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Article de revue

L'économie de fonctionnalité comme économie de « coopéraction » : le cas du développement de logiciels

Pages 111 à 122

Notes

  • [1]
    La transaction est une situation d’intégration première, en devenir continu, au sein de laquelle des éléments peuvent être fonctionnellement distingués – mais pas séparés – en tant que phases ou aspects de la situation (Steiner, 2010).

Introduction : vers une économie de « coopéraction »

1La mise en regard des crises – successives, diverses, accélérées et interdépendantes – avec les mutations profondes dans lesquelles le capitalisme contemporain est engagé alimente nombre de travaux et programmes de recherche en sciences sociales. Parmi ces programmes de recherche, l’économie de fonctionnalités problématise cette crise du capitalisme comme une crise du modèle industriel de consommation. Des tendances émergentes indiquent, telle est en tout cas l’hypothèse fondatrice de ce programme, qu’une recherche et une valorisation d’effets utiles tendent à se substituer à une consommation et une production focalisées sur les biens matériels. La proposition étudiée dans cette contribution est que cette économie de fonctionnalité, émergente, est indissociable d’une économie de la coopération, ou de ce que nous appelons de « coopéraction ».

2Pour étudier cette proposition, nous procéderons en trois temps. Dans un premier temps, il s’agira d’étayer cette hypothèse d’une étroite complémentarité entre économie de la coopération et économie de fonctionnalité. Or, comme nous le détaillerons dans une deuxième partie, cette économie de la coopération ne saurait être problématisée et pensée sans s’affranchir des cadres d’analyse fondés sur l’échange et la relation marchande. Nous proposerons alors de penser cette économie de la coopération à partir des concepts de transaction et d’enquête tels que forgés par la philosophie pragmatiste de John Dewey. Enfin, dans une troisième partie, nous verrons, au travers de deux études de cas dans les activités du développement informatique, les déplacements que permettent de saisir cette analyse fondée sur la transaction et l’enquête, déplacements susceptibles de caractériser cette économie de fonctionnalité et de la coopération.

3Ainsi, le questionnement sur la nature de cette économie de fonctionnalité s’effectuera en analysant les nouveaux modes d’interactions productives et commerciales qui la caractérisent, en se dotant pour cela de concepts permettant de saisir les spécificités de cette nouvelle coopération.

L’économie de fonctionnalité comme économie de coopéraction

4L’économie de fonctionnalité défend l’hypothèse que les mutations socio-économiques actuelles peuvent être analysées par le prisme des changements de modèle de consommation. Cette mutation peut être envisagée comme la transition d’une économie de produits (dominant le capitalisme industriel) vers une économie des effets utiles. Ainsi, les motifs de la consommation ne reposeraient plus tant sur l’acquisition de biens matériels que sur l’accès à de nouvelles valeurs d’usage. Précisons que la notion d’effet utile est irréductible à une utilité directe ou à des attributs strictement fonctionnels mais doit être élargie aux dimensions plus symboliques et immatérielles de la consommation. Ainsi, ces effets utiles intègrent des caractéristiques hédonistes ou ostentatoires qui cristallisent ou véhiculent des normes ou des valeurs sociales.

5De nouvelles offres, incorporant à des degrés divers ces effets utiles, sont par exemple décrits par P. Moati (Moati, 2009) :

  1. La valorisation servicielle, permet une mise en avant des effets utiles associés aux produits, grâce à la relation vendeur / acheteur.
  2. L’élaboration de bouquets permet, pour une entreprise intégratrice, de fournir une solution agrégeant des composants matériels et serviciels hétérogènes.
  3. La fourniture directe d’effets utiles substitue l’accès à une fonctionnalité à la vente de produits.
Ces trois modalités se distinguent par leur détachement croissant d’une logique de valorisation de produit. Autrement dit, les effets utiles ne se réduisent pas à une production matérielle mais émergent au-delà de cette substantification. Plus précisément, ce qu’indique l’économie de fonctionnalité est que ces effets utiles sont intimement liés à une capacité de réponse, singulière, aux problèmes, eux-mêmes singuliers, des consommateurs (Moati 2009b). Ce qui devient alors déterminant dans cette économie de fonctionnalité, c’est la capacité des producteurs à répondre aux situations problématiques, propres à chaque consommateur. C’est cette réponse appropriée qui constituera la source de production d’effets utiles et donc de valeur ajoutée pour le producteur.

