Notes
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[1]
Depuis le 1er janvier 2016, la CMU de base a été supprimée du fait de la mise en place de la protection universelle maladie (Puma), qui permet une prise en charge des frais de santé de toute personne travaillant ou résidant en France de manière stable et régulière [NDLR].
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[2]
Nous mettons de côté la question des mutuelles complémentaires.
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[3]
Cf. Jonathan Duval, Rémi Lardellier, « La redistribution verticale opérée par l’assurance maladie », Études et résultats, n° 815, Drees, octobre 2012.
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[4]
Comme le suggèrent l’économiste Yanis Varoufakis et, avant lui, Yoland Bresson, René Passet ou James Meade.
1Le salariat s’impose comme l’archétype à travers lequel l’individu est censé se rendre utile et s’épanouir. Mais quand le chômage de masse perdure, comment permettre à chacun de cultiver l’estime de soi ? J. Dourgnon propose de remettre en cause le monopole de la norme salariale, en versant à tous un revenu inconditionnel. P. Frémeaux en discute les atouts et les écueils.
Pour une politique publique de l’estime de soi, Julien Dourgnon
2Dans nos sociétés « modernes », l’individu entend se définir par lui-même, selon la succession de ses choix raisonnés et supposés libres, fruits d’une volonté qu’il expérimente comme autonome.
3L’individualisation est partout revendiquée : dans l’entreprise, où l’on observe une dé-collectivisation des rapports au travail ; au sein de la famille, où les choix individuels s’affirment comme des impératifs légitimes – par exemple celui de divorcer ou, pour un jeune, de quitter précocement la famille. Ce processus affecte notre perception de phénomènes collectifs. Ainsi, le chômage est largement traité comme relevant d’un problème individuel. L’État détermine d’ailleurs sa politique publique de l’emploi à l’aune des effets attendus de celle-ci sur la situation et le comportement de chaque individu : il s’agit d’inciter financièrement à la recherche active d’un emploi, de dissuader de vivre éternellement aux dépens des aides sociales. Chacun est invité à mieux se former, à être plus mobile. Cette individualisation des problèmes sociaux fait porter sur les épaules du chômeur, du pauvre ou du précaire (un gros tiers de la population active !) l’entière responsabilité de ce qui lui arrive. Le reste de la société peut s’exempter de toute responsabilité à leur égard et même se sentir fondé à les désigner comme des entités parasitaires dont la générosité publique fait les frais.
Digne grâce à l’emploi
4Avec cette culpabilité, le chômeur et le pauvre doivent de surcroît affronter un déni de pathologie sociale, qui réduit le trouble de l’estime de soi à des problèmes personnels. Le manque d’estime est ainsi à rechercher du côté des traumas familiaux et des relations avec son environnement direct (y compris professionnel), plus que dans l’impossibilité pour l’individu de répondre aux impératifs des normes sociales.
5Pourtant, l’estime de soi est essentiellement hétéronome, c’est-à-dire commandée de l’extérieur. Derrière les questions « Que suis-je », « Qui suis-je », se dissimule une autre série de questions : « Qu’est-ce que je vaux pour la société ? », « Qu’est-ce que je vaux pour l’autre ? », « Qu’est-ce que je peux faire avec les autres ? » Et lorsque la sphère professionnelle, l’espace social et la communauté politique sont des appartenances sociales difficiles ou impossibles, ce qui est le cas en général pour le chômeur, le pauvre ou le précaire, la question devient : « Qui suis-je ? Que suis-je pour qu’on me traite ainsi ? »
Le monopole des normes salariales
6Il faut sortir de l’idée que les normes salariales (qui tendent au monopole) sont naturelles. Car ce que nous appelons le travail est en réalité le travail « salarié », c’est-à-dire l’emploi, une forme parmi d’autres du travail et de son organisation. Est actif (occupé), donc potentiellement productif et utile, celui qui participe à la production par l’emploi. Inversement, est inactif celui qui en est exclu, si bien qu’un bénévole ou un parent au foyer ne travaille pas et donc ne produit rien. Hors du travail officiel (de la production) se rencontre le loisir, qui est avant tout un non-emploi, un temps a-social, subjectif et improductif. La norme salariale ne distingue pas les activités situées hors de son radar : peu importe que vous soyez en train de somnoler sur un canapé ou de vous activer pour éduquer vos enfants, que vous travailliez dans une association ou que vous rendiez service à un voisin.
