Notes
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Sur l’EBM (et un regard moins sévère), on peut lire le livre dirigé par Anne Fagot-Largeault, L’Émergence de la médecine scientifique, Paris, Éditions Matériologiques, 2012 http://www.materiologiques.com/L-emergence-de-la-medecine. (Ndé.)
1PSN : Alain-Charles Masquelet, comme votre dernier livre Penser la relation de soin (Eli Arslan, 2011) le montre, vous vous intéressez à la médecine en philosophe, et vous êtes par ailleurs chef du service de chirurgie orthopédique et traumatologique de l’hôpital Avicenne. Pourriez-vous nous décrire votre parcours ?
2Alain-Charles Masquelet (ACM) : L’intérêt que je porte à la philosophie n’est pas récent ; mon parcours de jeunesse a été marqué par une extravagante ambition de tout savoir et donc de pouvoir tout expliquer. Après des classes dites bergsoniennes dans le secondaire (latin, grec, mathématiques), un double bac maths et philo, deux années de prépa scientifique, et une période de flottement ou d’indécision, comme on voudra, comblée par une fréquentation assidue des amphis de Nanterre en 1967 (je suivais les cours de Deleuze), je me résous à m’engager en médecine, qui m’apparaissait alors comme le « dernier bastion de l’humanisme » (ce en quoi je me trompais lourdement). Je me souviens très précisément ce que j’ai ressenti comme étant les trois chocs de connaissance en cette période de fin d’adolescence : la philo en terminale, l’édifice des mathématiques modernes en prépa et la biologie en première année de médecine… Ensuite, une espèce de trou noir, l’extrême aridité des études de médecine qui fait le lit de l’inculture, années sombres parachevées par la réussite au concours de l’internat.
3Je me lance alors dans la chirurgie guidé par le souci d’avoir une maîtrise directe sur le corps malade ; dans les hôpitaux périphériques de Paris, d’abord, où j’acquiers une solide formation en chirurgie générale (j’ai la nostalgie de cette période de vie complètement immergée dans l’hôpital qui était alors un foyer de discussions passionnées de l’après-68, notamment avec les collègues psychiatres dont certains étaient de fervents adeptes de Laing et Cooper), puis dans les hôpitaux de Paris pour un internat en chirurgie orthopédique et traumatologique.
4En 1982, fin de l’internat, nouvelle pause pour une année sabbatique ; délaissant le but habituel qui est l’Amérique du Nord, je pars pour passer six mois en Chine comme résident et six mois en Amérique du Sud, dans des services de chirurgie plastique. J’ai tiré de mon séjour en Chine une expérience singulière et marquante, de celles qui font éclater les catégories logiques et incitent à composer avec « la propension naturelle des choses », selon l’expression de François Jullien, ce qui m’a beaucoup apporté dans mon exercice de la chirurgie.
5S’ensuit alors une période extraordinairement féconde dans mon activité chirurgicale pendant mes quatre années de clinicat : je développe à l’hôpital Trousseau d’abord puis à l’hôpital Avicenne une chirurgie « hybride », à la fois orthopédique et plastique, qui permet de prendre en charge des patients souvent délaissés, porteurs de lésions pluritissulaires. Nommé praticien hospitalier en 1987, agrégé en 1990, je me retrouve seul en 1993 avant d’être nommé officiellement chef de service en 1995. Nouvelle période de flottement intellectuel en 1993-1995 que je mets à profit pour obtenir un master en philosophie des sciences à Paris VII. C’est à Jussieu que je rencontre Dominique Lecourt qui animait un séminaire sur Kant. Mais c’est sur la recommandation de François Dagognet, qui m’avait conseillé de me lancer dans l’écriture plutôt que de soutenir une thèse de doctorat, que Dominique Lecourt me confie un premier travail sous la forme de trois articles du Dictionnaire de la pensée médicale, publié aux PUF. C’est encore Dominique Lecourt qui me propose la rédaction d’un « Que Sais-Je ? » sur le raisonnement médical et qui m’ouvre les portes du conseil scientifique du Centre Georges Canguilhem, espace de réflexion pluridisciplinaire sur la philosophie des sciences du vivant. C’est dans ce cadre que j’ai noué de solides amitiés, notamment avec de jeunes philosophes enthousiastes, et nous avons organisé ensemble plusieurs séminaires (dont un à l’ENS Ulm) qui ont été publiés aux PUF sous la forme des Cahiers du Centre Georges Canguilhem.