6Or cette focalisation sur la production d’effets utiles se heurte aux limites de relations économiques marchandes, ponctuelles et anonymes, adaptées à l’échange de biens industriels standards. En effet, produire des effets utiles suppose une densité et une continuité relationnelle face aux enjeux de contextualisation et de singularisation de l’offre. Autrement dit, aucune solution ne s’impose d’emblée ou ne peut préexister à une vision partagée de la situation problématique. Produire des effets utiles ou de nouvelles valeurs d’usage résulterait donc de nouvelles relations productives et commerciales, la coopération. Plus fondamentalement, l’hypothèse que nous testerons/approfondirons par la suite est que, dans cette économie de fonctionnalité, la création de valeur n’est pas le résultat de productions en dehors de la relation, mais émerge au contraire dans et par la relation coopérative. Ainsi, les notions de marché relationnel (Moati, 2009a), d’économie partenariale (Renault, 2007) ou de transactions coopératives (Zacklad, 2007) pourraient traduire ce déplacement du « centre de gravité » de création de valeur.

Enquête et transaction : un renouvellement conceptuel issu du pragmatisme

Les limites des visions de la relation fondées sur l’échange

7Ce déplacement des « lieux » de production de valeur, du produit vers la relation, soulève un enjeu théorique fondamental qui est celui de penser cette création de valeur par la relation. En effet, le modèle dominant en sciences économiques tend à neutraliser le rôle des interactions dans la production de valeur. Ainsi, le cadre d’analyse des marchés dans l’approche néoclassique reste fondé sur un principe de « séparation marchande » qui neutralise la dimension relationnelle dans la construction de valeur (Orléan, 2011). Plus précisément, on retrouve cette séparation sous deux traits dans la modélisation du marché, modèle communément appelé du « commissaire priseur ». Tout d’abord, l’ensemble des éléments et informations associés à l’échange (préférence des consommateurs, caractéristiques des biens échangés) sont connus préalablement à cet échange et ne seront nullement affectés par cet échange. Également, l’échange marchand n’implique nullement d’interaction entre les parties prenantes, la relation étant entièrement intermédiée par le « commissaire priseur » recensant et diffusant l’ensemble de l’information nécessaire à l’échange (Guerrien, 1999). Au-delà d’une discussion sur le réalisme de cette modélisation du marché, il s’agit surtout de noter qu’elle exclut d’emblée toute possibilité de production de valeur par la relation, celle-ci se réduisant à une stricte opération de transfert de biens, préexistants à cette relation, entre entités préalablement constituées et stables. On se retrouve ainsi face à une aporie de l’approche standard pour penser l’économie de fonctionnalité dans laquelle les relations économiques sont le lieu d’émergence et de production de valeur.

8L’enjeu est donc de proposer une approche résolument interactionniste, ne conceptualisant plus la relation économique comme un élément neutre ou de biais par rapport à la production de valeur, mais au contraire comme son origine. C’est ce « renversement » que permettent selon nous les concepts de transaction et d’enquête, tels que conceptualisés par le philosophe pragmatiste américain J. Dewey (Dewey, 1993).

De l’échange à la transaction : le passage au registre de l’action en situation

9La relation, pensée à partir de l’échange et telle que nous venons de la présenter, peut être considérée comme relevant d’une approche substantialiste dès lors que des substances (des acteurs ou des firmes par exemple) existent indépendamment et préalablement à toute mise en relation. Dans cette pensée substantialiste, la coopération sera par exemple associée à une association d’acteurs complémentaires face à des finalités partagées, ces acteurs et finalités étant les substances mises en relation (Huet, 2010).

10Une autre façon de penser la relation, et c’est celle développée dans l’approche pragmatiste, est de considérer toute relation comme procédant d’une action en situation : ce que l’on retrouve chez Dewey dans le concept de transaction [1]. Toute trans-action engage une action en situation. Ceci affirme le primat de l’action en situation sur les entités dès lors que la première précède, transforme et constitue les secondes. Autrement dit, les entités ne préexistent pas à leur mise en situation mais procèdent de cette mise en situation. Cette approche transactionnelle pragmatiste nous conduit ainsi à rompre radicalement avec les approches économiques dominantes de la relation comme échange ou de la coordination économique. Nous caractériserons ci-dessous deux traits de rupture par rapport à la vision standard de la relation économique : non plus comme dépendante d’attributs d’entités mais comme réponse à des exigences de situation, et non plus comme moment instantané d’échange ou de transfert mais comme une dynamique de transformation, un « devenir continu » à travers un processus d’enquête.

