Notes
Crise et valeurs
1Que l’on soit dans l’espace de l’éducation, de la santé ou dans l’espace politique, on constate le même phénomène, historiquement répétitif : plus une situation est décrite par les pouvoirs en place comme une ‘situation de crise’, plus on constate que ces acteurs tiennent en même temps un discours sur les valeurs qui les guident dans leur action ‘en faveur’ du groupe social dont ils ont la charge. Ils en désignent les opposants, leurs ‘idéologies’, accroissant par là même les conflictualités déjà présentes dans la situation.
2Ce phénomène est particulièrement perceptible dans le traitement de la situation sanitaire des années 2020-2021 où, plutôt que de se centrer sur les faits et sur les moyens de traitement mis en place, le débat se déplace rapidement sur les identités collectives et sur les rapports entre identités collectives et valeurs : il s’agit de « nos » valeurs » (Allocution du président de la république française du 28 octobre 2020).
3On le constate également dans le traitement des questions de sécurité, où les explications sociales données des crimes privilégient les ‘motivations’ idéologiques, comme le montre la fonction attribuée aux termes de ‘radicalisation’ et de ‘séparatisme’.
4Cette situation peut être appréciée comme potentiellement dangereuse, et conduire à une ‘ardente obligation’ : celle de mieux penser les rapports entre valeurs et engagement des actions dans la vie publique.
- Il est d’abord probable que le concept de crise soit moins un concept adapté pour décrire/analyser/interpréter une situation que pour rendre compte d’un éprouvé de situation. Il désigne la perception que les acteurs se font d’une situation et leur attitude vis-à-vis de cette situation. Le concept de crise est un cadre organisateur de la perceptionetde l’interprétation qu’opèrent, en situation, des sujets confrontés à une transformation imposée de leurs organisations d’activités.
- Cette attitude fait l’hypothèse d’une relation de causalité entre valeurs et actes : les valeurs fonderaient nos actes. Or cette relation de causalité caractéristique de la culture occidentale peut n’être qu’un avatar du robuste paradigme hiérarchisant discours, pensée et action. Aucun fait ne permet de valider ce qui n’est peut-être qu’une croyance ; pas plus que les savoirs ne « s’appliquent » dans les actions, les valeurs ne sont probablement « mises en œuvre » dans les actes. Par contre, les valeurs sont souvent associées aux actes : elles constituent des référents pour les activités de pensée sur ces actes, ou des références pour les activités de communication. Ces phénomènes sont subjectifs/sociaux : ce sont les sujets, individuels et collectifs, qui se représentent à eux-mêmes et à autrui leurs référents et leurs références comme étant ce qui détermine leurs actes. Perpétuer ce paradigme peut avoir des conséquences sociales. Confrontée à des problèmes de violence endogène, la ‘société’ les interprète souvent comme des carences de ‘transmission’ de valeurs dans la famille ou à l’école. Parler d’éthique et substituer cette dernière à la traditionnelle morale ne change rien à l’affaire : se référer à l’éthique ne fait que renforcer les phénomènes d’injonction de valeurs sociales en les subjectivant. Les rapports entre action, intention et justifications ne sont pas forcément des rapports de causalité linéaire, mais probablement des rapports de transformation solidaire. La célèbre formule de Spinoza “ ce n’est parce que nous jugeons qu’une chose est bonne que nous la désirons, mais c’est parce que nous la désirons que nous la jugeons bonne” introduit l’idée de cette transformation solidaire des intentions, des actions, des jugements et des justifications. Dans ces conditions de n’est pas un hasard si le fondateur de Médecins sans frontières (MSF) R.Brauman , parle de la conviction qu’il s’est « forgée au cours des années passées à MSF, que l’invocation éthique permet de ne pas penser » [1].
L’intention de ce texte : situer les valeurs en rapport avec les activites
6L’intention de ce texte est précisément de permettre aux acteurs engagés dans les espaces publics et privés de situer par rapport à leurs activités les valeurs qu’ils invoquent dans leurs actions, ou qui sont invoquées par les acteurs de leur environnement. On peut y parvenir en faisant des constructions de sens et des donations de significations opérées par les acteurs autour de leurs actes des activités au même titre que leurs actes, et non les explications des actes, comme on le fait naïvement si souvent.
