1Dans un monde purement rationnel, les Hommes sont au service d’un projet global et accepté par tous, ils coopèrent activement. Mais, lorsque les indicateurs soulignent que l’objectif de production n’est pas atteint, alors les modalités rectificatives se penchent sur le comment se faire obéir, comment limiter la marge de manœuvre des exécutants. Bien sûr ce schéma peut paraître grossier et caricatural, néanmoins, le prisme au travers duquel est étudié ce phénomène est généralement centré sur le lien entre celui qui donne l’ordre et celui qui l’exécute. Rarement, cette analyse a vocation de s’intéresser aux relations qu’entretiennent les faiseurs de stratégie et les donneurs d’ordres entre eux. Et pourtant, nous sommes persuadés que le comportement des managers a un impact sur la performance de l’organisation. La façon dont les cadres se coordonnent et se régulent, constitue le domaine empirique de cette recherche. Les outils de gestion, quelle que soit leur finesse, leur adaptabilité permettent au manager de piloter une organisation, de superviser, de veiller, de conduire une manœuvre, de corriger les effets attendus ou inattendus mais ils peinent à refléter la partie humaine et opérationnelle des aspects stratégiques dans la mesure où ils opèrent majoritairement sur les résultats et les processus. En omettant de prendre en compte, les manières de faire, individuelles ou collectives, les interactions entre les acteurs, une part non négligeable de l’énergie mise en jeu dans la scène quotidienne du management, est sous-estimée. Cet article s’inscrit dans le contexte d’une association gestionnaire d’établissements médico-sociaux, qui, profitant du départ en retraite de directeurs d’établissements charismatiques, a décidé de recentrer le pouvoir décisionnel entre les mains du conseil d’administration. L’objectif était de limiter le pouvoir local des décideurs. Pour ce faire, le conseil d’administration a fait le choix de structurer l’association en pôles d’activités, ayant chacun à sa tête un directeur de pôle, directement sous la hiérarchie de la direction générale, qui elle s’est étoffée en multipliant les emplois. En intercalant une strate hiérarchique supplémentaire, c’est l’ensemble du processus stratégique qui a changé. Par la même occasion, les relations, les habitudes, les actes des uns et des autres se sont modifiés et c’est l’intégralité de la question de la coopération entre les metteurs en scène et les acteurs de la stratégie qui a été bouleversée. Or, le management n’est pas simplement le pilotage ou la conduite d’une activité et sous-entend à la fois une direction vers laquelle nous nous dirigeons mais attribue aussi un sens, une signification à l’action qui est menée. Autrement dit, les managers conduisent et servent à la fois des hommes et des projets. Concrètement, la question que nous nous posons est de chercher à comprendre comment ceux qui managent, comment la pratique individuelle et les pratiques collectives des faiseurs de stratégie, s’articulent et contribuent à l’émergence d’une stratégie globale ? Nous cherchons donc à regarder les liens qui se tissent entre la tactique, c’est-à-dire l’acte local, et la stratégie, son extension au niveau collectif. L’hypothèse principale que nous défendons repose sur l’idée que la définition d’une stratégie n’est pas simplement le fruit d’un consensus démocratique ni le résultat des options retenues par un individu ou un groupe isolé et doté d’une idéologie. Notre a priori consiste à s’intéresser d’abord à ceux qui ont pour activité principale le management, qui sera donc compris comme l’activité de produire de l’arbitrage entre les oscillations d’influences de la pratique et de l’institution. Par conséquent, nous soumettons aussi l’hypothèse que le lien entre la stratégie et le management réside dans un projet global d’un environnement défini mais en mouvement. En somme, les pratiques sont orientées par la stratégie, et inversement : et les interactions sont permanentes.
2Au cours de notre recherche, nous avons construit un recueil théorique nous permettant de définir conceptuellement ceux qui produisent de la stratégie dans leur activité quotidienne et de poser un cadre de référence aux modalités de régulation des forces en présence, mais aussi d’aborder la question du sens qu’ils attribuent à leurs actes et comment ces interactions influencent la stratégie. Dans une deuxième partie, nous présenterons la méthodologie de nos travaux de recherche ainsi que l’exploitation des résultats qualitatifs obtenus avant de nous pencher, enfin dans la troisième et dernière partie, sur leur analyse afin de préconiser des modalités d’actions opérationnelles.
Les apports théoriques
Une vision micro analytique de la stratégie : Richard WITTHINGTON
3La théorie que nous retiendrons pour appuyer et étayer notre réflexion est celle de la “strategy-as- practice", littéralement traduite par la Stratégie comme Pratique (SAP) et plus généralement en français par « Perspective de la Pratique ». Conceptualisée par Richard Witthington, elle se penche principalement sur l’activité réelle des managers. Selon lui, la question centrale lorsque le concept de stratégie est mobilisé est de se demander ce que font les stratèges ? Pour Witthington, l’activité stratégique résulte de l’interaction simultanée de 3 dimensions : la pratique, les pratiques et les praticiens. De ce point de vue : « « Il s’agit d’une tentative de réintroduire de l’humain dans le champ de la stratégie souvent considéré comme une discipline où la rationalité économique et quantitative domine. L’important est de considérer la stratégie non pas seulement comme un résultat, mais comme une pratique sociale. Elle résulte de ce que font les personnes dans l’entreprise » (Helfer, Kalika & Orsoni, 2016). Cette approche s’écarte de la vision d’une stratégie historique centrée sur les aspects gestionnaires, et où l’enjeu de la réussite est prioritairement la conduite d’actions qui conduiraient à un avantage concurrentiel. Ce ne sont plus la pertinence ou la fiabilité des outils d’analyse et les méthodes mises en œuvre qui font l’objet d’attention mais l’« ensemble d’actions élaborées au travers d’interactions sociales, de routines et de conversations » (Rouleau, Allard-Poesi & Warnier, 2007).
4La perspective stratégique s’intéresse donc davantage aux actions concrètes, et non pas aux processus et vise davantage, à analyser de manière simultanée les pratiques d’élaborations de la stratégie et leurs mises en œuvre. Cette posture, qui réduit la focale sur l’acteur, permet de concevoir la stratégie, non plus comme un caractère de l’organisation mais plutôt comme une activité sociale. L’intérêt de la perspective pratique réside aussi dans le fait que le flux des influences est multiple, interactif et que la lecture de ce carrefour permet de conceptualiser l’image parfois « brouillon » de ce que ressent le stratège en action. En effet, la pratique de l’un peut modifier les pratiques collectives, et influencer la stratégie, mais la stratégie peut bouleverser les pratiques et par conséquent la pratique individuelle. Les trois aspects s’inter-influencent constamment, s’enrichissent, et se construisent de manière non linéaire en dépit des tentatives de lecture purement prédictives et des volontés de maîtrise des acteurs en présence.
5La notion de pratique : Il s’agit d’un acte qui se différencie d’un processus (caractérisé par un début, des actions spécifiques, et une fin) alors que la notion de pratique est liée à la continuité des actions qui se déroulent au quotidien dans une organisation. Les processus s’appliquent aux organisations alors que la pratique est liée aux individus. La pratique intègre les relations entre les acteurs, les échanges quotidiens, l’apprentissage d’une pratique reconnue.
6La notion de pratiques implique des comportements collectifs routinisés qui constituent la ressource de la pratique locale, il s’agit des normes de comportement, les procédures, la manière de faire acceptée, le langage, les recommandations qui alimentent la règle institutionnelle. Il s’agit de la perspective d’une structuration du social et de l’émergence des règles institutionnelles. C’est le « Way of » évoqué par Caroline Sargis-Roussel et Cécile Belmondo (2018), une manière de faire, de penser, d’être, de vouloir qui structurent les actions, une sorte de référentiel relativement stable (connaissances, règles, valeurs, bonnes pratiques, ...). Les praticiens quant à eux, sont des acteurs « non homogènes » (Sargis-Roussel et Belmondo, 2018). Dans l’esprit de la perspective en pratique, les praticiens sont les stratèges ; Witthington en identifie trois catégories principales : les experts, les dirigeants et les managers.
