1La musique est présente dans chaque culture. La définition exacte de la musique a fait l’objet d’un long débat. « La musique est le plus libre, le plus abstrait, le moins entravé de tous les arts » [5]. Dans le domaine des neurosciences, la musique constitue un sujet de recherche passionnant, car il engage de nombreux aspects fondamentaux de la fonction cérébrale. L’idée d’utiliser la musique pour étudier le fonctionnement du cerveau nous paraît logique. Pour être capables de produire la musique, nous avons besoin d’utiliser une grande partie de nos capacités cognitives, impliquant des zones du cortex auditif ainsi que le cortex moteur. Mais une autre question émerge : est-ce-que les différentes régions cérébrales constituent des chemins qui sont spécifiques au traitement musical ?
Comprendre la neuroanatomie
2Pour l’étude scientifique de la musique, une bonne compréhension de la neuroanatomie structurelle et fonctionnelle [4] constitue une condition essentielle. La musique est un stimulus auditif unique, avec des propriétés qui en font un bon outil pour l’étude de la structure auditive du cerveau humain. Mais l’analyse sera complexe, du fait que la musique constitue généralement un tout unifié (mélodie, rythme).
3Tout le traitement du son débute avec l’appareil auditif périphérique, dans lequel les vibrations sonores sont transmises aux cellules cochléaires ciliées internes. Le son stimule les cellules sensorielles de la cochlée qui codent certaines caractéristiques du stimulus (intensité, hauteur, durée, fréquence). La cochlée répond aux vibrations acoustiques sur un mode tonotopique et déclenche les potentiels afférents vers le nerf cochléaire au tronc cérébral. Grâce à une chaîne de traitement des structures sous-corticale, l’influx nerveux qui représente l’information sonore va atteindre les structures corticales auditives [7].
4Comprendre l’organisation fonctionnelle du cortex humain auditif primaire est une étape essentielle dans l’élucidation des mécanismes neuronaux sous-jacents de la perception du son, y compris de la parole et de la musique. L’analyse des sons par le cerveau est un phénomène très complexe. Les informations auditives arrivent aux cortex auditifs primaires, aussi appelé gyrus de Helsh (l’aire 41 de Brodmann). Le cortex auditif primaire est composé de sous-régions qui ont une organisation tonotopique. Ce cortex permet de distinguer et de mémoriser la hauteur des sons, d’analyser la durée du son, son intensité et son timbre. Le nombre et la configuration exacte des cartes corticales tonotopiques dans le cerveau humain restent cependant inconnus. L’activité intégrative des neurones du cortex temporal droit permet de percevoir la musique, qui est reconnue par ses caractéristiques d’harmonie, de mélodie ou de rythme. Par la suite, le cortex auditif primaire va faire relais vers les centres de traitement appropriés, y compris les aires d’association auditive secondaires, la région latérale du gyrus de Heschl, les zones motrices, le lobe frontal. Le résultat est celui d’un percept auditif.
5Autour du cortex auditif primaire se trouve le cortex auditif secondaire (aires 42 et 22 de Brodmann). C’est l’hémisphère droit qui est impliqué dans le traitement de la musique. Les informations transitent par le thalamus, qui va réaliser le traitement de l’information sonore avant d’arriver au cortex polysensoriel.
6L’écoute de la musique nécessite donc une intégrité des structures périphériques de l’audition, de la voie auditive ascendante, mais également une capacité cérébrale intacte, pour pouvoir à identifier des sons, une ligne mélodique, une base rythmique.
L’apprentissage de la musique change-t-il le cerveau ?
7La compréhension des mécanismes neuronaux et de la plasticité cérébrale à travers la formation musicale a progressivement gagné un grand intérêt. De nos jours, il est devenu évident que la musique peut conduire à une plasticité cérébrale [6]. La formation musicale précoce et extensive fournit des adaptations de la plasticité du système nerveux et de ses fonctions sensorielles, motrices et cognitives. Jouer d’un instrument de musique est une expérience intense, multisensorielle. Au cours de la dernière décennie, plusieurs études ont étudié les changements de la neuroplasticité induits par la formation musicale à long terme. L’âge de début de la formation musicale a été évalué dans un groupe de musiciens jouant le même instrument [25]. Par rapport aux témoins non musiciens, chez les pianistes le volume de la substance grise (SG) a été plus important au niveau de plusieurs régions cérébrales (putamen bilatéral, l’hippocampe, l’amygdale, le thalamus droit le gyrus temporel supérieur gauche). La musique peut donc favoriser les changements fonctionnels et structurels au niveau cérébral, en renforçant les connexions entre les régions auditives et motrices (par exemple, le fascicule arqué) ainsi que les régions d’intégration multimodale [20]. Les techniques d’imagerie cérébrale ont identifié même les réseaux qui s’activent à l’écoute de la musique [3]. On parle actuellement de « métaplasticité », qui signifie une capacité d’acquisition de compétences plus rapide et plus stable chez les personnes ayant une formation musicale antérieure [1].
