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Article de revue

L’oracle et l’expert : regards croisés

Pages 13 à 37

Notes

  • [1]
    Norman Dalkey, Olaf Helmer, “An experimental application of the Delphi method to the use of experts”, Management Science, vol. 9, 1963 :3, pp. 458-467.
  • [2]
    Olaf Helmer, Looking Forward : a Guide to Futures Research, Sage, Beverly Hills, Ca, 1983.
  • [3]
    Harold A. Linstone, Murray Turoff (Eds.), The Delphi Method : Techniques and Applications, Addison-Wesley, Reading, MA, 1975.
  • [4]
    Wendell Bell, Foundations of Futures Studies. History, Purposes, and Knowledge, Transaction Publishers, New Brunswick, NJ, vol. 1, 2n ed., 2003.
  • [5]
    Hérodote, L’Enquête, in Hérodote, Thucydide, Œuvres complètes, Gallimard, 1964.
  • [6]
    Plutarque, Sur les oracles de la pythie, Les belles lettres, Paris 2007.
  • [7]
    Georges Roux, Delphes : son oracle et ses dieux, Les belles lettres, Paris, 1976.
  • [8]
    Nanno Marinatos, Robin Haig (Eds.), Greek Sanctuaries : New Approaches, Routledge, Oxon, 1993.
  • [9]
    Henry A. Spiller, John R. Halle, Jelle Z. De Boes, “The Delphic Oracle : A Multidisciplinary Defense of the Gaseous Vent Theory”, Clinical Toxicology, 40(2), 2002, pp. 189 –196.
  • [10]
    Lisa Maurizio, “Anthropology and Spirit Possession : A Reconsideration of the Pythia’s Role at Delphi”, The Journal of Hellenic Studies, vol. 115, 1995, pp. 69-86.
  • [11]
    Georges Roux, op. cit., p. 9.
  • [12]
    Ibid., p. 5.
  • [13]
    La Bible de Jérusalem. Daniel, chapitre 5, Le Festin de Balthazar, Cerf-Desclée de Brouwer, Paris, 1975.
  • [14]
    Hervé Laroche, “From decision to action in organizations”, Organization Science, vol. 6 n° 1, janvier-février 1995, pp. 62-75.
  • [15]
    Loxias est un des noms d’Appolon.
  • [16]
    Nanno Marinatos, “What were greek sanctuaries ? A synthesis”, in N. Marinatos, R. Haig (Eds.), Greek Sanctuaries : New Approaches, Routledge, Oxon, 1993, pp. 228-233.
  • [17]
    George Roux, op. cit., p. 23.
  • [18]
    Ibid., p. 70.
  • [19]
    Plutarque, op. cit., p. 26.
  • [20]
    Georges Roux, op. cit., p. 157.
  • [21]
    Olaf Helmer, Looking forward, op. cit.
  • [22]
    Par ailleurs discuté dans Fabrice Roubelat, “Scenario planning as a networking process”, Technological Forecasting and Social Change, vol. 65, n° 1, 2000, pp. 99-112.
  • [23]
    George Rowe, George Wright, “The Delphi technique as a forecasting tool : issues and analysis”, International Journal of Forecasting, 15, 1999, pp. 353 –375.
  • [24]
    Fabrice Roubelat, “Le e-management des réseaux prospectifs : cadre théorique, perspectives et limites”, in S. Nivoix, C. Audebert, Les Territoires de la mondialisation, Presses Universitaires de Rennes, Rennes, 2010.
  • [25]
    Olaf Helmer, Looking forward, op. cit., p. 56.
  • [26]
    Jean Sirinelli, Plutarque, Fayard, 2000.
  • [27]
    Plutarque, op. cit., p. 19.
  • [28]
    Fabrice Roubelat, “Réseaux prospectifs et stratégie d’entreprise”, Revue Française de Gestion, n° 133, pp. 14-22, mars-avril-mai 2001.
  • [29]
    Paul Goodwin, George Wright, “The limits of forecasting methods in anticipating rare events”, Technological Forecasting and Social Change, 77, 2010, pp. 355-368.
  • [30]
    Fabiana Scapolo, Ian Miles, “Eliciting experts’knowledge : A compareson of two methods”, Technological Forecasting and Social Change, 73, 2006, pp. 679-704
  • [31]
    Fabrice Roubelat, “Scenarios to challenge strategic paradigms : Lessons from 2025”, Futures, vol. 38, 2006, pp. 519-527.
  • [32]
    Andreas Graefe, Stefan Luckner, Cristof Weinhardt, “Prediction markets for foresight”, Futures, vol. 42, 2010, pp. 394-404.
  • [33]
    Antoine Bechara, Antonio R. Damasio, “The somatic marker hypothesis : A neural theory of economic decision”, Games and Economic Behavior, 52, 2005, pp. 336-372.

1Le qualificatif “Delphi” qui singularise la méthode prospective de consultation d’experts n’est-il rien d’autre qu’un séduisant homonyme ? Ou, a contrario, une comparaison avec l’antique oracle de Delphes renouvellerait-elle notre regard sur les expertises en œuvre, leur mode d’interrogation et leur interprétation dans la méthode Delphi ? Du vie siècle avant J.-C. au iie siècle après J.-C., la cité grecque de Delphes a abrité l’une des institutions majeures de l’époque pour l’aide à la décision : l’oracle de Delphes. Au ve siècle AC, Hérodote note que cet oracle révèle la connaissance donnée par le Dieu Apollon pour aider les décideurs à prendre des décisions importantes (faut-il faire la guerre ou non, créer de nouvelles institutions, etc.). Nous connaissons cependant mal l’oracle de Delphes : l’authenticité de ce qui a été écrit sur lui à différentes époques n’est pas prouvée et sa présentation habituelle à travers les vers obscurs de la Pythie doit être approfondie pour chercher les sens complexes du processus de révélation et comprendre l’organisation des nombreux acteurs qui y participent.

2Lorsque les premières publications sur la méthode Delphi ont été publiées dans les années soixante, le nom de la méthode elle-même n’a pas été expliqué ni discuté, l’objectif de la méthode étant d’obtenir le consensus le plus fiable possible à partir d’avis issus d’un groupe d’experts [1]. Les travaux postérieurs, et en particulier ceux d’Helmer comme l’ouvrage Looking forward[2] ne permettent pas non plus de faire le lien entre le Delphi antique et son successeur moderne. L’étude longitudinale des deux principaux journaux qui publient régulièrement des recherches et des études de cas sur la méthode Delphi (Technological Forecasting and Social Change et Futures) ne permet pas non plus de trouver une discussion explicite concernant une telle connexion.

3Dans l’ouvrage The Delphi method, Linstone et Turoff [3] considèrent que puisque “l’homme primitif a toujours abordé l’avenir rituellement, avec des cérémonies impliquant des ustensiles, des liturgies, des gestionnaires, et les participants”, le Delphi moderne peut être considéré comme un rituel aussi. Ainsi, pour Linstone et Turoff “le Delphi moderne est en effet lié à son célèbre homonyme grec”. Pour Wendell Bell cependant, cet homonyme a aussi été considéré comme une source de confusion [4] : alors que la méthode Delphi tente de fournir une information “désambigue” pour aider les décideurs, l’oracle de Delphes est au contraire connu pour l’ambiguïté de ses réponses. On peut à cet égard rappeler le célèbre oracle rendu à Crésus : “si tu fais la guerre, un grand empire sera détruit”. Crésus décide alors d’entrer en guerre mais c’est son empire qui est détruit. L’oracle était-il pour autant dénué de sens ?