7Nous retiendrons que la stratégie est le fruit des interactions de ce tryptique et que le facteur humain est une composante essentielle du processus mis en œuvre.
8Le stratège, c’est-à-dire celui qui « fait le travail de conception, de formation, et de mise en œuvre de la stratégie » (Dameron & Torset, 2012, p.29) n’est plus incarné par le sommet hiérarchique uniquement. Ce sont les praticiens, qui en faisant le lien entre la pratique (au niveau de l’acteur) et les pratiques (au niveau collectif) produisent la stratégie. Dans cette optique, le stratège peut être le dirigeant, l’expert, ou le manager, qui du fait de leur activité quotidienne, de leurs interactions et des références qu’ils partagent, sont les faiseurs de stratégie. Les apports de Witthington nous permettent de percevoir que les faiseurs de stratégies ne sont pas incarnés uniquement par les dirigeants. La genèse d’une stratégie est la mobilisation de plusieurs entités, qui concomitamment, s’interpénètrent, et s’inter-influencent. Ce point de vue implique de s’intéresser de plus près aux activités individuelles et ouvre la réflexion sur la relation qu’entretiennent les acteurs entre eux. Au travers de l’analyse des discours des praticiens de la stratégie à propos de leur pratique quotidienne, des tensions sont soulignées : « l’action est pensée par rapport à la réflexion, l’analyse par rapport à l’intuition, les déterminants exogènes de la stratégie par rapport aux déterminants endogènes et la solitude du décideur par opposition à la dimension collective » (Dameron & Torset, 2012, p.32).
9La tension sociale renvoie au niveau de solitude ressenti par le praticien qu’il soit dirigeant, expert ou manager, lorsqu’il décide. C’est l’analyse de sa préférence personnelle entre une activité solitaire ou entourée de collaborateurs. La tension focale renvoie à « la nature des éléments qui influencent la réflexion » (Dameron & Torset, 2012) où le panel de choix varie de l’interne à l’externe, des ressources de l’organisation à la satisfaction des besoins du client. Les dirigeants auraient tendance à régler leur focale sur l’environnement, la concurrence alors que les experts privilégient les ressources internes telles que les compétences disponibles, les dotations financières, la faisabilité. La tension cognitive s’exprime en tissant une polarité entre l’intuition et l’analyse par le biais d’outils de gestion, d’indicateurs, de données quantitatives de toutes sortes. Au travers de cette tension, s’illustre le débat qui oppose un potentiel « feeling », un savoir-faire, une perception ou une vision et les praticiens qui ont besoin de tableaux de bord, de maîtrise, de contrôle et de vérifications objectives tels que les managers et les experts qui expriment en général dans leurs discours cette tendance de manière marquée.
10Enfin, la tension temporelle explore les tendances des praticiens à s’inscrire plutôt dans la réflexion ou dans l’action. La réflexion intègre toutes les activités préparatoires à l’action, en passant des échanges (discussions, négociations, apprentissages, formalisations, …) et s’inscrit dans une temporalité à long terme contrairement aux exigences de l’action qui répond à des besoins immédiats. L’ensemble de ces tensions constituées par la perception des praticiens nous renseignent sur non seulement sur les qualités réflexives des acteurs mais aussi sur leur rôle, leur engagement, sur la nature de leur implication dans le faire stratégique.
11Pourtant, si le discours des faiseurs de stratégie définit le matériel propre à notre étude, il convient toutefois de garder à l’esprit que les propos recueillis échappent à l’inavouable, au non-dit, et qu’une partie des enjeux restent discrets et tus.
Une vision centrée sur l’analyse stratégique du pouvoir : CROZIER et FRIEDBERG
12Erhard Friedberg et Michel Crozier définissent que l’organisation est un système social au sein duquel l’acteur « s’adapte et invente en fonction des circonstances et des mouvements de ses partenaires » (Crozier et Friedberg, 1977, p.38), optant ainsi pour la recherche pragmatique d’une réponse à ses partenaires en situation d’incertitude. Il ne s’agit pas d’un comportement irrationnel et par conséquent, il nous faut pour comprendre l’action, rechercher son motif dans les relations des uns et des autres. Cette posture renvoie l’organisation au rang de système dans la mesure où les connexions multiples entre les acteurs ne sont pas limitées par l’organigramme ou les règles de fonctionnement mais dépassent largement ce cadre. De ce point de vue, il est nécessaire de penser l’acteur comme impliqué dans un contexte dont il est indissociable. Dans son ouvrage daté de 1963 intitulé Le phénomène bureaucratique, Michel Crozier souligne que dans une organisation parfaitement pensée, les relations ne sont pas figées et n’entrainent pas mécaniquement un système d’attentes réciproques stables, prévisibles, et suffisamment formalisées pour produire une efficacité et une efficience attendues.
13L’analyse stratégique introduit l’idée que le pouvoir est un ensemble de « rapports de négociations et de marchandage liés au contrôle des incertitudes de la situation, comme cela était déjà clair en 1963 et comme nous allons le préciser – permettant de contraindre les individus de coopérer » (Crozier & Friedberg, 1977, p.18 à 31). En somme, il définit que l’individu est un acteur du système et qu’il dispose d’une ou plusieurs ressources (la faculté par exemple de se rendre imprévisible ou indispensable soit en disposant d’une compétence rare, soit en détenant une influence sur l’environnement soit en maîtrisant les circuits de communication). Ces ressources confèrent à l’acteur la faculté d’avoir au travers des relations qu’il entretient avec les autres acteurs une influence, une marge de manœuvre. Le pouvoir de décision n’est donc pas simplement le produit d’une décision hiérarchique, ni d’une règle, mais réside dans la possibilité d’un acteur de repérer et de prendre en compte activement une zone d’incertitude. C’est de ce constat que nait la notion de jeu stratégique, car chacun cherche à trouver un avantage relationnel à la situation. Néanmoins, cela ne signifie pas non plus qu’il s’agit là de l’expression de la toute-puissance de l’individu. Le pouvoir circule d’une certaine manière mais dans un cadre précis. Crozier et Friedberg identifient des mécanismes de contrôle social qui garantissent à la fois la stabilité du système tout en permettant la mobilité individuelle. Naviguant entre libertés et contraintes, l’acteur doit pour gagner le jeu stratégique, respecter certaines règles imposées par l’organisation. L’organisation est alors perçue « dans cette perspective, comme une série de jeux qui s’entrecroisent, balisés par des contraintes formelles et informelles qui délimitent un éventail de stratégies rationnelles » (Martin, 2012, p.103). Ainsi, dans cette optique, quatre mécanismes sont définis par les auteurs pour cadrer le jeu stratégique : les acteurs sont condamnés à vivre ensemble ce qui exclut les stratégies radicales, le maintien des privilèges dépend des autres, chacun doit produire un minimum d’efficacité et les relations entre groupes obéissent à des normes de stabilité. Au cœur de cette analyse, nous retenons que le concept de stratégie suppose de ne pas segmenter les individus de leurs actes, leurs intentions étant toujours motivées par les possibilités données par la situation. En ce sens, la stratégie, tout comme le pouvoir, ne constituent pas des attributs mais des interactions et s’envisagent dès lors sous l’angle de ce que Crozier et Friedberg nomment un système d’action concret, vérifiable, observable, non figé, mouvant car « la nature et les règles de ces jeux conditionnent à chaque instant les stratégies des acteurs mais sont, en retour, conditionnées par elles. Il n’y a pas qu’une seule stratégie possible pour chaque acteur » (Lafaye C, 1997, p.48).