7Nous faisons l’hypothèse que les ambiguïtés sémantiques que l’on constate autour du terme de ‘valeurs’ sont des ambiguïtés fonctionnelles, à mettre en lien avec l’imposition sociale des paradigmes de pensée caractéristiques de notre culture : la hiérarchie parole/pensée/ action, l’opposition activité/subjectivité ou objet/sujet.
Quel statut pour les valeurs ?
8D’abord de quoi parle t’on quand on invoque les valeurs en rapport avec les activités ?
9Invoquer s’inscrit dans une interaction. Selon la situation dans laquelle se trouve le locuteur qui énonce les valeurs (discours public, communication privée, communication à soi par exemple) ce terme peut revêtir des significations totalement différentes. On peut ainsi distinguer notamment trois ensembles de significations [2] (Préférences d’engagement, représentations finalisantes et valeurs signifiées, pp.115-166).
Les valeurs-en acte
10Elles peuvent être décrites comme ‘ce que le sujet fait’, indépendamment de ce qu’il pense qu’il fait, ou de ce qu’il dit qu’il fait. On peut parler aussi de préférences d’activités : pour un sujet, individuel ou collectif, et en situation, ce qu’il lui importe de faire ou de réaliser.
11Les valeurs -en- acte se situent dans le champ des ‘rapports en acte’ [3]que les sujets entretiennent avec les composantes de leur activité, et notamment avec les autres sujets présents dans la situation d’action. Les valeurs en acte ont un statut pré-sémantique et pré-linguistique.
12Les valeurs-en-acte se spécifient par l’introduction en situation d’un ordre, d’une hiérarchie entre activités. Valeurs-en-acte et préférences d’activité supposent un renoncement à d’autres activités possibles dans le même moment. Faisant allusion à cette signification, Lavelle définit la préférence d’activité comme « l’attribution de la valeur, l’opération par laquelle se constitue cet ordre hiérarchique qui montre la valeur à l’œuvre » [4]. Bateson utilise la notion d’ethos pour caractériser un groupe humain dont les membres peuvent partager, souvent à leur insu, les mêmes façons, les mêmes ‘manières’ physiques et sociales de se comporter [5], à l’inverse de communiquer/transmettre les valeurs [6].
13Les valeurs- en-acte, les préférences d’activités, ne se transmettent pas par des discours, comme on le croit le souvent (par exemple ‘les valeurs transmises dans la famille’), mais par la participation à des activités communes, ou mieux encore par des émotions partagées par et dans ces activités. Ce qui fait dire que ces valeurs-en-acte ne s’apprennent pas ; elles se vivent.
1. Les valeurs éprouvées
- Les valeurs éprouvées, ressenties, en situation sont une conjonction d’affects et de représentations. Elles peuvent être décrites comme ce qui, aux yeux des sujets, vaut ‘la peine’ ou ‘le coup’ d’être fait par eux dans une situation donnée.
- Ce sont des représentations : elles impliquent des activités permettant la présence à un sujet d’objets absents de son environnement physique et de son activité de transformation du monde physique. Elles supposent la présentification d’activités et d’objets absents hic et nunc : expériences passées, éventuelles activités futures. Elles permettent d’établir des liens entre passé, présent et futur.
- Elles sont adressées par les sujets à eux-mêmes et pour leur action : ces représentations finalisent l’action du sujet. Ce sont des conceptions du désirable quiordonnent choix d’objectifs, stratégies, modes d’action et moyens d’action. On peut parler de fins ou de finalités : fins et finalités sont des constructions de sens attribués à l’action. Elles permettent aux sujets l’attribution de qualités à des objets, à des situations, à d’autres sujets, à des événements ou à des actions. Ce sont des représentations finalisantes indexées d’un indice de désirabilité pour le sujet qui les construit et les utilise pour l’évaluation. Pour Lavelle (op.cit) le propre de l’évaluation, c’est de déterminer la valeur d’une chose, et ce caractère ne peut apparaitre que dans son rapport avec « nous ». La marque de ce travail est donc la présence d’activités mentales d’attribution : Dewey parle de « valuation » [7]. Ce travail a souvent pour enjeu une alternative d’activités pour le sujet.
