Notes
-
[1]
Carmontelle, Proverbes dramatiques, XIII, 1781,
https://books.google.fr/books?id=iN5AAQAAMAAJ&pg=PA145&lpg=PA145&dq=Carmontelle,+Proverbes+dramatiques,+XIII&source=bl&ots=yJINEnIApH&sig=hlfMrSC0cc8mndGc2rSaQwjGxww&hl=fr&sa=X&ved=0ahUKEwjlg8HzuL7PAhXJ6RQKHS0rC58Q6AEIPjAK#v=onepage&q=Carmontelle%2C%20Proverbes%20dramatiques%2C%20XIII&f=false -
[2]
Tessier H., « Pulsion et subjectivité », Libres cahiers pour la psychanalyse 1/2007 (N°15), p. 129-147, URL : www.cairn.info/revue-libres-cahiers-pour-la-psychanalyse-2007-1-page-129.htm. DOI : 10.3917/lcpp.015.0129
-
[3]
L’être social, http://www.volodalen.com/15psychologie/psychologie30.htm
-
[4]
Ricœur P., Soi-même comme un autre, Points Essais, 2015, 424 pages
-
[5]
Butler J., Qu’est-ce qu’une vie bonne ?, Manuels Payot, 2014, 112 pages
-
[6]
Dokic J., L’inquiétante étrangeté et autres sentiments existentiels négatifs, EHESS-Institut Jean-Nicod, Paris http://j.dokic.free.fr/philo/pdfs/Unheimlichkeit.pdf
-
[7]
Cohen D., Homo Economicus : Prophète égaré des temps nouveaux, Albin Michel, ESSAIS DOC, 2012, 280 pages
-
[8]
Žižek S., « Je reste communiste, car tout le monde peut être socialiste, même Bill Gates », interview à Libération, 5 juin 2015, http://next.liberation.fr/culture/2015/06/05/slavoj-zizek-je-reste-communiste-car-tout-le-monde-peut-etre-socialiste-meme-bill-gates_1323864
-
[9]
Jentsch E. A., Zur Psychologie des Unheimlichen, Universitätsbibliothek Johann Christian Senckenberg, Psychiatrisch-neurologische Wochenschrift, 8, Nr. 22, S. 195-198, 203-205, 1906-2008
-
[10]
Brand S., La Nef des Fous, Corti, Les Massicotés, 2004, 380 pages
-
[11]
Kaës R., Reconnaissance et méconnaissance dans les liens intersubjectifs. Une introduction, in Le Divan familial 1/2008 (N° 20), p. 29-46, URL : www.cairn.info/revue-le-divan-familial-2008-1-page-29.htm. DOI : 10.3917/difa.020.0029.,
-
[12]
Grandguillaume A., Piroux Ch., Analyses bibliographiques, https://osp.revues.org/748
-
[13]
Mazzuchini Ch., Dingo Dingue -http://www.les-salins.net/spectacles/332/dingo-dingue -http://smf2016.fr/dingodingue-aux-journees-nationales-croix-marinesante-mentale-france/
- [14]
-
[15]
Hegel G. W. F., Principes de la philosophie du droit, PUF, Quadrige, 2013, 816 pages
Sans l’autre
Je ne suis rien
Sans nos multiples
destins
La vie n’est rien
Sans nos voix
La joie n’existe pas
Sans nos differences
Sans cette presence
Sans nos accords
Sans nos trésors
Sans leurs mots
Sans leur echo
Sans eux
Sans toi
Demain n’existe pas.
1Ces vers sont d’une poétesse dont je ne connais que le prénom, Claire-Lise.
2J’ai espéré qu’ils pourraient m’aider à me dérober à cette tâche complexe qu’est la synthèse de ces deux journées de travail et d’échanges, mais devant la qualité de ce qui a été produit, pendant et en dehors de ce travail, je me suis finalement mis à la tâche, avec quelques pas de côté voire quelques grands écarts...
3En premier lieu, puisqu’il est question de liens et de cohésion, comment ne pas souligner la qualité de l’accueil, du travail et de l’accompagnement de tous ceux qui ont participé, sous la houlette d’André Biche et de Dominique Launat, à la réussite de ces journées. Dominique qui, soit dit en passant, Georges Chelon improvisé, nous l’a assuré en chantant, « on avance ! ».
4Ces deux jours ont constitué une longue réflexion, méditative parfois, sur ce qui constitue altérité et aliénation.
5L’Homme est d’abord et avant tout un animal. Mais il est un animal particulier à plus d’un titre.
