Couverture de PRO_369

Article de revue

Circuler dans la forteresse Europe

Pages 27 à 41

Notes

  • [1]
    Comme l’expulsion de nationaux d’un autre État membre qui n’ont pas les moyens de subvenir à leurs besoins.
  • [2]
    Protocole 4, article 22.

Malgré une libre circulation de principe en Europe, une hiérarchie de plus en plus rigide octroie des droits différents aux personnes selon leur statut migratoire. Il est temps de penser une liberté de mouvement qui garantisse pour tous un réel respect des droits humains.

1Alors que la libre circulation est au cœur du projet européen, la liberté de mouvement a pour nombre de personnes été drastiquement restreinte ces trois dernières années. Ce traitement différencié est révélateur du manque d’universalité des droits de l’homme, en pratique et en théorie.

2L’expression « la forteresse Europe » pointe du doigt le fait que l’Union européenne (UE) renforce ses frontières extérieures, tout en offrant une plus grande liberté à ceux qui sont sur son territoire. La manière de construire cette forteresse a toujours été hautement contestée. Mais la crise politique européenne sur la migration et l’asile, provoquée par les arrivées de 2015 et 2016, a renforcé la position des « pro-forteresse ». La réponse de l’Europe est surtout venue des ministres de l’Intérieur des États membres, de leurs agences des frontières et de la sécurité et, au niveau de la Commission européenne, de la direction générale Migration et affaires intérieures et de l’agence Frontex. Les politiciens anti-migrations (les partis d’extrême droite, surtout) se sont saisis de l’occasion pour faire avancer des « solutions » visant à limiter les migrations vers l’Europe. Bien des idées jusque-là rejetées ont repris vie : traiter les demandes d’asile à l’extérieur ou faire des mesures d’éloignement la clé de tous les problèmes de l’Europe.

3Les efforts se sont focalisés sur la restriction des mouvements des non-citoyens UE vers et au sein de l’Europe : fermeture des frontières, retenue des personnes dans certains pays périphériques, reprise prématurée des transferts Dublin, limitation des regroupements familiaux, recours fréquent à la détention (de plus en plus arbitraire), utilisation de la « non-entrée fictive » pour détenir des gens aux frontières. Certaines propositions sont encore en discussion, comme les mesures visant à décourager les mouvements intérieurs qui devraient faire partie de la réforme du régime d’asile européen commun.

4Aux frontières extérieures, des mesures physiques et légales empêchent l’accès au territoire européen et à la procédure d’asile. Beaucoup sont ainsi maintenus dans des limbes trop souvent inhumains et dégradants, dans les îles grecques ou les centres de torture libyens. On durcit le passage des frontières externes : réduction ou interruption des efforts de recherche et de sauvetage de portés disparus, notion de « pays tiers sûr »… L’accord conclu entre l’Europe et la Turquie incarne cette approche. La volonté de l’UE de restreindre la liberté de mouvement s’étend au-delà de son territoire et vise ceux qui, d’autres continents, pourraient chercher à la rejoindre. Les objectifs de contrôle des migrations n’ont pu, de ce fait, être pris en compte dans les politiques extérieures ; diplomates, experts du développement ou officiels de la politique commerciale s’y montrent résistants. Mais les dommages et effets contre-productifs sont considérables, qu’on pense à l’impact économique de l’interruption des flux migratoires pour l’Afrique ou aux effets politiques de la coopération avec des régimes douteux.

Renforcer la liberté de mouvement dans l’UE

5Pour les citoyens européens en revanche, la liberté de mouvement a été renforcée ces trois dernières années grâce aux pratiques des États et, en particulier, au débat (ou débâcle) sur le Brexit. L’UE est restée déterminée : le Royaume-Uni ne peut pas restreindre la liberté de mouvement des citoyens européens, ni séparer la liberté de mouvement des autres libertés qui structurent le marché intérieur. Les États membres lui accordent une importance primordiale, y compris ceux qui sont généralement davantage hostiles à l’UE. Le gouvernement britannique se voyait rester dans l’UE ou, du moins, dans l’espace économique, si l’Union acceptait de faire des concessions sur la liberté de mouvement. Ce qui n’advint pas.

