Couverture de PRO_361

Article de revue

Travail commun, statuts multiples

Pages 18 à 27

Notes

  • [1]
    La génération Y, composée des personnes nées entre 1980 et 1994, a souvent grandi devant la télévision et dans une société où les ordinateurs et les téléphones portables ont pris une place croissante ; la génération Z, la suivante, est née après 1994. Elle a toujours connu l’Internet, les réseaux sociaux et est hyper-connectée [NDLR].
  • [2]
    Simon Beck, Joëlle Vidalenc, « Une photographie du marché du travail en 2016 », Insee Première, n° 1648, mai 2017, p. 2. Une proportion stable de 2000 à 2012. Mieux que la fonction publique qui, en 2010, employait 898 000 contractuels, soit 17,2 % des effectifs.
  • [3]
    Cité par André Gorz, Métamorphoses du travail. Quête du sens, Galilée, 1988, p. 90 sqq.
  • [4]
    « Comptes rendus de la commission spéciale Croissance, activité et égalité des chances économiques », www.senat.fr, 11/03/2015.
  • [5]
    Beck, Vidalenc, ibidem.
  • [6]
    « Le contrat d’extra, ou contrat d’usage, est un contrat à durée déterminée particulier, qui permet à un employeur d’un secteur d’activité strictement défini d’augmenter son effectif en employant rapidement un extra. Ce contrat ne peut être utilisé que pour répondre à des besoins ponctuels et immédiats pour un poste spécifique et limités dans le temps. » Source : www.service-public.fr [NDLR].
  • [7]
    Étienne Marie et Vincent Jaouen, « Évaluation du contrat à durée déterminée dit d’usage », rapport de l’Inspection générale des affaires sociales, décembre 2015.
  • [8]
    Programme des Nations unies pour le développement, Rapport sur le développement humain 2015. Le travail au service du développement humain, 2015, p. 10.
  • [9]
    Le salarié de la précarité. Les nouvelles formes de l’intégration professionnelle, Puf, 2007 [2000].
  • [10]
    Actifs cumulant plusieurs emplois sous différents statuts. Le terme slasher fait référence au signe « / » (slash en anglais) qui sépare les différentes activités.
  • [11]
    C’est tout le débat autour des « faux-artisans », que j’ai appelés « salariés-artisans » dans un article du Monde du 14/04/1982. Cf. J. Le Goff, Droit du travail et société, tome I, Les relations individuelles de travail, Presses universitaires de Rennes, 2001, p. 142 sqq.
  • [12]
    « Les contrats courts vus par les salariés », Premières synthèses, n° 12.3, mars 2007.
  • [13]
    Olivier Galland, Bernard Roudet (dir.), Les jeunes Européens et leurs valeurs. Europe occidentale, Europe centrale et orientale, La Découverte, 2005.
  • [14]
    Portrait de l’artiste en travailleur. Métamorphoses du capitalisme, Seuil, 2003, p. 8.
  • [15]
    Cf. Alain Mergier, « Les jeunes et l’autorité. Des attentes spécifiques », Cadres-CFDT, n° 440-441, octobre 2010.
  • [16]
    L’emploi intérimaire. Trajectoires et identités, Presses universitaires de Rennes, 2000.
  • [17]
    À la question : « Est-ce votre choix d’être en intérim ? », 35 % des intérimaires (variable RDET) ont répondu oui (moyenne annuelle). Source : Enquête emploi de l’Insee/Dares.

1L’on peut aujourd’hui travailler pour une même entreprise avec des statuts bien différents : en intérim, CDD, CDI, en tant qu’auto-entrepreneur ou « porté », comme soustraitant ou indépendant... Cela signifie-t-il pour autant la fin de la collectivité de travail ?

2Des années 1930 à la décennie 1980, l’entreprise est le creuset d’un processus d’homogénéisation du statut salarié. Là où prévalait le grand clivage entre employés et ouvriers, se dessine un alignement progressif sur la condition statutaire d’employé, plus stable. Il se traduit par la généralisation du contrat à durée indéterminée (CDI), devenu, non sans résistance de part et d’autre, la norme bien accordée aux besoins de l’industrie moderne. Il se traduit aussi par le bénéfice des conventions collectives (en plein essor après 1936) et la tardive protection contre le licenciement (1973 et 1975). La mensualisation de janvier 1978 achève cette évolution. Le modèle de référence est alors, sans conteste, la fonction publique. C’est dans ces années 1970 que la nouvelle société salariale entre dans une période critique, avec les licenciements économiques et l’explosion du travail « atypique ».