11Tout d’abord, considérer ces relations en situation conduit à reproblématiser les processus d’évaluation et de sélection dans l’interaction économique. Les approches dominantes tendent à considérer ces processus comme liés au niveau d’adéquation entre les différents attributs de différentes entités. Ainsi, l’approche de la différenciation de produits de Lancaster (Lancaster, 1966) montre que l’acte d’achat du consommateur résulte d’une adéquation entre les caractéristiques d’un bien offert et les préférences individuelles du consommateur à l’égard de cette collection de caractéristiques, dans une sorte de face à face entre le consommateur et l’objet d’achat. La différenciation de produits se justifie alors par une variété de préférences individuelles. Or une approche pragmatique « détachera » cette différenciation des préférences individuelles pour l’associer à une variété de situations. L’étendue des marchés et des achats ne se justifie que face à une exigence de situations d’usages hétérogènes (dans leur dimension spatiale, temporelle, sociale et économique) (Spread, 2011).

L’enquête : expérimentation et détermination en situation

12Ensuite, la primauté de la relation en situation nous invite à abandonner une conception de la relation économique comme interface d’échange ou de transferts d’éléments préalablement constitués, que l’on parle de biens matériels ou immatériels. Bien au-delà de cette « circulation », les relations/interactions économiques doivent être considérées dans un registre de l’action et de l’expérience, dès lors qu’elles sont le lieu d’une production de sens et de connaissances (Gillbert & Vo Linh, 2011).

13Le concept d’enquête, très lié à celui de transaction, permet de bien saisir le passage de la coordination économique du registre de l’échange à celui de l’action. Comme précédemment précisé, les transactions sont en devenir continu, doivent donc être appréhendées de manière dynamique. Cette dynamique s’initie dans l’indétermination initiale des situations. Des confusions ou contradictions au sein de la situation provoquent, exigent ou impulsent une enquête et sa résolution (Perreira, 2007). Par enquête, Dewey entend « la transformation contrôlée ou dirigée d’une situation indéterminée en une situation qui est si déterminée en ses distinctions et relations constitutives qu’elle convertit les éléments de la situation en un tout unifié » (Dewey, 1993, p. 169). Ce processus ou modèle d’enquête passe successivement par une problématisation, c’est-à-dire une formulation de questions et d’hypothèses, permettant par la suite de les expérimenter pour finalement instituer des modes de résolution en situation. Là encore, l’enquête est un processus de réflexivité en situation, faisant intervenir des éléments de médiation très hétérogènes par lesquels la réalité apparaît à l’enquêteur (Webb, 2005).

14Problématiser les interactions économiques en s’appuyant sur ce concept d’enquête nous conduit à donc à ne plus les réduire à des « moments d’échange de biens » mais au contraire à les considérer dans la durée. Et si cette interaction dure, c’est parce que cet échange de biens n’est que l’aboutissement ou l’issue d’un processus de détermination ou d’unification en situation.

15Il nous semble important de positionner, à l’issue de cette clarification conceptuelle, ces apports pragmatistes par rapport aux travaux de Williamson, et cela pour deux raisons. Tout d’abord, le renouvellement problématique de la coordination économique, ou des mécanismes de gouvernance dans sa terminologie, est au cœur du programme néo-institutionnaliste auquel se rattachent ses travaux. Par ailleurs, le concept de transaction est l’unité élémentaire à partir de laquelle est construite sa problématisation de l’interaction économique. Pour cela, ses apports pourraient fournir un cadre pertinent pour appréhender le renouvellement des relations économiques dans une économie de fonctionnalité. Pourtant, nous ne nous inscrirons pas dans cette lignée de travaux. En définissant la transaction comme le « transfert d’un bien ou d’un service à travers une interface technologiquement séparable » Williamson reste dans le registre de l’échange (Williamson, 1994). Par ailleurs, l’analyse des différentes modalités de coordination économique, repose sur une analyse des coûts induits par ces transactions. Et les déterminants de ces coûts, tels que les risques de comportement opportunistes liés à l’exploitation de la rationalité limitée des agents, ou encore la spécificité des actifs engagés dans la transaction, restent des attributs préalables à la transaction, sans que celle-ci ne soit envisagée de manière singulière. Ainsi, malgré une apparente proximité conceptuelle, l’économie des coûts de transaction développée par Williamson demeure éloignée des fondements pragmatistes que nous avons pu présenter, et au contraire assez proche de l’approche standard, dont nous avons pu montrer les limites face à notre problématique.