7Cet édifice de normes est tenu par sa clé de voûte : le monopole que l’emploi détient sur la distribution primaire des revenus. Hors de l’emploi, point de revenus primaires (à l’exception des rentiers). Si bien que c’est dans l’emploi que prospèrent l’estime de soi et la possibilité d’une vie matériellement digne (un revenu, un logement, l’accès aux transports…). Dès lors, plus on se trouve écarté de cette norme, plus l’estime de soi se dégrade, inexorablement. À défaut d’inclusion sociale, l’exclu cherche au sein de sa famille, avec ses amis et auprès des structures qui l’entourent, la possibilité d’une estime de soi que la société lui refuse. Être conforme à la convention salariale est plus précisément associé à la détention d’un contrat à durée indéterminée (CDI). Car un contrat de travail à durée déterminée (CDD) n’y suffit pas (encore moins un contrat en intérim). Qui arrive à gagner la confiance de son banquier pour obtenir un crédit ou celle d’un bailleur pour louer un logement avec un CDD ? Sans le sésame du CDI et, a fortiori, sans emploi (donc sans revenu primaire), vous êtes condamné à errer dans les marais, au mieux des précaires, au pire des exclus. Et peu importe que vous soyez un parent formidable, un professionnel talentueux, un citoyen respectueux des autres comme de vous-même, une personne dévouée corps et âme à la cause de votre quartier. La norme, par sa rigidité, est impitoyable.
8Ainsi, elle n’admet qu’un seul état : celui où chaque personne en âge de travailler occupe continuellement la tâche qui lui est dévolue par la division sociale du travail. Continuellement, car le moindre écart hors du salariat vous expose aux pires difficultés matérielles et à un effondrement du sentiment que vous vous faites de « ce que vous valez ». Autrement dit, la discontinuité des parcours, la modulation des heures de travail (temps partiel) se révèlent quasi impraticables en régime capitaliste salarial, sauf à jouir d’une manne financière et à bénéficier d’une force mentale de boxeur pour résister à la marginalité à laquelle expose une sortie de la norme. Lorsque le chômage de masse perdure et que la précarité salariale fait tache d’huile – notre lot depuis plus de quarante ans –, non seulement plus personne ne veut prendre le risque de s’aventurer hors du salariat, mais tout le monde fait mine de le désirer avec ardeur, quitte à occuper un emploi temporaire, inintéressant, déclassé ou mal payé. En vérité, la plupart des gens ne cherchent pas un travail mais un revenu, coûte que coûte. Autant dire qu’en période prolongée de déséquilibre du salariat et de sous-emploi, le degré de liberté de choisir sa vie, pour un grand nombre, tend vers zéro.
9L’État, quant à lui, organise son action sociale conformément aux attentes symboliques de la norme du salariat capitaliste. Ainsi en va-t-il de l’assistance sociale (RSA : revenu de solidarité active, prime pour l’emploi, couverture maladie universelle [1]…), réservée aux recalés du salariat. L’État verse des revenus (dits « secondaires » car issus de la redistribution) toujours définis négativement (par défaut d’emploi). Il officialise, pour ainsi dire, et rend visible (il stigmatise) la non-appartenance sociale, l’impossibilité d’accéder au champ du salariat. Mais face à une recrudescence incontrôlée des éligibles, alors que son budget est contraint, et considérant le chômage d’abord comme un problème d’adaptation, la pression exercée sur les bénéficiaires va crescendo pour les priver de leurs aides ou les pousser vers le premier emploi venu. C’est cette pression qui tue littéralement Daniel Blake dans le film de Ken Loach Moi, Daniel Blake (2016). Avant de succomber à un problème cardiaque, il a juste le temps de lancer à une employée de l’administration britannique : « Vous savez, sans amour-propre, on est foutu dans la vie ! » Certains bénéficiaires renoncent même à leurs revenus de substitution, par lassitude administrative ou pour échapper au déshonneur que ces revenus par défaut transportent avec eux.
