Notes
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[1]
Vincent Desportes, La Guerre probable. Penser autrement, Économica, 2008.
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[2]
Éditions Payot-Rivages, Paris, 1999.
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On sait déjà que la protection de ces derniers dépasse largement le territoire français ; on notera au passage que la 6e plus grande ville française est Londres, avec plus de 300 000 Français y vivant en permanence !
1Quelles crises et quelles guerres pour le xxie siècle ? Le sujet mobilise depuis longtemps penseurs, stratèges, géopoliticiens, prophètes et autres anticipateurs. Le point n’est pas ici de proposer une nouvelle réponse originale et définitive aux croisements des arcs de crise, mais seulement de dépasser les considérations trop focalisées sur les risques liées au terrorisme – qui n’est jamais qu’un mode, certes épouvantable, de communication – et à la prolifération.
2À défaut de déterminer le lieu de la guerre probable [1], en percevoir le cadre général permet d’en comprendre le style – le seul élément raisonnablement prévisible puisque, des crises à venir, il est presque impossible de déterminer les circonstances –, celui auquel devront être adaptés nos systèmes de forces si ces dernières veulent retrouver leur complète utilité.
Le style des guerres probables
3Puisqu’il n’y a pas de forces utiles qui ne correspondent à une modalité de conflit probable, redonner son utilité à la force impose de l’adapter aux engagements auxquels elle aura très vraisemblablement à faire face. La force doit certes conserver une capacité de remontée en puissance et de réponse aux conflits improbables mais pas impensables. Mais à quoi servirait d’être excellent dans la guerre éventuelle du prochain quart de siècle si nous devions être défaits bien avant, par incapacité à répondre aux défis du jour ? Nous devons donc nous préparer à cette guerre probable dont il est illusoire de planifier les circonstances et les modes. La faute majeure serait de céder au souci de simplification pour dénicher, en aval d’un trop théorique large dénominateur commun de ses expressions à venir, la voie imparable de nos succès. La guerre probable est d’abord une guerre d’adaptation.
La guerre symétrique est improbable
4En ce qui concerne la caractérisation de la guerre probable, la première idée structurante est que la guerre classique – au sens où on l’entend aujourd’hui, puissance industrielle contre puissance industrielle – la guerre pour laquelle nous avons perfectionné nos armements et nos systèmes de forces, cette guerre là est vraisemblablement morte. La guerre symétrique est morte ; à tout le moins sa probabilité d’occurrence est négligeable. Le chef d’état-major des armées le dit clairement devant les élèves de l’École navale le 25 janvier 2006 : « la guerre a vécu, ou plutôt la guerre déclarée, assumée par les peuples belligérants s’engageant massivement nations contre nations, appartient pour longtemps, en tous cas je le pense, au domaine de l’histoire ». En forçant un peu le trait, on peut dire que la perfection de la guerre a tué la guerre classique, à armes égales : déjà morte en pat le 9 novembre 1989 lors de la chute du Mur de Berlin, elle est morte en mat le 9 avril 2003, au moment de la chute de Bagdad. C’est vrai pour deux ordres de raisons. Le premier est économique, le deuxième nucléaire.
5Dans le premier ordre d’idées, on a déjà constaté que la guerre conventionnelle n’est plus un outil rentable de réalisation des visées politiques ou économiques. Parallèlement, le rendement marginal de chaque euro ou dollar supplémentaire investi dans la défense diminue. En effet, d’une part, les coûts exorbitants de la guerre moderne la rendent, sur une grande échelle, de moins en moins efficiente. D’autre part, en creux, pour rester dans le domaine économique et en emprunter le langage, la mondialisation diminue la probabilité d’un conflit de grande ampleur parce qu’elle augmente le coût d’opportunité d’une telle guerre en réduisant durablement le commerce et donc les gains qui en découlent. Par ailleurs, l’intégration régionale accroît les dépendances économiques ; de ce fait, elle diminue également les probabilités des conflits entre pays voisins. L’Europe représente l’idéal type de ce modèle ou l’interdépendance recherchée crée de la coexistence apaisée. Plus profondément encore, dans un système mondial de plus en plus interconnecté, les destructions redoutables que la guerre conventionnelle provoquerait tant chez le vainqueur que chez le vaincu engendreraient des désastres économiques insupportables, sans commune mesure avec les résultats espérés. En ce qui concerne la « grande guerre », la mondialisation joue donc en quelque sorte le rôle tenu hier par la dissuasion.