6À l’époque de la Communauté européenne du charbon et de l’acier (CECA, 1953-2002) et de la Communauté économique européenne (CEE, 1957-1992), la liberté de mouvement valait seulement pour les travailleurs. L’accord de Schengen, qui a permis aux personnes, aux biens et aux transports de franchir certaines frontières sans contrôles, repose sur l’idée de renforcer les frontières extérieures et de supprimer les frontières intérieures (ou au moins les infrastructures frontalières). Cette mobilité devient un droit, et même un ensemble de droits, pour tous les citoyens avec le traité d’Amsterdam en 1997. Peu d’États membres ont choisi d’adopter les mesures discrétionnaires qui limitent cette liberté pour certains citoyens, alors qu’ils sont habilités à le faire. Parmi ceux qui les ont adoptées, peu les ont mises en œuvre [1]. Le pionnier en ce domaine est d’ailleurs le Royaume-Uni, qui s’efforce d’expulser des nationaux européens sans ressources…

Citoyens européens contre non européens

7Les Européens sont théoriquement libres de voyager pour leurs loisirs ou le travail. Mais, si cette liberté vaut pour tous, on assiste à l’apparition de nouvelles hiérarchies, qui se construisent à partir de la nationalité, du pays d’origine, ou à partir du statut migratoire – à savoir, de quelle manière ils sont catégorisés légalement et politiquement au sein d’un pays ou d’une région.

8Un exemple : un réfugié syrien est un réfugié syrien si l’on suit les prescriptions de la Convention des réfugiés de 1951. Mais, au cours de sa fuite à travers le Moyen-Orient et l’Europe, son statut et les droits auxquels il aura accès peuvent varier de bien des manières. Tel État lui accordera la protection due à un réfugié ; dans tel autre, il recevra un autre type de protection. Il pourrait être considéré comme migrant illégal ou au moins comme un entrant illégal, lorsqu’il traverse certaines frontières. Il pourrait aussi se déplacer « illégalement » d’un État membre à un autre et alors être confronté à des sanctions et devenir un « migrant irrégulier ».

9Selon certains, puisque la liberté de mouvement fait partie de l’ordre légal de l’Union, il est normal qu’elle ne soit accordée qu’aux seuls citoyens européens. Ceux-là insistent sur la nécessité de donner un sens à l’identité européenne par l’octroi de privilèges aux citoyens européens, suivant la logique du traité d’Amsterdam, qui développe la notion de droits spécifiquement attachés à la citoyenneté de l’UE. Et ils pensent même que les droits à la mobilité des citoyens européens ne sont possibles qu’à condition de restreindre les droits des autres. L’argument a souvent été utilisé pendant la crise politique de 2015-2016 : préserver l’espace Schengen requiert des frontières extérieures dures qui font obstacle à l’accès de nationaux de pays tiers, qu’ils soient réfugiés ou non. D’autres défendent une complète liberté de mouvement pour tous : il s’agit pour eux de la seule interprétation correcte des traités internationaux. Cette position est une interprétation discutable des lois internationales. Ce qui est nécessaire, ce sont des réponses qui permettent de protéger les droits humains tout en reconnaissant qu’il y a et qu’il continuera à y avoir une hiérarchie des statuts migratoires (à l’intérieur de l’Europe comme dans d’autres parties du monde), tout en tenant compte du fait que les gens peuvent changer de statut en fonction des circonstances. Pour démêler les enjeux autour de la liberté de circulation en Europe, dans un cadre réaliste et basé sur les droits, trois principes doivent être discutés.

Pour un droit à la mobilité

10En premier lieu, le droit à la mobilité de ceux qui ont besoin d’une protection internationale doit être préservé. Un grand nombre de personnes sont soumises à un déplacement forcé et, dans beaucoup de cas, leur vie est menacée. L’une des difficultés tient à la définition de ceux qui ont droit à la protection : elle devrait être élargie au-delà de ce que contient la Convention relative au statut des réfugiés (1951), pour prendre en compte l’évolution des formes de violence, les déplacements dus au changement climatique ou à d’autres facteurs. Il est pourtant risqué d’entamer une telle révision, car quelques gouvernements (européens avant tout) pourraient s’en saisir pour restreindre les droits des réfugiés.