14En somme, nous retiendrons des travaux de Crozier et de Friedberg que c’est au travers de situations du quotidien que se tisse la notion de stratégie, c’est sous l’angle de l’observation des expériences de terrain qu’il est possible de construire une analyse des enjeux managériaux dans la mesure où, c’est le temps durant lequel se mettent en place les comportements individuels, opportunistes, qui meuvent et construisent les stratégies organisationnelles. Regarder « L’action organisée au sein d’un collectif » (Saussois JM, 2016, p.90) permet de visualiser les rapports de pouvoir sous un autre angle. C’est parce que les ressources des uns ne sont pas forcément perçues par les autres de la même manière et que les zones d’ombre organisationnelle sont mobiles, variables, qu’il est possible d’imaginer que disposer d’une marge de manœuvre et en faire usage n’est pas simplement un acte de remise en cause d’une décision, d’un ordre. En cela, une décision stratégique émanant d’un homme isolé au sommet d’une pyramide n’a aucun sens et ne relève que du mythe managérial. Si l’analyse des systèmes d’action concret de Crozier et Friedberg offre une vision plus individualiste, il s’avère que les travaux de Witthington font davantage référence à une instance collective, qui soit sert de référence, soit permet de penser l’action en termes de groupes fonctionnels. Pour aller plus loin, un regard fonctionnaliste de l’organisation peut permettre de percevoir les interactions sous l’angle du métier, de la compétence, et des savoirs faire.
Une vision fonctionnaliste de la stratégie organisationnelle : Henry MINTZBERG
15Selon Mintzberg, les organisations se composent « de coalitions » d’acteurs qui cherchent à obtenir une certaine maitrise et donc un certain pouvoir ou une influence sur les actions menées ou à mener. La combinaison de ces coalitions, que l’auteur nomme spécifiquement des « attributs » permet de construire des « configurations » qui à leur tour donnent une perception simplifiée mais suffisamment complexe de la réalité des organisations, facilitant ainsi la lisibilité de leur fonctionnement, chaque configuration disposant d’atouts et de points faibles.
16Mintzberg est conscient du fait que ces représentations ne peuvent pas s’envisager comme s’il s’agissait de la réalité mais bien qu’elles apportent du réalisme : en ce sens, aucun modèle de configuration n’existe réellement, mais il permet d’éclairer l’observateur du modèle et de ses structures qui président aux fondements d’une organisation.
17Le 1er attribut est interne et comprend six coalitions ou groupes d’influence constituant les pièces d’une organisation. Le sommet stratégique a pour fonction de décider, la ligne hiérarchique comprend les cadres chargés de diriger directement les opérateurs. Ces derniers forment le centre opérationnel, ils sont chargés d’exécuter la mission de la structure. La technostructure est le groupe qui assure l’expertise et le développement, le support logistique quant à lui a pour mission d’assumer les tâches non liées directement à la mission de la structure. La dernière pièce du puzzle est particulière, il ne s’agit pas d’un groupe d’individus mais du système de croyance qui anime l’organisation que Mintzberg nomme l’idéologie. L’assemblage de ces six pièces forme le puzzle organisationnel. En fonction du poids de l’un ou de l’autre, de la relation qu’un groupe entretient avec un autre, la forme générale de l’organisation varie.
18Le modèle de lecture de Mintzberg reconnait sept configurations organisationnelles (entrepreneuriale, mécaniste, professionnelle, divisionnalisée, innovatrice, missionnaire ou politisée) disposant chacune de spécificités. L’une d’elles intéresse particulièrement notre réflexion : les mécanismes de coordination. Mintzberg identifie six mécanismes fondamentaux par lesquels les groupes d’acteurs issus de la division du travail s’assurent de la cohésion et de la continuité du travail dans son ensemble. Mintzberg dans son souci de clarification ne schématise pour autant pas la réalité car les mécanismes de coordinations ne reposent pas uniquement sur la délivrance d’un ordre et sur le contrôle, mais sont diversifiés et subtils malgré leur apparente simplicité. Au contraire, l’ajustement mutuel (la communication informelle privilégiée), la supervision directe, la standardisation des procédés de travail, la standardisation des résultats, la standardisation des qualifications et la standardisation des normes peuvent coexister dans l’organisation. S’approprier la grille de lecture des mécanismes de coordination permet de regarder les interactions des groupes d’individus en fonction de leur mission et s’ajuste avec le regard de la SAP de Whittington et de l’analyse stratégique de Crozier et Friedberg, plus axés sur l’acteur et l’individu, dans la mesure où la vision des mouvements internes de la structure bénéfice d’un regard attentif, interrogateur et global. Pour autant, notre champ d’étude interrogera, du fait du cadre imposé, seulement à la marge les éléments et attributs liés à l’environnement, au réseau extérieur qui traverse et influence l’organisation dans le sens où il s’agit d’un système ouvert.
La méthodologie de recherche
19Malgré les précautions requises pour affirmer un caractère neutre et détaché à la recherche que nous menons, il convient de préciser que le fait d’appartenir à l’organisation et d’en être un acteur introduit in facto la possibilité d’un parti pris d’une part chez l’auteur et d’autre part chez les praticiens interviewés. Par ailleurs, il est fort à parier que l’épisode de pandémie actuel risque d’influencer notre échantillon. Enfin, l’éloignement de la saturation des données conforte la singularité de la présente recherche. Nous notons en outre, que l’interprétation et la perception des signes non verbaux, tout comme l’analyse intertextuelle reposent en partie en partie sur la subjectivité de l’auteur.
20Initialement, nous avions porté notre choix méthodologique sur une exploration qualitative par le biais d’entretiens semi directifs associés à un journal de bord explorant plusieurs mois de la vie institutionnelle au travers des réunions mensuelles de direction et de pôle. Du fait des évènements sanitaires et de leur caractère exceptionnel, des mesures de confinement, des engagements professionnels prioritaires et par sécurité, les entretiens ont eu lieu en partie de manière dématérialisée. Leur nombre est réduit du fait de l’indisponibilité majeure des acteurs durant cette période inédite. Pourtant, l’intérêt pour une approche qualitative reste primordial compte tenu de la nature de notre questionnement qui repose essentiellement sur les mécanismes relationnels et sur le facteur humain. Le journal de bord a vocation non seulement à vérifier les éventuelles récurrences dans l’activité des praticiens mais aussi à permettre d’ancrer notre recherche en dehors du temps de la crise. La transcription dans un 1er temps d’un journal de bord débutant en avril 2019 et s’achevant en mars 2020 retraçant les déroulés des réunions de travail des cadres du pôle au travers des réunions institutionnalisées (réunions de pôle, réunions thématiques qui sont les outils habituels de la vie du pôle) a fait l’objet dans un second temps d’une attention et d’une analyse particulière. Le choix de cet outil repose sur la volonté de souligner les aspects collectifs des échanges relationnels des faiseurs de stratégie au sein du pôle, de désigner les modalités habituelles des interactions, de relever les routines de travail collectif, de visualiser les aspects tournés davantage sur la coopération nécessaire à l’élaboration d’une stratégie permettant parfois de mettre en lumière les tactiques locales et de repérer les éventuelles alliances, trahisons, coalitions qui entrent en jeu. De manière générale, nous ne nous sommes pas imposés de critère particulier quant à la rédaction du journal de bord qui peut dès lors comporter des parties descriptives, des analyses techniques prises sur le vif, des retours d’émotions, ou des analyses. Le journal de bord s’enrichit enfin de notes, mails, comptes rendus anonymisés.
21Le périmètre de notre recherche se situe au sein d’un Pôle handicap issu d’une association de sauvegarde gestionnaire de 39 établissements et services qui a fait le choix de se structurer en quatre pôles. L’objectif affiché de cette réorganisation est de rompre avec la politique des « baronnies » qui accordait une forte autonomie aux établissements et à leurs directions. La restructuration de l’association s’est accompagnée par le regroupement d’établissements ayant un domaine d’activités similaires (handicap, protection de l’enfance, prévention et inclusion sociale). Chaque pôle est pourvu actuellement d’un pilote, nommé directeur de pôle dont le rôle est d’animer la coordination et la cohérence de sa branche d’activité. La taille des pôles est variable, le poids de leur budget n’est pas égal et leur pérennité politique ne bénéficie pas des mêmes réalités ni de la même temporalité. Le pôle handicap qui fait l’objet de notre attention intègre un budget annuel de 29 millions d’euros répartis sur 16 établissements incluant 364 ETP et accompagnant près de 900 usagers.
