Edmond Couchot, La Nature de l’art. Ce que les sciences cognitives nous révèlent sur le plaisir esthétique, Hermann, 2012, 28 euros, 316 pages
1Pourquoi tel objet, tel dessin ou tel geste prend-il une valeur artistique ? Quelle est la nature de l’acte de création artistique que l’on décèle chez l’humain il y a quelque quarante mille ans et que l’on devine chez certains animaux ? L’ouvrage important d’Edmond Couchot, professeur émérite en Art et Technologie de l’Université Paris VIII, répond à ces questions en utilisant les principes des sciences cognitives selon leurs divers aspects : approche neuropsychologique, philosophie cognitive, éthologie, théorie de l’évolution.
2Le terme de nature doit être ici compris comme une perspective de retour à un élémentaire neuropsychologique, laissant de côté les moyens de la philosophie classique qui s’en tiennent à des termes globaux tels que conscience, intention ou représentation. La naturalisation de l’art consiste ainsi à approcher l’art en tant qu’objet naturel dont la structure et les règles sont en continuité explicative avec les phénomènes de la nature.
3L’histoire de l’art tout comme les premières impressions de l’enfant nous aident à comprendre la qualité particulière de l’expérience et du ressenti esthétiques. Les premiers humains collectionnèrent des objets insolites, réguliers ou symétriques qu’ils découvrirent dans la nature : pierres sphéroïdes, métaux rares, cristaux, fossiles… De la même façon, l’enfant ramène de la plage un galet plus rond ou plus lisse qu’un autre. L’art fut d’abord sélection d’un objet atypique, régulier ou géométrique, conjonction entre une perfection située dehors et un plaisir logique situé dans l’esprit. Pendant des siècles, la nature guidait l’art et constituait sa première école. Tout ce qui provenait de la verticalité, de la logique des événements successifs, du rapport des couleurs, de l’évolution des formes, végétales, rupestres ou géographiques nourrissait l’école de la création artistique. On notera que très tôt l’artiste sut utiliser la litote, le tracé stylisé ou tout au contraire l’ornementation qui apparaissent sur les grottes magdaléennes. Surcharges et simplifications décalent la reproduction vers une interprétation subjective : l’art est un mélange d’observation et de paraphrases fantasmées. Edmond Couchot étudie dans les premières parties de son ouvrage les auteurs, biologistes ou neurologues, qui se sont penchés sur la création artistique : Zeki, Changeux, Ramachandran, Vigouroux. Tous insistent sur l’alternance des diverses fonctions psychiques qui entrent en jeu dans l’élaboration d’une œuvre : reproduction, nouveauté, parcimonie ou économie, contraste, répétition, rythme, métaphore. Il en résulte que la contemplation ou l’admiration d’une œuvre d’art est en même temps un déchiffrement, une aventure, parfois labyrinthique ou inachevée. On va à l’art, il ne vient pas à vous. Il faut le pénétrer, sinon le comprendre. Ainsi, certains tableaux demeurent énigmatiques, ou leur action paraît suspendue. Nous pouvons évoquer par exemple Les bergers d’Arcadie de Poussin et La lettre d’amour de Vermeer. Parfois aventureuse et sans résultat, cette investigation peut se trouver récompensée. En musique, les thèmes harmonieux succèdent à des variations incertaines ou discordantes, et le roman policier comme le roman d’aventures se résolvent à la fin par des conclusions rassurantes et volontiers morales. Cette alternance entre l’intuition guidée – et gratifiée par le sentiment esthétique – et le raisonnement logique est un point commun avec les démarches mathématiques et scientifiques qu’Edmond Couchot analyse également, citant Poincaré, Changeux et Connes.
4À l’analyse psychologique, morphotropique, reconnaissance et interprétation des formes, exercice lié à des capacités dont certaines sont sans doute innées, se rajoutent les surprises de la diffusion sémantique : l’œuvre évoque bien plus qu’elle n’est, elle symbolise et renvoie. Vigouroux insiste sur ces arrière-plans, sur cette réserve et cette profondeur. L’artiste ne se contente pas de transcrire ou d’interpréter ce qu’il observe, il crée aussi un monde où il nous emmène malgré nous.
