Notes
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Najman T., Lieu d’asile. Manifeste pour une autre psychiatrie, Odile Jacob, 2015.
La psychiatrie hospitalière aujourd’hui : le néoaliénisme
1 La liberté de circulation est actuellement bafouée dans la majorité des services de psychiatrie français. Plusieurs arguments solides viennent étayer cette affirmation. Les rapports officiels ne se comptent plus, venant à l’appui de ce constat. Cette atteinte aux droits fondamentaux n’est pas sans questionner notre démocratie. De surcroît, tout laisse à penser que la situation devrait s’aggraver dans les années à venir. Pour autant, la psychiatrie française a connu autour des années 70 et 80 une période d’assouplissement en matière de politique d’enfermement et de mise en place de dispositions de contrainte, conduisant de nombreux observateurs à utiliser le terme de « désaliénisme » pour qualifier cette période réformiste et progressiste. Nous avons proposé dans un ouvrage récent [1] de nommer « néoaliénisme » le moment actuel de la psychiatrie hospitalière, initié durant les années 90, afin d’en délimiter plus nettement les contours et les spécificités. A nos yeux, le néoaliénisme n’est pas un retour à l’asile d’autrefois. Il s’en distingue sur plusieurs points. Par exemple, la durée moyenne des séjours hospitaliers a considérablement chuté ces dernières années. Elle est aujourd’hui de l’ordre de 3 semaines dans de nombreux services, alors qu’un malade pénétrant dans un asile pour aliénés sous le régime de la loi Esquirol y demeurait le plus souvent de très nombreuses années, parfois même le restant de ses jours.
2 Le néoaliénisme renvoie à un nouveau paradigme pour la psychiatrie hospitalière, celui de la santé mentale pour tous. Il se situe en rupture avec le modèle du « secteur de psychiatrie » qui ambitionnait de mobiliser des moyens au profit d’individus malades. Surtout, le néoaliénisme décrit un mouvement régressif marqué par la logique sécuritaire. Il comprend un développement croissant de l’enfermement et des dispositions de contrainte, de contrôle, de surveillance et même de contention, dans la psychiatrie hospitalière. Le néoaliénisme comporte un certain nombre d’innovations, parmi lesquelles l’introduction des « soins sans consentement à domicile » ou la multiplication des unités d’hospitalisations hautement sécurisées comme les Unités pour Malades Difficiles (UMD), les USIP, les UPID ou les UMAP. Le nombre d’UMD a plus que doublé depuis la promulgation de la loi du 5 juillet 2011, nouveau cadre pour les admissions en psychiatrie sous la contrainte. La demande d’admissions dans les UMD par les services de psychiatrie générale a littéralement explosé dans l’ensemble du pays, laissant à penser que le seuil de tolérance des équipes de soins aux difficultés des patients s’est lui-même effondré.
3 Le néoaliénisme ne dénigre pas les nouvelles technologies telles que les caméras de surveillance ou les détecteurs électroniques de mouvement pour suppléer aux effectifs de soignants en baisse dans les hôpitaux. Le néoaliénisme n’est pas non plus antinomique avec l’embauche de vigiles ou d’agents de sécurité dans les hôpitaux, étant donné la congruence entre logique sécuritaire et néoaliénisme. Par ailleurs le néoaliénisme est en permanence animé d’hypocrisie, lorsque ce n’est pas de cynisme. Il se gargarise ainsi constamment avec les notions de qualité des soins et de défense des droits des patients, en même temps que les contraintes et les violations des libertés fondamentales se multiplient un peu partout.
4 Enfin, le néoaliénisme se développe dans le cadre du néolibéralisme dont il constitue l’un des rejetons. Il prospère dans le cadre du nouveau modèle de « l’hôpital entreprise » empruntant et transposant dans le domaine du publique les outils de gouvernance, de management et de gestion issus du privé. La « démarche qualité » n’en est pas absente, au service d’un meilleur marketing pour la santé mentale. Autant dire que le néoaliénisme est peu compatible avec les principes de la psychothérapie institutionnelle.