6Christian Mazzuchini, osant la trivialité, cite, met en scène devrais-je dire, Lacan et quelques autres, l’Homme est le seul animal qui « se trouve face à l’extraordinaire embarras que lui donne l’évacuation de la merde... Et c’est un problème prodigieux » ajoutait-il, l’Apachos faisant alors le triste constat que l’Homme était le seul animal qui pouvait aussi en dire... Surtout, il est probablement le seul des animaux de la Création à avoir une conscience de sa propre existence. Etre de langage, il met en mots cette conscience et la conséquence de cette mise en mots, la pensée, est d’aller au-delà d’une simple adaptation instinctive, pulsionnelle et/ou physiologique à la réalité de la nature qui l’environne [2]. L’Homme transcende la nature et, avec la sédentarisation et l’écriture, il la dompte et la transforme, de plus en plus uniformément à la surface de la terre sous le joug de la pensée néo-libérale.
7Tout cela a un prix : sur de petites îles de l’Océan
8Pacifique, certaines peuplades de cueilleurs-chasseurs ne connaissent ni les guerres ni les hiérarchies [3]. L’Homme est un animal, certes, mais il demeure grégaire. Il ne peut vivre seul et est sans cesse confronté à la figure de l’autre, qu’elle soit celle, incarnée, de la mère, du père, des frères et des sœurs, de la famille, des amis, des copains, des collègues, des représentants de l’autorité, des soignants, des personnes engagées politiquement, syndicalement, religieusement, associativement, des étrangers, du voisin..., j’en oublie bien sûr, toutes figures d’une identité complexe, multiforme, contradictoire parfois, qui constitue chacun d’entre nous.
9L’arbre à liens : « Ce qui me lie à moi-même pour mieux me lier aux autres ».
10Marie-Christine Fourré, dès l’entame de ces Journées, nous a rappelé combien sont importants les temps de partage, de rassemblement, sans exclusive, car l’estime de soi a pour condition la confiance dans les autres, tous les autres. C’est, a-t-elle affirmé, le seul moyen d’être reconnu dans sa compétence ou, pour mieux dire, dans sa singularité. C’est au sein du groupe, passerelle vers la cité, que l’on accède à la culture, à la solidarité, à la formation, à l’estime de soi, j’en passe, et à ce que Jean Furtos appelle la santé mentale, qu’il fonde sur un nécessaire Contrat Social renouvelé et qu’il définit comme la capacité de vivre et de souffrir. La santé mentale dépend selon lui de la qualité du lien au quotidien, autrement dit de la capacité de l’autre, quel qu’il soit, à accueillir cette souffrance.
11Ce lien, ajoute Marie-Christine Fourré, est la condition de la déstigmatisation : elle illustre ainsi « ces petites choses du quotidien que l’on arrive à nouveau à faire », ce que Philippe Delerm appelle les « petites gorgées de bière »,...
12Mais, si l’on suit Paul Ricœur [4], il existe un autre singulier, soi-même, cet autre que moi-même qui n’est autre que moi-même, une spécificité de l’espèce humaine, et pas la moindre.
13Cela peut paraître étonnant de parler de soi quand on est invité à parler des petites fabriques de liens...
14L’arbre à liens : « Mieux se connaître pour ne plus avoir peur ».
15Suivre Paul Ricœur sur ce chemin ouvre des clés de compréhension de tout ce que nous avons entendu au cours de ces deux journées, ne serait-ce que parce qu’après lui, sa perspective éthique étant la « vie bonne », Judith Butler [5] a posé la question de ce que pouvait signifier se satisfaire d’une vie bonne à ses yeux si le prix, pour l’obtenir, c’est la vie mauvaise pour l’autre.
16L’actualité pose chaque jour cette question d’un égotisme malsain sur lequel soufflent des vents que l’Histoire a montrés comme mauvais : la vie bonne, dit Judith Butler, est aujourd’hui assimilée au bien-être économique, à la prospérité, à la sécurité, je devrais même dire que, si l’on en croit les sondages, la sécurité est aujourd’hui la priorité. Mais cette vie bonne nécessite un monde assujetti et douloureux, « une vie mauvaise ». Peut-on alors parler de vie bonne si elle ne peut exister que pour quelques-uns au détriment de la vie des autres ? Si le bien, qui est la visée éthique de la vie bonne, n’est pas universel, valable pour tous, est-il un véritable bien ?
17En d’autres termes, si ma vie nécessite la souffrance des autres, la négation de leur propre vie, cette vie peut-elle être dite bonne ?