5Cette richesse aux reflets multiples que constate l’analyse psychologique de l’art n’empêche pas certains esprits chagrins de lui reprocher son réductionnisme. L’émotion serait ineffable et l’intériorité subjective impénétrable. Ce mystère quasi sacré est le principal contradicteur de l’approche cognitive, considérée comme froide et inhumaine, « scientiste ». C’est toute la question du sublime. Nous sommes devant certaines œuvres envahis, dessaisis disent certains. Il est à la vérité bien difficile de comprendre d’où provient l’émotion artistique. Certaines œuvres font pleurer ou souffrir parce qu’elles évoquent des situations dramatiques ou nostalgiques, des catastrophes, des morts, des séparations, des retrouvailles. Mais d’autres expériences, émouvantes elles aussi, renvoient à des vertiges purement logiques.
6Plusieurs passages du livre d’Edmond Couchot sont consacrés à la dialectique entre l’extérieur et l’intérieur, nouvelle obsession des créateurs contemporains. Hume, dès le XVIIIe siècle, commença de soupçonner que la beauté ne se situait pas dans les choses mais dans l’esprit, proposition inévitable qui devait se formuler un beau jour. Caillois rappela cependant que l’homme et son cerveau font partie des choses de la nature et que cet organe a été formé à son contact. Qu’importe, l’idée s’imposa, au début du siècle dernier, que l’art résidait dans l’esprit plutôt que dans les œuvres et que là se situaient le sens des proportions, des couleurs, des perspectives, etc. Ce principe contribua à donner naissance à l’art conceptuel – qui fait l’impasse sur la réalisation de l’œuvre et insiste sur le processus au détriment du produit. Les techniques utilisant l’ordinateur furent ainsi sollicitées au cours de la deuxième moitié du XXe siècle par de nombreux artistes – écrivains, poètes, plasticiens, musiciens – qui trouvèrent en elles des processus automatiques originaux de création (modélisations algorithmiques et mathématiques) s’ouvrant sur de nouvelles esthétiques. Edmond Couchot a lui-même bien connu et pratiqué ces techniques.
7Toutefois, ces refuges intrapsychiques ont connu leurs critiques et leurs limites. Le sujet se dissolvait, réduit à ses réflexes, à ses lois internes. L’œuvre manipulant des principes abstraits se prétendait universelle, guère altérée par la coupable culture et l’égoïste subjectivité. L’œuvre d’art sans auteur rejoignit la pensée sans sujet, ce qui n’empêcha pas les promoteurs de ces principes de se faire distinguer et admirer.
8La découverte des fonctions psychiques liées à l’empathie a rebattu ces cartes. Les neurones miroirs reproduisent en effet dans le psychisme les mouvements, les actes et les éprouvés des personnes observées. Gallese et Freedberg ont utilisé ces données scientifiques pour tenter de rendre compte de l’universalité des émotions suscitées par le domaine artistique, prenant pour exemples les esclaves de Michel-Ange et Les désastres de la guerre de Goya. De telles émotions peuvent également se produire à l’égard d’objets, d’éléments architecturaux, de certaines formes comme les lacérations, les perforations, la trace des doigts du sculpteur dans la glaise ou ses coups de ciseaux dans le marbre. C’est souligner que l’empathie comporte plusieurs étages et se connecte à un arrière-plan culturel (pour Goya, l’occupation de l’Espagne par les armées françaises, par exemple). Il est amusant de constater au passage que c’est une découverte scientifique, neurologique, qui a restauré le statut de l’émotion artistique.
9Cela permet à Edmond Couchot d’embrayer sur les « conduites esthétiques comme expériences vécues ». Il fait alors référence au philosophe américain John Dewey, auteur d’un livre intitulé L’art comme expérience. Il s’agit alors d’insister sur le vécu vital et existentiel, et surtout sur l’interaction entre l’artiste et son milieu. L’œuvre d’art rejoint enfin son origine, celle d’un témoignage ou d’un relevé. Dewey prend pour exemple la voiture de pompiers passant à toute allure et les machines creusant d’énormes trous dans la terre. Le concept d’enaction, souvent utilisé par Varela, est alors proposé. Il faut entendre sous ce terme l’embodied action ou la cognition incarnée. Créer est ainsi un acte inscrit dans la réalité environnante appréhendée aussi par le corps, sa motilité et son histoire vécue.