Le « travail atypique »

Les lois de 1979 sur le contrat de travail à durée déterminée (CDD) et le contrat de travail temporaire (CTT) révèlent un nouveau « précariat » (Robert Castel) caractérisé par :
  • une expansion foudroyante : au début des années 1980, à l’époque où Brigitte Lozerec’h publie son roman L’intérimaire (Julliard, 1982), ce statut affecte 3 % de la population salariée ; en 1996, 10,8 % et fin 1998, près de 12 %. Un volume multiplié par 4 en une quinzaine d’années ;
  • sa banalisation, qu’illustre l’exemple de Maubeuge Construction Automobile (MCA), filiale de Renault, comptant à l’époque 1 200 intérimaires pour 2 500 salariés ;
  • son effet déstructurant, manifesté par l’éclatement de la collectivité de travail en deux catégories de salariés : les permanents, bénéficiaires des garanties du droit du travail et en position de les faire valoir ; les précaires, qui éprouvent de réelles difficultés d’intégration à la collectivité de travail, du fait de leur faible durée de séjour, de l’absence de perspective durable et de l’absence de solidarité de la part des permanents.
JLG

3La situation est paradoxale : si, d’un côté, le phénomène de pluralisation du collectif de travail s’est accentué, il s’accompagne, dans le même temps, d’une certaine recomposition. Comme si l’entreprise avait fini par intégrer dans son fonctionnement une diversité dont l’effet centrifuge se serait atténué. Autant qu’à un changement économique, on a affaire à une mutation culturelle liée à un nouveau rapport au travail des générations Y et Z [1]. Le fait majeur reste la grande stabilité du modèle salarial organisé autour du CDI, dont bénéficient 86,5 % des salariés du secteur privé [2]. On est encore loin des sombres prévisions de Wolfgang Lecher [3]. Dans les années 1980, il voyait le marché du travail évoluer vers un noyau dur de permanents stables de 25 % des salariés, autour d’eux, une première couronne de permanents à horizon court (cinq à dix ans), relativement instables, regroupant 25 % des salariés, les 50 % restants formant une constellation de salariés en précarité, avec de plus en plus de statuts mixtes salarié-travailleur indépendant.

4Il reste que le brouillage accru des frontières statutaires et la multiplication des situations hybrides accentuent l’impression d’éclatement. Le cas des « permatemp » est révélateur. Il s’agit de salariés en CDI qui jouent les « bouche-trous » pour de multiples activités temporaires. Des salariés volants en habit de permanent. Mais il y a aussi les travailleurs « portés » (dans le cadre du portage salarial), qui sont des salariés nominaux exerçant comme des indépendants. Sans parler des conducteurs d’Uber, véritables chauves-souris juridiques. La confusion est telle que François Rebsamen, alors ministre du Travail, allait jusqu’à affirmer lors de son audition par le Sénat en mars 2015 : « Le contrat de travail n’impose pas toujours un rapport de subordination entre employeur et salarié : il est signé par deux personnes libres qui s’engagent mutuellement. [4] » Ce qui constitue une contre-vérité du point de vue juridique, mais une demi-vérité du point de vue sociologique…

Les vrais stables et les autres

5En réalité, au sein de l’entreprise, la ligne de démarcation ne sépare pas simplement les CDI des autres. Il s’agit plutôt d’une ligne sinueuse entre les vrais stables et les autres, qui peuvent être regroupés en trois catégories : les instables, les faux-stables et les ex-stables.