18La vie du fils de cette mère, qu’elle retrouve sous contention, peut-elle être bonne ? Ce lien, régression avilissante pour le soigné et le soignant, autorisé par un protocole de “qualité”, seule réponse possible à l’angoisse dans ces temps de new management… Revient alors comme un boomerang ce que l’on aurait pu croire égaré dans un trou de ver de l’Histoire, cette peur de l’autre, fou, immigré, migrant, maghrébin assimilé à un pilleur économique ou à un dangereux terroriste.
19Figures post-modernes de l’« Unheimliche [6] », l’inquiétante étrangeté, concept apparenté par Freud à ceux d’effroi, de peur, d’angoisse et qui apparaît comme le contraire de la familiarité. Même si l’étrange va au-delà d’un simple défaut de familiarité. En fait, ce qui devrait nous être familier, un être humain, un autre que moi-même, devient inquiétant, étrange, ce qui crée un malaise au mieux déplaisant, au pire effrayant et rejetant.
20Et ce qui n’est pas moins effrayant, c’est quand on manipule le malaise, l’effroi, l’angoisse notre rapport sensoriel, affectif, concret, pratique et cognitif au monde qui nous entoure. Le proche comme le lointain, alors fantasmé. Ce qui clive, morcelle et renforce la discontinuité quand elle est déjà cause de souffrance. En jouant sur nos émotions, pour faire en sorte qu’elles nous éloignent de la raison, ces apprentis-sorciers, (mais ont-ils la culture qui leur permette de border leur cynisme ?), transforment les lieux paradisiaques de nos vacances hédoniques en centres de formations d’une horde de terroristes qui n’ont pour seul horizon que notre remplacement ou notre disparition... Pour suivre Freud, nous voici alors, aux prises avec les « mouvements émotionnels » qui nous rendent « inhibés quant au but, assourdis, affaiblis, dépendant de la constellation des faits qui les accompagnent ».
21Ce que Jérôme Dokic nomme sentiments existentiels engendre une forme d’opacité cognitive et motivationnelle qui n’est pas caractéristique des émotions proprement dites et modifie notre « sens de la réalité », ou de la relation vécue d’« être au monde » dès lors qu’ils sont perçus, ou exploités, négativement. Ce qui peut conduire au délire, ou à des discours paralogiques et de ce fait délirants, persécutifs en général, pour nourrir et entretenir la haine et la peur de l’autre.
22Jean Furtos nous a rappelé la logique de la société préjudicielle dans laquelle nous vivons : une société dominée par les flux où les personnes deviennent, sous l’effet de l’observateur libéral, de véritables corpuscules, qui transforme les droits de l’Homme en idéologie, la confiance en soi en autarcie, à l’échelle du pays comme aux heures les plus sombres de l’Histoire, ou en hyperindividualisme, l’Homo Economicus [7].
23Et, sur ces terres devenues inhospitalières, l’autre est un ennemi potentiel dont je dois me défausser. Par une réaction cliniquement paranoïaque, principe de précaution oblige, l’autre devient persécuteur potentiel, terroriste en puissance sur les plages grecques, meurtrier en puissance sur les rives d’Anthony...
24Dans ce contexte, la paranoïa nourrissant la paranoïa, le terrorisme vient confirmer la réalité du danger de l’autre, voisin qu’il faut alors identifier à l’étranger. Oubliant au passage les 1 100 tribus qui peuplaient la Gaule du temps de César...
25Slavoj Žižek [8] rappelle que les tensions, les antagonisms se créent au sein d’une même communauté politique, y compris parmi les défavorisés, comme une “guerre des pauvres”. Et certains, surfant sur la vague, peuvent alors s’en proclamer les défenseurs, attisant la haine et l’intolérance au profit de leur seule ambition politique... Ernst Jentsch [9] donnait comme exemple de ce qui produit l’inquiétante étrangeté ce moment « où l’on doute qu’un être en apparence animé ne soit vivant, et, inversement, qu’un objet sans vie ne soit en quelque sorte animé ». Et il pensait à l’impression que produisent les figures de cire, les poupées savantes et les automates.
26Mais le migrant, le musulman, le petit Aylan qui ont succédé au juif dans le discours, sans pour autant qu’il ait disparu de certains propos…, ne sont ni des poupées savantes ni des automates mais des êtres humains.