6Je crois pouvoir affirmer que je ne fais pas de la médecine, le jour, et de la philosophie, la nuit, mais qu’il s’agit pour moi d’une démarche globale et insécable, ce qui est capital pour qui a une responsabilité de formation à plusieurs niveaux. Mais j’ai dû apprendre également à ne pas laisser filtrer ce qui peut apparaître, à l’extérieur, comme une dichotomie. J’ai appris, selon le conseil de Descartes, à avancer masqué dans le domaine conceptuel, sous peine de passer pour un cuistre. Un dernier mot à ce propos, pour dissiper toute ambiguïté ou tout malentendu. La philosophie n’est pas pour moi une finalité en soi, un aimable divertissement de salon censé conférer une dimension d’humanisme désuet. La philosophie est d’abord une méthode, un instrument d’un usage difficile et exigeant dans le but de mener à bien une réflexion critique (au sens initial de cerner les choses) ; c’est donc une philosophie de la résistance aux évidences établies, une philosophie de combat, à l’inverse des philosophies de confort, d’abandon ou de consolation que nous proposent aujourd’hui des figures médiatiques bien connues.
7PSN : Vous dites dans votre préface que la médecine a changé de façon très importante en un demi-siècle, et d’une certaine façon vous êtes un des témoins et un des acteurs de ce changement. Quelles en sont les principales caractéristiques ?
8ACM : Il est vrai que d’avoir eu 20 ans en 1968 donne la possibilité d’un regard rétrospectif qui ne laisse d’être étonné par le chemin parcouru. Or qu’est-il permis d’entrevoir ? Une passionnante aventure intellectuelle et technique certes, mais surtout la fin d’un monde et la rapide, trop rapide sans doute, émergence d’un autre monde. Pour rendre compte de ce bouleversement il convient, me semble-t-il, de distinguer entre l’avancée des connaissances médicales et les conditions d’exercice de la médecine. Mais avant d’aller plus loin il nous faut planter le stupéfiant décor d’un double constat : d’une part, la médecine n’a jamais été aussi efficace au plan thérapeutique et cependant elle n’a jamais été autant critiquée et, d’autre part, la médecine tient dans la vie de chacun une place telle qu’il n’est pas outrancier de parler de médicalisation de l’existence entière. C’est cet écheveau qu’il faut essayer de démêler.
9Je serai enclin à isoler trois avancées massives dans les connaissances médicales, depuis une quarantaine d’années. Je placerai, en premier, le démembrement étiophysiopathogénique de grandes affections et les solutions thérapeutiques qui en ont découlé. On songe bien sûr immédiatement à l’isolement du virus du Sida et à l’efficacité de la thérapie. Mais la découverte de l’Helicobacter pylori a également été un événement extraordinaire qui a complètement effacé un siècle de chirurgie gastrique. Quand je pense que la vagotomie sélective était l’une des premières opérations que nous apprenions à réaliser dans les années 1970, nous faisions fausse route avec de belles certitudes.
10Je mettrai, en second lieu, la révolution de l’imagerie médicale qui s’est constituée assez rapidement autour des années 1980. Lorsque j’ai commencé mon internat, les moyens d’investigation étaient la radiologie standard, affinée par les tomographies et complétée par les images en négatif obtenues par injection ou ingestion de produits de contraste qui, à l’instar du lipiodol, n’étaient pas d’une totale innocuité. Aidés par la clinique, il nous fallait imaginer la lésion, au sens d’une représentation (« faire affleurer en surface ce qui gît invisible en profondeur », selon la saisissante formule de Foucault) et, au final, les interventions chirurgicales « exploratrices » n’étaient pas rares. L’imagerie moderne permet désormais d’accéder à une vision directe de la lésion, ou plutôt de l’image de la lésion, ce qui explique cette fascination des jeunes praticiens, cette pulsion du skopein qui parfois mène à des dérives. À mon sens, la révolution de l’imagerie a eu trois corollaires :
11– La relégation du corps comme domaine de manifestations des signes, de la même façon que la clinique comme sémiologie s’était construite au début du XIXe?siècle sur la mise à l’écart de la subjectivité du patient. Cela ne va pas sans conséquence. Le dépérissement de la clinique (voir, écouter, toucher,?etc.) au profit de la toute-puissance de l’image a rompu le lien de confiance charnel avec le patient.
12– Une autre conséquence malheureuse de l’importance exorbitante accordée à l’image est la tendance à nier les pathologies fonctionnelles : pas de lésion visible, donc pas de maladie. Je pense en particulier à ce qu’on appelle les troubles musculo-squelettiques (TMS) qui sont révélateurs de tensions insupportables à la fois physiques et psychiques, dans le monde du travail.