Le cerveau des musiciens fonctionne-t-il différemment ?
8La neuroimagerie structurelle a révélé que le cerveau des musiciens professionnels diffère des non-musiciens. Ces dernières années, une des constatations les plus frappantes est celle de différences majeures concernant la morphologie et la physiologie du système auditif entre les musiciens et les non musiciens. Le gyrus transverse de Heschl a reçu beaucoup d’attentions – comme étant un possible marqueur de la musicalité. On sait depuis longtemps que les afférences auditives se terminent à ce niveau. Des tests psychométriques ont révélé une corrélation positive entre la taille de cette région cérébrale et les aptitudes musicales. Les chercheurs suggèrent l’existence probable d’un lien fondamental entre l’exposition musicale, les aptitudes musicales et le développement physiologique et anatomique de ce gyrus [14].
9Une simple division entre le langage (hémisphère gauche) et la musique (hémisphère droit) est assez simpliste si l’on tient compte de la complexité de ces systèmes. Basée sur des études de lésions, plusieurs auteurs ont soutenu la notion de spécialisation hémisphérique droite pour la musique tonale [24], en particulier pour les cortex auditifs [19].
10Il est fort probable que la communication inter-hémisphérique joue un rôle important. Le corps calleux est par exemple plus développé dans sa partie antérieure chez les musiciens ayant appris la musique avant l’âge de 7 ans [11], ce qui nous laisse penser qu’il existe probablement des possibilités de modifications des structures cérébrales par l’apprentissage.
11Les interactions interhémisphériques sont principalement facilitées par un transfert plus rapide et plus efficace des informations sur les faisceaux de fibres traversant le corps calleux. Avec les techniques de tractographie, les changements de la substance blanche sont bien visualisés [9]. La substance blanche change (le diamètre, le nombre d’axones myélinisés) en fonction de la formation musicale. Dans un tractus, l’épaisseur de la myéline peut déterminer la vitesse de l’information et sa propagation, et influence fortement la performance fonctionnelle. Au niveau de l’isthme du corps calleux, les musiciens possèdent une grande connectivité [22].
12Des travaux récents ont montré que la pratique d’un instrument fait aussi évoluer le cerveau des musiciens [8]. La musique remanie aussi les aires du cortex impliquées dans la motricité fine et la coordination des gestes. La substance grise du cortex somatosensoriel s’épaissit également, de manière différente selon l’instrument pratiqué.
13La modification du cerveau en fonction d’une activité a été donc prouvée, mais il faut reconnaître que les mécanismes mis en œuvre pour cette réorganisation sont très complexes. À l’échelle du neurone, certains modèles de plasticité mettent l’accent sur les modifications physiques des connexions [2] [13]. Dans le même temps, il est nécessaire de prendre en compte les changements chimiques dans l’environnement cellulaire, ainsi que la fréquence à laquelle nos neurones sont activés (des impulsions nerveuses similaires répétées tendent à renforcer l’activité du neurone auxquelles elles parviennent) [21]. Certains réseaux de neurones ont tendance à s’étendre progressivement, le réseau s’élargit peu à peu pour mieux réagir aux stimulations.
14La créativité musicale nécessite à la fois des capacités motrices (jouer d’un instrument), sensorielles (avoir l’oreille musicale) et génératives (générer des idées). Le cortex préfrontal dorso-latéral (habituellement associé à la planification des actions et à la censure personnelle) semble jouer un rôle déterminant dans l’improvisation.
La musique et les émotions
15Qu’est-ce qu’une émotion ? La réponse n’est pas simple. Le processus émotionnel se caractérise par l’émergence de modifications brèves de l’ensemble de l’organisme. C’est cette courte durée qui la différencie de l’humeur.
16L’omniprésence de la musique dans le monde est largement due à sa capacité à transmettre des émotions, positives ou négatives [26]. La musique a beaucoup de couleurs émotionnelles, et depuis des siècles elle joue également un rôle central dans les fonctions sociales [17]. La musique évoque des émotions complexes – au-delà des dichotomies « agréable/désagréable » ou « heureux/triste » étudiées d’habitude en neurosciences. Certaines musiques peuvent provoquer de la tristesse, de la mélancolie. C’est souvent le cas des musiques en accords mineurs. La musique triste est recrutée par le gyrus para-hippocampique, l’amygdale, le claustrum, le putamen, le gyrus précentral, le gyrus frontal médial et inférieur (y compris l’aire de Broca) et le cortex auditif.