11Un autre dilemme touche à la migration mixte : des personnes ayant droit à la protection et celles qui migrent pour d’autres raisons se retrouvent ensemble dans leur déplacement. Mais leur statut ne peut être déterminé avant leur entrée sur le sol européen. Face à ce défi, les décideurs politiques ont choisi une approche rigide, précisément pour empêcher l’entrée en Europe de n’importe qui. Ce qui signifie que les réfugiés sont, eux aussi, empêchés d’avoir accès à la protection. Il y va des différences d’interprétation des lois internationales sur les réfugiés et aussi d’un usage abusif des concepts de pays tiers sûr ou de premier pays d’asile.

Garantir les droits humains

12En deuxième lieu, les standards minimums de protection des droits humains doivent être garantis pour toute personne en déplacement, quel que soit son statut migratoire. La tentation est de réduire, voire de supprimer, tous les droits pour les migrants qui ne les « méritent » pas. Même le droit à la vie est remis en cause : par exemple, lorsque des responsables politiques décident de mettre fin à des opérations de recherche et de sauvetage. Selon cette approche, l’universalité des droits humains est doublement en question. Soit on considère que les gens renoncent à leurs droits quand ils décident de migrer, soit les États refusent de respecter les droits humains de groupes particuliers. Dans une perspective juridique, ces deux positions ne tiennent pas et doivent être combattues politiquement et éthiquement.

13Le récent « Global compact on migration » tente de soutenir les efforts pour protéger les droits humains des gens en déplacement en mettant sur pied un cadre pour une coopération internationale, en s’appuyant sur les lois internationales sur les droits humains existantes. Il s’agit d’un accord non contraignant, qui ne crée pas de nouveaux droits et certainement pas un « droit à la migration », contrairement à ce que proclament certains gouvernements. Le « Compact » prend la migration comme un fait, un phénomène à gouverner de manière plus efficiente et plus humaine ; ce que n’acceptent pas les politiciens anti-migration, qui ne s’intéressent à la coopération internationale que dans la mesure où elle peut permettre de limiter les migrations. La liberté de mouvement est un droit humain, soigneusement restreint, même dans les traités fondamentaux sur les droits humains, tels la « Déclaration universelle des droits de l’homme » (1948) et le « Pacte international relatif aux droits civils et politiques » (1966). Dans la « Convention européenne des droits de l’homme », ce droit peut faire l’objet de restrictions en raison de la sécurité nationale et de l’ordre public, de la prévention des crimes, de la protection de la santé ou de la moralité ou pour des raisons liées aux droits des autres [2]. Pour autant, certaines restrictions au déplacement des personnes peuvent être et ont été contestées dans les cours nationales et à la Cour européenne, démontrant que celles-ci sont souvent excessives lorsqu’elles sont mises en place par les États européens. De même, la question de la détention est aussi sujette à contestation juridique, car, selon les lois internationales sur les droits humains, certaines garanties doivent être mises en place, notamment pour se prémunir contre le caractère illégal de la détention arbitraire ; la tendance est de ne pas respecter ces garanties.

Favoriser les régularisations

14En troisième lieu, si une hiérarchie de statuts migratoires existe à l’intérieur de l’UE, il devrait être plus facile d’évoluer à l’intérieur de cette hiérarchie. Le nombre de ceux qui sont en bas de l’échelle (les personnes en situation irrégulière) est estimé à 1 ou 1,5 million dans les États membres (il est impossible d’obtenir des chiffres pertinents). Dans les années récentes, une attention disproportionnée s’est portée sur les politiques de retour dans le pays d’origine. Des ressources financières et humaines significatives ont été déployées dans cette direction. Pourtant, l’expérience de vingt années de tentatives d’éloignement montre que c’est impossible pour beaucoup : parce que leur pays ne les accepte pas ou parce qu’ils courront des risques en cas de retour ; les cours de justice sont plutôt enclines à bloquer ces éloignements.

15De plus, beaucoup de ces personnes travaillent ou sont installées en Europe (avec des enfants à l’école par exemple) ; finalement, le retour forcé est une politique hautement coûteuse. La régularisation, qui signifie accorder aux gens le droit de rester, n’est-elle pas autant que possible une option préférable ? Ceci relève, bien sûr, de la compétence des États membres, mais l’UE pourrait encourager cette approche et au moins abandonner les mesures qui la rendent difficile, comme celles qui visent à limiter la régularisation.