13Un corollaire positif est le développement de la radiologie interventionnelle, révolution silencieuse et néanmoins tangible, qui a rapproché les radiologues et les cliniciens. L’embolisation d’une artère qui saigne, la pose d’un stent, une dérivation biliaire transcutanée, bientôt la délivrance de substances antimitotiques in situ sont des techniques extraordinairement efficaces, peu invasives et directement liées aux progrès de l’imagerie.
14– Enfin, la troisième grande avancée, si on veut compléter le tableau, est l’instauration tardive dans notre pays d’une culture de santé publique et d’études épidémiologiques qui faisait cruellement défaut. La France, au sortir de la Deuxième Guerre mondiale avait misé sur un mode d’exercice médical à la fois individualiste et libéral, contrairement à d’autres pays comme les États-Unis où s’est développé très tôt un réseau fédéral de santé publique (la FDA a été mise en place au début du XXe?siècle). L’affaire du sang contaminé a été l’occasion d’une prise de conscience et le facteur décisif de la création des agences sanitaires. Cette nouvelle culture a fait apparaître l’importance des facteurs environnementaux dans la survenue des maladies, renouant par là avec le principal ressort de la médecine hippocratique. On a récemment incriminé l’action de facteurs environnementaux dans la genèse de l’autisme.
15On voit bien que toutes ces transformations se situent à la charnière des années 1980-1990 du siècle dernier, et ont contribué à modeler un paysage médical radicalement nouveau.
16Mais conjointement à ces avancées, les conditions d’exercice de la médecine ont subi de profonds remaniements, ce qui n’est pas étonnant si on veut bien admettre que la médecine est une pratique sociale incarnée.
17J’insisterai sur ce qu’on a parfois voulu faire passer pour la rançon du progrès médical mais qui, en fait, est lié avant tout à des facteurs sociaux : résistance aux antibiotiques, réapparition des pathologies de carence, progression sournoise de la tuberculose, développement explosif des pathologies infectieuses gravissimes, du diabète, des maladies de système,?etc. Et là on touche un point extrêmement sensible de l’exercice médical qui ne peut pas faire abstraction du contexte social, économique et politique. Qu’est-ce qui a changé dans ce domaine ?
18D’abord, mais ce n’est pas le plus important, la relation avec le patient où on est passé sans transition d’un modèle paternaliste à un modèle contractuel, alors que d’autres voies peuvent être explorées. Les droits des patients, par ailleurs tout à fait légitimes, se sont construits par opposition à un pouvoir médical opaque et exorbitant et ont renforcé l’égoïsme, sous-produit de l’individualisme, au détriment du sentiment d’équité.
19Ensuite la multiplication des jeux de pouvoir. Ce qui est le plus contestable, ce n’est pas tant le pouvoir des médecins que celui de la médecine sur la vie entière d’un individu de sa naissance à sa mort. Foucault avait parlé de biopouvoir comme mode spécifique du pouvoir lorsque la vie entre dans ses préoccupations. Sans entrer dans des considérations liées aux possibilités vertigineuses de transformation de l’humain par la science biologique (analysées notamment par le philosophe allemand Sloterdijk), force est de constater, à l’heure actuelle, que le biopouvoir médical est manipulé par une idéologie néolibérale. Si la médecine a une telle emprise sur nos existences, c’est qu’elle est devenue une vaste entreprise commerciale. Ne parle-t-on pas, à l’instar des banquiers, de « préserver son capital santé » depuis la naissance, et, sans doute, d’être mis en demeure de le faire fructifier. Ce qui me paraît très dangereux, c’est que les jeunes générations baignent dans ce genre de discours banalisé. Le soin est désormais une entité marchande caractérisée par une inégalité d’accès en fonction des ressources de l’individu. Il y a une espèce d’aporie qui consiste, d’un côté, à faire du soin une valeur marchande et, de l’autre côté, à dénoncer son caractère dispendieux.
20Enfin, et même si c’est le bouleversement le plus important de la décennie, je passerai rapidement sur les conditions d’exercice à l’hôpital public, sur la condition même de l’hôpital public dont la mission première « d’hospitalité » a été complètement évacuée.
21À ce propos, il y aurait beaucoup à dire sur l’insistance des pouvoirs publics à vouloir à tout prix développer la chirurgie ambulatoire, présentée de façon neutre comme étant le nec plus ultra du progrès médical. En effet, la rationalité sert surtout de paravent au rationnement de ce qui n’est pas rentable et la rationalisation des pratiques, louable en soi, est un leurre qui dissimule une normalisation rampante (notamment à travers l’usage intempestif de l’evidence based medicine à des fins de management). Car ce qui est normalisé est plus facilement manipulable.
