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Article de revue

Optimisation fiscale : un dirigeant s'explique

Pages 46 à 50

Notes

  • [1]
    Partage des bénéfices sur plusieurs territoires suivant une clé de répartition prédéfinie. Chaque territoire décide du taux d’imposition pratiqué [NDLR].
English version

1Une charge à réduire : ainsi se résume la vision de l’impôt dans l’entreprise. Se soustraire à l’impôt est un jeu d’enfants pour un groupe transnational. Mais les réponses juridiques ne suffisent pas. Pourquoi ne pas faire du directeur fiscal le garant de l’intérêt général dans l’entreprise ?

2Face à la multiplication des scandales, les entreprises ne restent pas passives. BNP Paribas ou Total ont réduit le nombre de leurs filiales dans les paradis fiscaux, Starbucks a installé son siège au Royaume-Uni… L’équité fiscale n’est-elle traitée par l’entreprise que comme un risque pour sa réputation ? Le paiement de l’impôt fait pourtant partie de sa responsabilité sociétale…

3Hervé Singer – À ma connaissance, la prise en compte de l’impôt dans la responsabilité sociale et environnementale n’existe dans aucun groupe. J’aimerais être démenti ! Le risque réputationnel monte en effet, et c’est sans doute sous cet angle que l’équité fiscale progressera. Les groupes qui craignent pour leur réputation ne peuvent pas se permettre d’adopter des politiques fiscales trop agressives.

4Quelles limites se donnent les grands groupes dans leurs stratégies d’évitement fiscal ?

5Les entreprises ont des degrés d’agressivité fiscale très différents. Au-delà de la personnalité du dirigeant, la culture de l’entreprise au regard de la légitimité de l’action publique joue. Celle-ci est mieux reconnue dans certains pays que dans d’autres. Les places respectives de l’individu et du collectif varient fortement. Sans être naïf, les entreprises du CAC40 me semblent plutôt moins agressives que celles d’autres pays.

6L’impôt est-il vu comme une charge pour l’entreprise, ou comme le dividende versé à la société ?

7Les débats sur cette question sont rares. Pour la majorité des entreprises, la question de l’impôt est une question de « compliance » : de conformité à la législation. Pour le directeur financier, il représente souvent une charge à réduire. Mais les éléments de politique fiscale de l’entreprise et les arbitrages entre optimisation et risque réputationnel sont décidés aux échelons les plus élevés. Le plus souvent, la réputation et la préservation des actifs immatériels viennent avant la diminution des coûts. Quant à l’intérêt général, difficile de prétendre qu’il entre en ligne de compte…

8Les petites entreprises contestent-elles le déséquilibre dans la concurrence de la part des grands groupes du fait de leur facilité à échapper à l’impôt ?

9Le rapport du Conseil des prélèvements obligatoires a mis en évidence une grande inégalité devant l’impôt. Mais jamais la question n’a été portée par la CGPME [Confédération générale des petites et moyennes entreprises]. Jamais je n’ai entendu de discours éthique de l’entreprise sur le rôle de l’impôt. Il est considéré comme une dépense en contrepartie d’un service public. Dans la mesure où un prestataire privé peut fournir un service analogue à un prix moindre, l’entreprise choisira le meilleur coût. Le fait qu’il existe au sein de l’État des fonctions régaliennes, des fonctions de redistribution et de cohésion sociale, n’entre pas dans le raisonnement.

10Google argue qu’il contribue à sa manière au bien commun (lors du printemps arabe par exemple). La fondation Gates est mise en avant pour dédouaner Microsoft et ses pratiques fiscales. Les pratiques d’évitement de l’impôt s’accompagneraient-elles d’une contestation du rôle de l’État ?

11Il y a des pays où le rôle de l’État est historiquement fort, d’autres où il est faible. Comme Français, ce discours me surprend beaucoup. Contester la légitimité de l’État au nom d’un principe supérieur ? Selon moi, l’État doit disposer du monopole de la violence légitime…

12Les multinationales attendent de la Banque mondiale qu’elle soutienne l’éducation, la santé, les infrastructures des pays en développement, pour créer des conditions propices à l’investissement. Dans le même temps, elles déploient de multiples stratégies pour s’y soustraire à l’impôt…

13C’est paradoxal. Dans aucun pays les réseaux de transport, l’éducation ou les soins médicaux ne sont des secteurs rentables. Les entreprises privées n’ont donc aucun intérêt à y investir. Pourtant, ces secteurs contribuent de façon évidente au développement économique des entreprises qui s’y installeront.