L’inconditionnalité protège l’estime de soi
10Le pauvre, le précaire et l’exclu peuvent espérer un moment de répit dans la salle d’attente de leur médecin généraliste, s’ils ont la chance de posséder encore une carte vitale. Voici enfin un lieu où l’institution (en l’espèce la branche santé de la Sécurité sociale) les traitent comme les égaux de n’importe quel autre bénéficiaire. Le taux de remboursement d’un acte médical est unique, donc égal et universel, indifférent au statut et à la richesse du patient [2]. La « Sécu », pourrait-on dire, est une et indivisible pour les détenteurs de la carte vitale. Le fait de rembourser aussi les soins du milliardaire procure à celui-ci un avantage pécuniaire (que certains jugeront injuste), mais il procure à tous un avantage symbolique : le sentiment d’être un égal. L’égalité implicitement réaffirmée ici est un puissant agent de protection de l’estime de soi. Il en allait de même des allocations familiales, jusqu’à la loi de financement de la Sécurité sociale de 2015, où il a été décidé de moduler leur montant en fonction des revenus. Auparavant, chaque famille pouvait avoir le sentiment d’accéder à un droit égal pour tous et non à une œuvre d’assistance, variable selon son niveau de revenu.
11Du reste, la contradiction entre universalité et justice sociale n’est qu’apparente. Toutes les études sur le financement de la branche santé de la Sécurité sociale montrent que la contribution des plus aisés (notamment via la CSG, la contribution sociale généralisée) dépasse de loin le montant des soins qui leur sont remboursés [3].
Dissocier revenu et emploi
12N’y a-t-il pas mieux à faire que de s’acharner, et en vain jusqu’à présent (le chômage de catégorie A, B et C a de nouveau augmenté au 3e trimestre de 2017), à conformer les individus à la norme salariale héritée de la première révolution industrielle ? Acharnement poursuivi au prix d’une profonde détérioration de l’estime de soi d’une frange croissante de la population. Une estime pourtant essentielle à l’esprit d’entreprise (engager des actions positives), à une « vie bonne » en général, à une cohésion sociale dont le délitement saute aux yeux. Faut-il, dès lors, en finir avec le salariat ? L’opportunité de sa disparition immédiate et brutale nous semble discutable. En revanche, il est à notre portée de trouver des outils susceptibles de l’ouvrir à des logiques qui lui sont étrangères, pour élargir les conditions d’accès à l’espace social et à la communauté politique, et restaurer l’estime de soi. Notre hypothèse est que seule une modification dans l’ordre de la distribution des revenus (la clé de voûte de la norme salariale) est à même de réaliser cette mutation systémique des valeurs et des normes, c’est-à-dire de venir à bout du monopole salarial. Mais alors comment et sur quel motif dissocier partiellement emploi et revenu ? Le revenu universel (versé sans condition à chaque individu tout au long de la vie) est selon nous l’une des voies les plus fécondes. Versé à tous et sans condition, le revenu universel se démarque d’une logique d’assistance. Il n’est pas un revenu par défaut d’emploi, mais il officialise la garantie d’une reconnaissance, d’une égalité et d’une inclusion socle (« je vaux inconditionnellement quelque chose » car « je suis traité à l’égal des autres »), là où le RSA officialise la non-appartenance à l’espace social valorisé. Le revenu universel doit donc être vu comme un apport inconditionnel d’ordre matériel, mais aussi une force symbolique d’inclusion au champ social et politique. Reste à savoir comment un revenu qui ne serait indexé sur aucune contrepartie individuelle pourrait se justifier et être accepté ? Si nous suivons la narration économique « officielle » selon laquelle la richesse est uniquement créée par l’entreprise privée, on peine à trouver une justification valable. Mais si la société (ses institutions, sa culture, son état de droit, ses arts, sa science et ses techniques, ses citoyens formés, ses infrastructures…) est un véritable facteur de production [4], au même titre que le capital et le travail présents dans l’entreprise (que serait donc l’entreprise sans la société ?), alors il existe un sérieux motif de rétribuer la société pour elle-même et donc également chaque élément qui la compose. La société est un facteur de production holistique, par nature indivisible. Impossible de mesurer la contribution de chacun à ce qui fait la spécificité de la culture française ou de la culture américaine par exemple (ce qui, au passage, nous évite de donner un prix à tout ce que nous faisons). En clair, l’entreprise privatise non seulement des biens communs naturels, mais aussi des biens sociaux culturels et scientifiques, cet ensemble appelé « société » dont chaque membre compte également.
