Notes
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[1]
Fred Constant., La Citoyenneté, Paris, Montchrestien, 2000, p. 88.
-
[2]
Ibid.
-
[3]
Ibid., p. 139.
-
[4]
Ulrich Beck, « La vérité des autres. Une vision cosmopolitique de l’altérité », Cosmopolitiques, n° 8, décembre 2004, p.180.
-
[5]
Isabelle de Mecquenem, « Cosmopolitisme », in Pierre-André Taguieff (dir.), Dictionnaire historique et critique du racisme, Paris, PUF, 2013, p. 390.
-
[6]
Voir sur cette question centrale la remarquable mise au point de Solange Chavel, « L’accueil des réfugiés : compassion ou justice ? », La Vie des idées, 14 juin 2016. ISSN : 2105-3030. URL : http://www.laviedesidees.fr/L-accueil-des-refugies- compassion-ou-justice.html
-
[7]
Stephen Macedo, «The Moral Dilemma of U.S. Immigration Policy: Open Borders Versus Social Justice? », in C. Swain (ed.), Debating Immigration, New York, Cambridge University Press, 2007, p. 63–81.
-
[8]
Ibid., p. 70.
-
[9]
Étienne Tassin, Un monde commun. Pour une cosmo-politique des conflits, Paris, Seuil, 2003, p. 259.
-
[10]
Ibid., p. 264.
-
[11]
Etienne Tassin, « L’Europe cosmopolitique et la citoyenneté du monde », Raison publique, no 7, octobre 2007, p. 45-63. http://www.raison-publique.fr/article229.html).
-
[12]
Voir les éclairantes analyses de Michaël Fœssel, « Être citoyen du monde : horizon ou abîme du politique », La Vie des
idées, 18 juin 2013 http://www.laviedesidees.fr/Etre-citoyen-du-monde-horizon-ou.html -
[13]
Je me permets de renvoyer à Alain Policar, Comment peut-on être cosmopolite ?, Lormont, Le Bord de l’eau, 2018.
1 Si l’on en croit les philosophes communautariens, nos sociétés sont confrontées au surgissement de revendications de reconnaissance, que l’on peut interpréter comme une manifestation de retour du refoulé particulariste au sein de l’individualisme universaliste. Il importerait donc de compléter les droits sociaux par la consécration institutionnelle des droits culturels, ceux-ci pouvant être revendiqués dans le cadre de la perspective canonique de Thomas Marshall, esquissée lors de sa célèbre conférence prononcée à Cambridge en 1949. On sait que ce dernier cherchait à résoudre le problème de l’intégration des classes dans les sociétés capitalistes par le recours au principe de la citoyenneté. Il s’agissait de rechercher les fondements d’une communauté politique transcendant les attachements particuliers liés à des statuts inégaux. Son modèle propose trois étapes correspondant à trois formes de réalisation de la citoyenneté moderne. À l’affirmation des droits civils au XVIIIe siècle (recouvrant à peu près le champ des droits de l’homme), droits qui ont fourni des moyens légaux d’agir, succède celle des droits politiques au XIXe, qui donnent, avec l’instauration de la démocratie représentative, un pouvoir potentiel au citoyen, notamment le droit d’élire et d’être élu. Le XXe est celui de la consécration des droits sociaux, droits qui traduisent le fait que les deux autres catégories sont vidées de leur substance si les conditions minimales de bien-être économique ne sont pas remplies.