22Les personnes ayant participé à l’enquête qualitative et intervenant dans le journal de bord sont des acteurs de la décision stratégique, cadres issus soit des fonctions dirigeantes (directeur de pôle, directeurs d’établissement), soit des fonctions d’expertise (qualiticienne, économe), soit des managers d’équipe (chef de service). Ils sont représentatifs du fait de leur métier de la composition de l’activité stratégique habituelle de la vie du pôle.
23Nous avons mené et enregistré des entretiens qualitatifs semis dirigés, d’une durée minimale de 55 minutes et d’une heure trente-deux minutes au maximum, sur la base d’un guide d’entretien (questions primaires et questions de relances pour recentrer les discours en) dont les axes principaux sont extraits de notre corpus théorique. Les échanges ont été en partie dématérialisés du fait du confinement (deux Visio conférence, deux entretiens de visu et un appel téléphonique enregistré). Le nombre d’entretiens a été réduit du fait de l’implication des acteurs dans les démarches de sécurisation des établissements et de leurs fonctionnements. Le décodage s’inscrit dans les pratiques et modalités reconnues par le biais d’outils de transcriptions des verbatim en grilles thématiques et par l’application d’occurrence et de fréquence.
L’exploitation des données
24Elaborée sur la base des occurrences et des fréquences thématiques issues des entretiens semis directifs ainsi que sur l’analyse qualitative des matériaux bruts du journal de bord, l’exploitation des données vise à rendre compte des éléments principaux.
La légitimité de la pratique et des pratiques
25Recensé chez chacun des interviewés, quelle que soit sa fonction dans la mise en œuvre de la stratégie, le besoin de légitimer sa manière de faire et les manières de faire ensemble se construisent dans une démarche assez clairement évolutive chez tous les répondants : « les pratiques associatives ont également beaucoup évolué ». La théorie est jugée comme insuffisante et suppose une mise en pratique pour être validée. Le plus « jeune » et aussi le moins expérimenté des interviewés fait clairement référence à son besoin de construire sa manière de faire en s’appropriant celle de ses aînés. En ce sens, la pratique des praticiens se valide au regard des pratiques acceptées dans l’organisation : « en tant que cadre, même dans mon domaine, je ne me sens pas assez légitime pour porter des décisions seule ». Adossée à ce constat, la question de la prévisibilité, soit par le biais d’outils de référence permettant de définir « une ligne directrice », soit par une capacité à maîtriser son environnement (proche ou élargi) est soulignée : « je pense que le protocole, il faut venir dans les murs pour le construire. Je pense qu’il y a plein de choses pour lesquelles, il faut être dans le faire, le faire avec, venir observer l’environnement ». L’expérience professionnelle est le domaine sur lequel tous les interviewés s’appuient pour développer leur capacité à s’adapter, ils assimilent le terrain et ses contraintes avant de se confronter à la question de l’environnement hors institution, moins contrôlable et plus incertain : « Ça a évolué du fait de l’expérience et du fait de l’évolution du contexte, c’est-à-dire qu’au début, j’étais plus dans l’action parce qu’il fallait être pragmatique, il fallait vraiment répondre aux besoins des usagers avec un vrai projet dans un périmètre plus court, restreint qui était celui de l’établissement ». La question du sens de l’acte reste centrale, et est interrogée de manière systématique : « on a tous besoin d’une ligne directrice. Et des fois, la ligne directrice, elle n’est pas claire ». Faire, pour simplement exécuter un ordre qui n’est pas compris ou ne présente pas d’intérêt pour l‘acteur qui le met en application, n’apparaît pas comme une source de légitimité ou de satisfaction, même si le fait de désobéir laisse, là aussi, remarquer un certain désappointement. En effet, ne pas répondre à une consigne ou à une procédure est toujours assorti d’un argument, d’une démonstration qui vient étayer la démarche et l’intellectualiser. La désobéissance est une posture rare (uniquement 2 répondants) et n’est pas perçue comme un acte de rébellion mais plutôt comme un acte de responsabilité envers la mission initiale, les usagers et leurs besoins, ou sur l’organisation et son équilibre.
Le souci de transparence des acteurs et l’effet « vitre »
26Un autre phénomène émerge des entretiens semis directifs. La stratégie globale paraît peu lisible. Ce point est repérable du fait de l’importance dans le discours portée à la recherche de cohérence (100 % des répondants et une occurrence de 18 ce qui en fait un des thèmes le plus verbalisé dans les entretiens). Les lignes personnelles et les valeurs qui guident les uns et les autres, bien que disparates, sont essentiellement centrées sur le terrain, sur le dialogue, l’échange avec un autrui qui peut être en fonction des profils, l’usager ou le client, les pairs, et/ou les partenaires. Le concept de transparence est, chez tous les participants, relevé comme une nécessité et paraît dimensionné à l’échelle du peu de clarté de la stratégie globale. Plus le discours global est inaudible, plus les tactiques locales sont présentes et recherchées. Il est alors question, lorsqu’on parle de transparence, d’un effet de vitre entre le local et le collectif, entre la tactique et la stratégie qui valorisent l’une et l’autre la transparence, mais sont séparées, sans lien. Il y a une limite fine entre l’intérieur et l’extérieur des établissements : « soit on va partir chacun de notre côté et rédiger ce qui nous est demandé pour construire la stratégie du pôle soit on va le travailler de manière collective ». Le bénéfice de ne rien cacher est revendiqué par 80 % des répondants, néanmoins, il existe une frontière invisible qui protège et évite de confronter les différents niveaux d’organisation, comme le carreau d’une fenêtre. Dans le même esprit, la question d’une certaine proximité avec le terrain des établissements est souhaitée, comme s’il était nécessaire d’abolir d’une certaine manière la frontière entre le dedans et le dehors. La comparaison avec la vitre s’exprime aussi par le sentiment de fragilité qui découle de la matière, du verre, qui expose mais ne cache pas, protège jusqu’à un certain point. Les interviewés (100 % et à 18 reprises) estiment avoir besoin d’une plus grande communication, entre eux, afin de pouvoir construire des liens stratégiques connus et partagés : « Pour autant, mais bon dieu, qu’est-ce qu’on est mauvais au niveau de l’association en termes de communication ». Ils ont en effet besoin de se voir, mais cela n’est suffisant. La transmission d’information ne produit pas l’émergence d’une stratégie. Enfin, l’effet vitre, permet, à l’occasion, de la même manière qu’en hiver, à la tombée de la nuit, lorsqu’une vitre est éclairée de l’intérieur, de mettre la lumière sur une pratique locale, de mettre en avant une singularité qui attire l’œil et n’est pas forcément partagée par d’autres foyers : « Rien que le fait de changer l’appellation de l’établissement, je n’ai pas demandé à mon N+1 (directeur de pôle), je n’ai pas demandé au DG. J’ai dit, voilà, on est en dispositif intégré, on aurait dû rester IMPRO dispositif intégré, mais l’appellation, moi je me suis dit, il faut qu’on soient vus sur le territoire, on va changer de nom ».
Les zones d’incertitudes et l’uniformisation des pratiques
27Les marges de manœuvres qui en découlent, sont principalement justifiées par le recours à l’expertise, qu’elle soit relationnelle ou technique. D’ailleurs, si le besoin d’outil de référence collective est une demande récurrente (80 % des répondants), il apparaît toutefois que l’introduction de normes par le biais de procédures ou de protocoles est vécue pour la moitié des interviewés comme inappropriée car trop déconnectée de l’expérience du terrain : « Ça va être forcément ces deux choses-là : l’usager, l’établissement et voir comment on peut faire au mieux pour tenir compte des contraintes de chacun et par rapport à ce qu’on doit mettre en œuvre. ». Paradoxalement, « il n’y a pas véritablement de prise de conscience de la réalité quotidienne des établissements », ce n’est pas la règle qui apaise mais son type d’élaboration : « j’ai l’impression que dans mon pôle, les choses se règlent un peu, comment dire, en dehors ». Lorsque les procédures sont produites de manière collective et que les acteurs sont associés, la possibilité de les mettre en œuvre paraît, dans le discours, plus importante que lorsqu’elles sont imposées de l’extérieur. Il est notable que les pratiques ne font pas référence à des pratiques référencées, reconnues et partagées de manière unanime : « Nous avions un dispositif qui fonctionnait très bien. Il était géré par les directeurs et était revu après en réunion de pôle, et pour le coup plutôt pas mal. Quand on venait, on savait qu’on avait un budget et on parvenait à s’arranger entre nous, c’était construit pour faire bénéficier le maximum de monde. » ; cela renvoie à une certaine instabilité des pratiques qui mettent en lumière de manière très large le concept d’évolution qui est vécu soit de manière positive soit de manière déstabilisante. En effet, la communauté de pratiques, traversée par le mouvement de restructuration de l’association en pôle d’activités, balaie les habitudes de travail de chaque échelon stratégique, permettant soit des opportunités soit des contraintes nouvelles.
