociétés), ce projet de recherche postule que cette déconnexion a des impacts graves tant sur les individus que sur la société elle-même - le terrorisme en est l’expression ultime - et que, par conséquent, il est nécessaire de repenser cette articulation entre l’individu, l’organisation et la société. Le lieu de cette articulation est le territoire et son mode d’action est la gouvernance des organisations.

27Le projet de recherche ITGO (Institutions, Territoires et Gouvernance des Organisations) vise donc à concevoir, justifier et tester un modèle de gouvernance des organisations qui, dans le cadre des territoires, prenne en compte la spécificité des normes et institutions qui régissent le vivre ensemble des communautés humaines. Pour ce faire, ce projet de recherche est particulièrement attaché à la réalisation d’études dans des territoires et des contextes normatifs très distincts. Aucune dimension normative n’est délibérément laissée de côté, qu’il s’agisse des infrastructures économiques, des lois et règlements, des climats et de la géographie, mais aussi de l’histoire, de la culture ainsi que des croyances et des religions.

28Les événements violents que la France a connu sur son territoire au cours de l’année 2015 soulignent, à leur manière, cette nécessité de repenser différemment les territoires en y intégrant la diversité des attentes de chacun des acteurs. La gouvernance des entreprises ne peut pas se considérer indépendamment des évolutions que traversent non seulement notre société française mais, de façon plus générale, le monde dans sa globalité. L’histoire a démontré que la poursuite obstinée du profit, en ignorant les conséquences sociales ou environnementales qui en découlent, ne peut que conduire à des catastrophes qui, in fine, finissent également par toucher ceux qui en ont été les apprentis sorciers. À défaut de rechercher un altruisme peut-être illusoire, l’éthique de Spinoza nous rappelle que la responsabilité sociale est aussi une éthique qui vise son propre bien à travers celui des autres.


Date de mise en ligne : 19/02/2016.

https://doi.org/10.3917/pstrat.006.0007

Notes

  • [1]
    C’est particulièrement vrai dans le domaine agro-alimentaire, mais cela l’est également dans le processus industriel avec les rappels de véhicules organisés par les constructeurs en raison de la défaillance d’une pièce ou d’une fixation. Cela tend également à l’être dans les industries de services. La conformité bancaire est une façon d’assurer la traçabilité d’une activité humaine.
  • [2]
    Pour paraphraser le titre de l’ouvrage de Jacques Maritain (1936), Humanisme intégral, Aubier Philosophie, édition 2000.
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