4L’objectif de cet article est de construire, à partir des rites delphiques anciens tels que nous les présentent les études helléniques, un cadre de comparaison pour l’analyse des méthodes prospectives de consultation d’expert. Le but de cet examen des différences et des similitudes dans le recours à la question et sa forme ainsi que dans la procédure de réponse et la crédibilité du résultat, est de discuter de nos pratiques actuelles de consultation d’experts en matière de prospective. On présentera dans un premier temps le fonctionnement de l’oracle de Delphes tel qu’il a pu être rapporté par des auteurs antiques (Hérodote [5], Plutarque [6]) ou reconstitué par les recherches modernes (Roux, 1976 [7], Marinatos et Hägg, 1995 [8]), ce qui rend nécessaire un préalable méthodologique sur la discussion des sources utilisées avant d’évoquer les exemples de décideurs qui ont eu recours à l’oracle. Parmi les histoires des anciens rois et les décideurs (Égée, Clisthène), le cas de Crésus présente un intérêt particulier car il montre un processus de décision complet : test de l’oracle le plus crédible, consultation, récrimination ex post. Les différents cas que nous connaissons permettent d’esquisser les fonctions institutionnelles de l’oracle de Delphes dont on décrira par la suite les acteurs et processus de fonctionnement, en nous fondant pour l’essentiel sur le travail de Roux.

5À partir de cette étude sur les anciennes pratiques delphiques la deuxième partie proposera un cadre non seulement de comparaison mais aussi d’évaluation des processus modernes de méthodes prospectives de consultation d’expert comme Delphi, les analyses d’impacts croisés, les groupwares ou plus récemment les marchés prédictifs. Dans cette partie, l’expérience de l’ancien oracle de Delphes servira de base pour révéler une dimension inhabituelle de l’analyse de ces processus, considérés comme des rituels avec leurs consultants, leurs prêtres et leurs Pythies, et parfois de nombreux autres acteurs, ainsi que leurs enjeux cachés.

Consulter l’oracle de Delphes. Décideurs, ambigüités et rites

6Près de deux millénaires séparent la méthode Delphi du fameux texte de Plutarque, Sur l’Oracle de la Pythie, dont tout semble désormais nous séparer à cause autant de l’évolution des modes de vie et de pensée que de la rareté des témoignages sur son mode de fonctionnement. Au risque d’anachronisme s’ajoute donc celui de la mésinterprétation des vestiges restants. Aussi est-il nécessaire de présenter, dans un premier temps méthodologique, la nature des sources utilisées dans cet article, avant d’aborder l’étude de la logique du questionnement puis celle du rite qui en dépend.

Discussion méthodologique : évaluation des données et de leurs sources

7En dépit du fait que sa renommée a traversé les siècles, nous ne savons que peu de choses sur la manière dont l’oracle de Delphes fonctionnait réellement. Un certain nombre d’hypothèses ont par exemple été émises sur la manière dont la Pythie rendait les oracles, comme celles concernant les vapeurs de souffre et les transes qui agitaient la Pythie. Les recherches entreprises par Roux pour retrouver les traces géologiques des sources de ces vapeurs ont toutefois été infructueuses, même si ces questions sont encore aujourd’hui discutées [9].

8Le chercheur n’a finalement que peu de données concernant l’oracle de Delphes : outre les vestiges des temples, nous ne disposons que de quelques écrits antiques ainsi que de poteries, qui pour les unes figurent la consultation de la Pythie et pour les autres donnent les réponses de l’oracle, l’authenticité de certains de ces oracles restant d’ailleurs toujours en question. Pour analyser les pratiques delphiques, nous nous sommes appuyés sur trois sources principales : l’enquête d’Hérodote, les écrits de Plutarque, les recherches de Georges Roux sur l’oracle de Delphes. Nous avons complété ces sources principales par des travaux d’historiens sur l’oracle de Delphes [10] (Maurizio, 1995) et sur les sanctuaires grecs (Marinatos et Haäg, 1993).

9Les deux sources antiques, celles d’Hérodote et de Plutarque, sont les deux plus importantes sources dont nous disposons. Hérodote est considéré comme un des premiers historiens et constitue une référence importante des recherches concernant l’oracle de Delphes, comme en témoigne la description détaillée qu’il donne de l’histoire de Crésus. Plus connu pour ses vies parallèles des hommes célèbres grecs et latins, Plutarque est quant à lui prêtre de l’oracle de Delphes au IIème siècle après J.-C. Son De oraculo pythiae constitue une forme de témoignage sur le fonctionnement de l’oracle, même si ce témoignage est tardif et ne constitue pas l’objet de son propos mais plutôt son contexte, car il s’agit d’une discussion philosophique sur l’oracle entre différents personnages. Enfin, l’ouvrage de Georges Roux (1919-2003) : Delphes, son oracle, ses dieux, fait référence en la matière, tant dans la littérature francophone que dans la littérature anglo-saxonne. Roux était professeur à l’Université de Lyon, spécialiste de littérature grecque et d’Archéologie, notamment en ce qui concerne l’oracle de Delphes dont il a reconstitué le fonctionnement à partir des textes anciens et des fouilles archéologiques qu’il a effectuées à Delphes. Il s’est appuyé également sur des comparaisons avec d’autres oracles antiques, dans la limite des traces qu’il en reste aujourd’hui.

10Malgré les lacunes de la documentation, il existe donc des éléments de comparaison entre les pratiques liées à l’ancien oracle de Delphes et la consultation prospective d’experts aujourd’hui. Toutefois, avant de comparer la fonction de l’oracle de Delphes au Delphi, il faut établir à partir de l’étude de la révélation délivrée par l’oracle combien la notion de décision est différente à l’époque par rapport à aujourd’hui – peut-être plus complexe aussi –.

11L’oracle désignant à la fois l’institution qui délivre au consultant une certaine forme de connaissance au travers d’un message oral (les paroles de la Pythie) et le message lui-même (qui peut d’ailleurs être retravaillé après, comme nous le verrons par la suite), nous réserverons le terme d’oracle à l’institution et à son fonctionnement, et nous appellerons révélation la connaissance délivrée au consultant via les paroles de la Pythie.

La nature de la décision au travers de la révélation

12Comme le rappelle Georges Roux, les deux rois de Sparte étaient en permanence accompagnés de deux spécialistes qui avaient pour mission de consulter en leur nom l’oracle de Delphes [11]. L’oracle peut non seulement apporter une aide à la décision politique et stratégique mais aussi une justification, voire une adhésion des citoyens à la décision prise. C’est ainsi que lorsque Clisthène réforme, à la fin du vie siècle avant J.-C., la constitution athénienne, il fait tirer au sort par la Pythie les noms des dix tribus entre lesquelles sera réparti le corps des citoyens. Au temps de sa splendeur, “l’oracle joua [dans l’existence des Grecs] un rôle considérable non point seulement parce qu’il les aidait à résoudre les difficultés pratiques de leur vie quotidienne, mais parce qu’il patronnait les notions morales et juridiques sur lesquelles étaient fondés la condition et le comportement de l’homme grec” [12].

