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Article de revue

Le Design Sprint : une boîte à outils pour l’innovation en travail social ?

Pages 213 à 226

Notes

  • [1]
    La Haute École Spécialisée de Suisse Occidentale, créée en 1998, est une institution helvétique de formation tertiaire réunissant six domaines : Design et arts visuels ; Économie et services ; Ingénierie et architecture ; Musique et arts de la scène ; Santé ; Travail social. Elle est reconnue dans le paysage national et international de l’enseignement supérieur.
  • [2]
    MassChallenge est une organisation mondiale à but non lucratif, fondée à Boston en 2009, dont le programme vise l’accélération des start-up sans prise de capital. Son implémentation a eu lieu en Suisse en 2016, à Lausanne.
  • [3]
    La Direction Générale de l’Enseignement Supérieur se charge, pour les Hautes Écoles du canton de Vaud (Suisse), de la politique en matière d’innovation, de formation et de recherche. Elle élabore et garantit les conditions favorisant leur développement optimal.
  • [4]
    Les domaines de compétences reflétaient les différentes formations proposées par les HES-SO, tels le design, l’économie et l’hôtellerie, l’ingénierie, la santé et le travail social.
  • [5]
    Stéphane Cruchon est expert de la méthode Google Ventures Design Sprint et fondateur de Design Sprint Ltd.
  • [6]
  • [7]
    Ces trois approches développent un processus itératif visant principalement une meilleure compréhension des besoins des utilisateurs et le perfectionnement des fonctionnalités du produit ou du service.
  • [8]
    La Conférence internationale s’intitulait Innovation Today Virtual Summit 2020. Elle était organisée par les experts helvétiques du Design Sprint Ltd, les 20 et 21 août 2020, dans le cadre du SwissTech Convention Center de l’École Polytechnique Fédérale de Lausanne (EPFL) : https:// itoday.ch/itoday-summit/
  • [9]
    Courtney, J. (2016). United Nations: Increasing food donations with design sprints. Medium : https://sprintstories.com/helping-the-un-solve-big-challenges-with-design-sprints-4b9887dfa617
  • [10]
    Avenir social est l’association professionnelle suisse du travail social. Elle édicte le code de déontologie du travail social en Suisse : https://www.grea.ch/sites/default/files/Do_Berufskodex_Web_F_gesch-1.pdf

Introduction

1Quels sont les enjeux et les bénéfices de l’innovation sociale à partir de la méthodologie du Design Sprint ? Pourquoi devrait-on recourir à cette méthodologie dans la pratique du social ? Pour qui ? Avec quels objectifs et quelles perspectives des changements et des solutions proposées ? Plus précisément, je questionnerai la méthodologie du Design Sprint comme vecteur d’amélioration de projets pour et par le travail social. Cette réflexion est étayée par une expérience personnelle menée auprès de la Haute École Spécialisée de Suisse Occidentale (HES-SO) [1], grâce à MassChallenge [2] et à la Direction Générale de l’Enseignement Supérieur (DGES) [3] de l’État de Vaud, en Suisse. Ensuite, le propos vise à présenter l’historique et la définition du Design Sprint. Les aspects centraux de la méthodologie sont approfondis sur la base de l’ouvrage rédigé par Jack Knapp, Braden Kowitz et John Zeratsky (2016). À partir d’articles scientifiques touchant aux innovations sociales et au travail social, je mettrai enfin en relief les intérêts de la méthodologie au service de l’innovation en travail social (Rullac, 2020).

1. Une expérimentation personnelle

2La semaine du 9 au 13 septembre 2019, la HES-SO a sollicité des étudiants des différentes Hautes Écoles de la Suisse Occidentale pour participer à la première édition du Design Sprint.

3La définition de la problématique ou du challenge à résoudre incombait aux fondateurs de deux start-up européennes, issues de l’industrie agro-alimentaire, qui se sont impliqués durant tout le processus. Ils endossaient le rôle de Décideur puisque ce sont eux qui, officiellement, prenaient les décisions concernant le projet. Treize étudiants [4], dont moi-même, étaient également engagés pour questionner la problématique et développer une vision collective autour du produit, du service ou de la stratégie à prototyper. Enfin, les cinq utilisateurs ont participé à la réalisation de ce défi en testant les concepts. Nous étions répartis en deux groupes de travail. Le processus était guidé par les pionniers du Design Sprint en Europe [5]. L’équipe helvétique se constituait de plusieurs experts, dont le Sprint Master qui occupait un rôle central (Knapp et al., 2016). À la fois gestionnaire du temps et organisateur, il avait la fonction de facilitateur à l’intérieur du processus de création. Il détenait le « Time Timer » (Knapp et al., 2016, p. 46), une horloge qui permet de visualiser le temps qui s’écoule sur de courtes durées temporelles. Cet outil concrétisait la notion du temps et contribuait à maintenir solidement l’organisation du Sprint.