14Faut-il apporter des réponses spécifiques à la fiscalité du secteur numérique ?

15Ce qui fait aujourd’hui la valeur d’une entreprise, c’est de moins en moins un objet physique et de plus en plus des marques, des brevets, des droits, des assurances. Avec cette économie dématérialisée, les lois deviennent impuissantes. Depuis 1945 et les accords du Gatt [Accord général sur les tarifs douaniers et le commerce], elles sont fondées sur le principe de territorialité de l’impôt. Aujourd’hui, la notion de géographie ou de territorialité du profit vole en éclat. Il devient pratiquement impossible de définir où se situe le profit d’une activité économique. La chaîne de valeur est démembrée dans de multiples opérations complexes, où l’essentiel de la valeur tient à de l’immatériel. Dès lors, préciser davantage la loi, même si on cible l’économie numérique, cela ne règle pas la question de fond. On aura grossi encore les textes législatifs, mais il restera très facile de les contourner.

16L’OCDE défend un aménagement du principe de pleine concurrence, en mettant fin, par exemple, aux filiales fantômes qui concentrent les bénéfices.

17Les règles de l’OCDE continuent à considérer que l’impôt peut et doit être localisé, que le principe de pleine concurrence est un bon principe, et qu’il faut juste demander à l’entreprise de rendre publics ses principes d’action et sa documentation de prix de transferts. Cette stratégie sera vorace en temps et en heure pour l’entreprise, sans faire avancer la question. Du point de vue de l’entreprise, le profit est toujours considéré à l’échelle internationale, en cumulant les profits des grandes branches, et non comme la somme des profitabilités de chacune des filiales locales. Bien sûr, la comptabilité analytique des sociétés permet de mettre facilement la profitabilité à tel endroit ou à tel autre.

18La récente loi française contre la fraude ne permet-elle pas aux inspecteurs fiscaux, justement, d’accéder à la comptabilité analytique ?

19L’asymétrie demeurera, et pour longtemps, entre l’inspecteur fiscal qui ne connaît « rien » au métier de l’entreprise et le directeur fiscal qui connaît celui-ci par cœur, ses concurrents, ses références… Une comptabilité analytique d’entreprise, c’est toujours très compliqué. Savoir ce que veulent dire précisément les chiffres demande du temps, que n’a pas le contrôleur fiscal. Mais c’est une étape pour rééquilibrer un peu le rapport de force.

20Quelles solutions apporter ?

21Le droit français a l’avantage de connaître la notion d’abus de droit. Une manœuvre d’optimisation fiscale est illégale dès lors qu’elle est réalisée dans un but uniquement fiscal. Elle est légale si l’opération économique préexiste à l’intérêt fiscal. On pourrait traduire concrètement ce principe dans la gouvernance de l’entreprise. Au lieu de penser la fiscalité comme une dépense optimisable à loisir, la considérer comme une dépense à exclure du champ de l’optimisation économique pour des raisons morales. Considérer que l’impôt est l’émanation de la voix des peuples et doit donc ressortir à la logique démocratique et non économique. Dès lors, le directeur fiscal serait exclu du champ de l’optimisation économique pour être réintégré dans celui de la responsabilité démocratique. Il pourrait avoir un statut particulier et ne plus avoir pour unique patron le directeur de l’entreprise. Son rôle hybride serait de signer les comptes de l’entreprise en certifiant qu’il n’y a pas d’abus de droit, sa signature pouvant s’accompagner de sanctions pénales individuelles. Il aurait un statut de salarié protégé, à l’instar des délégués syndicaux. Son rôle ne serait pas d’être économiquement plus efficace, mais plus juste éthiquement. Considérer la question non pas sous l’angle de la précision du droit, au risque de se perdre dans les sables, mais sous l’angle de l’éthique et de la gouvernance, me semble bien plus prometteur pour les finances publiques.

22Quand on regarde l’harmonisation fiscale, en Europe ou ailleurs, on observe une avancée bien plus poussée dans les mots que dans les faits. Et ceci pour des raisons culturelles : il est difficile de demander à un Français, à un Allemand, à un Anglais et à un Américain d’avoir la même conception du rôle de l’État. Il est donc illusoire d’envisager à brève échéance une harmonisation fiscale.