6Dans le deuxième ordre d’idées, il est vraisemblable que, à l’échelon des macro-nations, la dissuasion nucléaire continuera à jouer son rôle fondamental d’abaissement des niveaux de conflictualité. Si, d’aventure, on pensait l’inverse, il conviendrait de se départir immédiatement des très onéreux arsenaux nucléaires que nous entretenons, par construction budgétaire, aux dépens de nos capacités conventionnelles. On remarquera cependant que si la dissuasion dissuadait hier de la menace mortelle et que si elle le fait toujours, cette menace mortelle n’est plus la menace essentielle. La dissuasion nucléaire dissuadant de la menace mortelle mais non de la menace probable, il y a une autre dissuasion complémentaire à construire : elle passe par la reconstruction d’une force conventionnelle apte à relever les défis de la guerre probable, donc à dissuader l’adversaire probable.
7Pour cette raison, mais aussi pour de simples raisons d’utilité de la force et des investissements qui lui sont consentis, la décroissance des occurrences possibles des guerres « conventionnelles » doit conduire à des rééquilibrages dans les systèmes de forces. En effet, même si les systèmes de forces terrestres ont subi plus que les autres les conséquences funestes de l’idée erronée « des conséquences de la paix », on constate que les armées ont, en gros, évolué à la baisse de manière homothétique depuis la fin de la Guerre froide. Cette distorsion a entraîné un décalage de plus en plus important du modèle par rapport à la réalité des crises puisqu’elles n’ont pas, elles, loin s’en faut, évolué de manière homothétique.
8On remarquera cependant, et c’est fondamental, que le maintien en sommeil de la guerre classique suppose encore pendant longtemps que l’on conserve les capacités de la faire. On « désinvente » difficilement les modes de guerre. Pas plus que l’on n’a pu « désinventer » la guerre nucléaire et que la présence des arsenaux nucléaires continue étrangement à justifier leur existence, on ne « désinventera » pas la guerre classique : en conséquence, seule la capacité de la faire et de la faire bien en diminuera pour nous l’occurrence. De la même manière que la guerre n’abandonne plus un espace (terrestre, maritime, aérien, informationnel etc.) dès lors qu’elle l’a investi, tout se passe comme si une deuxième couche de dissuasion – conventionnelle celle-ci – s’était rajoutée à la dissuasion nucléaire. Ainsi, de la même manière qu’il a été nécessaire d’investir dans l’armement nucléaire et l’armement classique, il va être désormais nécessaire de continuer à investir dans les systèmes de forces adaptés à ces conflits – les conflits possibles – tout en construisant les systèmes de forces capables d’efficacité politique dans les guerres probables, celles que nous mènerons. Ce n’est pas l’un ou l’autre ; c’est l’un et l’autre, dans des proportions qu’il conviendra de définir. C’est d’autant plus vrai que si la guerre probable ne sera sûrement pas une grande bataille frontale, elle comportera à coup sûr de multiples engagements de haute intensité.