5 Nous soutiendrons ici que la préservation des libertés des patients dans l’hôpital, et en particulier de la liberté de mouvement, est décisive pour la mise en place des soins. Elle représente bien entendu un enjeu de droit, et pas n’importe lequel, puisqu’elle renvoie tout en haut de la hiérarchie à des normes juridiques, au niveau des Droits de l’homme. Mais avant tout, elle constitue un enjeu pour le soin, spécialement pour les patients admis sous la contrainte, ce qui peut sembler un paradoxe : la majorité des professionnels imaginent en effet que la notion de contrainte et d’admission sur demande d’un tiers ou d’office implique l’enfermement matériel et réel dans une unité de soins aux portes closes. Si le législateur est resté bien silencieux sur ce point dans la loi du 5 juillet 2011 – ou sa réforme du 27 septembre 2013 – ce n’est pas par hasard. Rien n’oblige les directeurs ni les médecins chefs à fermer les portes des unités de soins pour les patients admis sans leur volonté, si ce n’est les préjugés de ces professionnels.
6 Pourtant, la majorité des services d’hospitalisation sont actuellement fermés à clef dans notre pays. Pour les patients en hospitalisation « libre » il s’agit d’une violation du droit. Mais pour les patients admis sans leur assentiment, les transgressions du droit vont souvent plus loin encore. Ceux-ci connaissent en effet de nombreuses autres pratiques de contrainte, parfois systématiques, parfois protocolisées, relatives à de nombreux aspects de la vie quotidienne : de la mise en pyjama aux interdictions de téléphone ou de visites des proches, ce qui n’est pas non plus conforme au droit puisque les restrictions de libertés devraient découler d’une altération de l’état de santé et être proportionnées à cette altération. Elles ne devraient du coup, en droit, relever de protocoles systématiques et aveugles pour l’ensemble des patients d’un pavillon de soins.
Le couple liberté/sécurité et ses paradoxes
7 Si les soignants et les directeurs d’hôpitaux décident de fermer les portes des services hospitaliers et d’entraver la liberté d’aller et venir des patients, cela relève de plusieurs motifs. Chacun de ces motifs est sous-tendu par des préjugés non fondés rationnellement. Le principal motif invoqué consisterait dans le risque accru de « fugue » de patients, depuis l’unité de soins, lorsque les portes restent ouvertes. Les équipes de professionnels craignent qu’un accident comme un suicide découle du départ d’un patient et que la responsabilité juridique d’un soignant ou d’un directeur soit mise en cause à cette occasion.
8 Il est possible de déconstruire l’ensemble de ces idées reçues. Aucune d’entre elles ne résiste à une analyse rigoureuse. Il est regrettable en particulier de constater que les équipes ignorent, presque partout, l’existence d’études statistiques comparant le nombre de fugues entre les unités d’admission ouvertes et fermées. Ces études permettent de montrer que les patients ne quittent pas plus, inopinément, les lieux d’hospitalisation, lorsque les portes sont ouvertes que lorsqu’elles sont fermées. Ce préjugé concernant le fonctionnement des portes n’est donc pas fondé statistiquement.
9 Mais la véritable question, aussi importante que le fonctionnement des portes, est celle des modalités de soins dans un service de psychiatrie. Le projet de soins est en effet étroitement articulé à la décision d’ouverture d’un pavillon. Le soin devrait être conçu de telle sorte qu’il tende lui-même à convaincre le malade de demeurer auprès des équipes accueillantes. Dès lors qu’une équipe se sent obligée de fermer les portes pour retenir physiquement et mécaniquement les patients par la force dans l’unité, cela soulève la question des aspects répulsifs du lieu. La maladie mentale ne peut suffire à expliquer à elle seule, à travers par exemple le mécanisme de déni, que les patients souhaitent partir au plus vite d’un service. Pour autant, un service d’hospitalisation en psychiatrie à temps complet réunit tous les critères pour que la sécurité soit mise en cause et qu’une forme de violence ou d’agitation survienne à un moment donné : un tel lieu rassemble des patients en crise subjective aiguë, de jour comme de nuit pendant des périodes parfois longues, et parfois sous le coup d’une modalité légale de contrainte. L’addition de ces facteurs fait bien entendu le lit de débordements potentiels. Désormais, les soignants de moins en moins nombreux et très peu formés à la discipline psychiatrique voire déformés par les délires neuroscientistes à la mode, travaillent de plus en plus souvent dans la peur des patients qui, elle aussi, favorise le risque de passage à l’acte des soignants ou des patients.
10 Ces coordonnées sous-tendent largement la logique sécuritaire régnant dans les hôpitaux, comme d’ailleurs dans le reste de la société actuelle. Plusieurs sociologues spécialisés dans l’étude de la politique sécuritaire ont montré que le développement de cette logique est également à l’œuvre dans bien d’autres domaines de la vie publique depuis les années 90.