16C’est donc guidé par ces apports pragmatistes que nous tenterons de saisir les nouvelles relations coopératives. Cette pensée nous invite à décaler l’analyse des phénomènes ou actions vers deux points focaux : la situation dans laquelle ces phénomènes se déploient et la dynamique d’enquête que ces situations contribuent à faire émerger. L’enjeu est donc de passer à une analyse par les situations transactionnelles et les processus d’enquête, qui semblent offrir un cadre conceptuel pertinent pour saisir les ruptures induites par l’émergence d’une économie de fonctionnalité.

Apports empiriques : de la coopération à la « coopéraction »

17Afin de poursuivre cette réflexion dans sa dimension empirique, nous synthétisons ici deux études de cas effectuées dans deux petites structures (EC1 et EC2) engagées dans des activités de développement informatique : logiciels scientifiques pour EC1 et solution numérique d’ingénierie documentaire pour EC2. Bien que leurs cadres institutionnels soient différents, EC1 est une petite société coopérative et EC2 est une unité d’innovation rattachée à une université, leurs choix et orientations présentent une certaine convergence et une illustration de ce passage à l’économie de fonctionnalité. Ces études de cas ont été réalisées à partir d’entretiens menés auprès de chefs de projet dans chacune de ces entités. Ces entretiens semi-directifs questionnaient principalement les pratiques de ces chefs de projet, notamment dans le cadre de la relation qu’ils entretiennent avec leurs clients.

Une création de valeur soutenue pas la dimension servicielle de l’activité

18Le premier enseignement tiré de ces entretiens est que la création de valeur ajoutée par ces acteurs est fortement ancrée dans une logique de « sur mesure ». EC1 monétise à l’heure actuelle largement son activité par un modèle économique qualifié de « service ». Par ce modèle économique, il faut entendre l’intégration de différents éléments dans la prestation, bien au-delà du logiciel en lui-même : analyse des besoins, formation, mises à jour, assistance… Comme le résume ainsi un chef de projet : « Les clients n’aiment pas beaucoup le produit sans le service autour », ou encore pour EC2 « Le logiciel, c’est un livrable parmi d’autres. » On mesure au travers de ces citations que la satisfaction du client n’est pas, ou plus, réductible à l’acquisition d’un produit (tel que le logiciel) mais d’une solution plus globale, caractéristique de cette économie de service et de fonctionnalité. C’est d’ailleurs l’ensemble de cette composante servicielle qui s’avère la plus rémunératrice : ce modèle économique basé sur la vente de service représente les 2/3 du chiffre d’affaires de la société EC1 et s’adresse à des clients qui « ont les moyens de se faire développer sur mesure des logiciels » (EC1).

19Concernant EC2, la « dévalorisation » du logiciel est encore plus aisément perceptible, dès lors que l’intégralité des développements est basée sur des logiciels libres, donc accessibles gratuitement. L’émergence de ces modèles serviciels illustre ainsi le déplacement du consentement à payer des clients du produit (ici les logiciels) vers une qualité relationnelle qui permettra d’accéder et de répondre spécifiquement à leurs besoins. Ainsi, la priorité pour EC1 est de « développer un logiciel qui réponde vraiment à la demande du client ». C’est donc dans cet apport de réponse singulière et contextualisée que se crée la valeur pour ces acteurs.

20Cette activité servicielle est ainsi plus fortement valorisable sur le marché qu’une activité de strict développement produit, dans laquelle le client demeure « éloigné » de l’activité. Mais cette dimension servicielle rend l’activité plus exigeante, car « on essaie de toujours donner satisfaction au client, on refait jusqu’à ce que le client dise OK » (EC1). À l’inverse, le développement de produit est lui « confortable, car vous avez un budget, un vague cahier des charges et vous produisez un logiciel qui répond à ce cahier des charges et voilà ». Cette comparaison entre un modèle serviciel du « sur mesure » et la confortable logique produit laisse présager une complexité et des contraintes bien supérieures dans la première.