Les instables

6Globalement, le volume des CDD et des CTT (contrats de travail temporaire) est demeuré relativement constant depuis une vingtaine d’années. Ces instables représentent 13,2 % de la population salariée [5]. En revanche, la durée de ce type de contrats a fortement diminué. De 2000 à 2015, le nombre de contrats de moins d’un mois a augmenté de 60 %, la part des embauches en CDD très courts représentant, début 2015, près de 70 %. La pratique du « CDD d’usage » [6], dans certains secteurs et spécialement celui du spectacle, est emblématique : 25 % de moins d’un jour, 50 % de moins d’une semaine [7]. Consolation pour les intéressés : dès que la conjoncture s’améliore, la conversion en CDI s’opère, faisant du contrat précaire une antichambre de l’emploi permanent. Mais pas pour tout le monde, pas pour les intérimaires de longue durée, majoritairement des hommes assez âgés, de nationalité étrangère, de faible niveau d’études, travaillant dans le bâtiment ou en usine, souvent chargés de famille nombreuse.

Les faux-stables

7Les faux-stables sont des salariés qui éprouvent peu ou pas de satisfaction dans le travail. Par conséquent, ils font l’expérience de la disqualification sociale, dans une activité peu qualifiée, mal considérée, n’assurant qu’une faible intégration dans l’entreprise et dans la société. Ils se sentent « en retard » sur le cours de l’histoire, « largués » et, du même coup, exposés à la relégation. Aujourd’hui, 10 à 15 % des salariés sont dans ce cas. « Il n’a jamais été aussi difficile d’être un travailleur doté de compétences et d’aptitudes moyennes, car les ordinateurs, les robots et autres technologies numériques acquièrent ces compétences et ces aptitudes à une vitesse extraordinaire [8]. »

8Dans sa grande enquête Le salarié de la précarité[9], Serge Paugam parlait d’« intégration disqualifiante » affectant 20 % de la population salariée. Il y ajoutait 18 % de salariés en « intégration incertaine » (quand l’instabilité dans l’emploi ne s’accompagne pas d’insatisfaction dans le travail) et 20 % de salariés en « intégration laborieuse », globalement insatisfaits dans leur travail mais dont l’emploi n’est pas menacé… Soit un total excédant les 50 %, dont procède la dynamique d’éclatement du monde de l’entreprise, aggravée par le temps partiel contraint.

Les ex-stables

9Il s’agit de travailleurs dont le statut se caractérise, en principe, par la stabilité – sous-traitants et leurs salariés, artisans, auto-entrepreneurs, freelances, slashers[10] – mais placés dans des rapports économiques dominés par la flexibilité et la précarité. Nombre d’entre eux en reviennent, de fait, au travail « au jour le jour ». L’explosion de la sous-traitance au cours des vingt dernières années a ainsi permis aux entreprises d’externaliser une bonne part des risques de gestion selon un régime de travail inquiétant. Et il n’est pas rare que ces travailleurs soient des « ex » de l’entreprise, « invités » par leur employeur à passer du statut de salarié à celui d’artisan, comme cela s’est vu dans le bâtiment, les transports routiers, la batellerie et les taxis dès les années 1980 [11].

10Voilà qui préfigurait les problèmes de statut créés par les plateformes numériques, lorsque d’intermédiaires, elles se muent en employeurs comme Uber, Deliveroo et bien d’autres. Sans oublier l’éclatement des tâches illustré par le Turc mécanique d’Amazon ou le « cloud working » (travail en réseau) consistant dans un travail fragmenté, en ligne et à la pièce, de micro-tâches de traduction, d’analyse d’images, de sondage, etc., comme dans le « crowdsourcing » (appel au grand public pour participer à des réalisations) rappelant étrangement la « manufacture dispersée » des premiers temps de l’industrialisation. En une trentaine d’années, le système d’emploi s’est métamorphosé, passant d’un système solaire, où à un statut correspondait une place, à une nébuleuse où prolifèrent des formules hybrides conjuguant salariat, autonomie et indépendance. Curieusement, cependant, cet éclatement statutaire coexiste de plus en plus avec un ressenti de l’entreprise comme espace de travail et de vie en cours de relative réintégration.