17Au contraire, les accords majeurs font ressentir de la joie, comme les tempos plus rapides. Selon sa structure rythmique, la musique peut jouer une influence directe sur les comportements. Elle permet l’expression et la régulation d’émotions fortes, influençant ainsi les humeurs et le plaisir.
18Une émotion est toujours liée à un objet, ou bien à une situation – qu’elle soit réelle ou imaginaire. On peut donc l’identifier. Mais est-ce que les émotions musicalement induites peuvent-elles être étudiées ?
19Nous avons vu que la musique produit des réponses émotionnelles qui impliquent des régions corticales et sous-corticales. La juxtaposition de deux emplacements musicaux différents, un contre l’autre, peut sembler soit harmonieuse (consonance) soit non harmonieuse (dissonante). Les régions du cerveau et du néocortex paralimbiques ont des réponses spécifiques aux conditions de consonance et de dissonance musicale : le gyrus parahippocampique et précuneus droite ont un rôle dans le traitement émotionnel des stimuli auditifs avec les caractéristiques désagréables, dissonants, tandis que la consonance musicale a été associée à une activité accrue dans le cortex orbitofrontal droit et médial du gyrus cingulaire subcallosal. L’écoute de la musique peut être responsable de réactions affectives, telles que la peur et l’excitation. Les structures paralimbiques sont crucialement impliquées dans l’initiation, la production, la détection, la maintenance, la réglementation et la résiliation des émotions qui ont une valeur de survie.
20Le contenu émotionnel d’une musique peut être retrouvé dans toutes les cultures et toutes les formes musicales. La musique est perçue de façon différente par chaque individu, car le plaisir musical dépend de son histoire, de son bagage culturel. Le système de reconnaissance musicale permet au cerveau de reconnaître une musique qu’il connaît déjà, ou d’estimer si une musique entendue lui plaît. Les émotions sont traitées au niveau cérébral et surtout dans le système limbique, sans oublier ses connexions avec d’autres régions comme la substance réticulée, les structures corticales (surtout le lobe frontal). L’amygdale est l’élément central des structures impliquées dans la gestion des émotions.
21Pour savoir pourquoi une musique nous plaît, c’est d’abord au cortex temporal supérieur qu’il faut s’intéresser. Cette région corticale est responsable du stockage de modèles d’informations sonores. Pour chaque individu il est « unique », car il a été façonné par toutes les musiques que nous avons entendues dans notre vie.
22Mais pourquoi écouter de la musique est l’une des plus gratifiantes et agréables expériences humaines ? De nombreuses études montrent que la musique provoque des émotions et influence notre humeur, car elle est fortement associée au système de récompense du cerveau [18]. L’activation du circuit de récompense par l’écoute de musique est une découverte récente. La musique est clairement un déclencheur d’émotions. En effet, c’est la libération de dopamine dans l’organisme qui est à l’origine du célèbre « frisson musical ».
23La production et la perception de la musique engendre une vaste gamme de processus sensori-moteurs, cognitifs et émotionnels. Nos émotions peuvent provoquer une grande variété d’états affectifs ; outre la joie ou la tristesse, la musique provoque souvent des sentiments d’émerveillement, de nostalgie ou de tendresse, qui ne correspondent pas aux catégories d’émotions typiquement étudiées en neuroscience. Les substrats intimes de ces catégories émotionnelles restent largement inconnus [26].
24L’utilisation de l’imagerie par résonance magnétique fonctionnelle (IRMf) pour tester la latéralisation des régions cérébrales spécialement impliquées dans la reconnaissance des émotions musicales négative et positives, nous a montré que la discrimination émotionnelle repose au moins sur le cortex orbitofrontal et le cortex cingulaire. Ces régions sont également impliquées dans le traitement d’autres domaines.
25Chez l’Homme, le circuit de la récompense est complexe. L’amygdale aide à évaluer si une expérience est plaisante ou non, et si elle doit être reproduite ou évitée. L’hippocampe participe à l’enregistrement des souvenirs associés à une expérience. Les régions frontales du cortex cérébral coordonnent et traitent toutes ces informations et déterminent le comportement final de l’individu. L’hypothalamus prend le relais pour préparer notre corps, en envoyant des messages chimiques aux deux branches du système neurovégétatif.