- Pour ordonner l’activité, elles font l’objet d’un travail d’élaboration par itération avec les représentations factuelles, finalisées, fonctionnelles de la situation [8] que le même sujet de la situation. Polin définit la fin comme « une valeur choisie et chargée (…) d’une intention pratique (…) les fins sont des valeurs réévaluées » Plus forte est la présence d’une alternative d’activités pour le sujet, plus le travail d’élaboration est important. Pour Curie « s’il y a eu engagement, il y a eu dépassement d’un conflit » (2002, communication aux journées de Bordeaux sur l’engagement).
- Elles ont un rapport étroit avec la représentation que le sujet se fait de lui-même en activité et en situation, avec les contours de son moi. La conscience de soi est une conjonction établie par un sujet en situation entre la représentation qu’il se fait de son activité et la représentation qu’il se fait de lui-même comme sujet de cette activité.
- Ces conjonctions d’activités mentales et d’affects sont dotées de cohérences, d’unités de sens. On est dans le monde de la construction continue de sens par les sujets concernés [9], les actions étant précisément définies comme les ensembles d’activités dotées d’unités de sens par les sujets en activité. Elles établissent un lien : entre passé, présent et futur ; entre anticipation et rétrospection ; entre sujets, activités et environnements ; entre phénomènes mentaux et affects ; entre représentations finalisantes et représentations finalisées ; entre représentations de l’activité et représentation de soi en activité. Bref elles relèvent d’une approche holiste de l’activité humaine.
2. Les valeurs déclarées
- Les valeurs déclarées, signifiées à autrui peuvent être décrites comme ‘ce que je dis ou ce que je communique sur ce qui anime mes engagements d’activité’. Ce sont par exemple les situations d’échanges à des fins de présentation mutuelle entre personnes, institutions, organisations publiques et privées, et même entre Etats. Au niveau collectif, c’est le cas par exemple des communications internes et externes d’entreprises ou de collectivités, ou des communications politiques. Au niveau individuel, et notamment en formation, ce peut être aussi le cas des situations d’analyse des pratiques, à l’occasion desquelles les participants parlent souvent davantage ce qu’ils veulent faire que de ce qu’ils font. Dans ce genre de situations, un discours ou une communication-en acte (quand on ‘montre l’exemple’) sont opérés par ceux qui l’énoncent ou en font ostension, sur les ‘valeurs’ qui sont censées les inspirer. Nous parlerons de valeurs déclarées ou de valeurs signifiées à autrui ; ou même de signifiées à soi-même « comme un autre » selon la formule si suggestive de Ricoeur [10]. Nous leur avons déjà consacré un texte s’inscrivant dans la même problématique [11]. Ce n’est pas un hasard si le thème revient dans une situation dite ‘de crise’ où ces enjeux de présentation de soi reprennent toutes leur actualité au regard des enjeux de repositionnement social/économique.
- Ce sont bien des communications. Pour Montaigne, la parole est à moitié à celui qui écoute, à moitié à celui qui parle. Les valeurs déclarées n’appartiennent pas au monde des constructions de sens des sujets qui les énoncent, mais à l’univers des significations qu’ils proposent à leurs destinataires en vue d’influer sur les constructions de sens de ces derniers. C’est moins leur contenu qui compte que la fonction que leur donnent ceux qui les énoncent, et l’interprétation qu’en font ceux à qui ils s’adressent.
- Ces communications sont doublement des images : des images d’activités et en même temps des images de soi proposées à autrui. En fait, ce sont des ostensions de soi à autrui, par le biais des images proposées des activités dans lesquelles les sujets se disent engagés. L’énoncé sur ses propres valeurs, individuelles et/ou collectives, est souvent une démarche d’affirmation d’un ‘je’ ou d’un ‘nous’, et une stratégie de pouvoir, comme on le voit dans les différentes formes de nationalisme. Cet énoncé/ostension rentre ainsi dans les stratégies de positionnement réciproque des acteurs/sujets, comme on peut le voir dans toutes les formes de conflit qu’on cherche ainsi à légitimer.