27A la délocalisation affirme Loïc Villerbu, répond la déliaison et la centralisation du pouvoir qui s’éloigne ainsi de chacun, chacun s’éloignant dans le même temps de chacun, ce qui entraine, certes, la construction de réseaux, mais aussi un individualisme égocentré qui nous transforme en victimes potentielles d’une banalité du mal post-moderne. Le pouvoir s’éloigne du citoyen ? Soit ce dernier recrée de petites fabriques de liens, nous l’avons entendu au cours de ces deux jours et cela incite, lucidement, à l’optimisme, soit surgit la figure du mécréant, la théorie du complot et la mort des uns pour assurer la pleine identité et le bonheur des autres.
28Or, ajoute Loïc Villerbu, la santé mentale est d’abord une autre manière d’être présent à l’autre. Elle permet, au-delà de la solidarité, d’assurer et de maintenir la cohésion du tissu social au travers des liens qu’il qualifie de fraternels, elle situe la personne dans sa pluralité d’appartenances plutôt que dans une succession d’identités provisoires qui seraient convoquées selon les temps et les lieux.
29Pour ce faire, et les ateliers l’ont amplement démontré, il faut des dispositifs, des organisations où le partenariat et la parité prévalent, non pas une juxtaposition hiérarchique des savoirs où l’on concèderait à l’usager une place. La co-action, citoyenne, professionnelle, culturelle, ludique suppose de sortir d’un système qui précarise, celui de la performance, de l’évaluation, des protocoles, du principe de précaution en fait, qui transforment les erreurs en faute alors sanctionnables. C’est probablement ce qui incite Jean Furtos à nous convier, j’ose le mot, à la psychopathie, à la transgression, car dans un temps professionnel ou associatif si codifié, comment laisser la place à l’initiative et, surtout, à la créativité ou à la création, qui ne peuvent être qu’un surgissement.
30L’arbre à liens : « Ecrire ensemble en atelier : on vit, on est ému, on crée ensemble ».
31Transgression cette incitation au voyage, préalable au parcours, cette fois Destination Rennes en provenance de Quimper ? Et que dire de l’initiative d’un séjour thérapeutique, aventure qui consistera en une équipée menant à Lille pour le match de l’Euro Suisse-France, à la rencontre, au sens propre et au sens figuré, d’une autre équipe, constituée d’usagers et de soignants, le fil d’Ariane étant la passion de membres de l’équipe, soignante pour le football : le désir soignant à sa place, vecteur du désir du patient qui peut alors non seulement s’exprimer mais aussi se réaliser dans le plein épanouissement de ses compétences, partagées. Cette transgression, assumée ajoute Jean Furtos pour peu qu’elle soit juste, est nécessaire pour prévenir la KO-errance, qui est le lot quotidien de bien des équipes soignantes aujourd’hui, pour structurer la co-errance de Loïc Villerbu, et éviter que patients, soignants, accompagnants et tout membre de la constellation Santé Mentale ne soit seul, perdu au milieu d’une chambre de Bohr gestionnaire et de qualité où la “précaution” et les protocoles joueraient le rôle de condensateurs...
32C’est, ajoute-t-il, la condition pour que se réalise le contrat : j’ai une préoccupation inconditionnelle mais non toute puissante pour toi.
33Toute personne a besoin d’autrui pour vivre, cela a été abondamment illustré, depuis le bébé qui pleure pour faire venir sa mère.
34Le tableau à migrants : « Je viens d’un acte d’amour, je vais vers un arc-en-ciel ».
35Cette demande se poursuit sous diverses formes dans le temps comme l’a montré Christian Mazzuchini, de la mère réelle à la mère imaginaire, ou de suppléance, la bonne mère. Et, pour que surgisse la bonne précarité, il ne faut pas se faire prier : si j’existe pour et avec l’autre, j’ai la capacité de lui demander de l’aide et d’en proposer, ce qu’illustrent au mieux les Groupes d’Entraide Mutuelle.
36Au fond, dans cette perspective, ce qui caractérise le schizophrène, je rappelle que c’est une pathologie, pas une identité, c’est qu’étranger à lui-même et étrange à l’autre, il a perdu cette cohésion interne complexe qui lui permet de tenir toute sa place dans la cité. Il est cette autre forme de l’étranger, errant aussi entre de multiples rives où le déporte son rapport perturbé à la réalité, les voix ou les visions qui le mènent, mais aussi ceux qui le rejettent avec effroi ou le stigmatisent. Pourtant, disait Jacques Brel, la folie n’est-elle pas de voir la vie telle qu’elle est... Et dans la décôniatrie si chère à Tosquelles, quelle est la véritable part du fou : du côté de quel déconneur se trouve la raison ?
