Notes
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[1]
En 2012, en France, 23 % des ouvriers étaient allés voir un spectacle ou un concert, contre 63 % des cadres supérieurs. Cf. graphique ci-après [NDLR].
Pour la metteuse en scène Marjorie Nakache, le théâtre est éminemment politique. Au Studio théâtre de Stains, elle souhaite préparer des citoyens et des citoyennes à affronter avec conviction le monde qui les entoure.
1Si je vous dis : « La culture, c’est pas du luxe ! », ça vous inspire quoi ?
2Nous nous battons toute la journée pour que des jeunes qui disent : « Les alexandrins, Molière, Racine, la poésie, tout ça, c’est pas mon truc » comprennent que justement, si, cette langue leur appartient ! Tant qu’on ne maîtrise pas le langage, on ne maîtrise pas la pensée, donc on reste dans sa position d’« opprimé ». La libération ne pourra venir qu’à partir du moment où l’on possède les outils d’expression. Il faut vraiment se battre contre cette idée que, parce qu’on habite à un certain endroit, ou parce qu’on est noir, arabe ou « français d’origine étrangère », forcément, on ne s’intéresse pas à l’opéra… Les gens s’autocensurent, pensent que si on les traite d’une certaine manière, quelque part, ils le méritent. Face à cette résignation, on est là pour que les gens s’emparent de la culture et qu’ils s’en fassent des outils pour devenir des citoyens qui affrontent la vie d’une manière forte. Donc la culture, ce n’est pas du luxe, c’est essentiel, c’est vital !
3Pour beaucoup, la culture, s’écrit avec un grand « C », mais dès que certaines personnes s’en emparent, cela devient du « socio-culturel ». Si vous êtes au Quai Branly, pour une expo sur l’art primitif, c’est perçu comme du « culturel ». Mais si l’on fait la même exposition ici, à Stains, on parlera de « socio-culturel ». Donc le lieu où vous exercez, le lieu où vous êtes, constitue votre capital culturel.
4Comment est-ce que vous présenteriez la ville de Stains, où se trouve le Studio théâtre ?
5Pour moi, Stains, c’est la France. C’est… Comment dire ? La ville connaît des difficultés terribles, des difficultés financières, sociales, mais les gens arrivent quand même à vivre ensemble et à affronter les choses ensemble. C’est une ville de banlieue parisienne, d’environ 40 000 habitants, qui fonctionne comme un village. Il y a du communautarisme, des gens qui cohabitent sans se parler, mais à travers le réseau associatif et la pratique artistique, on sent une volonté de cohésion sociale.
6Je ne suis pas encartée, mais je reconnais qu’il y a cette espèce de vieille tradition de la « ceinture rouge » des villes communistes, où l’éducation populaire, l’accès au sport et à la culture restent une priorité politique. S’il peut y avoir parfois des excès, c’est grâce à cela qu’ici, à Stains, nous avons une médiathèque magnifique, face au Studio, un théâtre municipal de 600 places, des équipements sportifs incroyables…
7Dans une émission de radio, vous disiez que le Studio théâtre de Stains est « un théâtre dans une ville et une ville dans un théâtre ». Comment se joue ce dialogue entre le théâtre et la ville ?
8Il se joue sur le temps long. Parce que nous sommes ici depuis plus de trente ans, une confiance s’est nouée avec la population. On est allé voir le maire de Stains, l’une des villes les plus pauvres de France, en lui disant : « On veut faire du théâtre avec les gens », alors qu’il avait des trottoirs à refaire, que des habitants étaient menacés d’être délogés… Convaincre un politique de l’intérêt de l’implantation d’une équipe artistique, réfléchir ensemble à comment ouvrir les gens à un répertoire artistique et à une véritable action de sensibilisation intergénérationnelle, ça n’a pas été simple ! Mais, petit à petit, il en a accepté l’idée et a donné des moyens. Petit à petit, nous sommes arrivés à convaincre d’autres financeurs. De même avec les habitants. Des gens, des associations, viennent voir un spectacle, puis posent des questions : une rencontre a lieu. Un peu plus tard, ils osent timidement proposer quelque chose. On essaie toujours de dire oui, de ne jamais fermer la porte. Si quelqu’un demande à nous rencontrer, on le reçoit, on l’écoute. Cela n’aboutit pas nécessairement, mais je pars du principe que si, au lieu de tenir un mur ou de vendre du shit, un môme vient au théâtre parce qu’il a l’impression que les textes qu’il écrit pourraient être intéressants, je lui ouvre grand la porte. Après, on voit la qualité de son écriture et comment on peut cheminer ensemble.