10Mais il importe alors de distinguer le reportage et l’œuvre d’art. Nous pourrions nous poser la question suivante : « Où finit l’agence Gamma, où commence Cartier-Bresson ? » Nous comprenons aussitôt que les mémoires ou les récits de voyage se distinguent d’une œuvre de fiction. Pourquoi ? Parce que l’œuvre de fiction possède un caractère symbolique, diffusable à d’autres personnes, parce qu’elle déclenche, mieux que le simple récit, une réaction empathique. Quand Edmond Couchot évoque l’empathie, il s’intéresse à celle de l’amateur d’art. Il faudrait aussi évoquer celle du créateur qui se trouve lui-même en empathie avec ce qu’il observe, puis avec ses héros et leurs aventures. L’œuvre de Pirandello n’aurait guère d’intérêt si elle s’était limitée à la narration de ses souffrances liées à la psychose de son épouse. Son génie a consisté à diffuser et transfigurer ces infinis débats et disputes de telle sorte qu’il fait vibrer chacun de nous – alors que pour la plupart nous ne souffrons pas de la même situation.
11Nous voyons que plus nous nous appesantissons sur une définition de l’art, plus cette interrogation s’amplifie et s’enrichit. La naturalisation de l’esprit est parfois ambitieuse. Edmond Couchot réfléchit pour finir sur l’évolution et les missions de l’art. La théorie de l’évolution est souvent évoquée, et avec bonheur, dans son ouvrage. L’art semble jouer un rôle majeur dans l’évolution de l’espèce humaine, côtoyant en permanence les découvertes scientifiques. Pour reprendre une expression utilisée par Changeux, le cerveau est un générateur de diversité. Le domaine artistique est une des premières applications de cette potentialité. L’art, cependant, est plus libre que le domaine scientifique puisqu’il n’est pas soumis à des vérifications expérimentales. Mais il doit plaire, ne pas heurter les limites biologiques, mais il doit inventer, ne pas retomber à la banalité. Cette profusion de variété fait mériter vers la fin le beau terme d’impulsion hypertélique. Il faudrait sous-entendre ici que l’art veut aller au-delà des possibilités biologiques habituelles. Il est découverte et façonnement : « Les êtres vivants possèdent une sorte de générateur de diversité qui les pousse, au cours de la phylogénèse, à inventer des formes variées et exubérantes fortement expressives, dépassant les seules fonctions vitales et reproductives. Les cultures humaines partagent avec les cultures animales cette même dynamique hypertélique qui s’épanouit dans la production d’artefacts divers qui se transmettent d’individu à individu et de génération en génération ».
12Le livre d’Edmond Couchot impressionne par l’ouverture très large de son propos et tout en même temps par sa remarquable capacité de synthèse. Ses conclusions sont optimistes. Les capacités de production artistiques de l’espèce humaine sont liées à son évolution. Elles jouent un rôle majeur dans sa progression historique, et cela dans sa totalité et dans ses cultures. Sans partager la vision un peu naïve de Changeux qui voit dans la création artistique un moyen d’harmoniser la raison et le sentiment au sein des sociétés, Edmond Couchot voit plutôt la perception, ou la prise de conscience, des œuvres artistiques comme l’éducation et le façonnement de nouvelles fonctions psychiques « conduites esthétiques discriminatrices d’une certaine dimension opératoire qui fait que tout amateur d’art mobilise au cours de la réception d’une œuvre des processus cognitifs homologues à ceux que l’auteur a vécus au cours de la création de cette œuvre ». Cette acquisition enivre l’amateur et le pousse ensuite à l’imitation, voire à une autre création. On comprend mieux alors pourquoi les styles et les thèmes se répandent facilement au sein des sociétés. Vecteur d’intelligence, d’harmonie, de progrès, l’art retrouve ainsi ses missions les plus hautes.