13Les questionnements des puissants reflètent les principaux enjeux du monde grec, c’est-à-dire ceux concernant la vie politique. L’exemple de Clisthène illustre un problème que l’on qualifierait aujourd’hui d’organisationnel puisqu’il s’agit d’une réorganisation de l’institution la plus structurante de l’époque (la polis grecque) à laquelle il s’agit de faire adhérer l’ensemble des citoyens. Or la caution d’Apollon, via la Pythie, contribue à cette acceptation.

14Dans la littérature sur l’oracle de Delphes, un exemple particulièrement complet de processus de décision en interaction avec l’oracle est celui de Crésus, tel qu’il nous est rapporté par Hérodote. L’interaction s’effectue en trois étapes principales que l’on peut résumer ainsi :

  1. Crésus fait passer un test à différents oracles pour sélectionner “le meilleur”, la réponse de l’oracle de Delphes le convainc ;
  2. Crésus adresse à l’oracle de Delphes une demande concernant l’opportunité de faire ou non la guerre, l’oracle lui répond ;
  3. ayant perdu la guerre, Crésus effectue une réclamation en vue de l’évaluation ex post de la réponse de l’oracle, l’oracle lui répond.

Une procédure de choix rationnelle : le cas de Crésus

15Vers le milieu du vie siècle avant J.-C., Crésus, roi de Lydie, s’apprête à prendre une décision stratégique : doit-il faire la guerre à l’empire des Perses soumis à la domination de son rival Cyrus, avant que celui-ci ne devienne trop fort ? Afin de l’aider dans ce choix difficile, il compte s’adresser aux oracles. Mais ceux-ci sont nombreux. Plutôt que de se fier à leur seule renommée, Crésus décide d’évaluer leur science divinatoire selon une procédure de test que l’on qualifierait aujourd’hui de rationnel. Hérodote nous rapporte en effet que Crésus envoie des émissaires aux oracles les plus réputés, qui doivent deviner ce qu’il a fait à un moment précis. L’oracle de Delphes répond, en vers hexamètres :

16

Une odeur est venue à moi, l’odeur d’une tortue au cuir épais
Cuisant dans le bronze, avec la chair d’un agneau ;
Le bronze s’étend sous elle, le bronze la recouvre.
(Hérodote I.47)

17L’oracle est incompréhensible, sauf pour Crésus. En effet celui-ci, qui ne savait que faire d’imprévisible, a justement cuit ensemble ce jour-là une tortue et un agneau dans un chaudron d’airain. Il est alors convaincu que cet oracle a une perception véridique de ce qui se passe dans le futur, puisqu’il a révélé un fait passé dont Crésus s’était personnellement assuré du secret.

18Crésus fonde son raisonnement sur une procédure de test dont la rigueur est l’élément de conviction, et sur une conception symétrique du temps telle que la valeur de connaissance d’un fait non connaissable par une enquête rationnelle est identique pour un événement passé et pour un événement à venir. Il omet toutefois le problème de l’interprétation : Crésus n’a compris le sens de l’oracle que parce qu’il l’a interprété en fonction de son expérience passée. Autrement les paroles de la Pythie lui seraient restées incompréhensibles, sauf à trouver un expert en traduction de message divin. Dans l’Ancien Testament, Daniel est un traducteur de ce type lorsqu’il interprète pour le roi Balthazar le sens des mots écrits par la main de Dieu sur le plâtre du mur du Palais de la salle du banquet : “je lirai au roi cette écriture et je lui en ferai connaître l’interprétation” [13]. À Delphes, il semble que l’interprétation était proposée par des exégètes qui officiaient, comme nous le verrons plus loin, aux alentours du temple.

Les avantages et les pièges de la révélation

19Convaincu, Crésus fait demander à l’oracle s’il doit faire la guerre. L’oracle lui répond que s’il fait la guerre, il détruira un grand empire. Fort de cette affirmation, Crésus déclare la guerre … et son empire est détruit : Crésus est vaincu par Cyrus (qui finalement l’épargne, ce qui lui permettra par la suite d’adresser une réclamation au dieu via l’oracle).

20Cette histoire pose un certain nombre de questions en termes de technique d’interrogation de l’avenir et de traduction de résultat, et par conséquent d’expertise à ces différents niveaux.

21Le principe de l’oracle est celui de la révélation de phénomènes auxquels les hommes ne peuvent pas avoir accès car ils sont incommensurables ou parce que leur témoignage est impossible :

22

Je sais le nombre de grains de sable et les mesures de la mer,
Je comprends le muet, j’entends celui qui ne parle point.
(Hérodote, I.47)

23dit le dieu par la bouche de la Pythie avant de délivrer son oracle.

24Parmi ces phénomènes on trouve les événements à venir, mais pas seulement eux. Des événements passés, inconnus ou oubliés, et qui sont révélés par le dieu, jouent aussi un rôle essentiel dans les problèmes humains du moment. À Crésus qui lui adresse des réclamations, Apollon répond par la Pythie que ses maux sont dus à une faute commise anciennement dans sa famille :

25

Au sort qu’a fixé le destin, un dieu même ne peut échapper. Crésus a payé la faute de son quatrième ancêtre qui, simple garde des Héraclides, cédant aux intrigues d’une femme, a tué son maître et pris rang auquel il n’avait aucun droit.
(Hérodote, I.91)

26L’oracle révèle des “vagues” de temps qui se succèdent et se recouvrent, à la manière des vagues de la mer : ce qui a renversé Crésus trouve son origine dans un acte très ancien dont personne n’a la mémoire. À y réfléchir plus longtemps, cet acte est aussi à l’origine de son statut de décideur et donc de sa décision car au fond, sans ce crime ignoré, il n’aurait pas été roi. Le sens de l’événement ainsi révélé est double, mais peut-on dire qu’il est ambigu ? En effet, l’évocation du crime en tant que situation limitée dans le temps et l’espace est monosémique, mais le crime en tant qu’acte tangible engendre un double mouvement : celui qui conduit concrètement à l’accession au trône d’une famille (le criminel prend la place du roi, épouse sa femme et engendre une dynastie à laquelle appartient Crésus), et celui qui conduit tout aussi concrètement à sa chute (Crésus qui est roi grâce au crime de son ancêtre prend une décision destructrice pour le royaume).

27La double fonction de la révélation comme connaissance en acte s’applique lorsque l’oracle fait connaître dans une même révélation la cause d’un mal et son remède : aux habitants de Temesa venus le consulter, l’oracle révèle que la cité est ravagée par la peste car un matelot – qui avait été lapidé pour avoir violenté une fille – a été laissé sans sépulture, au mépris du respect dû aux morts. Pour arrêter le fléau, l’oracle prescrit aux habitants de la cité d’instituer au matelot mort un culte héroïque.

28Les révélations de l’oracle ne servent donc pas seulement à prendre des décisions comme choix d’engagement dans un avenir inconnu, voire comme processus d’adhésion à des changements organisationnels (l’exemple de Clisthène), mais aussi des décisions comme réponses à des dilemmes d’origines inconnues. L’intervention de l’oracle dans le choix des tribus peut s’interpréter de cette manière dans le cas de la réforme de Clisthène.