- Au niveau collectif, la discussion sur les valeurs est un moyen très efficace pour accroitre lacohésion d’un groupe social par rapport à ses partenaires/adversaires. L’affirmation de valeurs est souvent un outil de positionnement des groupes sociaux/acteurs collectifs ; on est alors proche des notions de culture et d’identité collective. Dans les situations de conflit entre groupes humains, on voit significativement réapparaitre des discours surinvestis en valeur. Ce fut le cas manifeste lors de la première guerre du Golfe avec les protagonistes du conflit, Saddam Hussein et George Bush. C’est encore hélas le cas aujourd’hui avec les dramatiques conflits prenant des prétextes religieux alors que les intérêts en jeu n’ont rien de religieux. Et même, rétrospectivement, ne peut-on pas lire avec des clés d’interprétation analogues ce conflit historique majeur que furent les croisades ?
Pour reperer les valeurs-en-acte, s’interesser aux engagements d’activites
16Pour repérer les valeurs en acte aussi bien dans les situations d’action que dans situations de recherche, le plus important est probablement de s’intéresser aux engagements d’activités des sujets en situation, indépendamment des pensées et des communications qui peuvent y être associées.
17Dans le langage quotidien c’est bien sûr l’opposition entre discours et actes, entre politiques dites et politiques faites, entre théorie et pratique. S’engager dans une activité se caractérise par un recouvrement entre la performation d’un possible d’activité et l’activation d’un sujet dans cette activité. On peut alors parler non plus seulement d’engager, mais de s’engager. Les exemples sont légion dans la vie politique, dans la vie sociale, dans la vie professionnelle comme dans les situations éducatives.
18Dans le monde de la recherche, l’approche éthologique au sens large est alors pertinente : qu’est-ce que le sujet fait ? quels sont ses comportements observables ? quelles traces d’activité ? Les méthodes utilisables sont larges : méthodes ethnographiques, observations physiques, analyses de comportements, enregistrements, sélection de marqueurs linguistiques traduisant l’engagement. Un exemple peut être pour l’aménagement de l’habitat, espace d’activité par et pour ses habitants : le prix Pritzker d’architecture attribué en 2019 à un architecte pour la participation-en-acte des habitant-e-s à la construction de leur habitation [12]. A l’inverse, l’utilisation fréquente confuse du terme ‘démocratie’ pour désigner à la fois un pays et pour désigner une valeur affichée est une plaie du discours politique.
19Les valeurs-en-acte peuvent être repérées par un observateur ou un analyste extérieur à partir précisément des engagements d’activités. Un obstacle au travail empirique dans ce domaine tient aux pluralités de fonctions assignées au discours, et notamment au recours, conscient ou non, à des ambiguïtés fonctionnelles comme le célèbre « je vous a compris » gaullien, ou, plus récemment encore, à l’incitation constante à l’engagement d’activité d’autrui (s’engager, se créer, s’inventer) dans le discours managérial et politique sur la formation et le travail [13].
Pour reperer les valeurs eprouvees, s’interesser aux constructions de sens
20Le caractère personnel et auto-adressé des valeurs éprouvées/ ressenties a bien été compris par certains chercheurs ou intervenants qui, plutôt que d’interroger directement les sujets sur leurs valeurs (attitude dominante qui ne recueille que des valeurs professées, déclarées, affichées) interrogent sur les situations dans lesquelles « ils se sentent bien ».
21Ceci explique aussi le rapport spontané fait par les sujets entre leur propre personne (leur ‘moi’) et leurs ressentis/éprouvés, c’est-à-dire la perception de leurs affects dans le cadre d’une généalogie de l’activité [14] et Vocabulaire d’analyse des activités (op.cit).
22Une voie privilégiée d’approche des valeurs ressenties est plus largement de faire de pratiquer des inférences à partir dece que les sujets disent ou montrent qu’ils aiment faire.
Pour reperer les valeurs declarees s’interesser aux donations de significations
23Pour approcher les valeurs énoncées, l’essentiel du travail consiste donc on l’a compris à considérer l’énoncé et l’ostension de valeurs comme une activité de communication, et à analyser les fonctions données à ces actes de communication.