13Q. Debray
Véronique Taquin, Un Roman du réseau, postface de Laurent Loty, Hermann, 2012, 192 pages, 18 euros
14La conscience fut l’enjeu majeur de la littérature du XXe siècle, la personnalité pourrait constituer celui du siècle suivant. On sait que l’on désigne sous le terme de personnalité l’ensemble des caractéristiques régulières et permanentes d’un individu. Personnalité vient du mot latin persona qui désigne le masque de théâtre. Psychologues et psychiatres ont proposé plusieurs modèles explicatifs de la personnalité. À la psychologie des facultés, à la psychanalyse, ont succédé les approches comportementale, sociale, cognitive qui ont rendu compte de la constitution et de la cohérence de la personnalité normale et des personnalités pathologiques. Le modèle le plus récent, celui de Jeffrey Young (2005), suppose que les troubles de la personnalité sont liés à la mise en place de schémas précoces inadaptés, lesquels se développent quand tel ou tel de cinq besoins fondamentaux n’a pas été satisfait au cours de l’enfance. Les thérapeutiques proposées par ce psychologue invitent à revivre et à maîtriser les situations traumatisantes afin de réadapter les croyances et les stratégies qui se sont développées à cette époque. Des jeux de rôle sont alors pratiqués. Tour à tour, on le voit, la constitution physique, les fonctions psychologiques, le domaine affectif, les croyances et les attitudes comportementales ont été sollicités pour expliquer la personnalité. Nous remarquerons que, parmi les divers troubles de la personnalité, certains semblent structurés de façon nette et rigide (personnalités paranoïaque et obsessionnelle-compulsive), d’autres au contraire demeurent instables et variables (personnalités borderline, dépendante, évitante, schizoïde et schizotypique).
15La littérature a suivi des chemins parallèles. Les personnages décrits dans la commedia dell’arte, puis par Molière, La Bruyère, Saint-Simon, Balzac et Proust sont charpentés de façon claire et homogène. Les descriptions physique, comportementale et psychologique nous paraissent cohérentes, sans doute parce que les types décrits correspondent à des régularités observées dans la société de façon assez courante. Il en est différemment avec Dickens, Gogol, Dostoïevski, qui préfèrent des personnages atypiques et étranges. Ils demeurent malgré tout cohérents dans leur bizarrerie. D’autres auteurs décrivent des personnages plus incertains. Chez Marivaux, les déguisements, les usurpations d’identité, les décalages de rôle social sont fréquents. Chez Stevenson, les personnages sont duplices ou alternatifs (Docteur Jekyll et Mister Hyde). Tourgueniev évoque « l’homme en trop », personnage inutile et mal structuré. Pirandello, Giraudoux, et plus près de nous Vargas Llosa et Torrente Ballester ont joué avec l’identité et les légendes de leurs personnages (La Maison verte, La Saga/Fuga de J.B.). La personnalité, ou plus exactement son contenu, les faits et gestes qui lui sont rapportés, sa mémoire, ses fantasmes, semblent se séparer de l’identité physique et du nom qui les accompagnent.
16Ainsi, d’un côté, la psychologie et la psychiatrie renouvellent et modernisent la personnalité pour l’intégrer dans le courant scientifique. De l’autre côté, la littérature semble s’en méfier, redoutant sans doute une définition sociale trop primaire qui pourrait nuire au contenu intime et singulier. Il est de ce point de vue intéressant et paradoxal que Proust, un des derniers écrivains à pratiquer de façon exhaustive des descriptions de personnages, ait été à la fois un explorateur remarquable de l’intériorité et un auteur de pastiches.