9Dire que la ville est dans le théâtre signifie que celui-ci est au plus près de ce que veulent les gens et pas uniquement de mes préoccupations à moi. Je suis metteuse en scène, ma préoccupation est artistique. Il y a des textes que j’ai envie de défendre. Mais est-ce cela qui prime ? Je n’ai pas d’ambition personnelle, j’ai une ambition de projets. Je n’aime pas cette société, je n’aime pas la manière dont elle fonctionne, je n’aime pas la manière dont les gens sont en permanence divisés ; et je pense que la réconciliation n’est possible que dans des lieux de culture. Ce qui m’intéresse, c’est de créer avec les gens. Car j’estime que nous avons autant à apprendre d’eux qu’eux de nous. Bien sûr, je suis peut-être plus calée en théâtre, mais leur regard est au même niveau que le mien.
Pratiques culturelles selon la catégorie sociale
Pratiques culturelles selon la catégorie sociale
10Il y a des lieux de culture implantés depuis des années en milieu populaire, en milieu rural, mais où le public est le même que partout ailleurs. Il faut du temps, mais y a-t-il autre chose ?
11Il y a le temps et il y a l’envie. Encore une fois, qu’est-ce qu’on appelle la culture ? Pourquoi est-on artiste ? Pourquoi fait-on du théâtre ? Certains font du théâtre parce qu’ils ont envie d’aborder de beaux textes. Ils ont souvent beaucoup de moyens pour le faire. Mais ce n’est pas cela qui m’intéresse. Ce qui m’intéresse, c’est que des gens qui se sentent éloignés de ces textes puissent découvrir qu’ils leur appartiennent. C’est pour moi une question de politique, une question, comment dire… de justice !
12Il existe des compagnies théâtrales qui n’en ont pas envie et qui ne veulent pas d’un certain public. Dans beaucoup de théâtres, vous verrez très peu de fils d’ouvriers, très peu de gens issus de l’immigration [1]. Moi, ma grande fierté, c’est de voir que tout le monde vient ici, au Studio théâtre de Stains.
13Naturellement, cela demande aussi énormément d’énergie, je peux vous l’assurer. De l’énergie pour trouver des moyens, de l’énergie pour rester à l’écoute, pour être toujours disponible…
14Quel est le processus de création au Studio théâtre de Stains ? Il y a à la fois des choses que vous proposez, des choses que les gens proposent ?
15Pour vous donner un exemple, le spectacle « Tous mes rêves partent de Gare d’Austerlitz », que j’ai mis en scène, a été écrit par Mohamed Kacimi à partir d’un travail réalisé avec des femmes de la maison d’arrêt de Fleury-Mérogis. Plusieurs groupes d’âges différents ont été invités à venir écouter en avant-première des bribes de textes pour dire ce qu’ils en pensaient. Au cœur de ce spectacle, on travaille une scène d’Alfred de Musset tirée de On ne badine pas avec l’amour. Le spectacle parle beaucoup des femmes, de la religion et on a pu réfléchir avec des associations sur ces thématiques. Après les premières représentations, on continue à parler du spectacle avec ceux qui ont participé à la création. On est vraiment dans un échange réciproque.
16Une création peut aussi voir le jour à partir de la demande d’une personne ou d’une association. Nous avons un partenariat avec une association de femmes du quartier du Franc-Moisin, à Saint-Denis. Elles sont venues en tant que spectatrices ou pour une soirée débat, puis un jour elles déclarent : « Nous, on trouve que l’éducation n’est pas égalitaire, les écoles de nos enfants ne sont pas les mêmes que les écoles parisiennes… On a envie de faire quelque chose là-dessus, comment peut-on faire ? » Après en avoir discuté, elles confirment qu’elles veulent faire une pièce de théâtre autour de ce thème. Et on commence comme ça.
17Il est important à mes yeux que des habitants qui s’en sentent souvent très éloignés puissent participer au processus de création, qu’ils puissent voir comment une pièce se fabrique. Se retrouver tout d’un coup devant le produit fini a quelque chose d’un peu sidérant. On est dans la salle, dans le noir, un peu passif, on consomme un spectacle en se demandant : « J’aime ? J’aime pas ? Je critique ? Je critique pas ? ». Mais l’effet est tout autre lorsque l’on est dès le départ intégré au processus de création : « Voilà le texte, qu’est-ce que tu en penses ? Que va-ton faire ? » Et puis on se donne rendez-vous deux mois après : le texte a évolué, on en discute. Ensuite une comédienne le lit, puis on ajoute des lumières, un décor… Du coup, les gens comprennent comment une pièce se réalise. On propose aussi beaucoup de répétitions publiques, auxquelles participent des jeunes des centres sociaux, des foyers.
18Ils voient que jouer, c’est du travail. On peut parfois passer deux heures à dire une phrase dans tous les sens, à essayer plein de choses… L’intérêt est réveillé : tout d’un coup, ils ont l’impression de regarder par le trou de la serrure, de voir quelque chose qui est en train de naître et d’y participer.