37La voix est volontiers au cœur des pathologies, quoique.. Elle l’est aussi des dispositifs, cliniques, thérapeutiques, et, via les associations, les moyens modernes de communication, radio, cinéma, informatique...
38Sous les voûtes du Triangle, quand l’esquisse du frimas breton nous rappelle à nos limites sensorielles, une sonorisation qui se perd dans la charpente métallique illustre une distorsion du son qui n’équivaut pas à folie. L’hallucination, ici auditive, n’est pas nécessairement indice de déraison, elle est parfois signe de foi ou de culture. Dans ce temps de vacillation, le langage est bien, pour reprendre la formule de Tosquelles, « là où tu habites », et la poésie redevient alors « instrument de pensée et d’échanges humains », comme le pressentait Bonnafé.
39Intermède en forme de clin d’œil au Breton.
Sur les murs des petits bourgs, des hameaux perdus, ces beaux signes à la craie, au charbon, c’est l’alphabet des vagabonds qui se déroule : un quignon de pain, peut-être un verre à trois maisons après la forge ; château : gare au molosse qui peut sauter la haie.
Ailleurs le petit homme nu, qui tient la clé des rébus, est toujours assis sur sa pierre. A qui veut l’entendre, mais c’est si rare, il enseigne la langue des oiseaux :
« Qui rencontre cette vérité de lettres, de mots et de suite ne peut jamais, en s’exprimant, tomber au-dessous de sa conception. »
Sous les ponts de Paris, le fleuve monnaye, entre autres méreaux, le souvenir des priapées au temps où le chef des jongleurs levait tribut sur chaque folle femme.
Et chacun de nous passe et repasse, traquant inlassablement sa chimère, la tête en calebasse au bout de son bourdon.
41Le schizophrène a pour lui une forme d’antériorité de l’inquiétante étrangeté dont je parlais à l’instant, ambivalente. Fou du roi, jour des fous, errant et divagant [10] jusqu’à l’ouverture de l’asile, projeté aussi bien dans une figure chamanique à la Carlos Castaneda que dans la figure angoissante répulsive du fou d’Anthony, je fais référence ici au discours d’un homme qui, représentant symbolique de l’autorité et de la cohésion, usait du clivage à l’égard des fous qu’il voulait juger, contre tous les principes de la démocratie. Et, littéralement retour du refoulé, use encore du clivage pour retrouver le sceptre indument cédé à ses yeux.
42Toutes ces figures de l’altérité nous ramènent donc à ce qui crée du lien à l’autre, qui n’est autre que nous-même en ce sens que c’est, comme nous, un être humain.
43Faut-il ici rappeler que tout homme, à la surface de la terre, peut féconder toute femme à la surface de cette même planète, ce qui n’est pas le cas de toutes les espèces animales, l’ours par exemple. Faisons ensemble ce constat : nous sommes tous les mêmes, comme espèce, et ce qui nous relie devrait toujours être privilégié par rapport à ce qui nous divise.
44Il ne s’agit pas ici seulement de solidarité ou de fraternité, mais bien plus, d’humanité, si ce mot a encore un sens.
45C’est alors que revient la question du lien.
46Et je propose de postuler que la folie, l’aliénation, c’est stricto sensu être coupé, dépourvu, de tout lien : l’Homme, animal grégaire, ne doit, ne peut qu’être en relation avec les autres Hommes. Et la diversité de ses relations, de ses liens, quelle qu’en soit au fond la nature, le fonde comme Homme.
47Dès la naissance, nous sommes en lien [11] : survivrions-nous si nous n’avions ni mère ni père ? Et l’on sait combien, alors, les relations sont constitutives d’un self qui nous structurera toute notre vie dans notre relation au monde. De l’amour, pour peu qu’il soit vécu comme paritaire, à la dépendance la plus totale, toute la gamme des relations et des self-objets est possible. Et susceptible d’évoluer avec le temps.
48Les premiers Hommes, uns parmi les autres dans la nature, avaient en quelque sorte transformé tout ce qui les dépassait en divinités, la première d’entre ells étant Vénus ou la Déesse-mère, ce qui ne signifie nullement un culte avec certitude mais bien la mère, la génitrice, la compagne de l’homme ou l’objet sexuel. Les hommes du Néolithique avaient certainement une religion, c’est-à-dire un ensemble de croyances organisées, pas forcément tournées vers des dieux, mais peut-être des esprits ou des ancêtres représentés dans la nature.