28En outre, la volonté de contrôler l’autonomie locale des directions en organisant les établissements en pôles a produit deux effets : le premier vise une certaine uniformisation qui pourrait être, de prime abord, perçue comme le premier pas vers l’émergence de pratiques. Mais les marges de manœuvre des uns et des autres, agissant en feed-back, viennent instaurer une forme d’homéostasie dans les organisations : les échanges sont nombreux dès lors qu’une modification est sollicitée par un des acteurs et l’absence régulière d’arbitrage in fine participe à créer une forme d’indécision qui ralentit le changement et la stabilisation : « les réunions sectorielles, il y a souvent beaucoup de sujets, divers et variés. Les réunions de direction, c’est un petit peu de cet ordre-là je trouve. Et du coup, on n’est pas tous dans le même sens et je pense qu’on vient chacun avec des questions et on attend des réponses. L’organisation de ces temps ne permet pas à chacun d’avoir une réponse systématiquement ». Les directions peuvent parfois ressentir la démarche d’uniformisation des pratiques comme une privation de leurs privilèges de décision. Concomitamment, la structuration d’un espace de technostructure, dans notre cas, recentré au siège de l’association vient accentuer ce sentiment d’uniformisation aux dépens de l’autonomie locale chez la moitié des interrogés : « Théoriquement, les services du siège devraient être des services support, c’est de la technostructure, elle devrait être à ton service et bien souvent j'ai l'impression que c'est le contraire. J’ai l’impression que c’est moi qui suis au service des services support ».
La concurrence locale et le recours au dialogue
29Mais encore, l’absence ressentie de pratiques instituées nuit à la production d’une stratégie comprise, partagée, et porte l’attention des praticiens sur une pratique conduisant à un certain opportunisme : « il n’y a pas de décision, dans le pôle, posée, imposée, point, on ne dit plus rien. On est très dans le consensus. Peut-être trop aussi. Tout a ses avantages et ses inconvénients. Non, il n’y a pas de procédures, rien d’officiel, ça existe mais c’est officieux, sous-jacent. ». Ce sont les aspects relationnels et informels qui contribuent à cette concurrence locale pour 4/5 des interviewés : « ça veut dire que la première chose c’est d’être à l’écoute des difficultés, à l’écoute des freins, pour voir comment on peut s’arranger, comment on peut faire ». La connaissance de son voisinage, les proximités de terrain sont alors utilisées comme des attributs relationnels pouvant éventuellement produire des alliances informelles, voire temporaires, le temps d’un arrangement ou du règlement d’une situation. Le recours à l’influence par le biais des attaches relationnelles est souligné par les interlocuteurs (80 % à 17 reprises, ce qui en fait un thème fort) qui pour autant, ne prétendent pas nuire au collectif mais compensent le manque de vision collective par une attitude individualiste et opportuniste. Ce modèle, inspiré des lois du marché économique, fait appel au concept de rationalité où chacun, le temps d’une opération se rapproche d’un partenaire pour assouvir ou bénéficier d’un avantage. Nous notons que tous les répondants ont largement souligné leur attachement à la notion de dialogue qui devient un élément central du management qu’il soit qualifié de traditionnel, ancien ou moderne. Il s’agit d’un attribut du praticien qui dans sa palette vise à créer les conditions d’une coopération qui lui serait profitable, étant sous-entendu que cet état stable de confort individuel présente aussi de manière générale un intérêt collectif. De façon tacite, et comme le soulignait Taylor, la performance du groupe suppose qu’il existe une certaine concordance entre les praticiens. De ce point de vue, le contenu des entretiens fait état d’une corrélation entre le désir individuel des stratèges de parvenir à leurs fins tout en conservant un cadre d’action évitant le conflit ouvert. Le dialogue sert donc à la fois à atteindre des objectifs personnels et locaux tout autant qu’il permet de maintenir ou de rechercher une certaine cohésion des acteurs de la stratégie en étant à la fois l’outil de la singularité et de la recherche de concorde.
Le centrage de la pratique sur la focale de l’usager bénéficiaire
30Les interviewés laissent majoritairement percevoir au travers de leurs perceptions de la tension focale (100 % des répondants), qu’ils revendiquent une forme de centrage de leur pratique quotidienne sur la personne et les besoins du bénéficiaire. L’acte de manager les prive en quelque sorte de la relation avec « le matériel brut » de leur organisation. Cet aspect des tensions qu’ils expriment : « Aujourd’hui, je suis dans une logique de « pilotement » (c’est le terme utilisé) des managers et il y a quelque chose qui est assez difficile à vivre, c’est la coupure avec le terrain et avec les usagers. Mais si on ne veut pas, à un moment donné, être complètement en décalage, moi j’ai besoin, enfin c’est comme ça que je le ressens », soit de garder le contact des usagers met en exergue le sentiment d’être dépossédés d’une pratique, de l’acte de faire, d’une présence simplifiée et débarrassée des enjeux de coopération stratégique. En cela, l’acte de manager constitue un éloignement du terrain, du tangible du faire et instaure une procuration entre le stratège et l’objet même de la stratégie, le bénéficiaire. Le praticien doit alors confier à ses subalternes sa vision du faire, son idée du comment bien faire. Cette distanciation contribue probablement à une dissolution du sens de l’acte, phénomène qui est systématiquement dénoncé par l’ensemble des questionnés : « Il faut que ces décisions s’inscrivent dans quelque chose de plus large, dans des orientations stratégiques, que ces orientations soient posées, posées par écrit même et que des décisions soient prises en disant voilà, durant telle période, cette année, on travaille sur tel axe, et c’est ça qu’on va développer. Et tout le monde va travailler dans le même sens. ». Une insatisfaction explicite est entrevue.
31Finalement, les entretiens semis directifs permettent d’entrevoir que la relative immaturité de l’organisation du fait de sa jeunesse, se traduisant par des pratiques pas encore stabilisées et partagées, octroie à chacun des praticiens la possibilité d’affiner sa pratique. Ce jeu social permet à terme la construction d’un ensemble probablement plus structuré mais traduit aussi la fragilité de l’ensemble à ce moment de son développement.
Les rituels et les cérémonies professionnels
32Essentiellement axés autour des temps collectifs de réunions ou sur les modalités de coordination, les rituels sont présentés comme des habitudes instituées et obligées de la vie institutionnelle des praticiens du pôle handicap.
33Les éléments présentés dans le cadre du journal de bord font état d’une absence de méthodologie de l’animation de réunion : l’absence de secrétaires de séance, de tour de table associé au fait que la diffusion d’un ordre du jour préalable n’est pas la pratique habituelle du pôle Handicap et ne facilite pas l’implication de tous les acteurs. La distribution de la parole n’est pas non plus organisée. Les thèmes abordés faisant débat ne sont pas soumis à un arbitrage ni en direct ni en différé. Quelle que soit la qualité des échanges en temps réel, l’absence de gestion de la réunion favorise les apartés.
34La discontinuité de la réflexion stratégique et opérationnelle relevée par l’absence de compte rendu ne permet pas de s’appuyer sur les décisions prises, les travaux non achevés ne font pas l’objet de reprise. Les lignes directrices ne sont pas traduites sur le plan opérationnel, il n’y a pas de contrôle de la mise en œuvre des options retenues collectivement. Les participants ne sont pas fixes. La richesse des débats n’est pas reprise a posteriori malgré l’omniprésence des outils de gestion aux dépens des examens managériaux. Les tableaux de bords, logiciels, SWOT, exercices managériaux ne font pas l’objet d’analyse ou de prises en compte dans les décisions, la soumission aux décisions tarifaires des autorités de tutelle n’est pas opposée à une stratégie collective, les décisions RH ne sont pas pilotées par une procédure applicable localement de la même manière ou font l’objet de présentation épisodique. Les expériences managériales vécues sur le terrain font peu l’objet de reprise collective pour en tirer une ligne de conduite.