Un projet collectif comme processus d’enquête

21Les éléments précédemment mentionnés pourraient laisser croire que l’enjeu d’une certaine qualité relationnelle est de faciliter l’accès à l’information pour mieux caractériser les problèmes auxquels devra répondre la solution proposée. Ces études de terrain montrent que l’enjeu de ces relations va au-delà d’un seul accès ou dévoilement des attentes des clients. Car, initialement, les demandes ou attentes des clients restent souvent indéterminées et imprécises : « Ils n’arrivent pas à expliciter comment ils veulent s’en servir » (EC1). Même un cahier des charges, souvent considéré comme élément fondamental d’explicitation et de clarification, peut montrer ses limites : « Le libellé de certaines fonctionnalités du cahier des charges s’est révélé trop vague » (EC1).

22Cette imprécision initiale de la demande ou de la commande s’accompagne d’une certaine confusion ou d’incompréhensions entre les parties engagées dans cette relation de service. Initialement, la collaboration n’est pas exempte de conflits, « ça peut être explosif », « tu fais ressortir des problèmes organisationnels » (EC2) ou d’incompréhensions réciproques, « on s’aperçoit qu’on ne s’était pas compris » (EC1). Tout l’enjeu de cette coopération est de sortir de cette confusion et de cette indétermination initiales. Ce que l’on décrit ici illustre la situation indéterminée initiale chez Dewey qui amorce le processus d’enquête.

23Finalement, toute l’activité coopérative menée vise à sortir de cet état initial insatisfaisant et confus. Or cette dynamique coopérative ne se décrète pas. Elle est au contraire le fruit d’un engagement des parties dans la situation problématique, sans pouvoir contrôler totalement le processus qui conduira à la résolution de ce problème : « Le premier point, c’est de leur (les clients) faire comprendre qu’ils ont intérêt à accepter que ça ne va pas se passer comment c’est prévu sur le papier » (EC1). Tout l’enjeu de cette coopération est de faire émerger des perceptions convergentes pour répondre conjointement à la situation-problème. Face à cette exigence, le chef de projet se trouve « pris » ou « embarqué » dans la situation, produisant des « versions intermédiaires », proposant des « pistes de solution » et autres artefacts matériels (compte rendu, cahier des charges…), pour « faire réagir le client », « faire mûrir la demande » ou « mettre de l’huile dans les rouages » (EC2). C’est donc par un processus d’action collective en situation que s’élabore la solution entre les parties prenantes et que des « relations de confiance » se substituent aux tensions initiales (EC2).

24La coopération dépasse donc le régime de la coordination (comme peut l’être une relation marchande) pour se situer dans un régime d’action ou de productions collectives, que nous pourrions qualifier de « coopéraction ». Et si l’on repose la question de l’activité économique de ces deux petites organisations, on peut considérer qu’au-delà du développement informatique, ce qui se retrouve au cœur de l’activité et de la création de valeur est cette capacité à « enquêter » pour offrir, à l’issue de ce processus de production collective, une solution collectivement satisfaisante. C’est ainsi que cette « coopéraction » conduit, par l’engagement et l’expérimentation collectifs, à une réalisation cristallisant la convergence et la détermination progressives des points de vue engagés dans cette situation « coopéractive ».

Une transformation au fil du projet

25Cette détermination et cette convergence progressives s’accompagnent d’une transformation et d’une constitution au fil de la relation, ou encore de l’enquête. En effet, c’est dans un processus de co-constitution, que vont émerger et se préciser les attentes des clients, mais aussi s’enrichir les compétences des prestataires. Du côté des clients, il n’est pas rare de s’apercevoir que « dès les premières versions intermédiaires, ils ont souhaité ajouter des fonctions qui n’étaient pas prévues » (EC1). Du côté des prestataires, cet engagement dans la résolution de problèmes sera l’occasion de renouveler son « répertoire de solutions » face aux caractéristiques singulières de chaque situation. Témoin de cette construction et clarification progressives des attentes du client et des contributions du fournisseur, l’objet qui sera finalement livré « prend forme », en s’éloignant largement des prévisions initiales : « Sur 150 fonctions décrites dans le cahier des charges, 100 avaient évolué et 25 remplacées par 25 autres » (EC1).

