Couverture de PRO_379

Article de revue

Féconde incertitude

Pages 54 à 58

Notes

  • [1]
    Jacques Derrida a fait remarquer que le verbe « différer » veut dire à la fois « ne pas être identique » et « reporter » ; en revanche, le substantif dérivé, « différence », ne porte pas ce second sens. En écrivant « différance », Derrida propose de « compenser cette déperdition de sens ». La différance, c’est en quelque sorte de l’écart, de l’autre à l’œuvre en soi-même.

Face aux crises qui se succèdent, certains souhaitent un pouvoir fort et décidé, pour baliser le futur. Mais c’est la démocratie qui prépare le mieux les citoyens à soutenir le compagnonnage de l’incertitude.

1Nous avions de quoi nous inquiéter avec le réchauffement climatique, l’effondrement de la biodiversité, la pollution de l’air et des eaux, la menace de pénurie des ressources naturelles. Sont venues s’y ajouter la pandémie provoquée par le Sras-Cov-2 et la crise économique déclenchée par les mesures sanitaires prises pour la combattre. Nos dernières « certitudes » vacillent et certains croient désormais que des régimes autoritaires seraient plus efficaces que les démocraties pour nous « sauver ».

2Pourtant, la démocratie n’est pas un modèle échafaudé in abstracto, pour « temps calme », dans le laboratoire paisible d’un penseur politique. Elle est apparue comme un sursaut devant un effondrement civilisationnel majeur. Celui d’un ordre fondé sur une loi « divine » qui s’imposait aux hommes, ordonnant leur vie. Elle surgit de la crise mortelle que connaît Athènes lorsque ses habitants la fuient pour échapper à l’esclavage auquel un nombre croissant d’entre eux est réduit, en raison des inégalités économiques. La solution imaginée par Solon – permettre à tous les hommes libres de participer, à voix égales, à la construction de la loi qui s’impose à tous – instaure un partage de la responsabilité face à l’inconnu de l’avenir. Ainsi s’expérimente l’autonomie, c’est-à-dire le fait que les hommes se donnent eux-mêmes leur propre loi…

3Cet effondrement de l’hétéronomie, qui s’étend sur plusieurs siècles, n’est pas le propre d’Athènes, il s’observe partout à la même époque. Le récit biblique de l’Exode témoigne, par exemple, de l’ébranlement de l’Égypte pour les mêmes raisons : un peuple fuit l’esclavage et ne reconnaît pas la loi du pharaon, puissance divine…

4Certes, la démocratie athénienne s’est éteinte, laissant place à des tyrannies… Et l’histoire humaine a connu de multiples retours de régimes fondés sur une forme ou une autre d’hétéronomie (y compris de manière idéologique). Cependant, dès le Moyen Âge, des pratiques de type « démocratiques » seront mises en œuvre dans l’Europe chrétienne. Et, sous couvert de faire « parler » Dieu (« Vox populi, vox Dei »), dans les domaines où ces pratiques s’appliquent, ce sont bien les hommes qui décident de leur organisation au présent d’une manière qui leur permet d’accueillir l’avenir incertain sans le subir totalement. La démocratie est le moyen que les hommes ont trouvé pour dialoguer ensemble avec l’incertitude.

5Mais ce dialogue n’a-t-il pas toujours existé ? Si le premier récit de la Création est scandé par la proclamation répétée que « c’est bon », il est frappant de constater que le second affirme d’emblée le manque (il n’y a pas d’arbre, ni d’herbe, ni de pluie, ni d’humain pour cultiver le sol). Première incertitude : y aura-t-il ? Certes, Dieu pourvoit, mais l’incertitude fait plus que redoubler : ayant modelé l’humain (en hébreu’adam, à distinguer de’ish, « homme »), avant de le déposer dans un jardin planté à son intention, il énonce que cet humain risque de mourir s’il consomme du fruit de l’arbre de la connaissance ! Et Dieu en déduit qu’« il n’est pas bon que l’humain soit seul ». Le secours que le Créateur se propose de lui apporter, pour faire face au danger, c’est un interlocuteur (terme en hébreu construit sur la racine « raconter, communiquer, révéler, faire savoir, interpréter »). On comprend alors que ce qui n’est pas bon, c’est que l’humain ne connaisse qu’un point de vue pour interpréter la situation dans laquelle il se trouve et la mise en garde qui lui est adressée. La solution mise en place consiste non pas à apporter une certitude, mais un écart ! Le vis-à-vis femme et homme (selon l’ordre de leur apparition dans le récit), dans l’humain, instaure la non-coïncidence de l’humain avec lui-même. C’est dans la différance – pour reprendre le mot de Jacques Derrida [1] – que l’humain peut faire face au risque mortel. C’est dans l’incertitude fondamentale et fondatrice d’une relation qu’il peut trouver le chemin de sa vie… Ainsi, la tradition biblique fait commencer l’aventure humaine par cette expérience de l’incertitude, qu’elle en fait même le point de passage (en hébreu pessa’h, « pâque ») vers son à-venir. Alors que les mots « péché » ou « faute » sont absents du texte, il faut entendre cette affirmation capitale : l’humain expérimente l’incertitude dès le commencement et, plus encore, c’est par cette expérience qu’il découvre simultanément le monde et lui-même !