35Le retour sur investissement local est minoré car la participation aux séquences de pilotage sectoriel ne présente d’intérêt que si une décision est actée, suivie et contrôlée. En l’absence de pratiques reconnues, nous constatons le règne de la pratique locale, admise comme la référence collective, alors même qu’il s’agit de ce que l’association essaye d’enrayer. La définition de la stratégie du pôle repose en partie sur la pratique individuelle des praticiens et sur leurs compétences personnelles. Cela encourage les initiatives singulières et démobilise les actions coordonnées. La participation aux instances de réflexion est vécue de manière assez négative : « Quand tu sors, tu n’as pas discuté du sujet, les réunions sont devenues seulement l’expression des enjeux de pouvoirs. Dès qu’il y a une petite frustration, les gens se font la gueule, il y a des tentatives de trouver des alliances avec l’un parce qu’untel a dit cela, tout cela ne sert à rien ».
Les mécanismes de coordination apparaissent assez peu efficaces lors des temps institutionnels
36La régulation des acteurs se joue probablement davantage en « off », c’est-à-dire dans les coulisses et dehors de la ligne hiérarchique. Il apparaît par ailleurs qu’en l’absence de pratiques instituées, les profils de cadres pouvant mettre en avant une expertise technique (qualiticien, responsable des Ressources Humaines ou Directeur Administratif et Financier) disposent d’un atout majeur dans la mesure où leurs apports ne portent pas seulement sur une réalité locale car ils possèdent une vision de l’ensemble du dispositif du pôle. En ce sens, ils bénéficient d’un avantage concurrentiel sur les autres praticiens car ils peuvent se détacher des réalités de terrain et proposer une vision stratégique plus globale. Les profils capables de charisme, ou bénéficiant d’un réseau élargi avec les organismes de tutelle, les financeurs, profitent eux aussi d’un atout considérable. En effet, leur pratique quotidienne d’échanges leur octroie à la fois le savoir-faire et la connaissance des enjeux du territoire. Il s’agit là d’un atout non négligeable car il s’auto-entretient : plus il est utilisé plus il est affuté. La fréquentation des réseaux disposant d’un niveau élevé d’informations permet aux praticiens dirigeants de réagir plus vite et, peut-être, plus finement aux incertitudes du quotidien. Dans la pratique de négociation, il s’agit d’une force qu’il est aisé d’opposer aux praticiens opérationnels moins au fait des courants à venir et par conséquent moins aptes à défendre leur tactique. De manière générale, l’étude du journal de bord fait état de mécanismes de régulation centrés sur relation des acteurs. Ce type de relations engage les pratiques sur un versant entrepreneurial où le plus rapide, le plus engagé dans une vision a toutes les chances de voir son projet aboutir. Cela est d’autant plus vrai, s’il parvient à entraîner dans sa boucle les praticiens pouvant valoriser ou défendre sa tactique sur un plan plus général. La question des coalitions devient alors centrale et renforce l’idée du rôle du facteur humain dans la mise en œuvre des stratégies. Le quotidien du praticien se dessine alors sur deux versants : celui qui entreprend et recherche des alliés : « Je pratique la stratégie d’alliance, la stratégie des alliés » et celui qui n’a pas les outils pour se défendre et subit les avancées tactiques qu’il n’a pas vues venir : « Tu découvres les choses, à la limite, ça devient presque un contexte de rivalité ». L’absence de formalisation écrite des travaux vient dès lors multiplier les possibilités de prendre à son compte les hésitations collectives.
Un environnement chaotique qui contraint l’autonomie du stratège
37Le thème de l’environnement, du territoire est évoqué par tous les répondants et est abordé sous l’angle de l’impact que l’extérieur de l’organisation produit sur l’intérieur et en particuliers sur les acteurs : « les retours de l’ARS, c’est quand même notre tarificateur, donc les comptes à rendre ». La pratique des cadres est bouleversée, non seulement par la volonté associative de se structurer sur un autre modèle mais aussi par un contexte qui extériorise une partie des enjeux et des orientations qui cadrent leurs actions. Les interviewés notent l’importance des institutions financières et budgétaires de manière unanime. Ils perçoivent que la décision est orientée par la nécessité économique. Le ressenti est majoritairement assez négatif pour les praticiens ne disposant pas de l’expertise technique et financière. La question de la légitimation du critère administratif et financier se traduit au travers du droit, de l’obligation légale qui de par nature, s’impose et s’oppose à la pratique et aux pratiques historiques du secteur du handicap, centrée plutôt sur la relation avec l’usager. Ce point est par ailleurs d’autant plus explicite que notre échantillon est composé majoritairement de stratèges initialement formés au métier d’éducateur spécialisé (3/5). En outre, le caractère variant et instable de l’environnement émerge des propos à régulièrement soit sous l’angle du thème de l’incertitude soit sous l’angle de l’évolution contextuelle et du manque d’outil de prévisibilité. L’ensemble de ces thèmes sont désignés par une occurrence dans le discours des répondants conséquente. Cela se traduit par le sentiment d’une certaine soumission de l‘organisation à l’idéologie, élément externe et donc moins contrôlable par les acteurs. Une certaine incertitude vis-à-vis des mouvements du système est relevée par 100 % questionnés, générant des hésitations managériales et une culture de l’adaptation, perçue tantôt comme une vertu organisationnelle et tantôt comme une source d’instabilité pénible à deviner.
Les zones d’incertitude produisent et renforcent les tactiques locales
38Les différentes sources d’accès à l’information, les capacités des uns et des autres de bénéficier de réseaux professionnels, relationnels, les compétences techniques dont certains disposent ajoutés à la volonté marquée de recourir au dialogue plus qu’à la méthode ou à la règle contribuent à mettre en évidence que l’opportunisme local est possible et en tout cas peu empêché. Les questionnés voient majoritairement dans l’organisation actuelle la possibilité de positionner leur structure sur l’échiquier du pôle de manière concurrentielle : « On arrive dans un secteur qui devient compétitif ». Le recours à l’informel en l’absence d’outils ou d’artefact managérial reconnu est manifestement le mode de régulation privilégié, apparaissant sous le recours systématique au dialogue, y compris chez les dirigeants revendiquant un style de management nommé « à l’ancienne ». Privés de rituels valorisés, car les réunions n’apparaissent pas comme les moteurs d’échanges régulés porteurs de sens, les tactiques locales se développent et alimentent une stratégie qui se construit au fur et à mesure. Cette modalité laisse penser que l’absence ou la jeunesse de la structure organisationnelle n’a pas encore permis l’émergence de pratiques : « et que ces dernières se façonnent par à coup, de manière expérimentale, par petites touches parfois imprévues ».
La survie de la structure comme piste stratégique
39Thème récurrent au travers du territoire et de la concurrence, la survie des établissements apparaît dans (18 entretiens), parfois sous la forme d’enjeux concurrentiels internes et parfois dans un contexte élargi au pôle, à l’association, au département ou à la région.
Discussions et préconisations
La stratégie est bien un aller-retour entre la pratique, les pratiques et les praticiens
40Lorsqu’un déséquilibre dans la relation apparaît, la réaction harmonieuse ne s’établit pas. Dans le cas relaté par le journal de bord, une certaine cacophonie semble présente : plusieurs voix se côtoient mais ne lisent pas la même partition. Les praticiens produisent néanmoins une stratégie mais elle est locale. Or, il convient de souligner que la multiplicité des tactiques locales peut paralyser l’émergence d’une stratégie globale. En ce sens, les faits viennent confirmer la théorie de Witthington dans la mesure où l’acte stratégique des praticiens est le fruit des interactions simultanées entre une pratique et des pratiques. Les pratiques n’alimentent et ne norment plus ou pas la pratique qui, elle-même, n’est pas plus en mesure de contribuer à fournir de l’énergie à une stratégie que de se nourrir d’une stratégie. Cela ne signifie pas pour autant que la situation est passive, au contraire, les forces en jeu dans le système s’organisent au sens de Crozier. Les marges de manœuvre sont activées voire encouragées du fait de l’inertie de la situation collective, de l’absence de but partagé.