Du contrôle des frontières

Jean-Marie Carrière collabore au Ceras et enseigne l’exégèse biblique au Centre Sèvres - Facultés jésuites de Paris. Il a été directeur de l’association « Jesuit refugee service » (JRS) France et Europe.
Au vu des conditions de contrôle des frontières de l’Union européenne, il convient de s’interroger, tant au niveau éthique que politique, sur la notion même de frontière. En tant qu’espace d’interaction et de reconnaissance de l’autre, elle joue un rôle indispensable dans la construction de notre identité.
Les entrées d’exilés [1] en Europe en 2015-2016 ont provoqué des réactions diverses au sein de l’UE, révélant clairement les effets pervers d’une absence de gouvernance régionale des migrations. Il est surtout apparu à quel point les politiques migratoires européennes se focalisaient essentiellement sur le contrôle des frontières comme moyen de réguler les flux migratoires. La logique est d’abord sécuritaire, en réponse à la pression d’une seule partie de l’opinion publique, surreprésentée dans les médias. Le contrôle des frontières externes, et maintenant internes également, mobilise des moyens techniques et financiers considérables [2], dont l’efficacité est plus que relative. Il engendre une attitude de suspicion qui s’étend à l’ensemble des relations des pouvoirs publics avec les exilés, se traduit dans des textes législatifs comme celui sur le « délit de solidarité », remis récemment en cause par le Conseil Constitutionnel [3]. La frontière est manifestement un lieu où un pouvoir multiforme s’exerce, pouvoir de contrôle particulièrement discriminatoire. Un tel pouvoir n’est-il pas en contradiction avec la liberté de circulation, l’un des fondements du projet européen ? On doit s’interroger sur la légitimité de ce pouvoir, qui ne peut rester implicite et sans justification rationnelle.
La question relève d’abord d’un point de vue éthique. Car aujourd’hui les frontières sont avant tout un lieu de souffrances et de morts : plus de 2  300 en Méditerranée en 2018, selon les chiffres du Haut-commissariat aux réfugiés. Un scandale qu’aggravent les décisions politiques concernant les bateaux de sauvetage. Qu’un État empêche l’entrée sur son territoire ne peut en aucun cas se payer d’un tel prix. Qu’il se réserve d’accorder ou non un droit au séjour sur son territoire n’a pas à être remis en cause, s’il respecte les limites qu’impose le droit international. Par exemple, la capacité de déposer une demande de protection ne saurait être soumise à un droit au séjour. Ici apparaît le second aspect de la question, le niveau des droits : les exilés qui espèrent entrer dans un pays, sur un territoire, ne sont pas sans droits, à commencer par les droits fondamentaux garantis par la loi et les conventions internationales auxquelles sont soumis les États [4].
Du point de vue politique enfin, comment fonder la légitimité du pouvoir qui s’exerce aux frontières sous la forme d’un contrôle discriminatoire ? Seule une définition, une représentation pertinente de la communauté politique pourrait le justifier. Or les logiques qui gouvernent nos représentations (logique de l’appartenance, logique du consentement, logique de l’intériorité) [5], comme les concepts de souveraineté nationale ou du territoire conçu comme propriété s’avèrent aujourd’hui problématiques pour une telle justification.
Pour autant, remettre en cause les procédures actuelles de contrôle des frontières et leurs effets pervers inacceptables signifie-t-il supprimer les frontières – ce qui est une manière un peu idéaliste de penser la liberté de circulation ? Non, car la frontière est indispensable comme espace (plus ou moins épais) où se joue un entre-deux, une interaction. La frontière est la condition de notre « être-au-monde » et de la reconnaissance réciproque, par où se construit notre identité. Elle met de la distance dans la proximité. Mais le mur est la négation de la frontière : le mur est à la frontière ce que l’obsession identitaire est à la relation. La frontière alors ne sera pas strictement assignée à une fonction sécuritaire de contrôle, elle devra être instituée comme un lieu de négociation entre qui souhaite entrer et qui aura à répondre à cette demande, dans le respect des droits et des obligations. Pas un « hotspot » [6], donc.
La liberté de circulation en Europe n’a supprimé ni les frontières (du moins, en principe) ni les différences (culturelles, juridiques, linguistiques…) : un temps d’études Erasmus, par exemple, est un temps de découverte et de construction personnelle. Le principe européen ouvre ainsi à l’appréciation des différences et à la qualité des échanges. Le contrôle des frontières, crispé sur la soi-disant sécurité et sur une auto-définition identitaire, constitue une contradiction à ce principe.