19Un jour, c’est une assistante sociale de Bobigny qui me dit : « Mon métier est décrié, on me dit que je ne sers à rien. Avec des collègues, on a envie d’écrire quelque chose là-dessus. Est-ce que vous voulez nous aider ? » Et pendant quatre ans, j’ai travaillé avec les assistantes sociales de la circonscription. On a monté trois spectacles qui parlaient d’elles, mais où elles jouaient les usagers. C’était cela qui les intéressait : ne plus être dans le rôle de l’assistante sociale mais dans celui de l’usager. Lors des représentations, leurs collègues, leurs chefs, des membres du Conseil général sont venus. Le théâtre est devenu une catharsis. Deux d’entre elles, par exemple, partageaient le même bureau depuis deux ans et n’arrivaient plus à se parler. Le lendemain du spectacle, elles ont tout déballé. Elles ont parlé, parlé, parlé…
20Le théâtre est un détonateur, un déclencheur. Il passe par un « faire semblant », par quelque chose dont tout le monde reconnaît que ce n’est pas la réalité, mais qui est en même temps terriblement vrai. La représentation a quelque chose de frontal, que la dimension artistique permet de dévier.
21Un travail comme celui avec les assistantes sociales était excessivement fort. Un projet de ce genre apprend à écouter, à aller au bout d’un projet ensemble. On n’est plus seul, on est à plusieurs. Cela donne le sentiment de retrouver une communauté, de se sentir indispensables les unes aux autres ou les uns aux autres. Cela se ressent énormément avec les jeunes. Ainsi lorsqu’on travaille avec des élèves décrocheurs : ces mômes sont souvent dans un rejet de tout. Travailler avec eux est d’autant plus compliqué que le théâtre, c’est des règles, de la rigueur, de l’exigence. Et ils ont du mal ! Mais c’est parfois incroyable le bond qu’ils peuvent faire ! Et même si cela ne marche que pour un seul, c’est déjà ça !
22Dans une précédente interview, vous parliez des spectateurs souvent très uniformes, mais aussi des gens qui sont sur scène. Ils sont le reflet de la salle. Comment est-ce que cela se passe ici ?
23Si à la télé, au théâtre, une personne voit toujours des gens qui n’ont pas sa couleur, qui ne lui ressemblent pas, elle va finir par se dire qu’elle ne fait pas vraiment partie de cette société… Ici, au Studio théâtre de Stains, nous n’avons pas ce problème. Comme nous sommes aussi un lieu de formation, pour les enfants et les adultes qui vivent ici, on a énormément de jeunes qui viennent à nos ateliers et à nos stages et qui ensuite font des carrières. J’en suis très fière et donc naturellement, après, je les emploie en tant que professionnels sur des projets parce qu’ils ont énormément de talent. Ils sont peut-être noirs ou d’origine pakistanaise, qu’importe ? Ce que je vois, c’est que depuis trois ans, quatre ans, ils sont dans notre atelier, ils sont très bons, alors je n’hésite pas à leur confier des rôles.
24Aujourd’hui, des directeurs de casting me téléphonent : « On a besoin de comédiens. » Je leur réponds : « Génial ! C’est quoi le rôle ? » « Et bien c’est une petite Aïssatou… » Mais s’ils n’appellent que lorsqu’ils ont besoin de certains profils, cela ne me plaît pas beaucoup.
25Dans quelle mesure ce que vous faites a-t-il une dimension politique ?
26Je ne conçois pas le théâtre autrement que politique. Molière, quand il critique les bourgeois, c’est éminemment politique ! Malheureusement, le théâtre d’aujourd’hui ne l’est plus du tout. Il devient esthétisant. C’est de l’entre-soi, de l’entre-soi pour les artistes, de l’entre-soi pour les spectateurs. De la même manière que notre époque n’est plus politique non plus. Je veux dire que ce qui se passe au niveau culturel, on le retrouve dans la société.
Pour des territoires ruraux vivants !
Les jeunes, rendus acteurs au niveau culturel et politique, contribuent à faire vivre l’identité de leur territoire. Le Mouvement rural de jeunesse chrétienne, animé par des 13-30 ans, encourage dans ce but les initiatives locales, privilégiant les rencontres et l’intergénérationnel.
Quels sont les enjeux liés à la culture pour les jeunes du Mouvement rural de jeunesse chrétienne (MRJC) ?
Peu importe le territoire où l’on vit, on doit pouvoir accéder à la culture mise en avant dans la société. Cet accès n’est pas toujours facile en monde rural. À la fois parce qu’il y a moins de cinémas, de théâtres, et parce qu’il faut pouvoir se déplacer pour s’y rendre. Donc, au MRJC, la culture passe par la mise en place d’événements culturels, la projection de films, tout ce qui touche aux arts dans nos territoires de vie. Lors de notre congrès de juin, nous avons fait venir une troupe de danseuses contemporaines. Cela correspond à une volonté d’ouvrir nos jeunes, en leur proposant des choses auxquelles ils ne sont pas tous habitués.