Entre désirs d’autonomie et de coopération

11Que les choses soient claires : il ne s’agit pas d’accréditer l’image d’une entreprise réunifiée, mais de souligner une assez nette tendance à sa ré-homogénéisation, par-delà le miroir brisé de la collectivité de travail. « Une majorité des salariés en contrat court déclare se sentir tout aussi intégrée à leur entreprise que ceux embauchés en contrat à durée indéterminée », relevait déjà, il y a dix ans, une étude du ministère du Travail [12]. Aujourd’hui, c’est l’ensemble des non-permanents qui participent de cette dynamique.

12L’aspiration croissante à l’autonomie [13] est satisfaite autant par les formules du type auto-entreprise, freelance (indépendant travaillant à la demande d’entreprises) ou portage salarial, que par le contrat à durée limitée ou l’intermittence, selon le profil « artiste » typologisé par Pierre-Michel Menger : « Fort degré d’engagement dans l’activité, autonomie élevée dans le travail, flexibilité acceptée, voire revendiquée, arbitrages entre gains matériels et gratifications souvent non monétaires [14] ».

Le travail, c’est « que du bonheur » ?

Les résultats de l’enquête « Que du bonheur » menée par l’association Générations cobayes en 2016 [1] révèlent que les jeunes actifs sont en majorité satisfaits de leur activité professionnelle : 62 % affirment s’y sentir « plutôt bien » ou « complètement bien ». Un résultat étonnant, au vu des conditions difficiles, de la précarité grandissante et d’une insécurité omniprésente, que peut expliquer, pour partie, la méthode de l’enquête : le questionnaire, accessible uniquement sur Internet, a circulé principalement dans les réseaux d’entrepreneurs sociaux (MakeSense, Ticket for change) et les associations d’étudiants (Animafac, Junior-Entreprises). Le chiffre n’en garde pas moins son importance : d’après l’enquête, plus on est heureux au travail, plus on est heureux globalement ! Chercher le bonheur au travail – et le trouver – ne serait donc pas un luxe ? Les jeunes consultés déclarent (pour 58 % d’entre eux) que le travail est d’abord une source d’épanouissement personnel, plutôt qu’un moyen de subsistance. Pour 89 % d’entre eux, gagner de l’argent n’est pas la priorité. Pour une grande majorité, il est « primordial » d’exercer une activité professionnelle en accord avec ses valeurs (80 % des répondants), dans laquelle on se sent utile aux autres (60 %) et qui passionne (75 %). Se dégagent de l’enquête des envies d’indépendance, d’autonomie, d’apprentissage de nouvelles compétences, de reconnaissance et de bonne entente avec les collègues… Étonnamment, la recherche du sens et du bonheur au travail prévaut sur la quête d’un contrat à durée indéterminée (CDI), considéré comme « pas important » ou « pas essentiel » pour plus de 60 % des répondants. Que penser alors de tous ceux qui, comme à la Jeunesse ouvrière chrétienne, rappellent combien le CDI peut être vital ? D’évidence, les populations de jeunes consultées ne sont pas les mêmes et l’enquête « Que du bonheur » fait bien apparaître que les chiffres donnés (bonheur au travail, penchant vers les carrières mobiles, primauté des valeurs sur la rémunération, etc.) sont d’autant plus importants que le niveau de diplôme est élevé.
Louise Roblin (« Revue Projet »)

13On constate, dans les générations Y et Z, un refus de l’autorité traditionnelle fondée sur le statut, qui est à distinguer de l’autorité de compétence fondée sur un pacte interpersonnel de reconnaissance du manager par ses équipes [15]. L’important est de pouvoir exprimer sa part de créativité dans un statut juridique de compromis, entre complète indépendance et rattachement à l’activité d’une entreprise-pilote ou une plateforme, sous la forme de para-subordination. Ce qui assure, en principe, un minimum de stabilité économique, avec le risque évident de basculer dans la subordination masquée des chauffeurs d’Uber ou des coursiers de Deliveroo, prélude à une exploitation qui n’est pas sans rappeler celle des artisans tisserands ou cloutiers du XIXe siècle.

