Notes
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[1]
Selon les rapports d’Eurostat et de l’OCDE.
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[2]
Le statut de travailleur détaché autorise un employeur situé dans un État membre à « envoyer » un salarié dans un autre État membre, de manière temporaire, dans le but d’y fournir un service. Le salarié est soumis à certaines dispositions du droit du travail en vigueur dans le pays d’accueil (salaire minimum, durée maximale du travail, etc.) mais les cotisations sociales sont payées dans le pays d’origine. Le statut de travailleur communautaire, en revanche, donne accès au marché du travail national dans le cadre du droit commun du pays d’accueil.
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[3]
Le concept d’européanisation des migrations de travail recouvre autant leur institutionnalisation et leur mise sous un régime commun (au lieu d’une multiplicité d’accords bilatéraux) que la hausse du nombre d’Européens dans les secteurs employant beaucoup de main-d’œuvre étrangère.
Les mobilités de main-d’œuvre au sein de l’Europe se sont intensifiées ces quinze dernières années. Elles représentent pour beaucoup une alternative au déclassement. Sans pour autant mettre réellement les citoyens européens sur un pied d’égalité.
1De la formation des élites durant la Renaissance à la circulation des travailleurs dans les bassins houillers de la Communauté européenne du charbon et de l’acier, la mobilité intra-européenne a toujours été importante. Elle a constitué très tôt un enjeu politique. Malgré cela, les mobilités liées au travail en Europe demeurent mal connues et sujettes à de nombreux préjugés, masquant des réalités contrastées.
2L’entrée dans l’Union européenne (UE) des pays d’Europe centrale et orientale, en 2004, a ouvert la voie à la libéralisation de la circulation entre l’est et l’ouest de l’Europe, symbolisant l’achèvement de la chute du Mur de Berlin. Mais déjà, les recensements nationaux de l’Europe des 15 relevaient que près de 30 millions de citoyens européens vivaient dans un autre pays que celui de leur naissance. Entre 2004 et 2014, environ sept millions d’Européens sont partis travailler dans un autre pays de l’Union, parmi lesquels près de quatre millions ont changé de résidence permanente [1]. Sur la même période, les mobilités de travail intra-européennes ont augmenté de 50 %, réactivant d’anciennes routes migratoires d’est en ouest et en créant de nouvelles (du sud de l’Europe vers la Scandinavie, en particulier). Les dernières estimations d’Eurostat suggèrent que 3,8 % des Européens en âge de travailler résideraient aujourd’hui dans un autre pays que celui de leur naissance.
3Ces mobilités sont cependant difficiles à mesurer avec les outils administratifs classiques, comme le visa ou le permis de travail. De fait, il existe une grande porosité entre les statuts : on peut passer de « travailleur communautaire » à « travailleur détaché » [2] selon les contrats et les employeurs, de touriste à salarié ou étudiant au cours d’une même année. En outre, les temporalités de ces mobilités sont multiples : certains partent pour une saison, d’autres pour plusieurs années. D’autres, encore, travaillent plusieurs mois par an dans un pays, mais n’y vivent pas. Tout cela participe à l’invisibilité d’un phénomène pourtant marquant de ces quinze dernières années.
4Les pays européens n’ont pas été impliqués au même degré dans l’intensification des mobilités intra-européennes. L’essentiel de la croissance de l’immigration n’en concerne que quelques-uns (Royaume-Uni, Irlande, Espagne et Italie, principalement). De même, l’émigration, très importante en Bulgarie, en Roumanie ou en Croatie, concerne bien moins les Tchèques ou les Slovènes. Au-delà de l’intensité, les types de mobilité divergent. Certains pays, comme l’Autriche, ont connu peu de migrations résidentielles, mais des mouvements transfrontaliers pendulaires importants. Jusqu’en 2011, en France et en Allemagne, on observe un recours particulièrement intensif au travail détaché. Enfin, les pays du sud de l’Europe ont suscité de nombreuses migrations saisonnières et circulaires en raison de l’importance du secteur agricole.
5La forme sociale des communautés immigrées s’est trouvée affectée par cette variété des projets de mobilité et par la fluidité temporelle et spatiale au sein de l’Union européenne. Ces communautés paraissent moins nécessaires en tant que formes de reconstruction symbolique et culturelle lorsque le pays d’origine est à portée de main. Si Internet et la facilité de voyage ne changent pas fondamentalement le processus d’intégration sociale ou de formation des liens sociaux, ils remplissent le rôle de communauté imaginée que tenaient précédemment les organisations diasporiques. On note ainsi que les communautés européennes importantes, telles que les Polonais au Royaume-Uni ou les Roumains en Espagne, sont assez peu structurées aujourd’hui.