26Le circuit de la récompense est composé de 3 parties : affective – comportant le plaisir apporté par les « récompenses » et le déplaisir amené par les « punitions », motivationnelle et cognitive. L’écoute de musique invoque l’activité dans l’aire tegmentale ventrale (ATV), dans le noyau accumbens (NA), l’hypothalamus et l’insula (des régions étroitement liées aux mécanismes physiologiques impliqués dans le traitement de l’émotion et de la récompense). Les neurones de l’ATV libèrent la dopamine, qui est envoyée au NA : c’est ce que l’on appelle le circuit dopaminergique. Toutes ces régions font partie du « circuit de la récompense ». Le NA [15] est le plus important centre de plaisir du cerveau humain, et domine le système de récompense. Dans le système de récompense du cerveau, l’écoute de la musique module fortement l’activité des réseaux de structures mésolimbiques impliquées dans le traitement des récompenses – y compris le NA. Les stimuli musicaux peuvent augmenter les niveaux de dopamine (DA) extracellulaire dans le NA.
27Quel sera le traitement cérébral des émotions musicales des chansons contre la musique instrumentale ? La musique instrumentale joyeuse a activé les structures du système limbique et la pars opercularis du gyrus frontal inférieur droit, tandis que les régions auditives seules ont répondu à la musique heureuse – qui a utilisé les paroles. On peut actuellement presque établir un « mapping » des émotions musicales [23] : les émotions positives sont en corrélation avec l’activation du striatum gauche (émerveillement, joie), la nostalgie et la tendresse ont activé le cortex orbitofrontal droit et le striatum, tandis que la tranquillité, la nostalgie et la tristesse intéressent sélectivement le cortex préfrontal ventromédian et l’hippocampe.
28Les capacités musicales et des effets de la musique ont très probablement des bases moléculaires. Mais les molécules et les mécanismes moléculaires impliqués dans la musique restent largement inexplorés. Récemment, il a été étudié l’effet de la performance musicale, mais cette fois avec l’aide de la génétique. Pour la première fois, une étude a fourni des preuves d’après lesquelles il existe des gènes candidats (tels que MAPK10, SNCA, ARHGAP24, TET2, UBE2D3, FAM13A et NUDT9) [11]. Ils sont situés sur le chromosome 4q21-q24, sur la région génomique candidate pour les aptitudes musicales chez les humains (GRIN2B) [16]. Ont été invoqués également des mécanismes moléculaires sous-jacents pour la musique. Le génome des musiciens professionnels a été étudié en analysant le transcriptome. Les gènes régulés à la hausse affectent la neurotransmission dopaminergique, le comportement moteur, la plasticité neuronale et les fonctions neurocognitives – y compris l’apprentissage et la mémoire. Les gènes DUSP1 et FOS ont une activité transcriptionnelle accrue chez les musiciens professionnels après avoir joué de la musique instrumentale [10].
Conclusions
29Ces dernières années, d’énormes progrès ont été réalisés en vue de la compréhension des corrélations neurales structurelles et fonctionnelles qui sont impliquées dans la perception musicale. Bien que la perception de la musique utilise des substrats neuronaux communs à tous les types de traitements auditifs, il est clair que le cerveau traite la musique d’une façon très large, avec des motifs d’activation neuronale qui reflètent l’utilisation des différents mécanismes (de l’émotion, des systèmes de récompense).
30Avec les études modernes d’imagerie on commence à découvrir comment et pourquoi certains circuits cérébraux sont particulièrement affectés par la musique. Ces quelques éléments discutés dans cet article ne constitue que seulement les prémisses de la compréhension du cerveau musical.
31Les efforts de recherche doivent se concentrer sur des études de grande qualité, pour mieux comprendre la perception et les performances musicales, l’apprentissage, la composition – et pourquoi pas offrir une meilleure compréhension de la créativité artistique.
32En effet, étudier la musique permet de mieux comprendre comment fonctionne le cerveau. La musique constitue donc effectivement un bon moyen de comprendre la structure et la fonction cérébrale. La contribution de la musique à l’étude des bases neurales et cognitives aura très probablement des applications thérapeutiques, car la musique peut avoir des effets bénéfiques dans différents pathologies neurologiques et psychiatriques.
33La dualité « esprit-musique » nous cache encore de nombreuses facettes, qui restent encore à explorer et surtout à éclaircir. Finalement, nous serons peut-être capables dans un futur proche de déchiffrer les grands mystères et la partition compliquée de la « symphonie neuronale ».
Bibliographie
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