17Véronique Taquin, dont le style et les réflexions se situent dans le sillage de Marguerite Duras, aborde avec élégance toute cette question de l’élaboration de la personnalité dans le monde moderne avec le roman qu’elle vient de publier chez Hermann : « Un Roman du réseau ». Cette fois-ci, outre les monologues intérieurs et les fragments de souvenirs, les communications internet sont à l’œuvre. Premier protagoniste de cette affaire, Jean Névo crée un site qu’il appelle Odds. Maître du jeu, il diffuse des biographies plus ou moins imaginaires. Des dialogues et des interactions s’en suivent : rencontres, couples, correspondances, évocations diverses. Plusieurs parallèles s’établissent, le domaine vécu et celui du réseau, ce qui est écrit, ce qui demeure imaginaire, les personnages identifiés, les pseudos, les simulacres, les anonymes. Nous ne sommes plus très loin de la science-fiction et des romans de Philip K. Dick dans cette interactivité qui relie vingt-cinq correspondants du site, lesquels ne maîtrisent plus très bien leurs limites et commencent à se confondre. Néanmoins une ambiance s’installe, intersubjective quoique masquée et incertaine. Les personnages cherchent à s’affirmer tout en redoutant les stéréotypes, les simplifications, le formalisme. Nous les sentons rétifs à leurs enseignants, à une définition sociale trop étriquée, car la sociologue est mal vue, au résumé que constitue la représentation théâtrale, à la narration a posteriori qui est une illusion de cohérence, « modélisation cauchemardesque du rapport social ». À ces emprises réductrices, les correspondants du site préfèrent les fragments et les facettes de leurs personnages, traversés d’énoncés. L’imitation d’un modèle amène l’idée intéressante du parasitage adventice d’une personnalité sur l’autre, échange d’intimité qui pourrait être affectif, bien connu chez les personnalités dépendantes et borderline.
18Roman réticulaire, ce texte invite à une démultiplication imaginaire des personnages. La personnalité se définit alors sur plusieurs plans, celui de l’échange réel et physique, celui de la communication en réseau, celui de l’écrit, celui des souvenirs et des fantasmes. Les héros peuvent-ils encore intégrer tout cela, ou, autre question, la cohérence de la personnalité, par les psychologues, par les romanciers, ne fut-elle pas depuis toujours un mythe ? Pensée sans sujet, conscience traversée de messages qui viennent d’ailleurs, bribes et détails plus importants que les grandes valeurs morales, tout est en place pour un effacement progressif des personnalités et des destins, minés par une présentification tentaculaire et interactive. « Internet est à la fois un effet, un vecteur et un symptôme de notre société elle-même réticulaire. Celle-ci se caractérise par une atomisation forte, en même temps que par la multiplication d’interactions individuelles » écrit Laurent Loty dans la postface de ce Roman du réseau qui prend le relais avec élégance et talent des romans épistolaires de jadis.
19Q. Debray
20Q. Debray : La communication en réseau est-elle un moyen moderne pour mieux connaître et mieux affirmer sa personnalité ?
21Véronique Taquin : Oui, bien des stimulants de la découverte de soi dans l’imaginaire sont intéressants, cependant périlleux et en partie illusoires : expérimentaux. Mais « affirmer » sa personnalité requiert de toute façon l’épreuve la plus directe de la réalité (imprévisible, conflictuelle, etc.) : les participants d’Odds se rencontrent effectivement… « en ville ».
22En matière de personnalité, les désirs des personnages dépendent de leur chemin jusque-là. Névo ne cherche pas à affirmer sa personnalité, il en serait bien plutôt à s’en déprendre, en une phase critique : p. 21 : « À force de décliner sa réponse en différents registres, il vous avait signifié qu’il voulait quelque chose et qu’il n’y pouvait rien. Indifféremment sa surpopulation ou sa raréfaction, termes poétiques qui tout compte fait le gênaient moins… » : c’est une certaine épreuve de l’impersonnel qui lui est nécessaire en ce moment de sa vie, une sorte de liquefactio dans l’alchimie d’un K.-G. Jung, et paradoxalement, elle passe pour lui par le rôle du Maître, qu’il ne peut considérer sans ironie (p. 17 « Rien n’est plus drôle qu’un géant manœuvré par les mille liens des Lilliputiens qui croient devoir se prémunir contre sa force ».) Mais dans cette perspective initiatique, la personnalité est quelque chose qui n’est que relativement stable et qui peut changer.
23Lessen est le personnage pour lequel se pose le plus la question de l’affirmation de sa personnalité, parce que c’est un adolescent qui doit entrer dans la vie et parce qu’il lui faut choisir sa voie : cela passe pour lui par le très curieux contrat avec Névo (p. 70) et par le jeu de rôles, qui brûle un par un les avenirs sociaux dont il ne veut pas (p. 72).