29Faut-il en déduire que le destin du décideur est scellé par ce que justement il ne connaît pas mais qui détermine son choix ? Il y a une part de déterminisme lié à la révélation, mais aussi une part de libre arbitre des hommes comme des dieux : Apollon apprend à Crésus qu’il a intercédé auprès des Moires pour que sa chute soit retardée, et qu’il a obtenu d’elles un délai de trois ans (Hérodote, I. 91). Mais il ajoute que s’il l’a fait, c’est à cause de la piété de Crésus. Cette piété s’est traduite par des offrandes nombreuses et répétées : c’est donc par ses actes que Crésus a obtenu, sans le savoir, un délai. On retrouve le caractère double de la révélation comme connaissance concrète (Crésus apprend qu’il devait tomber, et qu’Apollon a retardé sa chute), auquel s’ajoute une conception de l’acte qui ne peut pas être réduit à un acte intentionnel : Crésus a fait des offrandes par piété, pas pour obtenir un délai dont il ne connaissait même pas l’existence et qui pourtant lui a été attribué justement grâce à ces mêmes offrandes, ce qui a maintenu son statut de décideur trois ans de plus. On voit ici une nette dissociation entre l’acte et ses effets, dissociation que l’on ne trouve pas dans les approches formalisées de la décision, ni dans les théories de l’action qui, en évacuant la décision [14] en évacuent aussi la relation à l’acte et à ses effets.

30À la conception moderne de la décision comme un choix à un moment donné entre différentes options, choix qui sera traduit par un acte intentionnel à la suite duquel l’une de ces options sera réalisée dans l’avenir (le test des oracles par Crésus), s’ajoute donc une conception du choix comme prise de conscience à un moment donné par le décideur de la nécessité de trancher par des actes un dilemme dans un contexte spatio-temporel où les événements dépassent complètement ses intentions. Dans ce contexte, l’oracle révèle la mémoire ou l’anticipation d’événements qui ne sont pas connus du décideur mais qui provoquent son choix et orienteront les conséquences de ses actes.

31Nonobstant une conception du temps qui n’est pas linéaire, un traitement double des événements qui ne sont pas des situations abstraites mais des mouvements concrets, et une conception de la décision qui ne se réduit pas à un choix monosémique en vue de contrôler des événements à venir, l’oracle fonctionne comme un conseil d’expert, conseil que le décideur est susceptible de ne pas suivre, soit parce qu’il ne le veut pas, soit parce qu’il ne le comprend pas. De fait, la valeur opérationnelle de connaissance de l’événement non connaissable par une enquête rationnelle est plus grande pour un événement passé que pour un événement à venir car on peut comprendre l’événement passé à la lumière des effets qui l’ont suivis. Le sens efficace de la révélation peut donc rester inaccessible au décideur jusqu’à ce que cette dernière soit réalisée (donc que l’événement soit passé). On comprend ainsi qu’un oracle puisse être fameux pour avoir été réalisé mais non respecté par le décideur : Thémis sous les traits de la Pythie aurait rendu au roi Égée l’oracle l’avertissant, sous peine de mort, de ne pas engendrer d’enfant avant d’être rentré à Athènes. Égée n’en tient pas compte et engendre Thésée, qui causera sa perte.

Le décideur désuni : l’absence de continuité entre connaissance du phénomène, choix et conséquences de l’acte

32Les consultants n’hésitent pas, tel Crésus, à adresser des plaintes au dieu. Mais celui-ci a toujours raison, ce dont témoigne la réponse de la Pythie :

33

De l’oracle qui lui fut rendu, Crésus a tort de se plaindre ; Loxias l’avertissait : s’il marchait contre la Perse, il détruirait un grand empire. Il devait donc, pour décider sagement, faire demander au dieu s’il désignait son propre empire ou celui de Cyrus ; s’il n’a pas compris l’oracle, s’il n’a pas demandé d’explications, qu’il s’en prenne à lui-même. À sa dernière consultation, Loxias[15] lui a parlé d’un mulet et il n’a pas davantage compris cette réponse, le mulet était Cyrus, né de deux parents d’origine inégale…
(Hérodote, I. 91)

34Si Crésus a engagé une guerre suicidaire, c’est parce qu’il a mésinterprété la réponse de l’oracle, qui ne précisait pas quel empire serait détruit : on voit se glisser entre la révélation de l’avenir et le décideur un énorme vide qui serait celui de l’expertise en interprétation.

35Une telle expertise n’a pas lieu d’être en ce qui concerne le passé, puisque Crésus a pu directement comparer l’oracle à son expérience vécue. Si cette mésinterprétation apparaît aussi clairement, c’est aussi parce que la question était ambiguë : Crésus n’a pas demandé s’il gagnerait la guerre, il a demandé s’il devait la faire. Bien que Crésus ait procédé par interrogations successives, il n’a pas compris que l’empire détruit serait le sien et que le mulet susceptible de le vaincre était Cyrus :

36

… depuis que l’oracle lui avait donné une réponse exacte, [Crésus] ne se lassait pas de le questionner. Il demanda si sa monarchie durerait longtemps ; la Pythie lui répondit :
Lorsqu’un mulet deviendra roi des Mèdes, Alors, Lydien aux pieds fragiles, aux bords du caillouteux Hermos
Fuis, ne résiste pas, et ne rougis pas d’être lâche.
(Hérodote, I. 91)

37La connaissance des événements au cours du temps est affirmée par l’oracle et n’est jamais infirmée dans cette histoire. Ce n’est pas la révélation du dieu qui nécessite un expert, c’est le passage entre son mode d’expression symbolique et sa traduction par le décideur en information pertinente pour la décision qui manque d’experts. Pourtant il existe entre le dieu et celui qui l’interroge une chaîne complexe de création d’information dont il convient d’examiner les maillons.

Le rite comme garantie de conformité de la procédure de révélation

38Le principe de l’interrogation auprès du dieu est celui de la révélation de l’avenir. Le moyen est la traduction d’un langage sacré en un langage compréhensible par les hommes, la piété justifiant un échange fondé sur le don (la révélation) et le contredon (les sacrifices et offrandes). Le dieu Apollon révèle la volonté d’un autre dieu : Zeus, mais il ne peut pas s’exprimer de manière directement compréhensible par les hommes. Il a besoin d’un medium, c’est la Pythie. La consultation est organisée par une institution de manière à répondre à des rites précis. La conformité aux protocoles des rites est vérifiée par un personnel sacré.

39L’oracle de Delphes est situé à la croisée de deux voies très fréquentées, l’une maritime et l’autre continentale. Comme le rappelle Nanno Marinatos [16] (1995), la Grèce antique comptait trois types de sanctuaires : de cités, extra-cités, inter-cités. Delphes est, comme Olympie et Némée, un sanctuaire non seulement inter-cités, mais encore pan-hellénique : les sanctuaires étaient situés loin des cités majeures et bien qu’ils aient été sous le contrôle administratif de leurs cités-états ou de leurs amphictyonies proches, ils avaient une aura de neutralité.