Le mythe du consensus
41Concept hypervalorisé, le consensus n’est pas une source de satisfaction de manière générale dans la mesure où bien qu’il soit revendiqué largement par les répondants, quelle que soit leur fonction, et ne facilite pas l’émergence de mécanismes aboutis et satisfaisants pour l’ensemble des acteurs. Le recours au dialogue et au consensus réclament paradoxalement le besoin d’arbitrage, ou de « lignes directrices claires », de plan de communication, d’appui à la décision. A contrario, lorsqu’une posture arbitraire ou contraignante est imposée, les comportements d’évitement, d’opposition ou d’insatisfaction se manifestent. Les influences des uns et autres apparaissent au grès des bénéfices immédiats et individuels sans qu’un mécanisme intermédiaire entre l’émanation du désir du responsable hiérarchique et la volonté du groupe ne puisse être proposé. La difficulté réside bel et bien dans la construction d’un jeu social qui permet l’expression de tous autour d’une réalisation collective au sein de laquelle le singulier et l’ensemble puissent trouver leur compte à parts égales. Autrement dit, les intérêts des uns s’opposent parfois aux intérêts de certains autres, empêchant une posture simple et supposant systématiquement l’émergence de comportements soit dissimulés sous des alliances, tactiques, soit ancrés dans des attitudes de résistance, d’opposition plus ou moins passives ou visibles.
La fonction du management : garantir et orchestrer le maintien de la structure
42Au travers des tactiques individuelles des praticiens (concurrence, compétition, pratique innovante, développement de savoir-faire,…), comme des enjeux collectifs (alliances, coalitions, conventions de partenariats, réseaux, militance,…) , se dessine la silhouette des motivations implicites du management qui en grande partie, et spécifiquement, dans le contexte d’institutionnalisation de l’organisation, c’est-à-dire du processus qui rend l’organisation suffisamment sécurisée du fait de la reconnaissance et de la stabilité de ses mécanismes internes qu’elle est capable de perpétuer, repose sur la volonté de maintenir sa structure. Survivre dans l’environnement chaotique, désordonné, imprévisible, devient pour les praticiens, un enjeu d’autant plus important que les pratiques ne sont pas suffisamment ritualisées et ancrées pour constituer un automatisme ou un recours privilégié. À l’instar de ce que Henri Laborit dénomme l’inhibition de l’action (Laborit, 1963), et bien qu’il faille faire preuve de prudence puisqu’il s’agit d’une référence éthologique, les acteurs sont en situation de devoir préserver l’élément dans lequel ils interagissent sous peine de disparaître, d’être absorbés (si l’on fait usage du vocable économique), de perdre leurs singularités et leurs identités organisationnelles. Agir, se défendre en conquérant par l’innovation ou la vitrine, exercer un repli oppositionnel en invoquant la tradition, le savoir-faire, constituent l’opportunité des stratèges de maintenir la situation déséquilibrée sous contrôle. De ce point de vue, la question des outils de gestion ne peut être qu’un prétexte au pilotage car c’est dans la pratique des pratiques et l’interaction des acteurs que s’opérationnalise la stratégie qui sera payante. Ces derniers, chacun de leur place, à leur niveau et dans le territoire, mettent en pratique les stratégies qui vont assurer la survie de leur système, parfois en admettant certains compromis. Cette posture, bien qu’inconfortable, a l’avantage de masquer au faiseur de stratégie les fondements de son action dans la mesure où la question du bien-fondé de ses actes est subordonnée d’abord à sa capacité à préserver son environnement. Les moyens pour y parvenir étant secondaires, il n’est pas surprenant que le jeu stratégique soit de nature complexe et tout à fait varié. En ce sens, la créativité, traduite par l’innovation, est bien la promesse de l’efficience, au risque de nuire à un collègue. L’intérêt de cette grille de lecture est d’éviter de condamner les faiseurs de stratégie sur la base uniquement d’ego divergents et de cerner qu’ils échappent à une certaine culpabilité ; en effet, peut-on vraiment reprocher à un praticien de vouloir épargner son outil de travail ?
Les recommandations d’actions préconisées
43Plusieurs points semblent prédominer dans les préoccupations quotidiennes des praticiens. Il s’agit d’en tirer parti et d'en tenir compte pour construire une réponse qui permette in fine de favoriser la coopération entre les stratèges. L’élaboration d’une stratégie implique, comme nous l’avions présupposé, qu’il existe un lien entre l’acte posé au quotidien et le sens, individuel et collectif, que les acteurs lui attribuent. Notre approche favorise par conséquent une forme d’appropriation des gestes par leurs pratiquants. Il ne s’agit pas seulement de mettre les membres du groupe au diapason, ni d’espérer que d’un collectif plongé dans un environnement incertain et changeant émerge spontanément une réponse adaptée, mais de construire une approche qui permette d’embrasser l’ensemble des paramètres et de mesurer les effets éventuels dans une configuration la plus souple possible.
Les niveaux d’organisation : repérage et complexité
44L’une des difficultés repérée au travers de cette recherche s’apparente à une joyeuse cacophonie dans la mesure où les influences, nombreuses, internes et externes se superposent et s’entremêlent de manière concomitante. Les acteurs, chacun de leur place et à leurs niveaux, agissent, parfois sans tenir compte des effets produits sur les autres acteurs et sur les autres niveaux, produisant non seulement de l’insatisfaction mais aussi une certaine contre productivité. Les temps de coordination deviennent impossibles à gérer du fait de la complexité de la situation. Il peut être nécessaire de schématiser la perception des niveaux d’organisation afin de rendre leur lecture lisible, visible. Dans l’état actuel, les interactions sont informelles et dispersées. La définition de niveaux d’organisation, notion prélevée des travaux d’Henri Laborit peut être un exercice managérial soumettant les praticiens à prendre connaissance des sphères d’interventions existantes, de leurs rôles non seulement sur l’organisation en général mais aussi sur les parties qui la composent en particulier. « L’éthologiste n’étudiera chez l’animal et chez l’homme que le comportement isolé ou en situation sociale, le psychologue ajoutera l’expression langagière de ce comportement, le sociologue étudiera les sociétés, l’économiste, leur activité productrice, […] chacun d’eux ignore à peu près totalement ce que l’autre a pu retirer de l’étude du niveau d’organisation auquel il s’est consacré » (Laborit, 1983). Bien entendu, cet exercice de désignation des grandes tendances du système reste un exercice intellectuel incomplet, puisque de nombreux paramètres ne peuvent être pris en compte, par ignorance de leur existence, par oubli et parce que nous conviendrons que la simplification d’un système ne peut jamais être que la possibilité de percevoir les grandes lignes d’un ensemble dont la complexité ne nous apparaîtra jamais réellement. Toutefois, la mise en place d’une schématisation produite collectivement permet au moins de nommer les acteurs d’une organisation, de préciser leurs rôles dans l’ensemble, de dégager et de publier leurs besoins, leurs contraintes, mais aussi de mettre le doigt sur les effets des actions de l’un sur ses partenaires et leurs propres contingences. Ce type d’exercice pourrait être un préalable à un séminaire de direction ayant la vocation de réfléchir sur le travailler ensemble alors même que la réalité actuelle réside plutôt dans le chacun pour soi. Par ailleurs, l’idée de penser en niveaux d’organisation est aussi une manière de répartir les objectifs stratégiques : quelles sont nos envies à l’échelle de l’association, du pôle, du département et de la région ? Enfin, cette préconisation est aussi une manière de prendre en compte le fait que la « pratique peut évoluer, ses réplications étant sélectionnées par environnement concurrentiel » (Bazin, p.23). Nous ajouterons que l’institutionnalisation des pratiques, pour passer du particulier au général, de l’improvisation à la maîtrise, doivent passer par une certaine régularité afin de posséder le caractère d’évidence et de stabilité et nécessitent une ritualisation des prescriptions, des rappels réguliers, des temps consacrés à la coopération stratégique.