Il y a aussi, pour nous, la volonté que la culture ne soit pas seulement entre les mains des professionnels. Que ce qui est fait par des bénévoles, des jeunes, des plus vieux aussi, puisse être reconnu et valorisé. Sur un territoire, des militants du MRJC ont réalisé une émission de télé ; ailleurs, c’était des émissions de radio. Mais, malheureusement, quand on met en place des événements culturels sans l’intervention de professionnels, on a du mal à ce qu’ils soient reconnus par les Drac [directions régionales des affaires culturelles].
Et puis les cultures locales, qui s’expriment notamment à travers les foires, les bals de village, la musique traditionnelle, sont très peu valorisées dans notre société. Dans nos rassemblements nationaux, les jeunes d’Occitanie arrivent toujours avec des foulards avec la croix occitane, les Normands, les Bretons et les Savoyards viennent avec leurs drapeaux. Cette valorisation des territoires dans lesquels on vit, avec leurs particularités, est importante dans le mouvement.
Notre principal enjeu est de rendre nos territoires attractifs, de donner envie d’y rester ou de s’y installer. Mais par « attractif », on n’entend pas nécessairement l’attractivité économique, qui est aujourd’hui le seul critère mis en avant. Dans le monde rural, un événement culturel est l’occasion de susciter des rencontres, de la cohésion sociale, de l’intergénérationnel. Il s’agit d’avoir des territoires vivants, des territoires où il y a de l’échange, où il y a de l’interconnaissance. C’est tout cela qui peut donner envie d’y vivre !
Qui sont vos partenaires au niveau local ?
Nous travaillons avec d’autres associations locales, avec les centres sociaux culturels, qui sont souvent présents en monde rural, les MJC, les maisons de la jeunesse et de la culture. Avec certains cinémas, nous mettons en place des ciné-débats : la qualité des projections n’est pas la même qu’avec notre propre rétroprojecteur ! Nous travaillons aussi avec les médiathèques, les collectivités territoriales…
Et puis les sections locales du MRJC peuvent s’associer à des événements, des festivals organisés par d’autres. Dans le Rhône, les militants participent depuis quelques années au Printemps des poètes. Ils écrivent eux-mêmes des textes, puis vont les lire sur le marché. En Loire-Atlantique, ils se sont associés au festival de musique « La Folle journée », à Nantes, ce qui a permis de délocaliser des concerts dans des espaces ruraux.
Et puis nous développons nos propres lieux de culture, avec les « Fabriques du monde rural ». Il y en a une dans l’Oise, une dans l’Ain, une en Creuse et une en Haute-Saône, dans des villages, des hameaux. L’un des objectifs de ces « fabriques » est d’être un lieu de rencontres et d’échanges, reconnu sur le territoire, et de permettre un accès à la culture en milieu rural.
Y a-t-il une culture associative propre au MRJC ?
Nous sommes une association de jeunes, animée et gérée par des jeunes de 13 à 30 ans. Il y a une culture de l’engagement citoyen qui est très forte dans le mouvement. Nous nous retrouvons dans une équipe de trois à dix personnes, sur un territoire. Ensemble, on se demande : « Qu’est-ce qu’on a envie de faire dans notre commune ou dans notre communauté de communes ? » Souvent, cela nous conduit à rencontrer des élus, des partenaires, la caisse d’allocations familiales… Prendre la parole devant des élus n’est pas simple quand on est jeune. Au début, on est souvent un peu timide.
Des temps de formation politique sont proposés aux militants, sur des sujets précis, liés à des grands enjeux de société. Progressivement, on apprend à développer nos arguments, on gagne en légitimité et en assurance. C’est pour moi tout le principe de l’éducation populaire. On apprend à prendre la parole au sein de notre équipe, devant des partenaires ou des élus. Des jeunes montent en responsabilité au conseil d’administration local du mouvement. Certains auront ensuite un mandat national. Tout cela doit leur permettre de grandir, les encourager à prendre des responsabilités là où ils vivent, de devenir des acteurs ou des actrices de leur territoire. Et le fait que la culture de chacune et de chacun soit reconnue, valorisée, la culture de sa région par exemple, son accent, sa manière de s’exprimer, permet d’être pleinement soi-même, sans devoir nier toute une partie de soi.
Notes
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[1]
En 2012, en France, 23 % des ouvriers étaient allés voir un spectacle ou un concert, contre 63 % des cadres supérieurs. Cf. graphique ci-après [NDLR].