40L’oracle fournissant une révélation, c’est la dimension sacrée qui explique en premier lieu sa localisation. L’histoire de l’oracle de Delphes est complexe et très ancienne, d’anciennes divinités y régnaient déjà avant qu’Apollon ne vienne les supplanter. “Les cultes anciens sont caractérisés par leur fixité ; il sont d’abord liés à un site. Le site ne devient point sacré parce qu’on y célèbre un culte ; un culte y est célébré parce qu’un prodige, un présage, un phénomène naturel, ou tout simplement un sentiment de ferveur religieuse intense inspiré par lui a prouvé qu’il était sacré. Un dieu peut supplanter un autre dieu ; il ne le déloge pas. Le dieu dépossédé subsiste sur place, en position subalterne ou assimilé à l’usurpateur” [17].

41Il y a donc un ancrage géographique du lieu de production de la révélation : l’endroit ne devient pas sacré parce que le dieu s’y est implanté, le dieu s’y est implanté parce qu’il est déjà sacré. Ensuite seulement interviennent les considérations économiques, politiques et d’organisation.

42La fonction de l’institution dont fait partie la Pythie n’est pas de répondre au décideur ou à son représentant. Sa fonction est double :

  • s’assurer que le dieu est réellement présent dans la personne de la Pythie au moment où elle rend son oracle, ce qui en assure la qualité mais aussi la vulnérabilité, d’où la seconde fonction ;
  • éviter que le consultant ne commette un sacrilège, soit par ignorance des rites en vigueur, soit volontairement comme le viol de la Pythie par Echécratès le Thessalien.

43Les prêtres sont des magistrats de la cité, chargés de surveiller la bonne marche du sanctuaire et du culte qui y est rendu. Ils ont pour tâche principale de célébrer le cycle des fêtes solennelles et d’assurer le service liturgique du dieu, notamment les sacrifices, pour lesquels ils sont secondés par un personnel spécialisé. Mais ils ne participent probablement pas aux consultations.

44Le fonctionnement de l’oracle relève de la compétence des prophètes et des hosioïsanctifiés”). Les hosioï sont habilités à déclarer si la consultation peut ou non avoir lieu, selon le comportement de la victime lors des sacrifices préliminaires. Le mot prophète a deux sens : celui qui “parle à la place d’un dieu” (en ce sens, Apollon est le “prophète” de Zeus) ou ceux dont l’emploi est de s’occuper des sanctuaires oraculaires et de communiquer les oracles prononcés par les “prophètes” au sens propre. Les prophètes de Delphes s’assurent que les consultants sont bien en règle avec le rituel (le jour est propice, les sacrifices ont été correctement effectués).

45Le processus d’interrogation passe donc par une succession préalable d’étapes de sacrifications offertes par le consultant à partir de l’extérieur du temple jusqu’au sanctuaire où se trouve la Pythie. Les prêtres, la Pythie, les hosioï et les prophètes sont assistés d’un nombreux personnel subalterne : sacrificateurs, secrétaires … Les alentours du temple sont occupés par “des devins, exégètes, versificateurs qui mettaient en beau style, moyennant rétribution, les oracles dont la forme semblait trop prosaïque aux consultants” [18].

46On voit à cet égard se dessiner deux catégories de consultations auprès de l’oracle. Les unes sont les consultations des grands décideurs de l’époque qui ont fait son rayonnement à travers sa participation aux affaires publiques : “dans l’ancien temps (…) ce n’était pas tel ou tel qui descendait consulter l’oracle sur l’achat d’un esclave ou sur quelque entreprise, mais des cités très puissantes, des rois, des tyrans aux vastes ambitions, qui s’adressaient au dieu pour des affaires d’importance” [19]. Les autres consultations reflètent des préoccupations d’ordre domestique et pratique, elles restent celles des pèlerins qui se rendent encore à Delphes au IIème siècle après J.-C. à l’époque de Plutarque alors que l’oracle a déjà perdu sa grandeur. D’où la controverse évoquée par Plutarque : lorsque l’oracle est rendu en prose ou que les vers sont de mauvaise qualité, cela signifie-t-il que le message n’a pas été inspiré par le dieu ?

47Les dieux ne sont pas des experts. Ils communiquent les événements à connaître, mais ils le font au moyen d’un medium et sous forme d’énigmes. La Pythie – pour ce qu’on en sait – n’a pas de connaissances ni d’aptitudes particulières. Si elle est soumise à des contraintes de vie particulières, c’est pour rester rituellement pure, seule condition pour pouvoir servir de medium au dieu. De même, c’est avant tout leur caractère particulier de pureté qui permet aux hosioï d’évaluer le caractère favorable ou défavorable des sacrifices. Il existe pourtant bien des experts, ce sont les prophètes qui consacrent leur vie au temple et contrôlent le respect de la procédure d’interrogation.

48La prophétie au sens propre du terme n’est pas délivrée par des experts : ni le dieu ni la Pythie n’en sont. La technique de réponse utilisée par la Pythie varie selon la manière dont la question est posée : “soit qu’elle rende son oracle verbalement, en répondant directement à la question, soit qu’elle choisisse au moyen d’un tirage au sort « par les fèves » [ou les dés, ou les osselets], entre plusieurs questions posées par le consultant” [20].

49L’oracle en tant qu’institution repose donc sur bien des experts, dont la fonction est uniquement de vérifier la conformité de la procédure d’interrogation, selon une méthode qui est celle de l’application complexe du rite. Finalement c’est cette expertise qui garantit la crédibilité de l’oracle parce qu’elle garantit que le dieu est présent et qu’il inspire l’oracle. L’expertise est associée à une vérification de conformité de la procédure, mais aucunement à l’aide à la décision. Le rite relie le monde des hommes et celui des dieux par une garantie mutuelle : la conformité de la procédure garantit que c’est bien Apollon qui parle par la bouche de la Pythie et qu’il est d’humeur coopérative. La conviction que la révélation provient bien du dieu en garantit la crédibilité – mais pas l’interprétation –. À Delphes, l’interprétation ne fait pas partie du rituel, elle lui est extérieure.

L’oracle de Delphes comme modèle : essai de confrontation avec les méthodes prospectives de consultation d’experts

La comparaison et ses pièges

50On ne connaît pas suffisamment bien le fonctionnement de l’oracle de Delphes dans la durée pour pouvoir le comparer à celui d’institutions actuelles. Aussi la comparaison avec le Delphi moderne se concentrera-t-elle sur les enjeux et les modalités de l’interrogation en termes d’objectifs et de procédures, sans aborder ni la fonction de l’oracle dans la société, ni les circuits économiques dans lesquels s’insèrent les institutions qui l’organisent, d’autant que l’histoire de Delphes est particulièrement longue et complexe.

51La partie contemporaine n’est pas non plus exempte de complexité car la méthode Delphi peut difficilement être réduite à la procédure initialement développée par Helmer et Dalkey. Comme le souligne Helmer [21], la méthode a connu un certain nombre de dérivés. Aussi nous a-t-il semblé opportun d’élargir notre discussion aux méthodes de consultation d’experts dans leur ensemble – malgré les importantes différences de traitement – de manière à mettre en lumière les modalités de l’accès à une connaissance spécifique au travers de l’interrogation. Il s’agit en effet dans cet article de s’intéresser au processus d’interrogation plus qu’à la technique utilisée ou au concept d’expertise [22]. Comme le rappellent Rowe et Wright, la méthode delphi a pour objectif d’être utilisée dans des contextes décisionnels dans lesquels l’utilisation de modèles statistiques se révèle impossible et rend nécessaire l’utilisation d’un jugement humain [23].