3 Les droits culturels pourraient donc être l’ultime moment de réalisation des droits à la citoyenneté. Mais ne faut-il pas craindre que la défense et la promotion des identités, en enfermant les individus dans leurs appartenances, renforcent les mécanismes sociaux d’assignation communautaire ? Le passage d’une demande d’égalité, autrefois formulée en termes sociaux, à une exigence de dignité exprimée au nom du droit à la différence traduit ce que F. Constant nomme « stratégie de retournement du stigmate » [1] , et elle manifeste « l’emprise des catégories ethniques ou religieuses dans les techniques de mobilisation collective » [2]. Cette représentation morcelée du corps social symbolise le passage d’un registre civique universaliste à un registre civil particulariste. La référence à la citoyenneté, dès lors, risque d’être purement incantatoire, et l’on peut redouter une multiplication des usages la réduisant à un simple instrument d’accès à des ressources économiques et sociales. La loyauté citoyenne apparaît ainsi fortement menacée par la multiplication d’allégeances fondées sur des appartenances singulières. Alors que les politiques multiculturalistes étaient censées pallier les insuffisances de la conception libérale de la citoyenneté, elles ont multiplié les ayants droit et ainsi favorisé « une conception instrumentale de l’appartenance citoyenne, dissociée de toute adhésion à des valeurs communes » [3]. Promouvoir la citoyenneté, c’est pourtant avant tout lutter efficacement contre les inégalités économiques et sociales dont la croissance est précisément à l’origine de l’exacerbation des revendications multiculturelles. Bref, ne nous faut-il pas, en conséquence, modifier substantiellement notre conception de la citoyenneté ?
Fonder une citoyenneté universelle
4 Dans cette perspective, on peut se demander s’il n’entre pas dans la fonction du droit constitutionnel public de franchir les frontières, ne serait-ce qu’en raison de la nécessité de la rencontre entre les hommes, nécessité liée au fait que, pour parler comme Valéry, « le temps du monde fini commence ». Si, en effet, la Terre était illimitée, sans doute pourrait- on se passer de régler juridiquement les relations humaines. A l’argument de la finitude du monde s’ajoute celui de la communauté originaire du sol, développé dans le troisième article définitif du Projet de paix perpétuelle (Kant, 1795) et repris dans la Doctrine du droit (paragraphe 62). Cet argument désigne l’égalité de tous devant le sol, ce dernier n’appartenant pas de manière nécessaire à tel ou tel habitant ou telle ou telle nation. La « possession commune de la terre » justifie par conséquent le principe du droit de visite, lequel, chez Kant, est le droit à ne pas être traité en ennemi dans le pays que nous traversons. On trouve chez Ulrich Beck une traduction de cette idée dans sa formule « il n’y a pas d’indigènes » [4]. Formule d’autant plus heureuse que l’hybridation des sociétés non seulement n’est pas un phénomène nouveau mais représente le processus normal de l’histoire.
5 Cependant, le droit à ne pas être traité en ennemi ne suffit pas à instituer une citoyenneté universelle. Dans ce but, on accordera à la filiation stoïcienne une place déterminante, dans la mesure où elle décrit la citoyenneté native comme un événement purement conjoncturel. Il n’y a pas, chez les stoïciens, d’opposition entre citoyenneté nationale et citoyenneté mondiale, la seconde étant le moyen d’améliorer les modalités de la première, et non son substitut. Le cosmopolitisme kantien est, à cet égard, un néo-stoïcisme dans la mesure où l’appartenance au genre humain excède l’identité citoyenne. Le noyau essentiel du cosmopolitisme fait ainsi de l’universel « la norme suprême de l’organisation des relations humaines puisqu’il coïncide avec la raison » [5].
6 Une question décisive se pose néanmoins : est-il envisageable de concilier le principe d’universalité des droits humains, lequel, par définition, s’applique quelle que soit la nationalité des individus, et l’exclusivité des devoirs politiques liant les concitoyens entre eux [6] ? Si l’on voit dans la citoyenneté un principe d’exclusion et, donc, l’acceptation d’une différence de traitement politique, ce principe semble constituer les fondements d’une impossibilité théorique du cosmopolitisme, en même temps qu’il conteste l’idée d’une égalité morale de chaque individu. Dilemme classique en philosophie politique [7].