SUR REVUE-PROJET.COM
13Reconnaître la part sociale de la production et distribuer de façon égalitaire entre tous cette part via le revenu universel permettrait de jeter les bases d’un nouveau pacte social implicite. Le revenu universel n’a certainement pas les vertus d’un couteau suisse que certains lui attribuent – réduire les inégalités sociales, éradiquer la pauvreté, supprimer le chômage… Seul, il ne saurait ni créer les conditions d’une inclusion sociale satisfaisante, ni se substituer à l’accompagnement social de terrain. Mais il pourrait constituer un puissant outil pour éveiller un sentiment d’égalité générateur d’estime de soi dans le corps social. Un outil génial pour permettre au plus grand nombre de s’émanciper de la rigidité des normes salariales et instaurer une véritable politique publique de l’estime de soi.
S’émanciper par le revenu universel, Philippe Frémeaux
14Premier avantage d’un revenu inconditionnel : puisque tout le monde en bénéficie, il évite d’enfermer les exclus de l’emploi dans un statut d’assistés. Cette dimension de rétablissement de l’estime de soi me semble essentielle. Mais d’autres éléments, plus techniques, ne peuvent être négligés. En premier lieu, nous vivons dans une société où une grande partie de ceux qui pourraient prétendre à percevoir une aide sociale n’en bénéficient pas : démarches trop compliquées ou trop humiliantes. Le revenu inconditionnel pourrait mettre fin à ce « non-recours ».
15En second lieu, il pourrait changer les rapports de force sur le marché du travail : alors que nous sommes loin du plein emploi et qu’un grand nombre d’emplois sont de piètre qualité, le revenu universel permettrait à chacun de choisir plus facilement de travailler ou non, ou de réduire son temps de travail. L’enjeu ici ne tient pas seulement au niveau des rémunérations, mais aussi aux conditions de travail, souvent très difficiles. De ce point de vue, en donnant plus de liberté à tous, le revenu universel ne remet pas en cause le travail, comme il est dit parfois, mais il le remet simplement à sa juste place. Cette perspective s’inscrit tout à fait dans la ligne portée depuis le départ par le syndicalisme ouvrier et, au-delà, par les partis socialistes dans les pays de tradition sociale-démocrate. Dans le débat de la primaire socialiste de 2017, certains ont invoqué la défense d’une société du travail pour critiquer les partisans du revenu universel. On ne saurait oublier que ce n’est pas l’émancipation par le travail qui doit être l’objectif, mais l’émancipation des travailleurs – et ce n’est pas la même chose. Que dans la tradition marxiste, il y ait eu un rôle historique de la classe ouvrière du fait de sa place essentielle dans le processus de production ne veut pas dire que le devenir des ouvriers dans la société à construire soit de rester rivés à leur machine douze heures par jour ! La construction du socialisme réel en URSS (Union des républiques socialistes soviétiques) a montré comment un régime productiviste, une fois instauré un gouvernement totalitaire, se met à glorifier le travail, mais sous forme d’exploitation des salariés contraints.