La migration : une alternative au déclassement
6Les dynamiques migratoires témoignent tant de l’austérité que de la flexibilisation des marchés du travail locaux ; elles racontent également l’incapacité des systèmes de protection sociale à compenser ces difficultés. Partir pour l’étranger est devenu, depuis le début des années 2000, une alternative de plus en plus fréquente au déclassement, que ce soit dans le but d’attendre des jours meilleurs, de construire sa vie dans un environnement jugé plus favorable ou d’accumuler un capital pour accéder à la propriété. Ce désir de quitter le pays touche en priorité les jeunes et les chômeurs, deux catégories qui ont du mal à s’intégrer sur le marché du travail. En l’absence de revenus, il est difficile d’accéder au logement ou de fonder une famille ; les emplois à l’étranger peuvent constituer une source indispensable de capitaux pour occuper les mois sans travail entre deux contrats, faire vivre un petit commerce ou arrondir une retraite.
7Pour les jeunes diplômés qui peinent à trouver un emploi correspondant à leurs compétences, un séjour à l’étranger peut représenter une étape transitoire permettant d’améliorer ses perspectives à long terme, en donnant par exemple accès à la langue anglaise dans le cas de l’Irlande et du Royaume-Uni. Outre la possibilité de gagner un salaire qui paraît souvent mirobolant, la migration est aussi un rite de passage de plus en plus valorisé, à l’image des mobilités Erasmus. « Les voyages forment la jeunesse. »
8Les migrants intra-européens sont embauchés dans les secteurs qui, du fait de leur expansion, ont massivement créé des emplois, en particulier dans la période précédant la crise de 2008. Notons cependant que cela s’est parfois accompagné d’une forte déqualification du travail dans des secteurs très sensibles à la concurrence. C’est le cas de la logistique, dont le développement a suivi celui du commerce en ligne, menant à une réorganisation productive autour d’une sous-traitance en cascade. La mobilité de la main-d’œuvre est parfois partie prenante de la stratégie industrielle. L’embauche de travailleurs intra-européens se fait dans la continuité de politiques migratoires sectorielles facilitant aux travailleurs étrangers l’accès à des métiers qui peinent à recruter. C’est donc plutôt à une européanisation [3] des migrations de travail que l’on a assisté.
9Les autres secteurs dans lesquels les travailleurs d’Europe centrale et orientale sont insérés diffèrent peu de ceux traditionnellement occupés par les immigrants, malgré un accès théoriquement libre au marché du travail. Beaucoup sont embauchés dans la construction, l’hôtellerie, la restauration ou les services à domicile, et ce en dépit d’un niveau de diplôme parfois élevé. Cette ségrégation s’explique par l’héritage des politiques migratoires sectorielles que nous avons évoquées, mais aussi parce que ces emplois, de faible qualité, ne sont attractifs que dans une perspective de court terme. Or, bien souvent, les migrants arrivent avec un projet de quelques mois ou années, ou avec l’idée qu’il faut bien « commencer quelque part ».
10Les migrants intra-européens (en particulier ceux en provenance d’Europe de l’est et du sud) constituent un groupe fortement désavantagé sur le marché du travail, souvent enfermé dans des emplois peu qualifiés. Or, il est d’autant plus difficile de trouver un emploi qualifié que l’on a enchaîné les emplois non qualifiés. De plus, le lien entre éducation et emploi s’étiole dans le contexte international : les employeurs ne connaissent pas les qualifications étrangères et le système de reconnaissance des diplômes européens reste insuffisant dans un grand nombre de cas. Les ressources et la qualité des réseaux personnels des migrants sont donc capitales pour leur insertion sur le marché du travail et révèlent de grandes inégalités. Les embauches dépendent beaucoup des réseaux de parrainage, du niveau de maîtrise des langues étrangères et de l’aisance dans les contextes internationaux, autant d’atouts acquis au cours de l’enfance dans les milieux privilégiés. Et de fortes inégalités de destin touchent les moins bien dotés, entre ceux pour qui la mobilité vient redoubler la situation de précarité qui est déjà la leur dans le pays d’origine et ceux pour qui la mobilité internationale va représenter une véritable plus-value.
Foot business et rêves de gosse
En 1995, l’arrêt Bosman a mis fin aux quotas de joueurs étrangers dans les clubs de football européens. Mais cette totale liberté dans la composition des vestiaires a transformé les projets sportifs en « business model », loin des terrains de quartier et des supporters locaux.