52Dans le cadre d’analyse que nous proposons pour discuter de manière conjointe l’oracle de Delphes et les méthodes de consultation d’experts, nous nous intéresserons tout d’abord aux caractéristiques de la connaissance issue de ces différents modes d’interrogation puis au rôle des acteurs dans le processus d’interrogation. Cette analyse partira systématiquement de l’oracle de manière à établir une référence à laquelle nous confronterons les pratiques d’interrogation d’experts telles qu’elles ont pu se développer depuis l’émergence de la méthode Delphi jusqu’aux réseaux prospectifs [24].

Les caractéristiques de la connaissance révélée

53Les différents modes de consultation ont pour fonction principale de donner accès à des formes spécifiques de connaissance. Cette connaissance peut être caractérisée selon le type de connaissance recherché, son statut, sa temporalité, ses domaines d’utilisation et les risques de biais qui peuvent l’affecter (tableau 1).

Tableau 1

Enjeux des modes d’interrogation et caractéristiques de la connaissance

Tableau 1
Caractéristiques de la connaissance Oracle de Delphes Méthodes de consultations d’experts Type de Obtenir une révélation Avis d’experts en l’absence de connaissance divine de phénomènes raisonnement convaincants recherché auxquels on ne peut pas avoir accès par un autre moyen Statut de la connaissance Vérité divine Jugements d’experts Temporalité Passé – présent – futur Présent – future Domaine d’utilisation Décision politique et stratégique Décision politique et stratégique Décisions privées Biais Fausse origine Effets d’influence Traduction de la révélation Interprétation de la question

Enjeux des modes d’interrogation et caractéristiques de la connaissance

54Dans la méthode Delphi, la procédure a pour objectif de garantir une qualité de conformité d’une connaissance que l’on ne peut pas obtenir par un raisonnement théorique convaincant [25]. Cette qualité de conformité est liée dans le cas de l’Oracle de Delphes à l’origine divine de la connaissance, dans celui de la méthode Delphi à la quantité d’experts qui ont été consultés. L’idée est d’un côté que la vérité est le fait du dieu, dans l’autre que la masse des experts donnera une information plus crédible que le jugement d’un expert unique. Le mode de conviction diffère mais il s’agit dans les deux cas d’une croyance : la croyance dans l’existence d’un dieu qui peut communiquer avec les hommes pour l’oracle de Delphes, la croyance que la masse des jugements des experts a une valeur de représentation de la réalité supérieure à celle des jugements isolés dans le cas de la méthode Delphi. Les approches qui s’appuient sur des groupes d’experts ou sur la mise en réseau d’experts constituent des variantes de cette croyance qu’un ensemble ou un groupe d’experts procure une connaissance plus justifiée que celle d’un individu isolé.

55Avec l’oracle de Delphes, l’objectif est moins de connaître des faits passés, présents ou futurs que d’avoir des conseils pour l’action. Mais ces conseils peuvent s’expliquer par la révélation de faits passés, présents, futurs, qui ont une incidence pour l’action ou peuvent constituer une issue de cette action. L’avenir n’est cependant pas complètement déterminé par ces révélations, les dieux pouvant dans une certaine mesure le changer et les hommes pouvant invoquer les dieux pour qu’ils le changent. Pour ce qui concerne la méthode Delphi, l’objectif est d’avoir des conseils pour l’action dans une logique d’aide à la décision. Dans le cas du Delphi project initial exposé par Dalkey et Helmer, il s’agit d’estimer un nombre de bombes en vue de la gestion d’une situation virtuelle (une guerre entre les États-Unis et l’Union Soviétique). C’est une interrogation sur des événements virtuels parce que à venir, la question étant de savoir si les experts pensent que ces événements virtuels peuvent se réaliser, sous quelles conditions ils peuvent se réaliser ou quand ils peuvent se réaliser (d’où par exemple les études concernant les dates de développement de technologies nouvelles).

56Dans les deux cas, les champs d’application concernent principalement de décisions politiques et stratégiques, même si dans le cas de l’oracle de Delphes les consultations pouvaient aussi être d’ordre privé, ce qui est d’ailleurs devenu à l’époque romaine le type de consultation dominant, comme le constate avec regret Plutarque.

57Ces pratiques d’interrogation comportent cependant des biais possibles qui sont susceptibles de remettre en cause l’intérêt d’y avoir recours. Dans le cas de l’oracle de Delphes, il y a le risque que ce ne soit pas Apollon qui réponde ou que sa réponse soit faussée parce qu’un consultant, voire un membre du personnel de l’oracle a commis volontairement ou involontairement un sacrilège contre le dieu. Le rite est donc important pour vérifier que le dieu est là et est bien disposé vis-à-vis de la consultation qui lui est demandée. Un autre problème est un problème de traduction : un dieu ne peut pas parler directement aux hommes, un homme ne peut pas parler directement au dieu. Le dieu parle par le corps de la Pythie qui est son medium mais qui a sa propre expression comme le rappelle Jean Sirinelli [26] citant Plutarque : “Ce n’est pas au dieu qu’appartiennent la voix, les sons, les expressions et les vers, c’est à la femme qu’il inspire ; pour lui, il se contente de provoquer les visions de celle-ci et de produire en son âme la lumière qui lui éclaire l’avenir : c’est en cela que consiste l’enthousiasme” [27]. Il y a pour le consultant deux difficultés de traduction possibles : la formulation du problème sous forme d’une question, d’une alternative, et/ou la traduction de la réponse de la Pythie. Pour la méthode Delphi, les biais principaux concernent les effets d’influence susceptibles d’émerger lorsque les experts interagissent les uns avec les autres. Ce biais est particulièrement mis en évidence dans les travaux qui s’intéressent à gestion des groupes d’experts, avec phénomènes de leadership et de groupthink[28]. Un autre biais concerne l’interprétation de la question par les experts. Par ailleurs, tant dans la méthode Delphi que dans les méthodes prospectives, les biais cognitifs apparaissent comme des limites à l’anticipation [29]. Une non-convergence des réponses des experts peut soit être due à un problème d’interprétation de la question, ce qui conduit à la reformuler, soit au fait qu’il y a plusieurs estimations différentes possibles.

Le rôle des acteurs dans les processus de consultation

58Tant dans la Delphes antique que dans le Delphi moderne, il n’y a pas à proprement parler de production de connaissance, mais un problème d’accès à une connaissance et de transfert de cette connaissance. Il en découle un découpage du rôle des acteurs (tableau 2) et une organisation particulière du système d’interrogation (tableau 3).