49Avec la sédentarisation et l’écriture, la place de l’Homme s’est modifiée, ainsi que sa relation aux autres Hommes. Patriarcat, autorité, hiérarchie, diversification des fonctions et des relations qui en découlent, monothéisme chez nous possiblement incarné dans les figures du Messie, du Christ ou du Mahdi...
50L’autre, réel ou imaginaire, parfois symbolique, est donc tout autant constitutif de nous que le sont nos gênes. L’autre nous fait exister tout autant que la conscience que nous avons de notre propre existence, En ce sens, on peut différer d’Avicenne, qui, avec son « homme volant », rejette le fait que la conscience de soi puisse venir du dehors, autonomie qui trouvera son avènement chez Descartes avec son fameux Cogito ergo sum. Mais, à bien y regarder, si je peux avoir conscience de l’être que je suis par moi-même, puis-je être un être conscient sans l’autre ?
51Les neurobiologistes, avec Antonio Damasio [12], nous invitent à comprendre comment nous passons de l’état d’insu à l’état de conscience, Descartes a tort, Spinoza a raison. Pour Antonio Damasio, la conscience est une plaque tournante dans l’évolution, en continuité des processus émotionnels. Pour y parvenir, et il rejoint en cela les psychanalystes, l’Homme a besoin de récits, ce qu’il nomme le fonctionnement narratif du cerveau qui replace « l’organisme et les objets de conscience dans un contexte personnel et subjectif, le ressenti intime du sentiment même de soi, en fonction du marquage somatique émotionnel passé (génétique et acquis), mais aussi en fonction des perspectives d’avenir. Selon cette logique temporelle mixte, les modifications du soi au cours d’une vie ne dépendraient pas seulement du remodelage conscient et inconscient du passé, mais aussi de la mise en place de la reconfiguration des perspectives d’avenir, l’un des facteurs clefs de l’évolution du soi tenant à l’équilibre qui s’instaure entre ces deux déterminations, le passé vécu et l’anticipation du futur ».
52Il poursuit en considérant que « les scénarii qui s’établissent sous forme de désirs, de souhaits, d’objectifs et d’obligations exercent à chaque instant une influence. Ils contribuent aussi à remodeler les expériences du passé, consciemment et inconsciemment, ainsi que la personne que chacun pense être, instant après instant… » Et « Grâce au sentiment même de soi, le soi et la subjectivité prennent forme au contact de l’objet. Ces sentiments s’enrichissent avec l’échange, l’expérience et la culture, mais ils s’enracinent toujours profondément dans le corps biologique et se développent donc toujours sous ses auspices ».
53Le passé est connu, reconstruit par la subjectivité et l’intersubjectivité, il permet d’affronter le présent et d’anticiper l’avenir. Ainsi se construit ou se reconstruit la temporalité, même si les temps logiques diffèrent volontiers.
54L’arbre à liens : « Le lien, ça demande du temps. Ensemble, on va plus loin. »
55Alors, comment ne pas s’enrichir de tous ces récits racontés au cours de ces deux jours... Du type seul qui, au théâtre [13], « parle à haute voix à des gens qui ne le connaissent même pas… la parlotte, ça vient d’un coup ! ».
56Ou bien avec Jacques Marescaux, racontant la genèse et la naissance de Santé Mentale France, l’adjointe à la maire de Rennes, qu’elle me pardonne un jeu de mots initié par Loïc Villerbu, Marchandise remarquable libérée des lois du marché dès lors que Charlotte nous raconte l’ancienneté des liens entre la ville et la santé mentale ou encore quand Edmond Hervé postule que son action politique est liée au fait que toute société ne peut vivre sans altérité, ce qui pose aux responsables la question du sens de leurs actions. Son récit ouvre de belles perspectives sur une fraternité qui dépasse le cadre paulinien, religieux, et une laïcité vraiment républicaine, pour l’ouvrir à la construction dialectique, et j’ajouterai inclusive, d’un tronc commun incluant les différences où l’engagement citoyen, auquel il nous convie tous et qu’il éclaire de sa pratique politique, est la réponse à l’hostilité à l’autre, à la dérive sectaire à laquelle répond la dérive sécuritaire, l’égoïsme...