Dans les années 1960, on était à mille années-lumière d’imaginer une équipe de football composée du « roi Pelé » (Brésil), du mancunien Bobby Charlton (Royaume-Uni) et du lisboète Eusebio (Portugal). Mais en 1995, l’arrêt Bosman rend enfin possibles les rêves de gosses (ou de coachs) : la Cour de justice des communautés européennes met fin au système de quota, qui limitait à trois par club le nombre de joueurs étrangers. Au nom de la libre circulation des travailleurs dans l’Union européenne (UE), le vestiaire européen peut devenir ce melting-pot de personnalités, de langues et de cultures de jeu !
Une logique de multinationale
Prendre les meilleurs, y ajouter un entraîneur respectable et trouver le bon assaisonnement tactique : une recette qui fonctionne pour le Real Madrid. Entre 2000 et 2003, la première fournée des galácticos (le surnom donné aux joueurs du Real Madrid, aussi réputés que coûteux) compte quatre « Ballons d’or » : le Français Zidane, le Brésilien Ronaldo, le Portugais Figo et l’Anglais Owen, pour un montant total avoisinant les 200 millions d’euros. Le Real remporte deux titres de champions d’Espagne et une Ligue des champions et assoit une domination incontestable… sur le plan financier.
Et ce, grâce notamment à un certain David Beckham, milieu de terrain transféré en 2003 pour 35 millions d’euros de Manchester United, connu autant pour son pied droit d’une précision de drone que pour son potentiel commercial. À défaut d’avoir été Ballon d’or, David Beckham aura été le champion toute catégorie des agents libres [1], un joueur qui pèse presque autant financièrement que les clubs auxquels il se lie. En 2013, après avoir vendu pour plus d’un milliard d’euros de maillots et de chaussures, il arrive au Paris-Saint-Germain, à l’âge de 37 ans. Bien que l’entièreté de son salaire soit reversée à des associations caritatives, toutes ses primes à l’image sont gérées par sa société, Footwork Productions. Beckham en lui-même est un business model, servant un autre business model… que l’on préfère nommer « projet sportif ». Aujourd’hui, le nom de Beckham évoque pour beaucoup ce moment où les clubs, en s’ouvrant à l’international, ont cédé à une logique de multinationale.
Mais sifflons la pause ! À la mi-temps, il est d’usage de parler de « physionomie du match » : pour analyser l’alimentation d’une attaque, la résilience d’une défense… Bref, de se demander : alors, comment il vit, ce ballon ? Et ce supporter de toujours, comment vit-il son football ? Comment vit-il le fait que son match du dimanche n’est plus retransmis sur les chaînes publiques ? Son équipe n’est-elle pas devenue une superstructure opaque, très éloignée des terrains de quartier ? Pour garder les pieds sur terre, peut-être l’Europe du foot devrait-elle renoncer aux étoiles.
Plus qu’un club !
Un club de foot, c’est d’abord un story-teller : il raconte une histoire. En 2006, les socios du Real Madrid (ces quelque 80 000 petits actionnaires), en poussant leur président Florentino Pérez vers la sortie, expriment leur aspiration à une politique de recrutement cohérente, équilibrant gros transferts (pour consolider le leadership technique) et joueurs du cru (pour donner une âme au club). De fait, si on parle plus de onze langues dans le vestiaire du Barça, le catalan reste tout de même roi en Catalogne. Et il y a ces tauliers, les fils du sol, à l’image de la sentinelle Sergio Busquets ou du défenseur Gerard Piqué, gardiens de la tradition. Au Real Madrid, l’équipe junior, la Fábrica, incarne ce compromis entre l’enracinement local et les enjeux matériels : une situation a priori gagnant-gagnant, durable, de quoi faire vivre une légende… Et être plus qu’un club, « més que un club », selon la devise du rival historique du Real, le FC Barcelone.
Au-delà de leurs différences, ces deux clubs, qui détiennent le plus imposant palmarès du football européen contemporain, ont en commun un paradoxe : ils sont les plus riches de la planète, alors même que leur gestion peut paraître d’un autre temps. Ils n’appartiennent à personne ou, plutôt, ils appartiennent à tout le monde : ils sont la propriété des socios, ces supporters qui, moyennant 700 à 1 000 euros par an, ont une place attitrée dans le stade et un pouvoir d’élection. Un socio, une voix : c’est à la démocratie de défendre les valeurs, la philosophie et les symboles de ces clubs. Et tant pis pour le « grand capital » [2].