14On peut parler d’émergence d’un modèle de collectivité de travail mixte réunissant – selon une logique de réseau, de coworking (travail en commun dans un espace partagé) –, outre les salariés de l’entreprise, un nombre croissant d’intervenants extérieurs, directement associés et même intégrés à son fonctionnement, dans une soustraitance internalisée. L’horizon en est le media lab ou le fab lab, ces espaces de partage des savoirs et des compétences dans la création d’outils ou de logiciels, selon un style qui n’est pas sans rappeler celui des orchestres de jazz, dans lesquels les musiciens jouent à la fois avec et contre l’orchestre. Une figure nouvelle de la difficile synthèse entre l’individu et le social. Et, dans l’ensemble, cela marche plutôt bien… Mais le désir d’autonomie emprunte aussi les voies du travail à durée limitée, comme l’avait souligné Catherine Faure-Guichard [16], il y a quelque temps déjà, dans une étude originale qui, au risque de choquer, établissait la réalité de l’intérim « volontaire » [17] correspondant à trois catégories de profils : « l’intérim d’appoint », pratiqué par des personnes à la recherche d’un complément de revenu, sans que l’emploi représente un besoin fondamental (15 % du panel), « l’intérim tremplin professionnel » en vue d’acquérir ou d’affiner un projet professionnel (près de 25 %) par diversification des expériences avec pour horizon un futur CDI, et, enfin, « l’intérim par choix », pratiqué par des salariés qualifiés, généralement plus âgés, dans un souci d’équilibre existentiel, par une bonne répartition des temps de travail et de loisirs. Et ceci, sans sous-estimer en rien le drame des intérimaires non-volontaires, encore majoritaires, qui subissent ce précariat ! (…)

15Dans le même temps, de plus en plus de managers, après une phase d’hyper-individualisation des rapports de travail, s’avisent du formidable potentiel de la coopération, facteur décisif d’ambiance et, partant, d’efficacité économique tangible. Ce qui pourrait amorcer le renversement des représentations dominantes du monde économique et social qu’appelait de ses vœux Elinor Ostrom, prix Nobel d’économie 2009 pour avoir démontré l’efficacité supérieure de la stratégie coopérative sur celle du marché et de l’État.

16Gardons-nous de céder à une vision trop optimiste de la réalité, qui perdrait de vue les processus très résistants de fragmentation du collectif de travail et la pesanteur encore si grande des formes dominantes de précarité négative. Mais une chose paraît acquise : le nouvel horizon d’unités de travail à la fois plus diversifiées et mieux intégrées aura d’autant plus de chances de se concrétiser qu’un nouvel équilibre entre économique et social aura été trouvé. C’est le grand défi !

SUR REVUE-PROJET.COM

Retrouvez l’article de Jacques Le Goff dans sa version intégrale.