22Voilà quelques regards furtifs et personnels sur les quatre décennies qui viennent de s’écouler. Furtifs mais nécessaires car nous ne pouvons pas faire l’économie d’une analyse sans cesse renouvelée du présent, en balayant le fallacieux argument qu’il n’y aurait qu’une seule voie possible, celle que nous vivons ou plutôt que nous subissons. Tant il est vrai que l’avenir nous est absolument inconnu et impensable donc totalement ouvert, contrairement au futur qui n’est qu’une extrapolation dérisoire du présent. Car, tels des crabes, nous avançons à reculons.
23PSN : Il faudrait aussi citer l’explosion des connaissances génétiques. Comment la relation de soin, le colloque singulier, la médecine du serment d’Hippocrate arrivent encore à trouver une place dans la médecine d’aujourd’hui après toutes ces mutations, heureuses pour les unes, malheureuses pour les autres ?
24ACM : Vous faites fort bien de rectifier mon propos en évoquant la génétique ; cela me donne l’occasion de préciser ma pensée. L’explosion indiscutable des connaissances génétiques s’inscrit, à mon sens, dans la continuité des travaux de Crick et Watson qui datent d’une soixantaine d’années ; ils n’ont, en outre, à ce jour qu’une importance réduite dans la pratique de tous les jours, en dehors de certaines consultations spécialisées. Dans le même registre, il aurait fallu parler des promesses de la bioingénierie tissulaire et sans doute également de cette révolution majeure de la chirurgie de transplantation d’organes fonctionnels (main, face, mais aussi larynx, paroi abdominale, pénis,?etc.), toutes avancées spectaculaires, à fort retentissement médiatique, inconcevables il y a quelques années, mais qui restent malgré tout des événements marginaux. Ce qui m’intéresse ce sont les ruptures radicales, presque silencieuses, qui impliquent un changement abrupt dans les pratiques quotidiennes. La jonction de l’informatique et de l’imagerie est une de ces ruptures au même titre qu’internet qui s’est rapidement imposé par une connexion entre télécommunication et informatique, phénomène que personne, ou presque, n’avait anticipé et qui a bouleversé nos habitudes.
25Cette digression permet d’enchaîner avec la question du soin et du colloque singulier. Justement. Le bouleversement induit par les techniques et la prise en compte de l’interaction entre l’homme et son milieu n’ont pas encore affecté positivement notre conception du soin et de la relation médecin patient. À beaucoup d’égards nous sommes encore figés dans une posture qui pourrait illustrer l’essai d’Arthur Koestler Le Cheval et la locomotive. Nous conduisons une locomotive avec l’état d’esprit d’un cavalier. Je m’explique : nous avons à accomplir notre révolution dans la relation de soin.
26On a beaucoup médit sur le colloque singulier en le présentant comme une relation de pouvoir étriquée. Et pourtant ! Le colloque singulier doit persister dans sons sens originel : le cum-loqui, le « parler avec » de ce qui est singulier, c’est-à-dire unique, la situation du malade. Et si certains, nombreux, dénigrent le colloque singulier, c’est qu’ils l’associent inconsciemment à un mode d’exercice libéral, individualiste et paternaliste. Le concept doit demeurer mais subir de profondes transformations dans sa déclinaison en tirant profit, c’est le point essentiel, des nouvelles conditions créées par le progrès médical. Par exemple tirer profit de l’effritement de l’examen clinique traditionnel pour développer une sémiotique de l’écoute qui viendrait se substituer au paradigme indiciaire de la méthode anatomo-clinique, désormais obsolète. Au lieu de cela, on constate que les facilités et la rapidité d’investigation qu’offrent désormais les nouvelles techniques, conjuguées au régime de productivité auquel nous sommes soumis, nous maintiennent dans une posture archaïque qui fait de nous de simples dispensateurs de traitement. Or le soin est autre chose que la thérapeutique. Le soin comme souci de l’autre est avant tout un accompagnement. De la même façon qu’un voyageur égaré, qui vient chercher asile dans une maison isolée, se voit offrir le couvert et le gîte, et, de surcroît, est accompagné le lendemain par le maître de maison qui tient à lui indiquer le bon chemin. Voilà ce qu’est la véritable hospitalité, celle dont devrait s’honorer l’hôpital public. Il me semble que c’est dans cette problématique de l’accompagnement que réside la transformation nécessaire (et la pacification) de la relation médecin-patient, quelque chose qui serait l’aboutissement des droits des patients. Alors oui au colloque singulier qui est une exigence de confiance et de responsabilité et qui doit se conclure par une décision médicale partagée. Partagée entre un médecin responsable et le patient mais également avec d’autres médecins consultés, le cas échéant, et les proches du patient, si ce dernier le souhaite. Car il s’agit d’un colloque singulier, certes, mais ouvert sur le monde et non pas replié sur lui-même.