23Fin 2013, le Conseil constitutionnel a invalidé un amendement parlementaire qui élargissait la notion d’abus de droit aux montages créés dans un objectif non pas « uniquement », mais « principalement fiscal »…

24Cette décision est regrettable. C’est bien sous l’angle de l’appréciation humaine, celle du juge, et non seulement sous l’angle technique qu’il faut apprécier les pratiques fiscales. Même si l’expression « principalement » est plus floue, elle ouvre à une appréciation morale. Nous ne sommes plus au xviiie siècle, où le pouvoir de l’État risquait d’être abusif à cause du flou juridique. Faisons confiance aux juges. Le directeur fiscal a fait des études de droit, de fiscalité ; il peut être sensible aux questions d’intérêt général, de bien public. Or sa chaîne hiérarchique le place sous la subordination de personnes dont l’intérêt est exclusivement économique. Il faut que tous les intérêts de l’entreprise, tous légitimes, puissent fonctionner au sein d’un espace de gouvernance partagé, plus équilibré qu’aujourd’hui.

25La France pourrait-elle avancer seule sur ce terrain ?

26L’entreprise vit dans un monde ouvert, concurrentiel. Le simple fait de sanctionner un directeur fiscal autrement que ne le font les voisins défavoriserait les entreprises françaises. L’argument ne peut pas être rejeté. Bien sûr, la proposition gagnerait à être adoptée à un échelon supranational, au moins entre plusieurs pays européens. Mais la France peut poser les bases de cette réflexion : en octroyant un statut de salarié protégé au directeur fiscal, en lui demandant de signer des comptes « sincères et véritables » de la société, sans pour autant assortir ce statut de sanctions pénales particulières. Cette simple décision, qui ne coûterait rien à l’entreprise, aurait une charge symbolique forte : elle montrerait que le directeur fiscal a des comptes à rendre, non seulement à l’entreprise, mais aussi à la société.

27Le commissaire aux comptes n’est-il pas censé jouer ce rôle de garde-fou ?

28Le commissaire aux comptes a des honoraires soigneusement encadrés par l’entreprise, qui ne lui permettent pas de vérifier l’exhaustivité de la sincérité des politiques fiscales de l’entreprise. Il fait son travail sérieusement, mais pas au point d’évaluer le degré d’abus de droit qui peut exister dans les comptes de l’entreprise.

29À quel point le chantage à la délocalisation fiscale est-il surjoué ?

30Il y a un intérêt évident, pour certaines entreprises, à augmenter la création de valeur dans certains pays plutôt que dans d’autres, de situer certains de leurs salariés dans certains pays plutôt que dans d’autres.

31La direction des grands groupes est dépendante des actionnaires. Si elle s’éloigne trop des critères moyens que demandent ces derniers, elle ne tiendra pas longtemps. (…) Encourager les entreprises françaises à être systématiquement plus vertueuses que leurs concurrentes n’est pas une solution. Il faut maintenir les équilibres sur ces sujets complexes.

32Quand certaines bases imposables échappent au fisc, comme c’est le cas du bénéfice des multinationales, peut-on concevoir une imposition à l’échelle du groupe ?

33C’est mon souhait. C’est ce qui se passe aux États-Unis entre les États. Cette solution ne fait rien d’autre, au fond, qu’acter l’idée que la territorialité du profit n’est plus une notion adaptée au xxie siècle. L’Union européenne travaille à une forme d’apportionment[1]. Mais c’est un serpent de mer… Quant à l’OCDE, elle continue de considérer qu’il existe des prix de transfert [prix des transactions entre filiales d’un même groupe] réels qui permettent une localisation du profit. Le plus souvent, personne ne connaît ces prix : quand on fait passer une voiture du pays A au pays B, selon quels critères évalue-t-on le prix ? Qui énonce les règles de probabilité ? Rien ne vaut l’appréciation de pairs et le fait de devoir se justifier devant un juge. C’est à un équilibre entre la lettre et l’esprit de la loi qu’il faut revenir. La menace de sanction pénale inciterait à la prudence. Certains proposent de différencier l’imposition selon les secteurs. Ce sont des propositions d’avenir. Pourquoi ne pas tenir compte de l’utilité sociale et des différences de rentabilité ?


Date de mise en ligne : 13/08/2014

https://doi.org/10.3917/pro.341.0046

Notes

  • [1]
    Partage des bénéfices sur plusieurs territoires suivant une clé de répartition prédéfinie. Chaque territoire décide du taux d’imposition pratiqué [NDLR].

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