16À l’autre bout de l’échelle, ceux qui possèdent la citoyenneté européenne disposent de meilleurs droits. Une acquisition plus facile de la citoyenneté serait un facteur majeur pour assurer l’intégration. Mais plusieurs États membres compliquent aujourd’hui l’accès à la citoyenneté : ainsi, l’Autriche exige désormais dix années de résidence pour être éligible à la naturalisation, contre six auparavant.

17On note, malgré tout, quelques évolutions positives. En Allemagne, des dispositions devraient permettre aux gens de passer plus facilement d’un statut migratoire à un autre. En Suède, une décision permet d’accorder le statut de résident à des jeunes scolarisés qui atteignent la majorité avant d’avoir reçu une réponse à leur demande d’asile. Mais, globalement, les États membres semblent plutôt réfractaires face à la nécessité de soutenir l’inclusion à long terme des personnes arrivant en Europe.

18Ce paradoxe – renforcement des droits à la mobilité des citoyens européens et réduction pour les citoyens non européens – s’inscrit dans une tendance à la fragmentation des droits des personnes en déplacement. Or il importe de préserver le droit à la mobilité – qui permet de demander une protection – et de garantir à tous la protection des droits humains. Surtout, il est nécessaire de remettre en cause l’idée selon laquelle la liberté de circulation dont bénéficient les citoyens européens dépend d’un déni des droits des autres citoyens. Des efforts mal ajustés pour protéger l’Union européenne pourraient bien l’endommager.

L’Union européenne, espace de libre circulation ?

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L’Union européenne, espace de libre circulation ?

Cette carte, réalisée par Laura Margueritte, a été publiée dans Carto, n° 51, janvier-février 2019. Nous remercions le magazine de nous autoriser à la reproduire ici.