27Finalement, le but de la médecine depuis Hippocrate est de rétablir l’harmonie, momentanément troublée par la maladie, qui permet à une personne d’interagir à nouveau avec son environnement dans des conditions peut être différentes, par rapport à son état antérieur.
28Cette relation au soin qu’il faut absolument construire en s’appuyant sur les avancées médicales est fondée sur la demande de justice du patient, lequel cherche à donner un sens à la maladie ou à l’accident dont il est victime. « Pourquoi moi ? », s’écrie-t-il. Tout l’art du médecin, et j’insiste sur le mot art, est de répondre avec justesse à la demande de justice du patient, et non pas comme un justicier. Un médecin n’est pas le bras armé d’une quelconque transcendance.
29PSN : La médecine actuelle est de plus en plus soumise à des cadres généraux aboutissant notamment à la définition de procédures. Que pensez-vous de cette évolution ?
30ACM : Il y a l’attribut « soumise » dans votre question ; ce n’est pas par hasard. Il est exact que des cadres généraux et des procédures sont imposés à l’activité médicale ce qui soulève une première réflexion : les soignants n’ont pas su ou n’ont pas pu édicter des règles de fonctionnement qui sont désormais imposées par les tutelles. À cet égard, je suis frappé par l’occultation des fondamentaux dans la pratique médicale quotidienne. J’appelle fondamentaux les gestes simples, préliminaires, essentiels qui se réclamaient d’un bon sens hérité d’une longue tradition pastorienne comme le lavage des mains ou l’utilisation d’antiseptiques, qui font désormais l’objet de procédures issues d’organismes extérieurs. Toutes ces mesures qui comptent à présent dans l’évaluation et le classement des établissements de soins auraient dû faire depuis longtemps l’objet de réactivations de règlements internes mis en place par les soignants eux-mêmes. Voyez un autre exemple, celui de la difficulté d’adoption de la check-list au sein des blocs opératoires. Je mets cela sur le compte d’un attachement à une pratique artisanale et individualiste dépassée de la médecine (ou plutôt de la chirurgie dans cet exemple) dans laquelle le médecin tout-puissant était entouré d’un halo d’infaillibilité. Les erreurs étaient d’ailleurs soigneusement cachées et on n’en tirait aucun enseignement. Ces temps sont révolus et nous pouvons nous faire le reproche de ne pas avoir fait « le ménage ».
31Cela dit, il faut, me semble-t-il, distinguer entre ce qui ressortit de l’organisationnel et ce qui est de l’ordre relationnel. Dans le domaine organisationnel, nous n’avons sans doute pas pris suffisamment conscience au détour des années 1990 de la complexité croissante et de l’interdépendance des organisations, notamment hospitalières. Cette myopie était due à de nombreux facteurs parmi lesquels le poids de la routine et des habitudes, les ramifications et le cloisonnement des disciplines et la géographie des territoires qui découlait de cette « balkanisation ». Prenons pour illustrer ce propos le fonctionnement d’un service de chirurgie il y a trente ou quarante ans ; c’était véritablement un système autarcique, autonome et indépendant, présentant peu d’interfaces avec les autres structures chirurgicales en ce que le bloc opératoire, la stérilisation, le service d’hospitalisation, les consultations, les médecins anesthésistes, tout cela constituait des annexes spécifiques du service. Ajoutons à cela que le chef de service était immuable et de droit quasi divin, n’ayant de compte à rendre à personne, surtout sur le plan financier. Bref il s’agissait d’une « poche d’ordre », essentiellement portée par l’autorité, la bonne volonté des exécutants et un bon sens collectif. De nombreux services fonctionnaient d’ailleurs très bien. À l’heure actuelle, un service de chirurgie est un système ouvert, doté d’une organisation complexe aux multiples interfaces (blocs opératoires, stérilisation et médecins anesthésistes sont communs à toutes les disciplines chirurgicales), le chef de service est révocable et le fonctionnement ne peut être fondé que sur des règles réajustables. Il n’y a pas de nostalgie dans mon propos, c’est simplement un énoncé des faits.
32En établissant cette comparaison je veux dire que les procédures d’organisation sont devenues nécessaires pour assurer la fluidité d’un fonctionnement complexe et limiter les risques d’erreur, la gestion ou plus précisément la maîtrise des risques étant, à juste titre, la grande préoccupation de notre époque.