4La semaine de conception et prototypage avait lieu dans les bâtiments de MassChallenge à Renens, dans le Canton de Vaud, en Suisse. Le cadre de travail hebdomadaire était clair et structuré : il se déroulait sur cinq jours de neuf heures du matin à dix-sept heures de l’après-midi. Chaque journée se consacrait à une des phases suivantes : « comprendre, esquisser, décider, prototyper, tester » [6]. Ces différentes phases ont été décrites scientifiquement par Knapp et al. (2016).

1.1. Comprendre

5Le lundi était dédié à la compréhension du problème et au repérage du point crucial sur lequel l’équipe aurait concentré ses efforts. En dressant une liste de questions auxquelles le processus d’innovation devait répondre, les fondateurs des sociétés et les participants s’accordaient sur l’objectif à long terme du Sprint. Ce dernier renvoyait aux ambitions ainsi qu’aux valeurs de l’équipe dans sa globalité. Une fois repéré, le problème était cartographié afin de cibler les acteurs concernés par le projet. Cette cartographie servait de fil conducteur, car elle invitait à projeter l’expérience des clients avec le produit, le service ou la nouvelle stratégie dans le but d’en développer la qualité. Afin de clarifier les priorités, une méthode consistant à noter sur des Post-it® des questions ouvertes qui apportaient des compléments quant aux interrogations de l’équipe. En classant par thèmes ces questionnements, la cible du Sprint apparaissait ; c’est-à-dire le but précis auquel parvenir à la fin de la semaine.

1.2. Esquisser

6Le mardi invitait à diverger de la problématique afin d’esquisser différentes solutions. La journée s’ouvrait sur un échange des solutions existantes et donnait lieu à l’ébauche de solutions envisageables. Ce processus comportait quatre temps. Tout d’abord, la prise de notes individuelles avait pour but de réunir les informations fondamentales du problème. Elle visait l’appropriation de l’objectif et de la cartographie du problème individuellement pour, enfin, interroger les possibilités identifiées lors de l’échange matinal. Dans un deuxième temps, l’équipe composait une carte heuristique découlant des notes rassemblées. Il s’agissait ici de réaliser individuellement des croquis d’idées paraissant pertinentes. L’étape suivante était rythmée par huit minutes consécutives où chaque participant ébauchait huit variantes de ses meilleures idées. Enfin, chacun détaillait l’esquisse de sa solution. L’idée était présentée sous forme de storyboard intégrant les clients aux prises avec le produit, le service ou la stratégie à élaborer. Chaque membre élaborait la synthèse d’une histoire sur des Post-it®. Durant ces phases, les participants travaillaient ensemble, mais individuellement, sans partager leurs notes et leurs idées avec les collègues du groupe de travail.

1.3. Décider

7Le mercredi était consacré à la prise de décisions et à la transformation des idées en hypothèses vérifiables. Les esquisses de solutions créées le jour précédent étaient affichées aux murs. Pendant que l’équipe découvrait les solutions d’autrui, les participants plaçaient individuellement des pastilles autocollantes colorées sur les idées qui les intéressaient. Collectivement, les éléments de chaque solution étaient ensuite discutés et critiqués. Par une autre gommette adhésive, les membres du groupe votaient à nouveau la solution paraissant être la plus pertinente et audacieuse. Enfin, les deux Décideurs se positionnaient en sélectionnant les solutions à prototyper. Ils pouvaient répartir le vote sur plusieurs idées ou le rassembler sur un seul croquis. À partir de la convergence des solutions, un plan d’action s’élaborait. Il donnait lieu à un storyboard plus long et minutieux que celui réalisé le mardi. Le but était de créer un scénario conséquent qui mette en scène l’expérience et les besoins des clients avec le prototype à concevoir.

1.4. Prototyper

8Le jeudi impliquait de fabriquer, sur la base des solutions envisagées dans le dernier storyboard, un prototype crédible et réaliste (Knapp et al., 2016). Il ne s’agissait pas de parvenir à un produit physique ou digital parfaitement fonctionnel. Le but était de compter sur la simulation du prototype afin d’obtenir des feed-back des destinataires. Comme l’explique Beudon, « l’essentiel est d’avoir en main une réalisation tangible qui pourra être testée » (2017, p. 33). Lors de cette étape, la démarche nécessitait avant tout d’identifier les outils à mobiliser, de distribuer les différentes tâches parmi les participants et d’évaluer la cohérence de l’innovation par un essai de celle-ci en fin de journée. Le matériel à employer dépendait de la forme du produit. Des outils tels que Windows, Keynote, des brochures fictives et même des denrées alimentaires ou des objets physiques pouvaient être exploités. La répartition des tâches se faisait en fonction des groupes de travail à prévoir. Certains créaient les éléments physiques et/ou digitaux du prototype et d’autres harmonisaient leur combinaison. Une personne de l’équipe prévoyait le déroulement des tests auprès des destinataires et constituait les questionnements à leur adresser. L’ensemble du groupe se rassemblait en milieu d’après-midi pour vérifier le prototype et y apporter d’éventuelles corrections.