Quand l’équipe du Barça fait vivre le ballon, elle promeut une philosophie basée sur les notions de contact, de vitesse, d’initiative, de disponibilité. Lorsqu’un gamin de Douala ou de Manille en porte le maillot bleu et grenat, il s’identifie à un idéal. Il vient dire au monde qu’il veut tout tenter. Et lorsqu’il porte le maillot de Lionel Messi, il s’associe à un rêve : David – mais pas Beckham ! – peut terrasser Goliath, à l’image du petit Argentin de Rosario, atteint de déficit hormonal, devenu le meilleur footballeur du monde [3].
À coups de millions, on peut toujours attirer « la » star, à l’instar de Neymar, qui arrive au PSG pour 222 millions d’euros, en provenance du Barça. Mais il est bien plus délicat de créer un esprit d’appartenance. Cela implique une vraie vitalité des centres de formation, une politique de recrutement de mineurs. Et quand Médiapart dénonce la spéculation sauvage pratiquée sur le dos d’adolescents et les pratiques discriminatoires comme le « fichage ethnique » dans la détection des jeunes à haut potentiel [4], on peut se demander si l’arrêt Bosman a totalement mis fin à la pratique des quotas…
Égalité ou inégalités ?
11Étant donné la variabilité des situations, il est difficile de savoir si la mobilité est une source d’égalité ou d’inégalité dans l’Union européenne. À regarder les chiffres, on est tenté de percevoir la mobilité intra-européenne comme un gâchis pour de nombreuses personnes, en particulier issues d’Europe de l’Est, eu égard à la déqualification constatée. De plus, la migration se fait parfois au prix d’un rejet de la part des populations locales, souvent de conditions de travail difficiles, toujours d’un éloignement de la famille. De fait, la mobilité intra-européenne représente une prise de risque pour des migrants qui ne sont pas assurés de trouver du travail et un mode de vie viable une fois de retour dans le pays d’origine. Et l’Union européenne leur offre peu de garanties formelles. Les accords entre systèmes d’assurance chômage sont complexes et limités. Si, dans le système universitaire, des crédits valident les années d’études à l’étranger, il n’existe pas de transfert automatique et homogène des années de travail effectuées dans un autre pays. Il n’existe pas non plus de marché du travail européen unifié à proprement parler où l’offre rencontrerait la demande selon des paramètres connus des acteurs en présence (tels que le prix, les qualifications, etc.).
12En revanche, les mobilités intra-européennes contribuent à la redistribution des ressources sur le continent, que ce soit indirectement, via le soutien aux membres de la famille ou directement, via des investissements. Elles nourrissent aussi une économie liée aux besoins des personnes mobiles : transports bien sûr, mais aussi petits commerces ethniques, etc.
13Devenus symboles d’une Union européenne de la compétition de tous contre tous, les migrants ont été désignés comme les boucs émissaires des partis anti-européens, en particulier au Royaume-Uni. Pourtant, nombre de personnes se sont installées durablement dans le pays d’accueil et souhaitent y demeurer. La migration a permis à certains de reprendre des études, à d’autres de connaître une véritable mobilité sociale ascendante, à d’autres, enfin, de faire des rencontres : les mariages transnationaux ont augmenté parallèlement à l’intensification de la mobilité intra-européenne, contribuant à la constitution d’une identité commune.
14Pour que l’Europe soit réellement un espace d’opportunités et non de risques, de nombreuses sources d’inégalités doivent être taries. Il s’agirait de renforcer le statut de citoyen européen, qui apporte bien peu de droits au regard du statut de citoyen national. Les conditions d’appartenance à la communauté nationale dépendent des États membres et, bien souvent, les Européens y sont intégrés de manière très marginale. Les migrants, instrumentalisés par les populismes, paient l’ensemble de la politique économique européenne, dont le bilan de dix ans d’austérité. C’est bien la paupérisation des travailleurs et le manque de perspectives qui sont le ferment du mouvement de repli sur l’espace national. Une menace directe pour l’Union européenne.
Notes
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[1]
Selon les rapports d’Eurostat et de l’OCDE.
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[2]
Le statut de travailleur détaché autorise un employeur situé dans un État membre à « envoyer » un salarié dans un autre État membre, de manière temporaire, dans le but d’y fournir un service. Le salarié est soumis à certaines dispositions du droit du travail en vigueur dans le pays d’accueil (salaire minimum, durée maximale du travail, etc.) mais les cotisations sociales sont payées dans le pays d’origine. Le statut de travailleur communautaire, en revanche, donne accès au marché du travail national dans le cadre du droit commun du pays d’accueil.
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[3]
Le concept d’européanisation des migrations de travail recouvre autant leur institutionnalisation et leur mise sous un régime commun (au lieu d’une multiplicité d’accords bilatéraux) que la hausse du nombre d’Européens dans les secteurs employant beaucoup de main-d’œuvre étrangère.