Le crédit, dopé par les inégalités

Jézabel Couppey-Soubeyran
dirige le Master pro « Contrôle des risques bancaires, sécurité financière, conformité » de l’Université Paris 1-Panthéon Sorbonne.
Le CDI garantit aux débiteurs un revenu récurrent. De quoi en faire des banques les meilleurs avocats ? Pas si simple…
« On ne prête qu’aux riches », dit le proverbe. Ce que l’on observe depuis quelques décennies sur le marché du crédit laisse plutôt penser que les banques s’accommodent bien des pauvres. Ou, du moins, de ceux en passe de le devenir.
Tout d’abord, la période qui a précédé la crise financière de 2007-2008 a montré que le marché du crédit subprime[1], attribué à des ménages présentant un risque de défaut élevé, avait constitué pour les banques un segment très profitable. Le risque leur importait peu, dès lors qu’il s’agissait de crédits hypothécaires : en cas de défaut, elles pourraient saisir le bien immobilier financé et le revendre à bon prix. Ce fut le cas tant que le marché de l’immobilier américain était orienté à la hausse. Mais après l’effondrement du marché, ce segment est devenu problématique pour les banques, avec des conséquences d’autant plus négatives et contagieuses que la titrisation de ces crédits avait disséminé le risque dans les systèmes financiers du monde entier.
Au fond, les banques attachent plus d’importance au collatéral (la garantie apportée) qu’au revenu ou à la richesse de l’emprunteur. Pour les ménages riches, les deux vont de pair : dans une optique patrimoniale, plus le patrimoine est élevé, plus il y a d’actifs immobiliers ou financiers qui offrent les garanties requises. Dans une optique de revenus, les ménages aux revenus élevés satisfont facilement au ratio prêt/ revenu auquel les banques conditionnent l’attribution d’un crédit. Et, de ce fait, les banques prêtent effectivement plus facilement aux riches. Mais l’imagination des financiers aidant, il est possible d’incorporer la garantie au crédit. C’est le principe du crédit hypothécaire, qui finance un bien immobilier qui constitue la garantie en cas de défaut. Les ménages pauvres peuvent dès lors consommer presque comme les riches, mais à crédit. Et lorsque la garantie est publique (comme pour les prêts étudiants), le crédit est accordé les yeux fermés !
La paupérisation des travailleurs et la montée des inégalités n’ont pas freiné l’évolution du crédit. Il semblerait même, au contraire, qu’elles aient été un puissant moteur de la demande de crédit. La montée des inégalités expliquerait ainsi entre 20 % et 30 %, selon les pays, de l’augmentation du ratio crédit/produit intérieur brut (Pib) au cours des quatre dernières décennies [2]. Ce lien de causalité est encore plus fort lorsque ce sont les classes moyennes qui s’appauvrissent. La hausse du crédit a été très forte dans les dernières décennies dans tous les pays de l’Organisation de coopération et de développement économiques (OCDE). De 1980 à 2011, pour le secteur privé, il est ainsi passé de 97 % à 193 % aux États-Unis, de 101 % à 116 % en France. Une croissance dopée par le crédit immobilier : l’évolution du crédit depuis 1900 dans 17 pays avancés fait apparaître un doublement de la part des crédits immobiliers dans le total des prêts bancaires, passant de 30 % à près de 60 % aujourd’hui [3]. C’est aux ménages, bien plus qu’aux entreprises, que les banques prêtent. Cette prépondérance, accrue ces dernières années, contribue à expliquer pourquoi la finance n’a plus d’impact positif sur la croissance. Cette faible part des crédits aux entreprises peut aussi expliquer l’absence de lien positif entre développement de la finance et réduction des inégalités (l’une des croyances des économistes de la Banque mondiale dans les années 1990-2000).
En relation avec la montée des inégalités, la polarisation du marché du travail pourrait donc avoir soutenu le crédit, enrichissant les plus riches – pour lesquels obtenir un crédit est aisé – et mettant sous pression les classes moyennes, qui, pour compenser la baisse de leur pouvoir d’achat et maintenir leur consommation, recourent au crédit. Outre le crédit immobilier, le crédit à la consommation a aussi enregistré, depuis le début des années 1990, une croissance très dynamique. En France, par exemple, l’encours des crédits à la consommation a été multiplié par trois entre 1993 et 2017 (celui du crédit à l’habitat par quatre). Dans les pays d’Europe du Sud, cette croissance a été encore plus rapide dans les années 2000, à un rythme proche de 20 % par an en moyenne entre 2001 et 2007 en Italie, en Espagne et en Irlande (contre 5 % en France).
Même l’augmentation des emplois précaires, rendant le revenu plus instable, n’est pas toujours de nature à freiner le crédit aux ménages. Jusqu’à un certain plafond de risque de défaut, les banques conditionnent l’octroi du crédit à l’acceptation d’un taux d’intérêt plus élevé. En période de taux bas, ceci constitue une perspective de marge encore plus attrayante. Et pour élever ce plafond (ou se délester de la part de risque liée à la conjoncture), les banques peuvent octroyer un crédit à taux variable plutôt qu’à taux fixe. On constate, d’ailleurs, que là où l’emploi précaire est plus important, la pratique du taux variable est plus usuelle, aux États-Unis notamment. Et si l’emprunteur en situation précaire fait effectivement défaut (parce qu’il a perdu son emploi ou que son crédit l’a davantage appauvri), l’assureur, avec lequel le banquier fait bon ménage pour monter un dossier de crédit à un ménage, prend le relais. Concernant la distribution du crédit à la consommation, les emplois précaires et les contrats de travail à durée déterminée représentent même un segment de clientèle bien identifié et ciblé par certains établissements. En France, par exemple, le « Prêt pour avancer » de la Caisse d’épargne ou le « Projet emploi » de Cetelem sont des produits de ce type. Toutes ces raisons font que le crédit rapporté au Pib (indicateur usuel de développement financier) n’a cessé de progresser dans la plupart des pays du monde, jusqu’à la crise, sans guère se replier ensuite. Et la majeure partie de cette progression provient du crédit aux ménages (au détriment du crédit aux petites et moyennes entreprises). Ce n’est donc pas sur les nouvelles inégalités en matière de revenus et d’emplois qu’il faut compter pour calmer les élans de la finance. Les deux, au contraire, semblent se nourrir mutuellement : les inégalités alimentent la finance qui alimente les inégalités. De quoi stimuler l’intérêt des chercheurs et alerter les décideurs publics.

