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Article de revue

L'Africanisme face aux problèmes de l'anthropologie et de la sociologie politique

Pages 85 à 89

Notes

  • [*]
    2e série, n° XLVI, 2e trim. 1963, p. 197-201.

Richesses du fait politique africain

11. Les sociétés établies en Afrique, au sud du Sahara, proposent dans leur état actuel, et à travers leur histoire, une extrême diversité de formes politiques. Elles ont conduit des expériences fort diversifiées en matière de gouvernement des hommes ; elles continuent à le faire en donnant à l’œuvre de construction nationale des orientations variées.

2Ces sociétés constituent le plus extraordinaire laboratoire de science politique dont puissent rêver les chercheurs attachés à l’élucidation du phénomène politique. En un même temps, sinon en un même lieu, il est possible d’envisager des cas nombreux, présentant des aspects fort différents de l’organisation politique. Depuis les « bandes » des Pygmées et des Négrilles de l’Afrique centrale – qui révèlent une sorte de minimum sociologique – jusqu’aux États traditionnels de structure complexe (des Mossi ou des Ba-Ganda, par exemple) ; jusqu’aux États modernes résultant de la décolonisation.

3Cette richesse, autrefois soupçonnée, est maintenant reconnue bien que l’inventaire des systèmes politiques traditionnels soit loin d’être achevé. En fait, grâce aux recherches entreprises au cours des vingt dernières années, plus d’une centaine de sociétés politiques sont décrites et peuvent être soumises à une étude scientifique comparée.

4La connaissance reste très inégale selon les régions considérées. L’Afrique orientale, et notamment la région des Grands Lacs, a été l’objet de recherches plus systématiques. Si les sociétés traditionnelles à autorité centralisée y dominent, la variété des systèmes politiques y reste néanmoins très apparentée. Il s’y trouve toute une gamme de sociétés à gouvernement diffus – dont les Nuer créateurs d’une « anarchie ordonnée ». Il s’y trouve aussi des sociétés à chefferies et, surtout des États traditionnels ayant conçu des formules différentes de centralisation du pouvoir.

5Les sociétés d’Afrique occidentale – en particulier si l’on envisage les pays d’expression française – sont moins bien connues sous l’aspect de leurs agencements politiques traditionnels ; ni les Mossi, ni les Agni et les Baoulé, ni les Peul, par exemple, ne furent soumis à une étude poussée et globale de leur organisation politique. Par contre, les expressions et expériences politiques modernes, en raison de l’avance acquise en matière d’indépendance et de construction de la nation, furent plus tôt étudiées en Afrique occidentale. Qu’il s’agisse de caractériser les régimes et les institutions, les partis politiques et les idéologues ou qu’il s’agisse de reconnaître les adaptations que le contexte africain a imposées.

62. Ces remarques initiales suggèrent la richesse du domaine politique africain, en même temps que l’étendue de la tâche à entreprendre ; elles suggèrent aussi l’importance des résultats acquis, en même temps que la complexité des problèmes à envisager.

7En effet, l’histoire africaine, au cours des siècles passés et des dernières décennies, a imposé aux agencements politiques une structure et une organisation très hétérogène. Ces agencements sont constitués d’éléments se référant à des périodes bien distinctes : les périodes pré-coloniale, coloniale et post-coloniale. Les expressions politiques modernes coexistant avec des manifestations et des structures anciennes elles-mêmes transformées par suite des bouleversements résultant de la colonisation. Cette triple complexité ne peut être méconnue sans risques scientifiques, bien qu’il ne soit pas facile de la maîtriser. Une étude fondée sur les données de l’histoire, attentive à saisir les phénomènes dynamiques plus que les structures figées, s’impose.