33En revanche, dans le domaine relationnel, celui en fait de la décision médicale, les notions d’encadrement et de procédures sont beaucoup plus discutables. Passe qu’il y ait des procédures, il y en a toujours eu, pour des gestes relevant d’une économie simple, dès lors qu’il s’agit d’unifier une pratique et surtout de la transmettre aisément. Mais là où il faut être extrêmement vigilant c’est dans le domaine propre de la démarche médicale. Pour évoquer des événements récents, la controverse peut être vive en interne, pour la prise en charge de l’autisme, entre comportementalistes et herméneuticiens, mais ce qui me semble dangereux c’est la prise de position tranchée d’un organisme officiel qui risque de jeter le discrédit sur l’ensemble d’une discipline. Je nourris la même méfiance vis-à-vis d’une certaine pratique médicale encadrée par une vision quantitative, statistique et soi-disant scientifique reposant quasi exclusivement sur des études contrôlées en double aveugle. Dans de trop nombreux cas, la hiérarchie de la force de la preuve, caractéristique de l’evidence based medicine (EBM), a été avancée pour déconsidérer d’authentiques résultats. On se rend compte à présent, y compris d’ailleurs les Anglo-Saxons pourtant à l’origine de ce courant, de l’incomplétude de l’EBM. Les études les plus sophistiquées tendent surtout à montrer l’inefficacité d’un traitement sans parvenir à établir définitivement la validité d’un autre ; ce qui, soit dit en passant, rentre bien dans une certaine logique de l’activité scientifique, mise en lumière notamment par Popper [1].
34Enfin il y a cette fameuse antienne que l’on met souvent en avant pour mettre en cause la notion de procédure : la prise en charge d’un patient doit être globale… Certes, mais qu’entend-on par global ? S’agit-il de considérer l’organisme dans sa totalité faite d’organes subordonnés et interdépendants ou de l’approche d’un individu vivant dans toute sa complexité indivisible ?
35On retrouve le dilemme classique entre une médecine qui s’adresse à des groupes de malades porteurs d’une affection similaire et le soin, qui doit s’attacher à une personne singulière. Et si l’on considère les trois phases traditionnelles de la décision médicale, diagnostique, thérapeutique et pronostique, le moment diagnostique consiste à subsumer un cas (le malade) sous une règle connue (la connaissance nosographique), ce qui implique des procédures préétablies d’investigation, tandis que le traitement, étendu à la notion de soin, justifie la recherche et l’édiction d’une règle inédite pour chaque patient particulier.
36On voit que cette question des procédures n’est pas forcément simple.
37Un mot sur le principe de précaution qui a fait couler beaucoup d’encre et qu’on a souvent invoqué pour justifier l’élaboration de procédures. On s’est mépris sur ce principe qui n’est ni un principe d’action, ni un principe d’abstention. En outre, un principe n’est qu’un principe et ne peut être appliqué en tant que tel ; ce serait confondre règle et principe. Il faut prendre le principe de précaution comme un principe logique d’anticipation, en pensée, dans les situations d’incertitude. C’est simplement l’injonction éthique de se projeter au-delà des conséquences prévisibles ou probables d’une décision ou d’une action, en n’affichant pas une trop belle certitude dans l’avenir. Pris dans ce sens, qui n’a rien de restrictif, le principe de précaution n’implique pas la mise en œuvre de procédures.
38PSN : Dans un texte que vous venez de publier, vous parlez des injonctions paradoxales auxquelles sont soumises les équipes soignantes. Pourriez-vous les expliciter ?
39ACM : L’expression « injonctions paradoxales » fait référence aux travaux de Bateson et de l’école de Palo Alto, dans le cadre des théories de la communication. Mon article est une allusion à peine voilée à l’état de schizophrénie dans lequel on a littéralement plongé l’hôpital public et ses acteurs. Le propre de l’hôpital public et des équipes soignantes est en effet de subir depuis quelques années le joug de doubles contraintes, constituées de deux injonctions qui s’opposent mutuellement, et cet écartèlement est en outre amplifié par une troisième contrainte qui empêche le corps soignant de sortir de cette situation. Il est assez aisé de repérer ces couples de contraintes paradoxales ; par exemple l’exhortation à la productivité et à la compétitivité pour gagner des parts de marché sur le secteur libéral (dixit un haut responsable administratif) et dans le même temps une diminution des effectifs et des moyens financiers. Cela est bien banal. Mais nous ne sommes pas dans une entreprise. Exposée à la même situation de double contrainte, une entreprise a les moyens de s’en sortir. Elle peut décider de délocaliser sa production, ou d’abaisser la qualité de ses produits ou les deux à la fois. L’hôpital et les soignants sont dans une autre situation, unique, qui confine à l’absurdité, du fait de l’existence d’une troisième contrainte qui alimente chaque couple de contraintes. Cette troisième contrainte est le malade qui vient demander aide et assistance. Contrainte d’autant plus forte que l’immense majorité de la population est pénétrée du caractère très performant de la médecine et que l’ambiance sociétale actuelle est au déni de la mort et au refus de concevoir le handicap. Sans prétendre à l’exhaustivité, on peut établir une liste de ces injonctions paradoxales derrière lesquelles s’impose la troisième contrainte, faisant de chaque situation une véritable quadrature du cercle qui désespère les soignants, comme la surabondance des procédures et la réduction de l’espace-temps dédié au soin, ou l’insistance sur l’amélioration de la qualité des soins et l’injonction (forte) de développer la chirurgie ambulatoire. Je reviens sur ce sujet que j’ai déjà effleuré.