La dimension conflictuelle du politique
7 Confronté à celui-ci, on peut défendre l’idée d’une démocratie cosmopolitique, laquelle aurait besoin d’institutions qui devraient prendre la forme de « structures permanentes permettant la participation des acteurs non étatiques à l’échelle globale » et seraient ainsi « l’expression dénationalisée de notre citoyenneté » [8]. On donnerait ainsi une effectivité politique nouvelle à la notion de citoyenneté universelle et, d’une certaine façon, l’on surmonterait le dilemme en reproduisant à l’échelle globale un fonctionnement de nature fondamentalement nationale. À l’appui de cette perspective, on se garderait de négliger l’exemple de la tentative de construction d’une citoyenneté européenne, dont des auteurs aussi importants que Jürgen Habermas ou Jean-Marc Ferry ont montré qu’elle s’engageait résolument dans la voie cosmopolitique. Comment pourtant ne pas constater que, au sein de l’entité politico-économique qu’est l’Union européenne, l’exercice de l’autorité échappe largement aux citoyens ?
8 En outre, et ce point est décisif, la construction européenne paraît indifférente au principe constitutif de toute communauté politique, le principe de l’exclusion. Or, comme Étienne Tassin l’a montré, celui-ci est « le motif contradictoire de toute communauté politique : à la fois ce à quoi elle recourt pour se constituer et ce qu’elle tente idéalement de repousser pour assumer son identité cosmopolitique, l’hospitalité » [9]. E. Tassin ajoute que « l’Europe entretient en son sein la production d’hommes désolés qui n’ont pas part au monde commun, des hommes voués au désert, dérogeant ainsi au droit cosmopolitique le plus élémentaire. Le caractère métanational de la communauté ne la prive pas pour autant des tares de la communauté nationale » [10]. Le rapport de la citoyenneté à l’exclusion, notamment celle de l’étranger, apparaît ainsi comme le réquisit fondamental d’un horizon cosmopolitique.
9 La citoyenneté, loin d’être réductible à un statut défini par des droits, doit plutôt être conçue comme une manière d’exister sur un mode public et actif. C’est ainsi « dans les actions communes, les combats politiques concertés menés par des acteurs qu’aucune communauté sociale, nationale ou culturelle ne relie préalablement (je souligne), mais qui se retrouvent participer des mêmes luttes » que se situent ses fondements. Dans ces combats, « s’éprouvent des solidarités certes fluctuantes mais précisément cosmopolitiques parce que fluctuantes » [11].
Le droit d’avoir des droits
10 La citoyenneté universelle doit donc être comprise comme ayant avant tout une vocation critique. Pour aider à la penser, on peut se référer à une notion forgée par Hannah Arendt (mais originellement proposée par Fichte) dans le contexte de l’analyse du totalitarisme : le « droit d’avoir des droits ». Si les droits de l’homme relèvent bien d’une citoyenneté, ce n’est pas celle de l’État-nation, mais celle d’un statut politique en construction, indépendant des frontières. Pour permettre la pleine effectivité des droits de l’homme, que garantit l’article 28 de la Déclaration universelle, il est donc nécessaire de les ancrer dans la lutte contre les inégalités d’accès à leur exercice. En d’autres termes, il ne saurait y avoir contradiction entre l’homme et le citoyen : jamais un droit concernant la citoyenneté ne peut contredire quelque droit de l’homme que ce soit. Le cosmopolitisme reconnaît à chacun des droits liés à son appartenance au monde.
11 Les États-nations classiques prennent place désormais à l’intérieur d’une structure de base globale les rendant toujours plus interdépendants. Leurs sphères traditionnelles de pouvoir et de souveraineté ne peuvent plus être érigées en absolu et, surtout, prévaloir sur le respect des droits humains fondamentaux. On peut donc poursuivre le but d’une réforme des institutions internationales dont la fonction principale serait d’institutionnaliser certains mécanismes de justice distributive globale. Je ne mésestime évidemment pas le fait que la capacité d’un éventuel ordre politique global à donner une force exécutoire à des principes de justice internationale est plus limitée que ce qu’il est actuellement possible de faire au plan national. Mais toutes les personnes affectées par une décision doivent avoir une égale opportunité d’influencer la façon dont elles sont gouvernées par ce pouvoir. L’exercice des droits ne peut être légitimement limité par la souveraineté des États.