9C’est d’autant plus vrai aussi que rejeter définitivement la possibilité d’une « grande guerre » serait méconnaître à la fois l’histoire des hommes et la nature même de la guerre. La possible résurgence d’États malveillants dotés de composants sérieux de la puissance militaire classique pourrait se conjuguer avec la dépendance énergétique congénitale de l’Europe pour menacer directement nos intérêts stratégiques ou de puissance. L’éventualité d’un conflit majeur interétatique ne peut donc être exclue, même si le coût de la « grande guerre » est devenu rationnellement inacceptable entre sociétés développées. Par ailleurs, l’événement demeure contingent, fondamentalement libre de toute nécessité historique ; nous savons que la guerre a souvent été le résultat d’un enchaînement non maîtrisé d’événements aléatoires, nous savons aussi que « la vie propre de la guerre » la laisse le plus souvent s’échapper des limites dans lesquelles on entendait initialement la contenir. La guerre est loin d’obéir aux seules règles de la rationalité et son imprévisibilité impose la prudence dans la prédiction. Il est donc nécessaire de ne pas se départir aujourd’hui des moyens de ce type de guerre et de préserver, pour l’avenir, les capacités de remontée en puissance, d’autant que l’émergence d’une nouvelle rivalité bipolaire n’est pas exclue dans le demi-siècle à venir. Dissuasion et contrainte demeurent donc deux fonctions fondamentales des systèmes de défense. Cette posture impose la possession d’équipements de pointe et l’excellence dans le domaine de la recherche et du développement, grâce à la maîtrise continue et raisonnée du progrès technologique. S’il s’avérait nécessaire de contraindre ou indispensable de détruire, la nécessité accrue de calibrer les effets par une action précise, rapide et adaptée, oblige à la possession raisonnable des meilleurs outils de coercition.
10On aurait cependant tort de croire qu’un affrontement du fort au fort pourrait ressembler demain à celui que nous avons préparé hier. Ce serait mépriser la règle fondamentale du contournement, celle que nous avons hélas oublié entre les deux guerres mondiales. La suprématie est intellectuellement dangereuse. Cela veut dire qu’il faut se préparer sérieusement à l’éventualité de la « surprise stratégique », mais il faut s’y préparer en comprenant bien ce qu’elle pourrait être. Cette guerre ne se déroulera probablement pas selon les modalités de la guerre d’hier – sinon elle ne serait pas une surprise – et, par conséquent, ce ne sont pas nos modèles prévus pour celle-ci qui permettront de faire face à celle-là. Ce qui est probable aussi, c’est que cette « surprise » ne sera pas une guerre conventionnelle du fort au fort, sinon ce serait reconnaître l’inutilité même de notre dispositif de dissuasion. Il est probable aussi que, même en cas de résurgence d’une menace militaire majeure, la surprise stratégique ne pourrait pas être une guerre symétrique où nous pourrions donner le meilleur de notre puissance. En effet, l’adversaire qui choisirait de nous affronter d’égal à égal ne le ferait qu’avec la certitude de pouvoir réduire d’entrée notre surpuissance, et en particulier notre talon d’Achille, nos réseaux, par attaques informatiques ou armes à impulsion électromagnétique par exemple. Donc, nous préparer à la surprise stratégique, c’est d’abord reconnaître que notre adversaire sera intelligent ; il agira de manière préférentielle dans des espaces « hors limites », probablement davantage sur les flux plus que sur les stocks, et – s’il opte pour une action militaire – il frappera la faiblesse de notre puissance en « égalisant » ou neutralisant d’entrée nos « avantages comparatifs », en évitant nos arsenaux et notre puissance par la règle éternelle et fondamentale de la guerre, celle du contournement.
De la symétrie à l’asymétrie
11Face à un adversaire probable qui entend refuser le verdict du champ de bataille, la puissance s’affirme toujours davantage comme un exercice complexe. Pour être utiles, les nouveaux modèles de forces n’ont pas d’autre choix que de comporter, à la fois, des armes « intelligentes » et des volumes significatifs d’unités robustes.
12La puissance semble en effet marquée par un paradoxe majeur : sa logique pousse à son renforcement continu mais ce dernier altère sa pertinence, l’excès de puissance conduisant à des pratiques visant à la contester, puis à la contourner. Confronté à une puissance trop forte pour oser s’y frotter avec ses propres armes, le faible, jugeant le puissant hors d’atteinte, invente de nouvelles formes de défis qui modifient la notion même de victoire. Il retarde l’action décisive, évite la défaite, étend et renforce son réseau, assoit son assise interne et externe pour retourner en sa faveur l’équilibre global des forces de toute nature. La puissance destructrice, dans son déséquilibre et sa perfection, suscite l’évitement qui, en retour, la rend vaine. Les adversaires des guerres probables refusent ainsi naturellement de mener les guerres de haute technologie que nous préparons. Partout, l’adversaire irrégulier refuse de s’exposer à la puissance de destruction exceptionnelle de nos forces militaires modernes ; de ce fait, cette puissance parfaite tombe dans le vide qu’il leur tend. Plutôt que de rechercher la compétition sur le champ d’affrontement de la haute-vitesse et de la brièveté dominé par les forces occidentales, l’adversaire probable investit les luttes politiques longues et les bras de fer psychologiques ; il planifie sur des décennies et évite notre bataille parce qu’il n’a nul besoin de victoire tactique. Compte-tenu de la supériorité technologique occidentale dans les quatre espaces opérationnels classiques (terrestre, maritime, aérien et hertzien), l’adversaire n’a pas d’autre choix que de chercher des stratégies de contournement dans les espaces où il peut lutter à armes égales, l’infosphère et l’espace humain.