83. Une telle constatation conduit à envisager le problème des rapports entre systèmes politiques traditionnels et organisations politiques modernes, à penser que la séparation n’est pas totale entre les uns et les autres. La discontinuité est moins accentuée qu’on pourrait l’estimer en s’en tenant aux seules apparences. Les formes anciennes survivent ; et dans certains cas avec une vigueur qui comporte des risques : ainsi, l’État mossi subsiste au sein de l’État moderne édifié en Haute-Volta. Par ailleurs, les responsables des nouvelles nations africaines n’ont pu constituer d’un coup, une philosophie et des structures politiques totalement étrangères aux anciennes conceptions. Ils ont dû effectuer un travail d’adaptation et de traduction pourrait-on dire – en recourant à l’équipement politique traditionnel. Le parti et les symboles politiques, l’idéologie et la personnalité du leader en sont affectés à des degrés divers, selon les pays.

9Ces observations sommaires visent à suggérer le jeu des relations entre traditionalisme et modernisme. On ne peut tracer une frontière, séparer l’anthropologie politique (qui paraît plus tournée vers le passé) de la sociologie politique (qui semble plus orientée vers les expressions actuelles de la vie politique). Toutes deux abordent, par des accès différents, les mêmes phénomènes. Des phénomènes si complexes que l’intervention conjuguée des deux disciplines est nécessaire.

Aspects traditionnels du fait politique : problème de recherche

10S’il s’agit des systèmes politiques traditionnels, trois ordres de problèmes peuvent être retenus – dans les limites de cet examen très général.

Un problème d’inventaire

11L’édification de la nation et de l’État moderne, résultant des indépendances acquises et en cours, entraîne une modification des organisations politiques traditionnelles et les condamne, à terme, à l’effacement ou à la disparition. Ce processus opère alors que de nombreux systèmes politiques anciens restent peu ou mal connus ; ces cas ont déjà été évoqués, d’autres pourraient être ajoutés : chefferies et sultanats du Cameroun, États traditionnels tchadiens, chefferies et royaumes de la zone congolaise, etc. Si la recherche africaniste n’intervient pas à temps, elle laissera disparaître une connaissance politique irremplaçable. Elle privera l’histoire et la sociologie africaines des connaissances indispensables à leur consolidation.

Un problème d’interprétation

12Dans le cas des sociétés africaines dites traditionnelles, la mise en évidence du fait politique n’est pas toujours facile ; il en est de même quant au choix des critères le caractérisant et des concepts le définissant. Il convient d’examiner certaines de ces difficultés.

13– Les questions de vocabulaire technique mises à part, le problème initial demeure celui du repérage et de la délimitation du fait politique au sein des sociétés africaines traditionnelles. Il n’est pas simple par nature dans la mesure même où les systèmes politiques ont un caractère synthétique, exprimant à leur manière la société et la civilisation qu’ils défendent contre les assauts de divers ordres. Il est encore compliqué dans les sociétés où la vie politique se trouve étroitement associée aux relations fondées sur la parenté et la descendance.

14Cette remarque ne suffit pas. Le fait politique n’a pas d’autonomie. Il prend appui sur une structure économique déterminée – et met en cause des privilèges et des obligations économiques associées à l’exercice du pouvoir. Il recourt à des rituels qui sont, en quelque sorte, les instruments sacrés du pouvoir politique. Il trouve sa justification dans certains mythes qui apparaissent alors comme les homologues des idéologies modernes. On comprend en conséquence que le fait politique ne se limite pas à la seule organisation politique.

15– S’il reste difficile de délimiter les phénomènes politiques, le classement des « systèmes » au sein desquels ils s’organisent apparaît aussi comme une entreprise malaisée. La typologie risque d’être ou trop simple ou trop complexe. Dans les deux cas, elle paraît d’une utilité très limitée. Seule une étude poussée et comparée des systèmes politiques traditionnels, recourant à des moyens modernes d’analyse, permettrait de progresser.