24Quatre voies notamment permettent de le faire :
- Développer dans les formations professionnellesles cultures de sciences sociales : la spécificité des sciences sociales est en effet de proposer d’autres significations que celles que les acteurs attribuent spontanément à leurs actes. Elles permettent aux professionnels en formation ou en exercice professionnel de mettre à distance leurs propres activités.
- Dans les moments de pensée autour, dans et sur l’action, distinguer les concepts permettant de finaliser et de mobiliser l’action, investis de valeurs déclarées, et les concepts faisant de l’énoncé/ostension de valeurs des faits dont il convient de rendre compte par l’analyse. Ce qui conduit à distinguer sémantique de l’action et sémantique d’intelligibité des actions [15].
- Pour l’analyse des énoncés/ostensions de valeurs s’appuyer sur des disciplines qui ont explicitement cet objectif, par exemple l’étude des modalités (aléthiques, épistémiques, déontiques, appréciatives, axiologiques etc..) en sciences du langage [16]
- De façon plus générale, caractériser les types de rapports que les sujets entretiennent avec leur discours, comme l’analyse de discours.
Les valeurs au regard des activites : des doubles rapports
1. Des rapports entre sujets/activités/environnements
26Quelles soient en acte, éprouvées ou déclarées, les valeurs sont relatives à des engagements d’activité de sujets en situation. C’est dans l’activité que les objets du monde, physiques, sociaux, symboliques, sont appréciés, et deviennent chargés de sens/significations. Pour Lavelle,les valeurs seraient l’être dans son rapport avec l’activité [17], potentielle, en cours ou réalisée ; elles se situent au point de rencontre entre réel, actuel et potentiel. Sans l’exercice d’une activité, il n’y a pas de substrat possible pour les valeurs. Il n’y a donc ni objectivité, ni universalité des valeurs, sinon en discours ; elles sont obligatoirement rapportées à des sujets et à des situations. L’implication du sujet peut être décrite comme un ensemble d’éléments mutuellement dépendants dans et par l’activité. Elle n’est, pour Lavelle « ni un objet, ni un concept, et n’est connue que si elle est vécue » (ibidem, 248).
2. Des rapports entre les rapports.
27C’est là encore Lavelle qui l’exprime le mieux, notamment dans son Traité des Valeurs (ibidem., 248) : « La préférence qui exprime d’abord le rapport des choses entre elles en tant qu’elles ont du rapport avec moi. Ces deux sortes de rapports sont inséparables. Aussi pourrait-on dire qu’elle est un rapport entre les rapports. Utilisée dans des démarches d’analyse des activités, la notion de valeurs suppose l’établissement d’une comparaison entre plusieurs types de rapports sujets/activités/environnements. Comme déjà indiqué, s’engager dans une activité, c’est renoncer à d’autres activités que cette renonciation soit consciente, explicite ou non. « On peut dire que le mot valeurs s’applique partout où nous avons affaire à une rupture de l’indifférence ou de l’égalité entre les choses, partout où l’une d’elles doit être mise avant une autre, ou au-dessus d’une autre, partout où elle est jugée supérieure et mérite de lui être préférée » (Lavelle, ibidem,3).
28Toutes les notions se situant dans l’espace sémantique des valeurs comportent la référence à un ordre, à une échelle structurée par deux pôles permettant l’établissement de rapports, de comparaisons entre ces activités ou champs d’activité (Boltanski, Thevenot [18]). Les valeurs sont l’établissement d’un ordre ; elles sont forcément hiérarchiques ; elles font système ; elles permettent la détermination de positions relatives au sein de ces systèmes. Cet ordre peut donner lieu a posteriori à quantification, comme on le voit dans le domaine de la fixation des prix et de l’évaluation-mesure. Mais il convient alors de ne pas confondre quantification de la qualité avec qualification de la quantité comme on le fait si souvent dans le recours aux notions d’’audience’, de ‘besoins’, de ‘demande’, qualifiées de démocratiques alors qu’elles ne sont que marchandes dans les sociétés ‘modernes et contemporaines’.
29Au total, le champ sémantique des valeurs, au sens large, se spécifie par l’établissement ou la présence d’un rapport d’ordre, de hiérarchie pour des sujets dans un ensemble de rapports sujets/activité/environnements.