Tableau 2

Les acteurs et leurs fonctions

Tableau 2
Fonction des acteurs Oracle de Delphes Méthodes prospectives de consultation d’experts Décideur Décideur-consultant Organisations Source de connaissance Le dieu La masse des experts Intermédiaires Le personnel de l’Oracle : la Pythie, les prêtres, les prophètes, les hosioï, les serviteurs Les think tanks, sociétés de conseil, directions de la stratégie : méthodologues, planificateur, conseiller

Les acteurs et leurs fonctions

Tableau 3

Le système de consultation en action

Tableau 3
Étapes Oracle de Delphes Méthodes de consultation d’experts Concevoir le questionnement Le consultant Interaction entre le client et le méthodologue Interaction entre les experts Gestion de l’interaction Gestion temporelle : est-ce le bon moment pour interroger ? Gestion du flux des consultants Purifications rituelles Réponse du dieu (Nouvelle question) Sélection des experts Interrogation des experts Traitement des réponses Réitérations Utilisation des résultats Mise en application ou non de la réponse par le décideur Diffusion de la réponse au cours de l’action Sensemaking

Le système de consultation en action

59L’analyse du fonctionnement de l’oracle de Delphes fait émerger un nombre d’acteurs relativement important. Le décideur, c’est-à-dire le consultant de l’oracle, ne peut pas avoir directement accès à la source de connaissance, c’est-à-dire le dieu, d’où l’importance des intermédiaires qui comme nous l’avons vu d’une part délivrent la parole divine (la Pythie) et d’autre part en garantissent l’accès. Un décideur individuel est-il engagé dans les processus actuels d’interrogation ? Au décideur héroïque tel Crésus se substitue de nos jours l’organisation pour le compte de laquelle est organisé le processus d’interrogation qui constitue pour elle un élément d’aide à la décision parmi d’autres. Le dieu est ici remplacé par la masse des experts, voire les groupes, pour ce qui concerne les méthodologies faisant interagir les experts. Les méthodologues procurent l’accès aux experts dans le cadre de “temples” que sont les think tanks, cabinets de consulting, directions de la stratégie des organisations. Comme les prêtres ou les hosioï, ils ne sont que des intermédiaires et ont pour fonction d’organiser le processus d’interrogation des experts qui délivrent leur croyance. À qui correspondrait donc la Pythie ? Dans les méthodologies de consultation d’experts, son rôle n’est pas rempli par un acteur, mais par la méthodologie elle-même, et derrière elle le prospectiviste, ce qui n’est pas étonnant car la fonction de la Pythie est juste d’être un medium. La méthode permet de cadrer les réponses des experts et de formuler leur jugement. Au lieu des vers hexamètres, une méthode comme Delphi délivre des séries de chiffres, médianes et intervalles interquartiles de consultations successives qu’elle fait converger. Reste là encore l’interprétation que feront non pas les experts consultés mais les think tanks, cabinets de conseil ou directions de la stratégie.

60Le système d’interrogation peut être découpé en trois étapes : concevoir le questionnement, gérer l’interaction avec la source de connaissance, utiliser les résultats. Dans l’oracle de Delphes, c’est le consultant qui est à l’origine de la question, les intermédiaires en charge du rituel n’ayant vraisemblablement pas de fonction d’élaboration de la question. Seuls des conseillers extérieurs au rituel jouent éventuellement un tel rôle. Dans les méthodes de consultation d’experts, les thèmes qui vont être abordés font l’objet d’interaction entre l’organisation cliente et les intermédiaires. Dans certains cas, ces thèmes pourront même être suscitée par les intermédiaires, c’est d’ailleurs une des fonctions des think tanks ou des directions de la stratégie que de faire émerger des interrogations nouvelles. Avec les réseaux et les groupes d’experts, les interrogations pourront même provenir des experts eux-mêmes qui sont invités à concevoir le questionnement. La conception du questionnement peut alors partiellement se superposer à l’étape de gestion de l’interaction avec la source de connaissance. A contrario, les deux phases sont complètement dissociées dans l’oracle de Delphes. Dans la phase de consultation d’Apollon, le personnel de l’oracle vérifie que la consultation est possible, notamment que le moment est bien propice. Il n’y a pas d’itération possible au sens où la même question ne peut pas être répétée, puisque sa réponse est la vérité. Elle peut cependant être précisée à la suite de la réponse du dieu qui conduit le consultant à modifier la manière dont il perçoit l’action et à poser une nouvelle question, ce que fait Crésus avec ses questions successives. Avec la méthode Delphi, la même question doit être répétée pour faire converger les réponses des experts selon une forme prédéfinie. Dans différentes variantes de la méthode, et en particulier dans les méthodes de consultation de groupe, une interaction peut avoir lieu avec les experts, voire comme nous l’avons souligné plus haut entre les experts. Dans la pratique, certains experts peuvent disparaître du processus comme en témoignent les chiffres décroissants du nombre de répondants des tours successifs des enquêtes delphi [30]. La masse des experts est alors moindre, ce qui relativise la valeur de la connaissance.

61En ce qui concerne l’utilisation des résultats de la consultation, le consultant de l’oracle de Delphes est directement engagé dans les différentes étapes du questionnement. Réciproquement, ce processus de questionnement s’intègre dans l’action du décideur qu’est le consultant. Celui-ci peut choisir son interprétation et tenir compte de l’oracle, ou pas. C’est la référence à l’oracle pour justifier l’action entreprise qui contribuera à la diffusion de la réputation de l’oracle. Dans les méthodes de consultation d’experts, ce sont les intermédiaires qui interprètent les résultats et les transforment en connaissance. Ils ne s’intègrent pas directement dans l’action mais créent des représentations dominantes lorsque les enquêtes mettent en évidence des convergences dans les réponses des experts ou concurrentes lorsque les experts ne s’accordent pas sur la réponse à donner, voire, dans le cadre des groupes d’experts, donnent plusieurs réponses. La synthèse des réponses des experts révèle non pas la vérité mais une carte des croyances au sein de la masse des experts. Cette carte des croyances contribue en retour à créer des visions du monde dans un processus de création de sens, notamment quand elle est intégrée dans le processus de construction de scénarios [31].

Conclusion et perspectives de recherches

62À l’issue de cette discussion, quelle réponse apporter à notre question initiale ? Malgré les difficultés de comparaison liées aux informations parcellaires que l’on a sur les oracles et sur les profondes différences dans la représentation du monde que peuvent avoir un Grec du ve siècle avant J.-C. et un chercheur américain du xxe ou du xxie siècle, il ne s’agit assurément pas d’un simple homonyme. Qu’il s’agisse de l’oracle de Delphes comme des méthodes de consultation d’experts, l’enjeu est la recherche d’une connaissance que l’on ne peut pas obtenir par des moyens rationnels et dont le champ d’application est le policy making, même si pour l’oracle de Delphes des applications domestiques ont aussi existé.

63Les circonstances dans lesquelles l’oracle est consulté – en vue d’une décision irréversible (la guerre de Crésus), pour manager une réforme organisationnelle (Clisthène), comme anticipation de l’avenir sans événement déclencheur particulier (Égée) – ne diffèrent pas tant des circonstances dans lesquelles sont menées aujourd’hui les consultations d’experts. Par contre les caractéristiques de la connaissance révélée apparaissent beaucoup plus complexes que la non-ambigüité des informations.