16Enfin, la tâche scientifique demeure incomplète, mutilée si les phénomènes ne sont pas expliqués. Ce qui reste impossible si l’on ne fait appel aux données de l’histoire africaine, si l’on ne recherche des corrélations significatives entre les divers types de systèmes politiques et les caractéristiques d’ordre économique, démographique et économique.

Un problème d’analyse dynamique

17Les systèmes politiques traditionnels, étudiés au cours des récentes années, sont le produit d’une longue histoire. Ils portent les marques de multiples vicissitudes – y compris celles résultant de la domination coloniale, puis de la mise en place d’un État national moderne. On ne saurait les envisager sans les fausser, comme des structures et des organisations « fixées ». C’est avec une méthode d’analyse dynamique qu’il convient de les aborder. Des études conduites en Buganda (Ouganda) et en pays haoussa (Nigeria), par deux anthropologues de formation différente, l’ont bien montré récemment.

Aspects modernes du fait politique : problème de recherche

18La science politique et la sociologie politique perdent une large partie de leurs moyens d’action dès l’instant où elles sont « dépaysées », ce qui ne manque pas de se manifester lorsqu’elles envisagent le cas des sociétés en voie de développement. Elles ne peuvent s’adapter à l’étude de ces dernières, qu’en tenant compte des enseignements résultant de la recherche anthropologique, qu’en définissant précisément l’ordre des phénomènes et des problèmes qu’elles veulent considérer. Si l’on se met à cette règle, on peut définir trois champs d’étude prioritaires à partir desquels un programme de recherche devrait être élaboré pour les pays africains.

Étude des rapports sociaux déterminant la vie politique moderne

19C’est là un vaste domaine qui implique l’examen de nouvelles stratifications sociales et de leurs incidences sur la répartition des forces politiques ; de même que l’étude des processus assurant l’insertion du leader dans un cadre national, et des « particularismes » freinant la construction nationale.

Recherche consacrée au parti politique

20Le parti est une institution « importée » qui a dû s’adapter au contexte africain (quant à son organisation, son langage et ses symboles, quant à ses moyens d’action sur les communautés paysannes). Le parti s’est surtout construit en fonction d’une double tâche : d’une part, la conquête et la consolidation de l’indépendance nationale ; d’autre part, l’action de développement économique et de modernisation sociale. Ces deux séries d’obligations expliquent notamment l’évolution vers le régime de parti unique ; un seul centre de décision, un seul cadre de transformation : telle est la réponse fréquente aux difficultés de la diversité africaine et du retard technique.

21On ne saurait conduire une étude poussée du parti politique, en Afrique, sans se reporter aux trois ordres de facteurs déterminants à l’instant mentionnés : adaptation au milieu social africain ; obligation de consolider la nation ; exigence de progrès économique.

Étude méthodique des idéologies et doctrines politiques

22L’Afrique est maintenant passée d’un âge où le mythe justifiait l’ordre des rapports sociaux, et imposait le respect de la tradition, à un âge où l’idéologie moderne prescrit une attitude militante et assure la mobilisation des émotions. C’est un événement historique et riche de conséquences. La pensée politique africaine est redevenue créatrice. Elle comporte des thèmes communs : ceux qu’évoque notamment la notion d’unité africaine. Elle s’impose avec une grande richesse d’expression depuis l’exaltation de la négritude, jusqu’aux enseignements de l’histoire militante, jusqu’aux interprétations du socialisme africain.

23* * *

24Ce ne sont que des remarques et des suggestions qui vous furent proposées. Elles comportent au moins une certitude. L’effacement de la domination coloniale a « dégelé » la vie politique africaine. À l’échelle du continent ou presque, de multiples expériences sont en cours. La tâche des sciences n’est pas de les abandonner aux historiens de l’avenir, mais de les étudier dès maintenant. C’est leur intérêt, et celui de l’Afrique.


Date de mise en ligne : 25/07/2013

https://doi.org/10.3917/presa.165.0085

Notes

  • [*]
    2e série, n° XLVI, 2e trim. 1963, p. 197-201.

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