Orienter l’opportunisme local vers les enjeux collectifs : l’alignement des désirs
45À l’instar des travaux de Frédéric Lordon qui montre que « derrière chaque acte humain se nichait un intérêt, non pas dans le sens utilitariste vulgaire répandu par les économistes adeptes du calcul rationnel et optimisateur des individus, mais dans celui qu’avait déjà suggéré Pierre Bourdieu : il m’importe et non pas j’ai intérêt à » (cité par Hély, 2006), il peut être envisagé, une fois que le champ contextuel est en partie mis à jour, de pouvoir recentrer les intérêts individuels vers des objectifs collectifs. L’approche de LORDON évoque que « la plupart des occasions de joie sociale sont différentielles -posséder ce que d’autres n’auront pas -et […] les gestes mêmes de réserver (à soi ou à sa classe) et d’écarter (les autres) sont les caractéristiques de la domination sociale » (Harribey, 2010). En ce sens, l’émergence d’un « nous » qui dépasse les besoins du « je » peut s’incarner dans des tentations de conquête d’un territoire qui dépasse celui occupé aujourd’hui. Aligner les désirs locaux peut s’opérationnaliser au travers d’une vision conquérante. Autrement dit, l’obtention d’une coopération efficace, qui ne se mordrait pas elle-même, doit probablement se tourner vers l’extérieur, en dehors de ses frontières. Et le contexte concurrentiel, parfois évoqué par les répondants au cours des entretiens confirme la crainte des absorptions, des tactiques des autres associations du département. Par ailleurs, associé à la réflexion en niveaux d’organisation, le concept d’alignement des désirs, même s’il est décrit par l’auteur comme l’explication d’une certaine servitude, est l’occasion de galvaniser les troupes. Autrement dit, il s’agit d’un objectif inspiré par le mécontentement interne que l’on détourne vers l’extérieur, visant un mieux-être organisationnel. La mise en œuvre stratégique de cette opération présente, en outre, l’avantage de produire des rites martiaux, voire militaires, afin de préparer les manœuvres à organiser, des cérémonies de commémoration lors des victoires comme lors des défaites, de construire une histoire qui se préoccupe moins des débats internes que des tactiques externes.
L’appropriation de l’incertitude : vivre avec le doute
46En dehors des propositions d’actions visant à améliorer la coopération, il convient aussi de préserver les acteurs et les praticiens des bouleversements auxquels le système les confronte. Du fait de sa nature chaotique, et donc sa capacité à être en permanence et quasi sans interruption traversé par un flux d’informations, d’indications contradictoires, la commande institutionnelle change au gré des besoins du territoire, et les praticiens sont sommés de s’adapter et d’adapter leurs discours et leurs pratiques indéfiniment. L’objet de cette préconisation est de faciliter la prise en compte du caractère imprévisible du système dans lequel les stratèges interagissent. La littérature fourmille d’exemple préconisant l’agilité, la souplesse managériale, l’intelligence collective, la résilience, etc. Mais de quoi s’agit-il finalement ? Si l’on désosse les concepts, reste la capacité de l’acteur à se saisir du monde, à comprendre les raisons qui l’animent, à entendre (au moins) celles de son entourage. Le premier pas de cette préconisation suppose de repérer les zones et les marges de manœuvre des uns et des autres car c’est dans cet espace que se joue, de manière informelle, la créativité, la source de l’action. Embrasser la complexité du monde, passe inévitablement par la définition d’un design qui simplifie notre vision organisationnelle, et par un plan, un objectif qui n’affecte pas les collaborateurs de l’intérieur. Mais cela n’est pas suffisant. Dans la mesure, où l’exigence d’adaptation est rapide et imprévisible, il est nécessaire aussi de définir une clause de non-réussite, de non atteinte de nos attentes initiales, d’accepter cette complexité comme un obstacle qu’il ne s’agit pas de franchir mais parfois juste d’éviter. Cela remet en cause la notion d’efficacité de l’entreprise qui doit s’approprier sa fonction sociale, et pas seulement contribuer à un plan plus vaste, qui la dépasse largement. Accepter la complexité c’est aussi construire une démarche stratégique qui accepte que la tactique vienne alimenter le projet, que le projet des unités qui composent l’ensemble du groupe peut avoir autant d’importance que la course à l’efficience. En premier lieu, il peut s’avérer nécessaire de construire un groupe de cadres ayant des fonctions transversales, différentes des experts de la technostructure dans le sens où ce n’est pas leur technique ou leur formation qui les rend fonctionnels mais bien l’étendue de leur spectre d’actions qui ne se limite pas à un seul établissement mais couvre un champ plus large. Secondement, il peut être aussi nécessaire de confier à certains praticiens la mission de mener des revues de presse sur l’état des connaissances actuelles, sur les recherches en cours. À terme, l’idée pourrait être de constituer un laboratoire qui s’appuie sur l’expérience de terrain, de formaliser des études, de prendre la main en quelque sorte sur la production de connaissances qui émerge de la réalité et non pas d’attendre de la science ou des universités des recettes miracles. Jongler avec la complexité, c’est aussi la prendre en main, la manipuler.
Conclusion provisoire
47Les stratèges sont aussi nombreux que les stratégies, les modalités “pratiques” que nous avons pu relever au cours de cette approche empirique, laissent entrevoir que chacun, de sa place, mène au travers d’habitudes quotidiennes, de rituels personnels, son entreprise vers un projet inscrit dans un environnement très local. L’émergence d’une stratégie n’est pas simplement le produit d’un processus managérial démocratique, pas plus qu’il n’est le fruit du pouvoir d’un seul. Les acteurs sont soumis à un contexte, à un environnement et ils essayent de collaborer, le plus souvent en essayant de privilégier leurs intérêts personnels. Le modèle entrepreneurial permet, dans le sens où il valorise l’initiative individuelle, la concurrence, la créativité, de construire un modèle de pratiques reconnues et légitimées où la survie des organisations est l’enjeu, souvent inavoué des stratèges. Ce contexte est amplifié et implicitement encouragé dans le champ du handicap qui n’est pas plus épargné par les tensions économiques, que d’autres secteurs économiques. La question de la rareté (souvent des ressources financières et pas de la beauté du geste) est traduite dans le management par des stratégies ouvertement productives. L’action managériale dans le champ du handicap, si elle a, peut-être, d’abord été essentiellement médicalisée ou psychologisée, est maintenant gérée, elle doit être efficace. Les experts et les tarificateurs partagent le fait de savoir chiffrer le coût d’une prestation et de pouvoir la comparer sur un territoire à une autre prestation. La technique et le calcul viennent remplacer le soin qui a lui-même, auparavant, pris la place de l’acte éducatif. Ces mutations successives, toujours actées par une loi ou le droit, se sont accompagnées de bouleversements dans les pratiques managériales et de terrain. En ce sens, l’analyse par la perspective en pratique, alimente notre réflexion : il y a cohérence entre ce que nous faisons, ce qui est toléré et ce que cela produit, mais nous ne sommes pas toujours les maîtres de nos actions. S'il s’agit bien de la main du praticien qui produit l’acte, la tête ne repose pas forcément sur ses épaules. Bien sûr, il est complexe de relever ce qui appartient à l’individu ou au collectif. Pourtant, il me semble que ce travail constitue une étape fondamentale dans la compréhension de notre responsabilité : nous participons à construire un monde qui nous modèle, comme un serpent qui se mord la queue. Il paraît intéressant finalement de se demander si toutes les organisations connaissent ce mécanisme. Est-ce qu’à chaque fois que des hommes se regroupent, ils finissent par perdre, au moins partiellement, le contrôle de la situation ?
Bibliographie
Références
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Mots-clés éditeurs : pratique individuelle, management, stratégie, pratiques collectives, stratège
Mise en ligne 17/02/2021
https://doi.org/10.3917/proj.hs01.0165