64Le phénomène révélé s’est concrétisé ou le sera mais son interprétation est cause de biais décisionnels, ce qui met en exergue la constitution du problème décisionnel lui-même alors qu’il est évacué dans les approches formalisées de la décision. Bien poser la question c’est bien interpréter la réponse. Or, la révélation crée un paradoxe : c’est par ce que l’on sait par ailleurs que l’on comprend ce qui est révélé. Ce que dit le dieu est sûr, mais si le fait de connaître des événements inconnaissables autrement permet de régler les conséquences présentes d’actes anciens, cette connaissance n’engage pas sur les conséquences des actes à venir. Les actes humains passés sont plus structurants pour le présent que la préparation des actes à venir, dans tous les cas les effets des actes au cours du temps échappent aux intentions de ceux qui les ont effectués, et enfin on ne peut jamais interpréter les événements qu’après coup. C’est la malédiction dont Apollon a frappé Cassandre : ses prédictions sont vraies car elles se réalisent, mais elles ne servent à rien car personne n’en tient compte. La flèche du temps orientée du passé vers l’avenir laisse la place à une conception beaucoup plus complexe, que l’on pourrait comparer à la succession des vagues de la mer : si on est éclaboussé par celles qui refluent déjà, les suivantes ne sont encore que des remous à peine discernables.

65La confrontation de l’oracle de Delphes et des méthodes de consultation d’experts, dont fait partie la méthode Delphi, montre dans les deux cas la nécessité de recourir à des intermédiaires dont la fonction est réglée par des rituels. Le rituel sert à institutionnaliser le processus de révélation au sens fort de révélation d’une vérité d’origine divine dans le cas de l’oracle de Delphes, au sens d’une révélation des croyances d’un ensemble ou d’un groupe d’experts dans le cas des méthodes d’interrogation d’experts. Cette importance de l’intermédiaire et du rituel pourrait être également discutée à partir de l’émergence des marchés prédictifs et de leur intérêt pour connaître les systèmes de croyances non pas d’experts sélectionnés par un intermédiaire mais d’une masse de parieurs anonymes [32].

66Se posent à partir de là deux questions concernant la connaissance révélée par le processus. Tout d’abord, il s’agit de se demander dans quelle mesure cette connaissance, en conférant un sens particulier au déroulement des événements, influence le comportement des acteurs qui orienteront l’action à venir. Cette connaissance sur des événements virtuels agirait comme une prophétie auto-réalisatrice qui influence le déroulement de l’action à travers le comportement de ceux qui y croient, comme dans le cas de Crésus qui effectivement détruit un grand empire. Enfin dans la mesure où les recherche en neuroscience semblent indiquer que différentes aires du cerveau sont mobilisées en fonction de la nature de l’incertitude [33], la question se pose de savoir si les experts font tous de la même manière appel à certaines aires ou si certains auraient plus d’aptitude que d’autres à révéler des jugements sur l’avenir, ce qui remettrait en cause la prédominance de l’utilisation d’une masse ou d’un groupe d’experts.

Notes

  • [1]
    Norman Dalkey, Olaf Helmer, “An experimental application of the Delphi method to the use of experts”, Management Science, vol. 9, 1963 :3, pp. 458-467.
  • [2]
    Olaf Helmer, Looking Forward : a Guide to Futures Research, Sage, Beverly Hills, Ca, 1983.
  • [3]
    Harold A. Linstone, Murray Turoff (Eds.), The Delphi Method : Techniques and Applications, Addison-Wesley, Reading, MA, 1975.
  • [4]
    Wendell Bell, Foundations of Futures Studies. History, Purposes, and Knowledge, Transaction Publishers, New Brunswick, NJ, vol. 1, 2n ed., 2003.
  • [5]
    Hérodote, L’Enquête, in Hérodote, Thucydide, Œuvres complètes, Gallimard, 1964.
  • [6]
    Plutarque, Sur les oracles de la pythie, Les belles lettres, Paris 2007.
  • [7]
    Georges Roux, Delphes : son oracle et ses dieux, Les belles lettres, Paris, 1976.
  • [8]
    Nanno Marinatos, Robin Haig (Eds.), Greek Sanctuaries : New Approaches, Routledge, Oxon, 1993.
  • [9]
    Henry A. Spiller, John R. Halle, Jelle Z. De Boes, “The Delphic Oracle : A Multidisciplinary Defense of the Gaseous Vent Theory”, Clinical Toxicology, 40(2), 2002, pp. 189 –196.
  • [10]
    Lisa Maurizio, “Anthropology and Spirit Possession : A Reconsideration of the Pythia’s Role at Delphi”, The Journal of Hellenic Studies, vol. 115, 1995, pp. 69-86.
  • [11]
    Georges Roux, op. cit., p. 9.
  • [12]
    Ibid., p. 5.
  • [13]
    La Bible de Jérusalem. Daniel, chapitre 5, Le Festin de Balthazar, Cerf-Desclée de Brouwer, Paris, 1975.
  • [14]
    Hervé Laroche, “From decision to action in organizations”, Organization Science, vol. 6 n° 1, janvier-février 1995, pp. 62-75.
  • [15]
    Loxias est un des noms d’Appolon.
  • [16]
    Nanno Marinatos, “What were greek sanctuaries ? A synthesis”, in N. Marinatos, R. Haig (Eds.), Greek Sanctuaries : New Approaches, Routledge, Oxon, 1993, pp. 228-233.
  • [17]
    George Roux, op. cit., p. 23.
  • [18]
    Ibid., p. 70.
  • [19]
    Plutarque, op. cit., p. 26.
  • [20]
    Georges Roux, op. cit., p. 157.
  • [21]
    Olaf Helmer, Looking forward, op. cit.
  • [22]
    Par ailleurs discuté dans Fabrice Roubelat, “Scenario planning as a networking process”, Technological Forecasting and Social Change, vol. 65, n° 1, 2000, pp. 99-112.
  • [23]
    George Rowe, George Wright, “The Delphi technique as a forecasting tool : issues and analysis”, International Journal of Forecasting, 15, 1999, pp. 353 –375.
  • [24]
    Fabrice Roubelat, “Le e-management des réseaux prospectifs : cadre théorique, perspectives et limites”, in S. Nivoix, C. Audebert, Les Territoires de la mondialisation, Presses Universitaires de Rennes, Rennes, 2010.
  • [25]
    Olaf Helmer, Looking forward, op. cit., p. 56.
  • [26]
    Jean Sirinelli, Plutarque, Fayard, 2000.
  • [27]
    Plutarque, op. cit., p. 19.
  • [28]
    Fabrice Roubelat, “Réseaux prospectifs et stratégie d’entreprise”, Revue Française de Gestion, n° 133, pp. 14-22, mars-avril-mai 2001.
  • [29]
    Paul Goodwin, George Wright, “The limits of forecasting methods in anticipating rare events”, Technological Forecasting and Social Change, 77, 2010, pp. 355-368.
  • [30]
    Fabiana Scapolo, Ian Miles, “Eliciting experts’knowledge : A compareson of two methods”, Technological Forecasting and Social Change, 73, 2006, pp. 679-704
  • [31]
    Fabrice Roubelat, “Scenarios to challenge strategic paradigms : Lessons from 2025”, Futures, vol. 38, 2006, pp. 519-527.
  • [32]
    Andreas Graefe, Stefan Luckner, Cristof Weinhardt, “Prediction markets for foresight”, Futures, vol. 42, 2010, pp. 394-404.
  • [33]
    Antoine Bechara, Antonio R. Damasio, “The somatic marker hypothesis : A neural theory of economic decision”, Games and Economic Behavior, 52, 2005, pp. 336-372.
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