24Quand vous parlez du parasitage adventice d’une personnalité sur l’autre vous touchez juste, sans que je puisse savoir pourquoi (soit c’est bien l’effet d’une pathologie borderline, soit c’est une perception aiguisée et vraie du rapport entre expérience de l’amour et genèse de la personnalité, chez ces personnalités pathologiques. Si l’amour joue bien un rôle dans les identifications du sujet, lesquelles construisent sa personnalité à partir de presque rien, alors cette perception a sa part de vérité.)
25Q. Debray : Peut-on parler d’intersubjectivité, d’identité de groupe ?
26Véronique Taquin : Certaines unités significatives peuvent s’individualiser selon les circonstances : l’individu biologique, le couple, le groupe, acquièrent des consistances qui leur sont propres, ce qui justifie de parler d’individu à chacun de ces niveaux, au sens d’unité indivisible produisant des effets spécifiques, irréductibles à la somme des composantes. Odds est bien un groupe avec sa dynamique propre.
27Mais parler d’intersubjectivité renverrait peut-être à une conception beaucoup plus exigeante de la communication, car il s’agit de se comprendre effectivement entre sujets, et non pas seulement de former une unité à part et qui fonctionne. Ainsi, pour Kant, c’est l’esthétique seule qui fonde la possibilité de l’intersubjectivité ; ce que Proust fait comprendre à sa manière fort simple (et que j’approuve) : sans l’art il serait impossible, même dans l’amour, de pénétrer l’étrangeté absolue de la vision d’autrui sur le monde : car tout le prix de l’art est de nous faire accéder au point de vue de cette étrange monade, sans porte ni fenêtre, qu’est l’âme d’autrui. Les diverses sciences de l’esprit permettent de s’en approcher sur un mode conceptuel indispensable, mais bien distinct du partage esthétique.
28L’individuation de groupe est moins exigeante : on peut agir solidairement, en vertu d’affinités ou de dynamiques groupales qui sont loin d’impliquer une vraie compréhension de cet autrui qu’on suit ou auquel on répond, ayant bien perçu une partie du message, mais non sa totalité, ni fidèlement. Car l’imaginaire produit ses effets dans le réel, et pourtant nous enferme.
29Q. Debray : Les réseaux sociaux sont-ils véritablement sociaux, ou seulement l’occasion de déverser sans retenue de multiples ego ?
30Véronique Taquin : Les réseaux sociaux sont « véritablement sociaux », mais je ne crois pas que les rapports sociaux soient pourvus de l’humanité attendue derrière une acception positive du mot social (c’est-à-dire : sociable, heureusement civilisé). La sociologie analyse des rapports réellement, et non pas idéalement, humains ; ce pour quoi elle est si désagréable parfois. Ainsi c’est bien l’essence du social qui se présente dans les réseaux sociaux, mais elle n’est pas très propre. Internet offre un déversoir sans retenue à de multiples ego, dont on espère qu’ils sont humanisés ailleurs. Cependant la socialisation par Internet occupe une place effectivement croissante, et cela se voit.
31La liberté que donne Odds, de déverser sans retenue de multiples ego, est indispensable à certains sujets en crise : mais reconstruire quelque lien avec autrui suppose très vite une auto-restriction de cette liberté, sur des bases nouvelles et acceptées de plein gré car elles sont enfin comprises : l’extrême solitude d’achille dans sa morne rigueur obsessionnelle, et celle de twinlight-ida dans sa période de charabia pathétique, sont repérées comme soliloques des deux fous du village, et donc un peu délaissées (p. 21).
32Vous avez raison de relever la réticence de plusieurs de mes personnages à leurs enseignants : car c’est bien la liberté qui s’y joue, même si certains, comme Lessen, sont par excellence de très bons élèves. C’est là aussi que le bât blesse avec la sociologie : non parce qu’elle aurait tort en dégageant des déterminismes, mais parce que la conscience de la nécessité qu’elle inculque au sujet, met celui-ci en demeure d’exercer sa liberté dans une échappée difficile. Lessen ne veut pas du rôle du jeune centralien, non pas parce qu’il est mal conçu pour ceux qui s’y sont laissé prendre, mais parce que sa liberté à lui, faible et naissante, existe assez pour refuser le rôle.