26Si ces prévisions ou anticipations initiales sont difficiles, c’est parce que les besoins client ou les contributions du fournisseur ne sont pas donnés a priori, préalables à la relation, mais au contraire se co-constituent dans des relations qui permettent de « faire réfléchir sur ses pratiques » (EC1), voire de « changer les métiers » (EC2). La coopération est donc largement irréductible à un seul échange d’informations ou un à processus de négociation, mais consiste à co-construire un problème et sa solution, et l’engagement dans ce processus est de nature transactionnelle dès lors qu’il participe à une transformation des entités engagées. On identifie ici un élément de caractérisation important de ces relations coopératives, leur capacité à faire évoluer et à transformer les entités impliquées. On retrouve ici la distinction opérée par Dewey entre interaction et transaction. La mise en rapport d’entités dans l’interaction ne les modifie pas, alors que la transaction transforme ces entités.

27Finalement, au travers de ces études de cas, on peut avancer que deux motifs ont été identifiés pour expliquer la création de valeur à même la situation. Tout d’abord, la capacité résolutoire de l’activité d’enquête au cœur de la situation. La sortie d’une situation problématique pour évoluer vers une situations déterminée et stable est ainsi le premier élément de valorisation de l’activité coopérative. Le second tient à la capacité de transformation, de transaction, des entités engagées dans la situation. Dès lors que les relations coopératives transforment les situations et les entités, elles deviennent source de production de valeur.

Conclusion : les ruptures d’une économie de « coopéraction »

28En conclusion, nous pouvons préciser ce qu’il est possible d’entendre par économie de la coopération. Elle peut se comprendre comme une action collective ancrée dans une situation problématique qu’elle va conduire à solutionner à la manière d’une résolution d’enquête. Et cette « coopéraction » conduit à une co-constitution ou co-évolution des parties engagées dans ce processus. La production de valeur économique associée à ces activités « coopéractives » se fonde alors sur ces transformations engagées par ce processus. Ce sont alors ces nouvelles activités qui déplacent ou enrichissent la création de valeur dans une économie de fonctionnalité.

29Cette vision de l’économie de coopération engage un déplacement à la fois sur les plans empirique et théorique. Sur le plan empirique, elle montre un déplacement des activités stratégiques de production isolée, intra-organisationnelle vers une production collective dont la maîtrise et l’organisation deviennent source d’avantage concurrentiel. Cet avantage concurrentiel pourrait être ultérieurement problématisé comme la maîtrise de processus d’apprentissages collectifs et interactifs, pilotés dans nos exemples par des chefs de projets en situation.

30Sur le plan théorique, il s’agit de rompre avec une vision niant la centralité des relations dans la production de valeur et de bien-être, pour au contraire les théoriser en tant que co-productions situées. Il s’agit donc de considérer que les dimensions sociales et économiques de l’activité productive peuvent converger et surtout que les sciences économiques ne peuvent plus se développer en ignorant cette dimension sociale de l’activité, dès lors qu’elle devient elle-même productrice de valeur. Au-delà des évolutions des modes de consommation, ce sont ces enjeux que soulève l’économie de fonctionnalité.

Bibliographie

Bibliographie

  • Dewey J. (1993). La théorie de l’enquête. Paris : PUF.
  • Gillberg C. & Vo Linh C. (2011). Approche pragmatiste de la connaissance et de l’apprentissage dans les organisations, Management & Avenir, n° 43, pp. 410-427.
  • Guerrien B. (1999). La théorie économique néoclassique. Paris : La Découverte, coll. « Repères ».
  • Huet F. (2010). Apprentissage collectif et dynamique coopérative. Éditions Universitaires Européennes.
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  • Renault M. (2007). Une approche transactionnelle de l’action et de l’échange : la nature d’une économie partenariale, Revue du Mauss, n° 30, pp. 138-160.
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  • Webb J. L. (2005). Deweyan inquiry and economic practice, Journal of Economic Issues, n° 39-2, pp. 511-517.
  • Williamson O. E. (1994). Les institutions de l’économie, Paris : Inter Editions.
  • Zacklad M. (2007). L’économie de fonctionnalité encastrée dans la socio-économie des transactions coopératives, In E. Heurgon & J. Landrieu (Eds.), L’économie des services pour un développement durable (pp. 272-288). Paris : L’Harmattan.

Mots-clés éditeurs : enquête, innovation technico-économique, situations de coopération, économie de fonctionnalité, transaction

Mise en ligne 19/02/2013

https://doi.org/10.3917/proj.011.0111

Notes

  • [1]
    La transaction est une situation d’intégration première, en devenir continu, au sein de laquelle des éléments peuvent être fonctionnellement distingués – mais pas séparés – en tant que phases ou aspects de la situation (Steiner, 2010).
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