13Ce sont donc d’autres outils et d’autres méthodes que celles des guerres conventionnelles d’hier qu’il faut forger et posséder pour intervenir dans le monde et y imposer son projet politique. La guerre de demain – la guerre probable – se livrera au sol, elle sera un combat rapproché car, malgré tous les miracles technologiques, pour vaincre l’homme armé de son seul poignard, il faut bien prendre le sien. Nos sociétés occidentales n’avaient plus avec la violence de la guerre qu’un rapport abstrait, virtuel, mais dans la guerre probable, l’adversaire aura un visage et ce sera celui de la haine. Nous devons comprendre que la guerre asymétrique n’est pas une forme dégénérée de guerre : c’est la guerre tout court et, si l’on regarde en arrière, celle qui, de tous temps, été la plus fréquente. Cet apparent retour de la guerre asymétrique n’est en fait que la fin d’une focalisation : depuis 1945, les conflits que nous appelions alors encore « de basse intensité », avec un certain mépris pour ce que nous croyons n’être pas la guerre, ont non seulement prédominé en quantité mais ont été aussi, de loin, les plus meurtriers.
14Il est parfaitement exact que, même si la guerre classique est probablement morte, les forces occidentales continueront à devoir conduire, dans les phases initiales des conflits, des engagements dissymétriques où elles affronteront des forces de même nature mais de capacités beaucoup plus limitées. Mais, ce que l’on constate sans exception, c’est que ces engagements dissymétriques, toujours courts, se transforment désormais en conflits asymétriques, fort longs et coûteux, où la force conventionnelle se trouve opposée à un adversaire irrégulier usant de manières de guerre hétérodoxes. Pour ne prendre que quelques exemples récents, la guerre du Kosovo, c’est deux mois de guerre classique et, pour l’instant, neuf ans de crise asymétrique ; la guerre en Afghanistan, c’est un mois de guerre classique et, bientôt, sept ans de crise asymétrique ; la guerre d’Irak, c’est trois semaines de guerre classique et déjà cinq ans de guerre asymétrique.
15Ce que l’on observe aujourd’hui, c’est donc une évolution profonde dans les proportions. Hier les phases de coercition constituaient l’essentiel des interventions parce qu’il s’agissait de contraindre un État et de détruire pour ce faire ses capacités militaires. Aujourd’hui, il s’agit le plus souvent et le plus longuement d’agir non pas contre un adversaire de ce type, mais au contraire d’agir pour restaurer l’État et au profit d’une population.
16Ce que l’on sait aussi, c’est que dans les conflits les plus probables à l’avenir, le rôle et la place de l’action militaire sont très différents de ceux auxquels nous avons été longtemps habitués. L’action militaire, hier centrale, ne devient plus qu’une partie d’un tout, ou, selon notre jargon militaire, une « ligne d’opération » parmi les autres, essentielle sans doute parce que l’état sécuritaire du pays conditionne les entreprises de reconstruction, mais néanmoins une ligne d’opérations parmi les autres. Les autres lignes sont diplomatique, économique, humanitaire, etc. Hier, lorsque la philosophie classique pensait la guerre à partir de l’État, c’était à la victoire militaire de conduire à la victoire politique ; c’est l’inverse dans la guerre probable. Il nous faut donc penser la guerre autrement.