Intentions, activites, valeurs sont en transformation solidaire
30Malgré leurs différences de statut, des liens peuvent être repérés entre valeurs-en-acte, valeurs éprouvées et valeurs déclarées dans le développement de l’activité globale d’un sujet. Ces liens apparaissent en particulier à l’occasion de leur intégration/transformation dans et par l’activité : les émotions y jouent un rôle essentiel.
31Plusieurs observations peuvent être faites sur ce plan :
- Valeurs-en acte, valeurs éprouvées et valeurs déclarées sont en perpétuelle transformation. Contrairement à la position objectiviste sur les valeurs, l’histoire des sujets individuels et collectifs montre à la fois une unité globale de leur activité et de leurs représentations de soi, et une constante évolution de leurs valeurs. La caractéristique d’unité dans les changements ressemble en tout point à la définition eriksonnienne de l’identité : perception de la « similitude avec soi-même » dans les transformations [19].
- Chaque fois que l’on constate de telles transformations, on constate également la présence de ruptures ou d’écarts entre le cours habituel d’activité d’un sujet et une expérience, remettant en cause les rapports sujets/activités/environnements et leur hiérarchie.
- Les émotions sont à la fois des ruptures/suspensions/transformations de l’activité en cours et des transformations des constructions de sens et éventuellement des verbalisations que les sujets opèrent à cette occasion. L’émotion est aux yeux de Livet [20] (2002, 23) « la résonance affective, physiologique et comportementale d’un différentiel entre un ou des traits perçus (ou imaginés ou pensés) de la situation en cause, et le prolongement de nos pensées, imaginations, ou perceptions actuellement en cours. Ce différentiel est apprécié relativement à nos orientations affectives actuelles (désirs, préférences, sentiments, humeurs), que ces orientations soient déjà actives ou qu’il s’agisse de nos dispositions actuellement activables. Plus ce différentiel est important, plus l’émotion est intense. Il suppose une dynamique, qui peut simplement tenir à nos anticipations cognitives et perceptives, ou bien impliquer une mise en branle de nos désirs, ou enfin un engagement dans une action ».
- Les émotions présentent de ce point de vue quatre caractères : elles sont individuelles et/ou partagées ; elles affectent les sujets de façon globale, quel que soit le domaine où sont apparus la rupture ou le différentiel ; elles peuvent avoir aux yeux des sujets un caractère relativement discret comme les ‘micro-émotions’ à l’occasion d’échanges conversationnels, ou au contraire un caractère manifeste et reconnu, comme ce qu’il est convenu d’appeler les ‘expériences significatives’ et mieux encore les ‘émotions fondatrices’ ; elles sont vécues par les sujets comme des tensions, génératrices, au sens étymologique du terme (ex-movere), de nouvelles activités ou de nouvelles actions.
Mobiliser les valeurs ?
33Si l’idée que ce sont les valeurs qui déterminent nos actes est une croyance souvent démentie, on peut s’interroger sur la persistance de cette croyance. Quelles fonctions personnelles et sociales joue la mobilisation des ‘valeurs’ ?
- Pour aller dans cette direction, il faut probablement inverser le paradigme et considérer les valeurs comme des construits d’expérience [21], individuelle et collective. Beaucoup de chercheurs et d’acteurs sociaux ont relevé que la référence aux valeurs joue souvent un rôle d’occultation des rapports sociaux, et s’inscrit donc dans les stratégies réciproques des groupes sociaux.
- Mais on peut d’interroger tout aussi bien sur les fonctions de l’adressage à soi des valeurs éprouvées, et sur les fonctions que cet adressage à soi joue dans la construction des contours du moi en activité. On peut s’interroger encore sur les enjeux des engagements effectifs d’activités dans la création de situations de non-retour (ex : passage à l’acte).
- Ce travail de problématisation à front renversé peut avoir des conséquences majeures sur la compréhension/qualification des violences contre soi et contre autrui, et cette compréhension peut à son tour accompagner le ‘travail’ sur les émotions/transformations d’attitudes personnelles et sociales.
Mots-clés éditeurs : valeurs/ activité/ engagement/ en acte/constructions de sens/donations de significations
Mise en ligne 26/02/2021
https://doi.org/10.3917/proj.028.0021