57Ou encore ce collègue retrouvant 40 ans après sur les planches, avec une émotion partagée, son copain d’enfance…
58Ces récits, les élèves de l’Ecole des Hautes Etudes en Santé Publique viennent d’en restituer les échos, servent tous à créer des codes, des valeurs qui structurent le groupe et chacun de ses membres. Jusqu’à ce que le groupe forme un groupe divers mais homogène, cohérent et prêt, alors, à s’ouvrir à d’autres groupes, à d’autres individus. Ce qui permet d’accepter, comme chez Blablacar, un intrus dans le véhicule de la vie. Ou de déplorer l’attitude arrogante ou hautaine du soignant qui empêche toute alliance, et plus encore, retarde ce qu’Ana Marquez a tenté d’expliciter du côté du consentement.
59L’aide, l’alliance, ce peut être les autres, ces blouses blanches qui surgissent pour marquer le chemin, non pour sévir mais pour accompagner.
60Et tout ceci nous ramène à la question de l’altérité [14].
61L’autre, semblable et différent, et, en cela, la personne malade ne diffère guère des autres hommes, ne se laisse pas appréhender facilement, il est tout à la fois proche et lointain. La manière dont nous l’affublerons d’un signifiant est donc l’indice de ce qui, pour chacun d’entre nous, est vécu comme une altérité. Mais aussi le regard que nous portons sur lui. Mes parents ont connu l’exode. Pour certains, ce temps de migration intérieure a été l’occasion de retrouver des racines et, plus tard, de les transmettre. Mais, pour d’autres, ce fût un départ en terra incognita et l’accueil ne fût pas toujours celui espéré. En quoi ces migrants intérieurs, fuyant la guerre et l’occupant, sont-ils si différents de ceux qui fuient la Syrie ou l’Irak, victimes d’exactions de toutes natures rivalisant dans l’horreur ? En quoi ces derniers seraient-ils plus lâches ? Le sort réservé alors aux Juifs nous rappelle ce qu’il en est de la mêmeté : je m’identifie comme semblable à ceux dont l’image est la même que la mienne dans le miroir. Les autres, ce sont des migrants et ils seront affublés de tous les disqualificatifs possibles.
62Le tableau à migrants : « Je viens d’un jardin aux mille parfums et saveurs et je vous invite à prendre un bol de poésie ».
63L’autre se construit dans le regard que l’on pose sur lui, sympathique, complice ou irréversible ennemi. La communication avec celui dont on diffère sera simple ou difficile voire impossible. L’autre m’enrichit ou je le rejette, l’exclus ou le persécute, et l’on passe alors de l’alter (ego) à l’alienus, l’aliéné, aliénation parfois double.
64Alors que, « frotter et limer [notre] cervelle contre celle d’Autrui », comme le suggère Montaigne, ne peut que nous enrichir.
65L’autre enfin me rappelle que mon droit au bonheur, à mon libre arbitre, à la vie bonne, est en réalité subordonné à ma capacité à accorder ces mêmes droits à tout autre être humain, où qu’il soit et d’où qu’il vienne sur la planète, qu’il soit bien portant ou malade. La tolérance, le respect des différences et du libre choix se doivent d’être universels et personne ne devrait être en mesure de s’y soustraire.
66C’est aussi cela que l’aliéné nous apprend dans son altérité.
67L’arbre à liens : « Le lien est central à la vie, c’est ce qui nous tient ».
68Alors, si je veux faire valoir mon droit au bonheur [15] et à ma libre détermination, n’étant rien de plus qu’un être humain, je dois accorder ce droit à tout autre que moi. Par ce simple syllogisme, l’être humain est lié à l’humanité toute entière. De lui découle l’ensemble des règles et valeurs qu’il peut se donner dans son rapport à l’autre. Au sommet de la pyramide des valeurs se trouvent la tolérance - le respect des différences et du libre choix - et l’universel.
69Et, pour les défendre, point de faiblesse : de la résolution, de la fermeté, de la sérénité…
70J’en ai presque terminé mais je ne peux clore cette dernière intervention comme président de ce qui est désormais le Conseil scientifique de Santé Mentale France sans un dernier récit en situation, il s’agit bien de liens, récit qui m’est plus personnel : il annonce mon avenir, dans quelques minutes, d’ancien président. Quand, il y a 12 ans, lors d’un pot face au Jardin du Luxembourg, Bernard Durand m’a invité à devenir son secrétaire général pour son futur mandat, j’étais loin d’imaginer l’extraordinaire aventure humaine dans laquelle il m’embarquait. Pour paraphraser Jacques Brel, « bien sûr nous eûmes des orages, 12 ans d’amitié c’est l’amitié forte ». Tout ce que je viens de vous raconter, je l’ai vécu, éprouvé, et j’en suis ressorti enrichi, bien au-delà des vicissitudes du parcours. Alors, Bernard, je tiens à te témoigner publiquement de ma reconnaissance et de ma sincère amitié.