De l’inattendu et du contournement : l’adversaire fait notre propre loi
17La seule certitude, pourtant, n’est pas celle de l’incertitude : nous savons aussi que deux règles s’appliquent invariablement. La première est celle de l’intelligence de l’adversaire. Nous devons respecter intellectuellement notre adversaire futur : respect pour ses capacités de réflexion, de déduction et d’adaptation, pour sa volonté de ne pas nous laisser faire la guerre où nous excellons, pour son aptitude à diagnostiquer nos forces et nos faiblesses. La deuxième est celle du contournement. Le principe même du succès à la guerre est celui du contournement, car si le succès tactique peut se suffire de la destruction de la force, le succès stratégique est généralement dû à son contournement. Sans aucun doute, le contournement constitue la nature même de la « guerre hors limites », la guerre probable qui nous attend.
18Cette guerre probable du « contournement réciproque » exigera, encore plus que les autres, la qualité première du soldat, la capacité d’adaptation. Ainsi, si la guerre d’hier – la guerre technique de destruction – était techniquement compliquée, la guerre probable est complexe ; elle demande des qualités accrues d’adaptation. Les circonstances de la guerre modifiaient peu la machine à détruire – l’avion n’est guère modifié par la nature de sa cible – mais elles modifient de manière continue, dans les deux camps, les hommes et leurs interactions au contact direct de la conflictualité.
19Le contournement n’est rien d’autre que la vérité éternelle de la guerre ; toute victoire, au fond, est asymétrique. La supposée irrégularité de l’adversaire n’est que l’application de la seule règle éternelle de la guerre, du moins de la guerre probable, peut-être pas de celle dont nous rêvons parce que nous savons mieux la faire. La guerre est tout sauf une rencontre sportive jouée selon des règles admises par les deux parties et aucun arbitre ne viendra siffler la fin de la partie pour mettre fin à la démarche réciproque de contournement ; il n’y pas un premier et un second, il y a un vainqueur et un vaincu. Sa logique, parfaitement saisie par Clausewitz, est différente de la logique politique ; c’est celle du duel où « chaque adversaire fait la loi de l’autre ». Il est donc impossible de déterminer par avance et de manière unilatérale son espace, son étendue et ses formes de violence : sa dynamique propre conduit les événements de manière plus ferme que la volonté politique. La guerre probable sera « irrégulière » non seulement parce qu’elle impliquera des « forces irrégulières » mais surtout parce qu’elle ne présentera pas de « régularité ».
20Cette loi du contournement, c’est exactement l’esprit de l’excellent titre donné par les deux colonels chinois Qiao Liang et Wang Xiangsui à leur ouvrage visionnaire : La Guerre hors limites [2]. Les prochaines guerres, n’en doutons pas, seront « hors limites ». Qui imagine une guerre frontale – celle d’hier – contre un adversaire équivalent n’a pas percé grand chose du phénomène guerrier et de l’intelligence humaine. Ne rêvons pas, il y a peu d’adversaires qui souhaitent devenir la victime consentante de la sorte de guerre que nous maîtrisons, que nous souhaitons conduire et à laquelle, bien souvent, nous continuons à nous préparer.
Une dimension intérieure croissante
21La mondialisation altère aujourd’hui la distinction séculaire entre l’interne et l’externe : « il n’y a plus de frontières à nos menaces ». C’est d’autant plus vrai en Europe que l’ouverture des frontières est consubstantielle à l’idée européenne elle-même. Du coup, la limite entre sécurité intérieure et sécurité extérieure s’estompe. C’est ainsi par exemple que des hypothèses d’emploi aussi dissemblables en apparence qu’un conflit oriental, une intervention de stabilisation aux franges de l’Europe ou une flambée de violence terroriste sur le territoire national, appellent une réflexion englobante quant aux modalités d’utilisation d’une même capacité militaire dans des circonstances extrêmement hétérogènes.