6Pour s’en accommoder, les humains ont eu recours à plusieurs outils. La démocratie, qui tente d’articuler liberté et égalité, n’a pas été le premier. Avant son invention, ils ont généralement choisi d’aliéner leur liberté et leur responsabilité en se plaçant sous la tutelle d’un puissant supposé porter le fardeau de l’incertain. Ainsi vont les régimes autoritaires ou totalitaires et les théocraties. Ainsi va également l’idolâtrie, si fortement combattue par la tradition biblique. Mais ils ont aussi eu recours, hors du champ politique ou religieux, à la technique qu’on peut décrire comme une tentative de domestiquer l’incertitude, principalement dans l’ordre strictement matériel, mais aussi, par les drogues, du côté de la psyché personnelle ou collective.

7Le formidable développement scientifique et technique que l’Occident a connu a pu nous laisser croire que l’incertitude pourrait être durablement tenue en laisse. Mais ce succès a son revers. Aristote mettait déjà en garde contre le danger que faisait courir la chrématistique, la technique financière, d’en vouloir toujours plus. Or ce « toujours plus », mis en œuvre dans de multiples domaines, est devenu l’impératif d’une croissance sans fin (et sans autres fins qu’elle-même) qui nous reconduit, finalement, à l’incertain, puisque le futur qu’elle dessine apparaît désormais invivable.

Vers l’à-venir

8Ce retour brutal de l’incertitude nous inquiète, bien évidemment. Mais elle nous ravive aussi, à condition que nous acceptions de la regarder en face pour la considérer pour ce qu’elle a toujours été : le passage vers l’à-venir. Cela ne signifie pas que nous devons renoncer à travailler, penser, créer, imaginer, tenter de prévoir et d’organiser, tisser des liens de solidarité, rêver, aimer… bien au contraire, mais il faut le faire en opérant un renouvellement du sens de nos vies, pour sortir de la répétition du passé ou de son amplification (le « toujours plus »). Et, pour cela, l’incertitude est un agent qui permet à la vie de se remettre en jeu, pour se dépasser (comment ne pas penser ici à la pensée de Pascal selon lequel « l’homme passe infiniment l’homme » ?).

9La démocratie a d’autant moins à craindre ce retour de l’incertitude qu’elle la met en œuvre. Elle est, comme Claude Lefort l’a montré, un lieu qui manifeste que le pouvoir n’appartient à personne en particulier, un lieu où la politique devient l’expérience constante de l’écart de la volonté populaire à elle-même. Les limites de la représentation – jamais parfaite, toujours insuffisante – participent de la dynamique de la différance : elles justifient une permanente remise en jeu du pouvoir pour prévenir la captation de l’autorité au profit d’un seul ou d’un groupe particulier, et l’enfermement de l’avenir dans la seule prolongation ou augmentation du passé.

Des citoyens avisés

10Il faut redouter ceux qui voudraient se préserver de l’incertain, ou nous en dispenser. Qu’il s’agisse de revenir à des croyances religieuses ou idéologiques aliénantes, de s’en remettre à un pouvoir fort ou de chercher le salut dans la seule technique sous la houlette des « experts », cela revient toujours à renoncer à l’engagement de la liberté et de la responsabilité des membres de la communauté politique.

11La question n’est donc pas celle de la faiblesse de la démocratie – même s’il convient de s’interroger sur son fonctionnement et ses procédures pour les ajuster – mais celle de la préparation des citoyens à soutenir le compagnonnage avec l’incertitude. Se pose dès lors la question de la transmission non pas de valeurs supposées éternelles, mais de la culture qui est née de l’expérience multiséculaire du face-à-face à l’incertain. Les œuvres d’art et les productions de l’esprit doivent être considérées, bien au-delà de leur poids économique, pour leur capacité à offrir à un peuple une expérience sensible commune, par laquelle il se reconnaît comme tel. La naissance de la démocratie, à Athènes, est contemporaine de celle de la philosophie et de la tragédie… C’est du côté de la culture – et notamment d’une relecture, à frais vraiment nouveaux, des grandes traditions spirituelles – que nous apprendrons à trouver du sens pour vivre dans l’incertain et faire ce qui s’appelle, me semble-t-il, une expérience de foi…


Date de mise en ligne : 27/11/2020

https://doi.org/10.3917/pro.379.0054

Notes

  • [1]
    Jacques Derrida a fait remarquer que le verbe « différer » veut dire à la fois « ne pas être identique » et « reporter » ; en revanche, le substantif dérivé, « différence », ne porte pas ce second sens. En écrivant « différance », Derrida propose de « compenser cette déperdition de sens ». La différance, c’est en quelque sorte de l’écart, de l’autre à l’œuvre en soi-même.

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