40L’activité ambulatoire est louable en soi, mais les conditions dans lesquelles on nous presse de la réaliser sont critiquables. Les pouvoirs publics, les tutelles, les gestionnaires, tous prétendent que nous, chirurgiens, pouvons assurer 80?% de toute l’activité chirurgicale en ambulatoire. C’est à la fois possible et impossible ; cela dépend des conditions et du sens que l’on confère au mot « ambulatoire », issu du latin ambulare qui signifie se promener. Stricto sensu, donc, la chirurgie ambulatoire s’adresse à des patients qui partent de leur domicile le matin et sont de retour dans la soirée. C’est cette définition qui prévaut dans l’esprit des décideurs, en France. Il est impossible dans ces conditions de réaliser 80?% des actes en ambulatoire, tout au plus 30 à 40?% ; cela dépend, à l’évidence, des spécialités – en ophtalmologie, on approche les 100?%.
41Si, en revanche, après son intervention, le patient peut être orienté vers une structure chargée d’assurer une simple surveillance de quelques jours (le drainage, le premier pansement, le premier lever,?etc.), on peut, dans ces conditions, réaliser 70-80?% de la chirurgie en ambulatoire grâce aux progrès de la chirurgie (abords mini-invasifs, techniques endoscopiques, usage de colles biologiques, maîtrise accrue des suites opératoires, notamment de la douleur,?etc.). Pour atteindre ce but, les structures « légères » doivent être développées ; elles peuvent recouvrir ce qui existe déjà sous réserve d’être adaptées à ces nouvelles finalités (soins de suites et de réadaptation, hospitalisation à domicile), elles doivent être également créées de toutes pièces comme ce qui existe aux États-Unis sous la forme de contrats avec des établissements hôteliers, situés à proximité de l’hôpital (les fameux hospitels).
42Tout cela permet, bien entendu, de générer d’énormes économies, mais, dans l’immédiat, nos gestionnaires feignent de penser que 80?% de la chirurgie peut être réalisée en ambulatoire strict pour ne pas avoir à envisager le développement des structures secondaires, contrairement à ce qui se passe à l’étranger.
43Cet exemple illustre bien l’espèce de rage impuissante qui peut s’emparer des soignants. Les injonctions paradoxales confrontées à la déontologie créent des situations insolubles et le seul moyen dans l’immédiat de dépasser ces situations est d’expliciter leur absurdité. C’était le sens de mon article.
44PSN : Vers quelles directions selon vous devrait s’orienter la médecine dans les décennies à venir ?
45ACM : Question difficile, car la réponse exige à la fois une analyse critique de la situation actuelle et une vision prospective et non pas seulement une perspective qui n’est que l’extrapolation d’un présent corrigé. Le présent voit malheureusement se vérifier la chronique d’une faillite annoncée des « Trente glorieuses » qu’on appelle désormais a posteriori les « Trente piteuses », caractérisées par une croyance naïve dans le développement conjoint du progrès technique et du progrès social, une foi inébranlable dans la croissance infinie (ce qui est encore le cas) et surtout par un manque total de discernement, de clairvoyance et d’anticipation des conséquences d’un mode de vie surmultiplié. Car malgré les formidables avancées des connaissances et des pratiques médicales qui sont l’arbre qui ne parvient plus à masquer l’absence de forêt, une sorte de bluff technologique pour reprendre l’expression de Jacques Ellul, force est de constater un paysage de désolation qui gagne en étendue : revers sombre des progrès biomédicaux (les grandes catastrophes sanitaires), coût prohibitif de certains traitements, délitement du secteur public, inégalité croissante de l’accès au soin, extension des déserts médicaux, défis engendrés par le vieillissement d’une population non active,?etc.
46Le vrai problème, à mon sens, c’est qu’on ne peut plus se contenter de corriger les excès ou les défauts d’un système dont on pressent qu’il est à bout de souffle. Les « mesurettes » émanant d’attitudes revendicatrices et corporatistes, même si elles sont justifiées, ne suffisent plus. Il nous faut penser la radicalité d’une rupture à partir de quelques prémisses.