Date de mise en ligne : 20/12/2017

https://doi.org/10.3917/pro.361.0018

Notes

  • [1]
    La génération Y, composée des personnes nées entre 1980 et 1994, a souvent grandi devant la télévision et dans une société où les ordinateurs et les téléphones portables ont pris une place croissante ; la génération Z, la suivante, est née après 1994. Elle a toujours connu l’Internet, les réseaux sociaux et est hyper-connectée [NDLR].
  • [2]
    Simon Beck, Joëlle Vidalenc, « Une photographie du marché du travail en 2016 », Insee Première, n° 1648, mai 2017, p. 2. Une proportion stable de 2000 à 2012. Mieux que la fonction publique qui, en 2010, employait 898 000 contractuels, soit 17,2 % des effectifs.
  • [3]
    Cité par André Gorz, Métamorphoses du travail. Quête du sens, Galilée, 1988, p. 90 sqq.
  • [4]
    « Comptes rendus de la commission spéciale Croissance, activité et égalité des chances économiques », www.senat.fr, 11/03/2015.
  • [5]
    Beck, Vidalenc, ibidem.
  • [6]
    « Le contrat d’extra, ou contrat d’usage, est un contrat à durée déterminée particulier, qui permet à un employeur d’un secteur d’activité strictement défini d’augmenter son effectif en employant rapidement un extra. Ce contrat ne peut être utilisé que pour répondre à des besoins ponctuels et immédiats pour un poste spécifique et limités dans le temps. » Source : www.service-public.fr [NDLR].
  • [7]
    Étienne Marie et Vincent Jaouen, « Évaluation du contrat à durée déterminée dit d’usage », rapport de l’Inspection générale des affaires sociales, décembre 2015.
  • [8]
    Programme des Nations unies pour le développement, Rapport sur le développement humain 2015. Le travail au service du développement humain, 2015, p. 10.
  • [9]
    Le salarié de la précarité. Les nouvelles formes de l’intégration professionnelle, Puf, 2007 [2000].
  • [10]
    Actifs cumulant plusieurs emplois sous différents statuts. Le terme slasher fait référence au signe « / » (slash en anglais) qui sépare les différentes activités.
  • [11]
    C’est tout le débat autour des « faux-artisans », que j’ai appelés « salariés-artisans » dans un article du Monde du 14/04/1982. Cf. J. Le Goff, Droit du travail et société, tome I, Les relations individuelles de travail, Presses universitaires de Rennes, 2001, p. 142 sqq.
  • [12]
    « Les contrats courts vus par les salariés », Premières synthèses, n° 12.3, mars 2007.
  • [13]
    Olivier Galland, Bernard Roudet (dir.), Les jeunes Européens et leurs valeurs. Europe occidentale, Europe centrale et orientale, La Découverte, 2005.
  • [14]
    Portrait de l’artiste en travailleur. Métamorphoses du capitalisme, Seuil, 2003, p. 8.
  • [15]
    Cf. Alain Mergier, « Les jeunes et l’autorité. Des attentes spécifiques », Cadres-CFDT, n° 440-441, octobre 2010.
  • [16]
    L’emploi intérimaire. Trajectoires et identités, Presses universitaires de Rennes, 2000.
  • [17]
    À la question : « Est-ce votre choix d’être en intérim ? », 35 % des intérimaires (variable RDET) ont répondu oui (moyenne annuelle). Source : Enquête emploi de l’Insee/Dares.

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