22La description du nouveau contexte d’engagement serait donc incomplète si l’on en excluait les nécessités intérieures qui conduisent les armées – et particulièrement l’armée de Terre – à participer aux efforts collectifs de sécurité. Le premier devoir de l’État est la défense et la protection du territoire national et de sa population ; il doit donc préserver les moyens de l’action efficace sur le territoire national, ce qui veut dire entre autres qu’il doit conserver des effectifs suffisants pour l’action humaine, en masse, pour prévenir l’action terroriste par exemple. De plus en plus, les forces armées devront être capables d’agir à l’intérieur, pour des missions de secours aux populations, et en réponse, si besoin est, aux actes de terrorisme. La fonction opérationnelle essentielle, celle qui correspond à l’effet final recherché, c’est la protection du territoire national, métropolitain ou non, et de nos ressortissants [3] ; les autres, quelle que soit leur dénomination, doivent être conçues pour tendre vers la réalisation de celle-là.
23C’est pour l’instant essentiellement dans le cadre de la solidarité nationale, du secours et du soutien aux populations, que les armées font, lorsque nécessaire, profiter la Nation de leurs effectifs et leurs savoir-faire uniques, là où la police, la gendarmerie ou les autres services de l’État ne peuvent plus ou ne savent pas intervenir. Dans ces missions de service public, répondant aux catastrophes naturelles, technologiques et sanitaires ou soutenant de grands événements mondiaux ponctuels mais récurrents, agissant par complément dans ses domaines d’excellence, elles apportent leurs spécificités techniques, leur capacité de réaction rapide, leur organisation et leur aptitude acquise, par l’expérience, à rester solide dans la crise. Il n’est pas impossible aussi que l’évolution de la criminalité et le durcissement rampant des zones de non-droit conduisent à de nouvelles formes d’intervention sur le territoire national, dans le respect cependant de la spécificité militaire qui est elle-même un des garants de la pérennité de la nation.
24Au-delà de ces engagements particuliers, grâce à leurs effectifs et leur autonomie fonctionnelle préservés, les armées demeurent encore l’ultima ratio du gouvernement, capable de réagir efficacement quand le reste ne fonctionne plus. Elles se trouvent ainsi toujours en mesure de déployer très rapidement sur le territoire national des volumes de forces importants pour prévenir une action terroriste ou sécuriser une zone déjà frappée.
25La population ne comprendrait pas, et elle aurait raison, que l’outil militaire ne puisse être utile à l’intérieur. Cette situation serait dangereuse. L’expression anglaise est claire : « If you are not usable, you are not affordable », ce qui veut dire que l’on ne conserve pas longtemps le luxe de l’outil inutile. Pour être clair, une défense très onéreuse et de haute technologie mais incapable de déployer sur le terrain les effectifs nécessaires, en cas de catastrophe naturelle par exemple, est condamnée à céder progressivement des pans budgétaires considérables.
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27Si les armées venaient à n’être plus considérées comme un outil directement utile à nos concitoyens, elles risqueraient de n’être plus capables de conduire les indispensables actions militaires de la « bataille de l’avant » : les budgets, en effet, glisseraient inexorablement vers d’autres ministères, ce qui priverait du même coup le gouvernement de sa capacité d’action à l’extérieur. Pour reprendre l’expression du chef d’état-major de l’armée de Terre, le général d’armée Bruno Cuche, les armées modernes doivent être des armées « duales », capables autant d’actions à l’extérieur que d’action directe au profit de la population et de sa sécurité. C’est une idée forte qu’il faut mettre rapidement en œuvre, de manière très volontariste. Nous devons forger les voies qui nous permettront d’être capables d’actions extérieures et intérieures, avec les mêmes hommes et avec les mêmes moyens : tel pourrait bien être le plus grand défi que les armées aient à relever dans les années qui viennent, dans une configuration rendue très sensible par l’importance des enjeux politiques, comme l’a montré l’exemple de l’attentat de Madrid (11 mars 2004) et de ses répercussions tant opérationnelles qu’internationales.
Notes
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[1]
Vincent Desportes, La Guerre probable. Penser autrement, Économica, 2008.
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[2]
Éditions Payot-Rivages, Paris, 1999.
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[3]
On sait déjà que la protection de ces derniers dépasse largement le territoire français ; on notera au passage que la 6e plus grande ville française est Londres, avec plus de 300 000 Français y vivant en permanence !