47Une notion me semble d’importance : tout ce qui touche à la santé, à l’organisation des soins, à la médecine en général est un miroir tendu à une société en état de mal-être.
48Le domaine de la santé peut donc s’avérer un formidable laboratoire d’idées, une espèce de conscience collective pour améliorer le sort d’une société. Peut-être, d’ailleurs, en raison du caractère absurde des injonctions paradoxales qui, moins que dans n’importe quel autre domaine de la vie sociale, n’a pas de possibilités d’être amorti. Autrement dit, mais c’est une banalité, l’état de la santé dans une société est un fidèle reflet de l’état de santé de la société.
49Repenser la santé, la relation de soin et les missions de la médecine peut donc constituer une sorte de fil d’Ariane susceptible d’entraîner des prises de conscience et de déboucher sur de profonds remaniements de la façon de vivre ensemble. J’assigne donc à la médecine un rôle très ambitieux, celui d’éclaireur et non pas celui d’une intendance de l’arrière. Il s’agit d’un programme politique au sens noble du terme, c’est-à-dire d’une préoccupation de la cité.
50Alors, quelles pistes ? L’une des pistes serait d’inscrire une grande partie de la fonction soignante, toutes catégories d’acteurs confondues, et ses lieux d’exercice, dans le cadre d’une économie sociale et solidaire, d’inspiration mutualiste, résolument distincte du secteur privé commercial et du secteur public. Le domaine de la santé pourrait être l’occasion de créer un véritable troisième secteur, de statut privé, caractérisé par une autonomie de gestion, à but non lucratif, guidé par une finalité explicite au service de la collectivité. Naturellement on ne peut mettre en chantier une réforme radicale sans s’appuyer auparavant sur quelques tendances repérables dont il faudrait favoriser l’éclosion et le développement. Par exemple, associer pleinement les établissements privés, à but non lucratif, pour la formation des futurs spécialistes et impliquer davantage les associations d’usagers (je n’aime pas ce terme mais il a l’avantage d’être compris de tous) dans la gouvernance des établissements.Ma conviction est que nous ne ferons pas l’économie d’une réflexion approfondie sur les rapports qu’entretient la médecine avec le progrès technique. Il y a des avancées remarquables comme la télémédecine dont il faut tirer le meilleur parti mais on peut être dubitatif sur la réelle utilité d’un robot chirurgical manœuvré à distance ; certes cela ouvre des perspectives, mais d’autres priorités sont plus urgentes.
51Bref, il faudra faire des choix et vraisemblablement trouver le chemin d’une médecine à la fois sobre et moderne et j’entends par moderne, évolutive. C’est là qu’il faut prendre garde à l’interchangeabilité des synonymes. On peut être sobre et apprécier les excellents vins. Sobre ne veut pas dire fruste qui renvoie à des schémas régressifs. Sobre ne signifie pas non plus frugal – qui concerne la satisfaction limitative des besoins élémentaires. Sobre signifie juste, au sens d’une réponse parfaitement ajustée à la situation en écartant la tentation de l’ubris. Une médecine sobre signifie également une médecine équilibrée entre ses trois composantes, tel un solide trépied : médecine curative caractérisée par une personnalisation croissante des soins, médecine préventive dont il conviendrait sans doute de réactiver les campagnes (je suis frappé par cette nouvelle et détestable habitude de cracher à terre dans les espaces publics), médecine prédictive aux contours encore incertains. Tenir harmonieusement l’ensemble implique un contrôle des décisions et un retour d’expérience permanents.
52Pour être évolutive, la médecine sobre requiert aussi des investissements et une réorganisation selon un principe encore embryonnaire : celui de la concentration des moyens combinée à la décentralisation des compétences pour garantir un accès aux soins égal pour tous. Équipements lourds concentrés et judicieusement répartis sur l’ensemble du territoire et maillage serré de l’offre de soins et de conseils en utilisant toutes les ressources possibles : rapidité de transmission des informations pour des consultations à distance, consultations avancées de spécialistes et surtout délégation de taches faisant d’un personnel paramédical, volontaire et formé, un partenaire à part entière.
53Il faut en tout cas se garder d’un optimisme béat qui consisterait à fixer quelques objectifs limités. C’est bien une suite ininterrompue de réformes dont nous avons un pressant besoin, ce qu’on nomme, en dernière instance, une révolution.
Notes
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[1]
Sur l’EBM (et un regard moins sévère), on peut lire le livre dirigé par Anne Fagot-Largeault, L’Émergence de la médecine scientifique, Paris, Éditions Matériologiques, 2012 http://www.materiologiques.com/L-emergence-de-la-medecine. (Ndé.)