11 Il semble impossible de progresser dans cette réflexion sans effectuer une distinction claire entre la recherche de la sécurité d’une part et la logique sécuritaire d’autre part. La recherche de la sécurité est tout à fait légitime et souhaitable. Elle consiste en la mise en œuvre de dispositions visant à limiter des risques.
12 La logique sécuritaire consiste, quant à elle, à éradiquer toute forme de risque, ce qui est bien différent. Ce processus ne comporte donc aucune limite et procède d’un engrenage sans fin, si ce n’est éventuellement dans la mort, car la vie comporte par elle-même toute sorte de risque. La logique sécuritaire va au-delà du raisonnable. Elle est marquée par la démesure. A l’hôpital, cette surenchère sécuritaire possède des caractéristiques propres : nous considérerons que la bascule d’une simple recherche de sécurité vers le registre sécuritaire a été opérée dès lors que les mesures prises par les équipes empêchent les soins, ou pire, se retournent contre les soins, et in fine, contre les malades.
13 La psychiatrie permet ainsi de montrer que le couple liberté/sécurité fonctionne de façon beaucoup plus subtile et complexe que ne le suppose l’évidence commune ainsi que la plupart des discours politiciens. Il est ainsi différents contextes au cours desquels liberté et sécurité ne se situent pas dans un rapport d’opposition ou d’antinomie, mais fonctionnent de concert. Dans un service hospitalier de psychiatrie, la plupart du temps, la préservation des libertés des patients diminue le niveau de tension du service et améliore notablement la sécurité pour les patients comme pour les professionnels.
La liberté, un enjeu crucial pour le soin
14 La raison fondamentale pour laquelle un gain de liberté améliore la plupart du temps la sécurité à l’hôpital est intimement liée à une certaine conception du soin et de la maladie mentale. Dès lors que la relation et le transfert sont placés au cœur des objectifs de travail, la question principale devient celle des conditions requises pour améliorer le lien entre soignant et soigné, mais aussi entre soignant et soignant ou entre soigné et soigné. La préservation des libertés, mais de toutes les libertés, liberté d’aller et venir comme liberté d’expression par exemple, sous-tend la possibilité d’émergence d’un lien de confiance et d’un transfert positif nécessaires au soin. Ce lien de confiance et cette possibilité de rencontre humaine sont de nature à retenir les patients auprès des équipes de soins de façon beaucoup plus solide et constructive que les portes fermées à clef, tout en diminuant les risques liés à des tentatives de fugues ou à des désaccords de fond entre les soignants et les patients.
15 La liberté de circulation et le fonctionnement ouvert d’un service permettent ni plus ni moins l’ouverture d’un espace psychique et l’ouverture d’un espace de travail clinique. L’enjeu ici est celui de l’ouverture à l’autre différent et de la création des conditions de possibilité de la clinique. Il existe, en effet, des conditions institutionnelles ménageant les possibilités de la clinique. L’organisation d’un service doit être mise au service de ces conditions de possibilité.
16 Lorsqu’un patient se retrouve hospitalisé dans un service fermé, il n’est pas rare qu’il passe du temps à élaborer une stratégie pour s’échapper. Lorsque les portes du service sont ouvertes, émerge tout à coup un questionnement sur les raisons de son arrivée à l’hôpital et sur le choix de rester ou de quitter les lieux. A partir de cet instant, c’est déjà un travail d’ordre psychothérapeutique qui est à l’œuvre.
17 La « liberté d’expression » au sein d’un service renvoie à la possibilité pour le patient d’exprimer ses idées délirantes, à une époque où la folie est de plus en plus perçue, soit comme un danger, soit comme un dysfonctionnement dénué de toute forme de signification, déconnecté de toute histoire et de tout contexte, dans une période où seule l’hypothèse d’un désordre biologique est enseignée aux élèves infirmières comme aux étudiants en médecine. La liberté d’expression du délire fait elle-même écho à la possibilité d’écouter le délire. Les potentialités soignantes d’une telle démarche d’écoute, à elle seule et sans volonté d’interprétation, semblent de nos jours entièrement à redécouvrir, alors qu’il devrait s’agir de la moindre des choses, dans un lieu d’accueil destiné à des malades mentaux, mais surtout d’un lieu d’accueil potentiel pour une parole et une pensée en déserrance.
18 Ouvrir les portes d’un service permet d’admettre plus facilement les patients à leur demande, en dehors de toute contrainte légale, puisque l’unité d’hospitalisation apparaît moins menaçante pour le malade. Ouvrir les portes d’un lieu d’hospitalisation permet également de lever plus rapidement les mesures de contrainte, lorsqu’il n’a pas été possible d’admettre un malade librement et que la préservation de sa sécurité a malgré tout nécessité une telle modalité.