Droit à la paresse ?
16Dans notre société qui peine à sortir du chômage de masse depuis maintenant plusieurs décennies, il est ainsi d’autant plus difficile de balayer d’un revers de main la proposition d’un revenu universel en dénonçant une apologie du droit à la paresse. À tout prendre, il vaut mieux un revenu de base qu’une dérive de notre société vers ce que l’on appelle le workfare, c’est-à-dire l’imposition d’une contrepartie en travail aux bénéficiaires d’aides sociales, comme le propose une partie de la droite.
17Une autre critique me vient à l’esprit lorsque j’entends cette confusion entre émancipation des travailleurs et mise au travail de tous les salariés potentiels ; elle questionne les finalités de l’activité économique. L’enjeu est-il de mettre tout le monde au travail au nom de la compétitivité et de la puissance économique du pays et de la croissance infinie du produit intérieur brut, ou de mettre fin à la précarité que suscite le chômage de masse ? Sur ce plan, si le revenu de base n’est pas « la » solution, il n’est pas un obstacle à la recherche d’une solution. On pourrait ainsi parfaitement articuler revenu universel et réduction du temps de travail (RTT), surtout si celle-ci est liée à la création de nouveaux espaces de liberté au cours de l’ensemble de la vie active, permettant à chacun de réaliser un projet personnel, de s’occuper de ses enfants, de se former, de faire du bénévolat, d’écouter de la musique…
18Au-delà, les notions de revenu universel et de RTT peuvent être combinées avec celle d’État employeur en dernier ressort. Il devrait revenir à l’État d’offrir un emploi à tous, quand les autres acteurs économiques échouent à y parvenir. C’est dans cet esprit que s’inscrit l’initiative « Territoires zéro chômeur de longue durée » [cf. p. 50], qui consiste à recycler les dépenses liées à la prise en charge des chômeurs de longue durée, pour leur offrir, sur leur bassin de vie, des emplois à forte utilité sociale répondant à des besoins non satisfaits, identifiés par l’ensemble des acteurs du territoire. Il ne s’agit pas d’un dispositif contraignant, mais plutôt de donner à chacun un emploi rémunéré normalement, dans des conditions de dignité, et qui répond à une vraie utilité sociale (utilité qui contribue à la dignité des travailleurs).
19Est-ce qu’au fond, dans une société à haute productivité, où la révolution numérique va encore réduire l’emploi, le revenu universel serait le moyen de faire accepter le nombre d’emplois toujours plus réduit ? Je suis réticent à mettre en avant le revenu universel comme une réponse placée sous le signe de la nécessité. Je préfère lorsqu’on en parle sous le signe de l’émancipation des salariés et de la dignité de tous. C’est dans cet esprit qu’il me semble nécessaire de l’articuler avec une réflexion sur la RTT, qui renvoie à cette idée qu’on va travailler moins pour travailler tous. Que parmi ceux qui travaillent, certains décident de ne pas travailler pendant certaines périodes, et qu’ils soient aidés dans ce choix par un revenu universel, peut être tout à fait souhaitable. Pour autant, le manque d’emplois ne me paraît pas une justification légitime du revenu universel : le niveau de l’emploi de demain est très incertain. Les courbes décrivant le passé ne nous disent rien de l’avenir. Ainsi, si l’on considère les gains de productivité réalisés en un siècle et qu’on les rapporte au niveau de l’emploi d’il y a un siècle, nous ne devrions avoir aujourd’hui que 2 ou 3 millions d’emplois, alors qu’on en a 25 ou 26 ! Certes, certains emplois vont disparaître, mais il est difficile de savoir lesquels apparaîtront en raison de nouveaux besoins sociaux, de l’évolution de la place de l’emploi monétarisé face aux échanges non marchands, au bénévolat et à ce qui est fait dans le cadre domestique. Pour exemple, le métier qui s’est le plus développé au cours des vingt dernières années a été celui d’assistant maternel ; le seul secteur industriel à avoir maintenu son niveau d’emplois est l’agroalimentaire : nous achetons plus de produits transformés et cuisinons moins à la maison. Deux évolutions liées en partie à l’accès