Les quatre piliers de l’Europe en chiffres

Marcel Rémon dirige le Centre de recherche et d’action sociales qui publie la « Revue Projet ».
Les mobilités de personnes [1]
En 2016, près de 12 millions d’Européens en âge de travailler (20-64 ans), soit un Européen sur 25, résidaient dans un pays de l’Union européenne (UE) autre que celui de leur nationalité, sans compter les 2,2 millions de travailleurs détachés [2]. 50 % de ces résidents se trouvent en Allemagne et en Angleterre, pays dont l’attractivité ne cesse de croître : + 250 % entre 2009 et 2015 pour l’Allemagne et + 60 % pour le Royaume-Uni. La France se situe à la 5e place en matière d’attractivité, sans évolution significative depuis 2009. Les migrants de l’UE représentent en France 2,5 % de la population, à comparer aux 5 % de résidents non européens qu’elle accueille. Près de la moitié de ces migrants intra-communautaires vient de Roumanie, de Pologne, d’Italie et du Portugal. La Pologne est le pays accueillant le plus de migrants originaires d’un des treize derniers États entrés dans l’UE, suivie par la République tchèque. Étonnamment, la mobilité des adultes en âge de travailler se répartit de façon égale entre les femmes et les hommes (50 %). En comparaison avec les hommes, les migrantes sont généralement plus éduquées et surqualifiées par rapport à leur emploi. Pour tous, la non-maîtrise de la langue est l’obstacle le plus important dans la recherche d’emploi.
La mobilité dans les domaines de la santé est en forte expansion. Environ 7 % des travailleurs migrants y trouvent un emploi, notamment des femmes (80 %). Celles-ci sont majoritairement roumaines (50 %) et polonaises (16 %). Les destinations principales sont ici l’Italie (44 %), suivie du Royaume-Uni (23 %) et de l’Allemagne (7 %).
Les mobilités des biens et services [3]
En cinq ans, les échanges commerciaux de biens entre pays européens ont progressé de 20 %, atteignant 2 940 milliards d’euros en janvier 2018. L’Allemagne est le premier exportateur de biens avec 22 % (750 milliards), suivie des Pays-Bas (13 %), de la France (8 %) et de la Belgique (8 %). La moitié des pays commercent principalement avec l’Allemagne. Certains pays, véritables hubs commerciaux, ont une balance commerciale intra-communautaire très excédentaire, tels que les Pays-Bas avec un ratio de 1,84 (pour 184 € d’export, ils importent 100 €) et l’Irlande avec 1,22. La France et le Royaume-Uni voient leur déficit intra-communautaire commercial s’aggraver, passant d’un quasi-équilibre en 2003 à un ratio négatif (0,72 et 0,63 respectivement) en 2017. Étant donné que les biens échangés sont essentiellement des machines-outils et des véhicules (37 %), des produits chimiques (16 %) et des produits alimentaires (10 %), on peut expliquer les déficits de la France et du Royaume-Uni par un processus de désindustrialisation. Pour ce qui est de la mobilité des biens hors Europe [4], en 2016, l’UE totalisait environ 16 % des exportations mondiales de biens, après la Chine (17 %) et avant les États-Unis (12 %). En termes d’importation, l’ordre est inversé : les États-Unis importent 18 % des biens échangés, l’UE 15 % et la Chine 12 %. Ce qui fait de l’UE le principal acteur mondial d’échanges (talonnée par la Chine et les États-Unis). Les exportations européennes sont à destination des États-Unis (20 %), de la Chine (10 %) et de la Suisse (8 %), alors que les importations viennent de la Chine (20 %), des États-Unis (14 %) et de la Russie (8 %).
Mobilité des services [5]
Les statistiques sur les services sont rares, car ceux-ci sont de natures très différentes. Les services liés au transport de biens suivent les mêmes tendances que la mobilité des biens. Ceux liés au soin des personnes, à la sécurité ou au bâtiment se calquent sur la mobilité des travailleurs, détachés ou non. Les services liés aux biens immatériels, tels que le télétravail (finances, helpdesk ou autres), ne seront repris que dans les échanges financiers entre pays, via l’établissement de factures. On estime que la valeur du commerce de services équivaudrait à un tiers environ de celle du commerce international de biens, un montant proche d’un milliard d’euros au sein de l’Europe.
Les mobilités des capitaux
De plus en plus immatériel, l’argent se déplace à la vitesse de la fibre optique [6]. En 2013, plus de 5 300 milliards de dollars s’échangeaient chaque jour dans le monde [7]. Les chiffres les plus réalistes concernant les mouvements financiers intra-communautaires semblent ceux donnés dans l’estimation du Conseil pour les affaires économiques et financières [8] à l’occasion des débats autour d’une taxe sur les transactions financières, dite taxe Tobin : si on taxait les transactions purement financières de 0,01 %, cela rapporterait 55 milliards d’euros pour l’UE [9]. Ce qui signifierait un volume des transactions de 55 000 milliards d’euros en Europe.
La mobilité financière se traduit aussi par la fuite des capitaux. Difficile d’en mesurer la grandeur vu sa clandestinité. Les scandales des Panama papers et autres Lux leaks ont révélé l’ampleur de ces fuites. Rien que les avoirs français non déclarés en Suisse peuvent être évalués aujourd’hui entre 45 et 60 milliards d’euros [10]. Le Parlement européen a dressé une liste des paradis fiscaux ne contenant, par décision politique, aucun pays européen. Mais, en appliquant les mêmes critères que l’UE, Oxfam a repéré l’Irlande, le Luxembourg, les Pays-Bas et Malte. Fin février 2019, une commission du Parlement européen en a identifié trois supplémentaires : la Belgique, Chypre et la Hongrie. Malgré un projet commun, l’Europe financière est encore marquée par une concurrence effrénée et non régulée (via une fiscalité homogène) entre États.

Notes

  • [1]
    Comme l’expulsion de nationaux d’un autre État membre qui n’ont pas les moyens de subvenir à leurs besoins.
  • [2]
    Protocole 4, article 22.
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