12 Le cosmopolitisme ici défendu peut dès lors être perçu comme une exigence de citoyenneté renforcée puisqu’il concerne des revendications qui sont en excès par rapport aux droits formels garantis par la seule nationalité [12]. C’est en tant que « travailleurs », défenseurs des droits de l’homme, écologistes, etc. que militent des individus organisés dans la société civile. Et en formulant des exigences juridiques indépendantes de leur appartenance nationale, ils se déclarent citoyens du monde. On peut ainsi produire de nouvelles normes opposables aux États, aux groupes ou aux individus dont les activités y dérogeraient. Au fond, l’exigence de citoyenneté naît bien souvent du refus d’une condition sociale devenue intolérable. L’ordre cosmopolitique a besoin, pour se mettre en place, de l’existence de mouvements sociaux (écologistes, pacifistes, féministes, etc.) déterminés à influer sur le processus de décision politique dans les champs national et international.
13 Le cosmopolitisme moderne, dans la perspective dessinée par Kant, fonde le statut de citoyen du monde sur l’exigence de pacification des interactions entre les individus, aucun lien entre ceux-ci ne devant être abandonné à la violence de l’état de nature. À partir du moment où les interactions se généralisent au monde entier, il faut donc penser une forme de droit qui régule les liens transnationaux. Le « droit cosmopolitique » au sens strict concerne justement les prétentions juridiques que les « étrangers » peuvent faire valoir face aux États. La citoyenneté mondiale justifie dès lors l’exigence d’entrer dans des relations juridiques avec les autres, et non pas la constitution d’un nouvel Empire. Le cosmopolitisme est dès lors rigoureusement incompatible avec l’homogénéisation produite par la globalisation néo- libérale. Il est, au contraire, un moyen de lutter contre la domination que cette dernière induit et, notamment, de réviser le statut et la signification de la frontière [13].
Mots-clés éditeurs : nationalité, Citoyenneté, mondialisation, question de société
Mise en ligne 18/06/2018
https://doi.org/10.3917/psm.182.0011Notes
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[1]
Fred Constant., La Citoyenneté, Paris, Montchrestien, 2000, p. 88.
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[2]
Ibid.
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Ibid., p. 139.
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[4]
Ulrich Beck, « La vérité des autres. Une vision cosmopolitique de l’altérité », Cosmopolitiques, n° 8, décembre 2004, p.180.
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[5]
Isabelle de Mecquenem, « Cosmopolitisme », in Pierre-André Taguieff (dir.), Dictionnaire historique et critique du racisme, Paris, PUF, 2013, p. 390.
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[6]
Voir sur cette question centrale la remarquable mise au point de Solange Chavel, « L’accueil des réfugiés : compassion ou justice ? », La Vie des idées, 14 juin 2016. ISSN : 2105-3030. URL : http://www.laviedesidees.fr/L-accueil-des-refugies- compassion-ou-justice.html
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[7]
Stephen Macedo, «The Moral Dilemma of U.S. Immigration Policy: Open Borders Versus Social Justice? », in C. Swain (ed.), Debating Immigration, New York, Cambridge University Press, 2007, p. 63–81.
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[8]
Ibid., p. 70.
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[9]
Étienne Tassin, Un monde commun. Pour une cosmo-politique des conflits, Paris, Seuil, 2003, p. 259.
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[10]
Ibid., p. 264.
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[11]
Etienne Tassin, « L’Europe cosmopolitique et la citoyenneté du monde », Raison publique, no 7, octobre 2007, p. 45-63. http://www.raison-publique.fr/article229.html).
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[12]
Voir les éclairantes analyses de Michaël Fœssel, « Être citoyen du monde : horizon ou abîme du politique », La Vie des
idées, 18 juin 2013 http://www.laviedesidees.fr/Etre-citoyen-du-monde-horizon-ou.html -
[13]
Je me permets de renvoyer à Alain Policar, Comment peut-on être cosmopolite ?, Lormont, Le Bord de l’eau, 2018.