massif des femmes au salariat. La transition écologique, qui est une nécessité, peut amener à modifier la quantité d’emplois comme leur qualité. Donner comme finalité à l’économie la recherche du bien-être et du bien-vivre de tous, et non la consommation toujours croissante, conduira forcément à développer certains métiers et à en réduire d’autres. Cela nécessitera de se diriger vers une société qui privilégiera les gains de productivité dans l’utilisation des ressources, et non plus dans l’utilisation du travail. Les Trente Glorieuses ont été portées par le très bas prix des énergies fossiles ; il s’agit désormais de pas ser à un autre régime de croissance, moins dévoreur de ressources et sans doute plus intense en travail. Le développement, par exemple, de nouveaux services liés au care, de la petite enfance à l’accompagnement des personnes âgées, va dans ce sens. L’enjeu n’est donc pas seulement la quantité d’emplois, mais aussi l’accompagnement des reconversions à conduire. D’où la nécessité de mettre en place des politiques audacieuses en termes de sécurisation des parcours professionnels et de renouer avec la RTT autant que nécessaire.
Mieux s’accommoder des inégalités ?
20Je voudrais terminer sur certains risques liés à la mise en place du revenu universel, car il faut bien comprendre pourquoi certains libéraux en sont partisans. Dans leur esprit, l’instauration du revenu universel constitue un moyen de simplifier radicalement le système de protection sociale en remplaçant une grande partie des allocations par un revenu inconditionnel, un impôt négatif (Milton Friedman). C’est aussi un moyen de délivrer la société de toute autre responsabilité à l’égard des individus qui la composent et à qui il reviendrait ensuite de se débrouiller seuls, en toute liberté. Plus besoin de salaire minimum, d’assurance chômage, de prestations familiales. Surtout, plus besoin des personnes chargées de délivrer ces prestations, ni de toute cette bureaucratie pour vérifier qui a droit à quoi. Ce qui finit par faire des économies. Dans cette vision, le revenu de base est une sorte de cadeau fait par les élites à la plèbe, afin d’éviter qu’elle se révolte. Une version postmoderne du panem et circenses du bas Empire romain ! Y a-t-il ou non une fatalité à la précarisation des emplois, à la multiplication des petits boulots, des temps partiels subis, emplois occupés majoritairement par des femmes ? Le revenu universel ne risque-t-il pas d’être un moyen de s’accommoder de cette situation en venant compléter les revenus de ces travailleurs pauvres ? Le revenu universel ne sera émancipateur que s’il s’inscrit dans une société où une réelle égalité des possibles est établie. Sans cela, la liberté qu’apporte le revenu universel ne sera pas la même pour tous, selon que chacun dispose ou non du niveau de qualification qui lui permet de choisir ou non d’entrer sur le marché du travail dans des conditions convenables, au lieu de vivre chichement de son revenu de base. Bref, pour reprendre les mots d’Amartya Sen, le revenu de base ne nous dispense pas d’agir pour que chacun ait les « capabilités » qui lui donnent d’être un citoyen à part entière. On peut d’ailleurs se demander si le revenu de base serait encore nécessaire dans une société qui satisferait à l’ensemble de ces conditions.
Notes
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[1]
Depuis le 1er janvier 2016, la CMU de base a été supprimée du fait de la mise en place de la protection universelle maladie (Puma), qui permet une prise en charge des frais de santé de toute personne travaillant ou résidant en France de manière stable et régulière [NDLR].
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Nous mettons de côté la question des mutuelles complémentaires.
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[3]
Cf. Jonathan Duval, Rémi Lardellier, « La redistribution verticale opérée par l’assurance maladie », Études et résultats, n° 815, Drees, octobre 2012.
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[4]
Comme le suggèrent l’économiste Yanis Varoufakis et, avant lui, Yoland Bresson, René Passet ou James Meade.