71Je salue aussi tous ceux que j’ai côtoyés, ils se reconnaitront, en faire la liste serait en oublier trop. J’ai coutume de dire à mes équipes « le Docteur Alary, c’est vous ». Alors ici, à tous ceux avec qui j’ai milité, qui m’ont accompagné, que j’ai côtoyés, je vous dis « le ci-devant président de la Commission scientifique de la FASM Croix-Marine, c’est vous tous », enfin je le crois et l’espère.
72Je ne saurais oublier dans ce dernier message mes compagnes du siège, à commencer par Lina Cook dont nous mesurons aujourd’hui mieux encore tout l’apport personnel à l’histoire de la Fédération. Malika, abeille industrieuse, consciencieuse et disponible qui a supporté nombre de mes lubies et concrétisé tant de propositions. D’autres se sont succédées avant Evelyne, plus récemment arrivée dans la Fédération et avec qui les comptes sont bons, ce qui n’est pas une mince affaire aujourd’hui.
73Edmond Hervé nous invitait à la fête. L’art est l’une des formes de la fête et puisque la poésie a été très présente au cours de ces deux jours, je conclurai mon propos avec ce poème de Guillaume Apollinaire, Liens.
Notes
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[1]
Carmontelle, Proverbes dramatiques, XIII, 1781,
https://books.google.fr/books?id=iN5AAQAAMAAJ&pg=PA145&lpg=PA145&dq=Carmontelle,+Proverbes+dramatiques,+XIII&source=bl&ots=yJINEnIApH&sig=hlfMrSC0cc8mndGc2rSaQwjGxww&hl=fr&sa=X&ved=0ahUKEwjlg8HzuL7PAhXJ6RQKHS0rC58Q6AEIPjAK#v=onepage&q=Carmontelle%2C%20Proverbes%20dramatiques%2C%20XIII&f=false -
[2]
Tessier H., « Pulsion et subjectivité », Libres cahiers pour la psychanalyse 1/2007 (N°15), p. 129-147, URL : www.cairn.info/revue-libres-cahiers-pour-la-psychanalyse-2007-1-page-129.htm. DOI : 10.3917/lcpp.015.0129
-
[3]
L’être social, http://www.volodalen.com/15psychologie/psychologie30.htm
-
[4]
Ricœur P., Soi-même comme un autre, Points Essais, 2015, 424 pages
-
[5]
Butler J., Qu’est-ce qu’une vie bonne ?, Manuels Payot, 2014, 112 pages
-
[6]
Dokic J., L’inquiétante étrangeté et autres sentiments existentiels négatifs, EHESS-Institut Jean-Nicod, Paris http://j.dokic.free.fr/philo/pdfs/Unheimlichkeit.pdf
-
[7]
Cohen D., Homo Economicus : Prophète égaré des temps nouveaux, Albin Michel, ESSAIS DOC, 2012, 280 pages
-
[8]
Žižek S., « Je reste communiste, car tout le monde peut être socialiste, même Bill Gates », interview à Libération, 5 juin 2015, http://next.liberation.fr/culture/2015/06/05/slavoj-zizek-je-reste-communiste-car-tout-le-monde-peut-etre-socialiste-meme-bill-gates_1323864
-
[9]
Jentsch E. A., Zur Psychologie des Unheimlichen, Universitätsbibliothek Johann Christian Senckenberg, Psychiatrisch-neurologische Wochenschrift, 8, Nr. 22, S. 195-198, 203-205, 1906-2008
-
[10]
Brand S., La Nef des Fous, Corti, Les Massicotés, 2004, 380 pages
-
[11]
Kaës R., Reconnaissance et méconnaissance dans les liens intersubjectifs. Une introduction, in Le Divan familial 1/2008 (N° 20), p. 29-46, URL : www.cairn.info/revue-le-divan-familial-2008-1-page-29.htm. DOI : 10.3917/difa.020.0029.,
-
[12]
Grandguillaume A., Piroux Ch., Analyses bibliographiques, https://osp.revues.org/748
-
[13]
Mazzuchini Ch., Dingo Dingue -http://www.les-salins.net/spectacles/332/dingo-dingue -http://smf2016.fr/dingodingue-aux-journees-nationales-croix-marinesante-mentale-france/
- [14]
-
[15]
Hegel G. W. F., Principes de la philosophie du droit, PUF, Quadrige, 2013, 816 pages