19 Lorsqu’un patient se retrouve malgré tout admis contre sa volonté, il est beaucoup plus intéressant de l’aider à subjectiver cette contrainte plutôt que de venir matérialiser physiquement la mesure de contrainte par la fermeture des portes ou, pire, par l’usage de sangles. Cette façon de procéder traduit la confusion des soignants et leur méconnaissance des mécanismes intimes de la psychose : celle-ci pousse en effet les professionnels à venir redoubler les mécanismes psychiques psychotiques dans la réalité extérieure, jusque dans l’organisation même du service. La fermeture des portes, pour ne citer qu’elle, procède de cette logique d’enfermement de la psychose elle-même, et de reduplication dans la réalité des mécanismes psychiques. Ce phénomène, si fréquent, traduit combien les équipes peuvent se laisser piéger par la maladie mentale lorsqu’elles en ignorent les ressorts subjectifs. Malheureusement, la psychopathologie et la psychothérapie institutionnelle ne sont presque plus enseignées de nos jours.
20 Un autre motif, plus important encore, permet d’asseoir définitivement l’idée de maintenir les portes ouvertes dans une unité d’hospitalisation en psychiatrie, et de préserver ainsi la sécurité et la possibilité du soin, les deux fonctionnant le plus souvent de concert comme nous n’avons de cesse de le souligner.
21 Il est important, en effet, de comprendre que la meilleure façon d’améliorer la sécurité dans un lieu de soins passe par la prévention. Le traitement de la violence et de l’agitation consiste essentiellement dans la prévention de la violence et de l’agitation. Lorsqu’un malade se comporte violemment, il est beaucoup plus difficile de désamorcer un processus déjà en cours. Il est beaucoup plus complexe d’initier une désescalade que de prévenir la violence avant qu’elle ne survienne.
22 Or, comment prévenir au mieux le risque d’agitation et de violence ? Il n’existe pas une infinité de méthode : c’est en améliorant l’ambiance d’un service que l’on parvient au mieux à prévenir le risque de dérapage violent. L’ambiance mérite à n’en pas douter d’être hissée au rang de concept clinique crucial. Il serait possible ainsi de définir l’ambiance comme la généralisation à l’échelle collective du concept de transfert. L’ambiance résulte en grande partie de l’addition des relations des uns avec les autres à l’intérieur d’un service. Chercher à améliorer l’ambiance est en quelque sorte une façon de travailler le transfert à l’échelle collective et de permettre en particulier des formes positives et constructives de transfert. Travailler l’ambiance, c’est travailler le transfert à une échelle collective. Dans la très grande majorité des cas, lorsqu’un visiteur traverse une unité d’hospitalisation en psychiatrie, ce qu’il perçoit est une ambiance déplorable, qui respire l’ennui, l’attente de la distribution des médicaments, l’apragmatisme psychotique et l’inactivité stérile. L’amélioration de l’ambiance devrait devenir la principale question pour toutes les équipes de soins. Soigner l’ambiance du pavillon dans le but de soigner les patients devrait devenir le leitmotiv de chaque équipe, au fondement même du projet de soins des lieux d’hospitalisation : soigner l’ambiance avant de soigner les patients. Cela traduit combien ambiance, liberté et sécurité fonctionnent conjointement pour les patients comme finalement pour chaque être humain. Chacun d’entre nous a besoin pour s’épanouir de sécurité intérieure et matérielle, d’une ambiance propice à son bien-être et de liberté d’action et d’expression. La liberté, avec tous les paradoxes et toutes les contradictions qui la façonnent est une utopie, mais une utopie nécessaire, une utopie concrète pourrait-on dire. Elle est au fondement de l’humanité de l’homme. C’est précisément pour cette raison qu’elle devrait être au cœur du questionnement sur le soin. Liberté et soin sont étroitement, intimement intriqués et indissociables. La liberté et le soin procèdent d’un même mouvement. Le soin implique un certain degré de liberté et la liberté possède des potentialités thérapeutiques par elle-même.
Mots-clés éditeurs : Liberté, Service ouvert, Contrainte, Psychothérapie institutionnelle, Unité de soin psychiatrique
Mise en ligne 12/09/2016
https://doi.org/10.3917/psm.163.0011Notes
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Najman T., Lieu d’asile. Manifeste pour une autre psychiatrie, Odile Jacob, 2015.