1.5. Tester

9Le vendredi reflétait la phase finale du processus d’innovation. Elle consistait en une journée de test auprès de cinq clients potentiels, préalablement sélectionnés et recrutés en fonction du profil ciblé par le projet. Le membre de l’équipe occupant le rôle d’Intervieweur menait un entretien de face-à-face avec eux, durant lequel les personnes concernées manipulaient le prototype. Elles étaient invitées à exprimer leurs ressentis et représentations. L’Intervieweur encourageait leur curiosité en les questionnant quant à leur interaction avec l’objet. Ayant préalablement obtenu le consentement des destinataires, les membres restants de l’équipe observaient les entretiens en vidéoconférence depuis une autre pièce. Ils analysaient leurs réactions et feed-back. Sur la base des questions formulées le lundi, et auxquelles le Sprint devait répondre, cette analyse permettait de relever les tendances récurrentes observées chez les clients aux prises avec le prototype. Ces enquêtes de satisfaction ont pour but de vérifier la viabilité des projets directement auprès des destinataires, contribuant ainsi à obtenir des résultats concrets et quantifiables qui permettent aux start-up de valider les concepts ou de les réadapter dès la fin du processus.

2. Présentation d’une méthode inspirée du design

2.1. Qu’est-ce que le Design Sprint ?

2.1.1. Origine et historique

10Le Design Sprint a été conceptualisé à partir de l’expertise en design de Jake Knapp, à la Silicon Valley, en Californie. Collaborateur de Google depuis 2007, il s’est aperçu durant les brainstormings que les idées générées ne pouvaient se développer convenablement en raison de plusieurs facteurs : le manque de temps, d’efficacité, de pluridisciplinarité, etc. (Knapp et al., 2016). L’expert souhaitait améliorer le processus de travail en équipe afin de favoriser l’aboutissement des projets. En réunissant des personnes aux compétences différentes au sein d’une même équipe, Knapp a élaboré les premiers Sprint. Ceux-ci se déroulaient sur l’arc de 4 jours consécutifs. Ils visaient le partage pluridisciplinaire des informations dans un premier temps et le développement des idées dans un deuxième temps. Cette première méthode de Sprint s’est rapidement propagée au sein de différents projets tels que Chrome, Google Search et Gmail, mais aussi parmi des entreprises de publicité.

11Bill Maris, le patron de Google Ventures (GV), investit à travers sa firme de capital-risque dans des start-up prometteuses qui n’ont généralement que peu de chance d’émerger parmi la rangée des firmes reconnues. Intéressé par la méthode de Knapp, il souhaitait l’intégrer au sein des start-up de GV. Il prévoyait notamment de réduire les risques liés à l’investissement des produits en offrant aux jeunes entreprises la possibilité de savoir si elles se trouvaient sur la bonne voie, avant d’implémenter leur produit, service ou stratégie.

12En amorçant une collaboration avec les professionnels du design de GV, Knapp a peaufiné sa méthodologie. Deux experts ont été les principaux co-auteurs de ce perfectionnement. Tout d’abord, en présentant les solutions sous forme de storyboard, Braden Kowitz a déplacé le focus sur l’expérience des clients. Le produit est ainsi pensé à partir des besoins des destinataires et non du matériel technologique déployé. John Zeratsky, quant à lui, a amené l’idée de commencer les Sprint par la fin, c’est-à-dire de définir d’emblée les questions les plus urgentes que les start-up souhaitent travailler. Un troisième acteur, Michael Margolis, a proposé d’introduire des tests avec les clients à la fin de chaque Sprint. Ainsi, l’essor du Sprint de GV s’est réalisé en 2012.

2.1.2. Le Design Sprint dans sa forme actuelle

13Dans sa forme actuelle, les auteurs du Sprint (Knapp et al., 2016) le définissent comme étant le processus unique de GV capable d’apporter des réponses à des questions capitales en concevant des prototypes et en testant les idées auprès des destinataires. Les applications sont vastes : stratégie d’entreprise, d’innovation, de design, de science comportementale, et plus encore. Le tout est condensé dans un processus de cinq jours qui, étape par étape, peut être utilisé par que n’importe quelle équipe. Le Design Sprint est aujourd’hui une méthodologie innovante qui s’inspire du Design Thinking, du Lean Development et de la méthode Agile. Ces approches [7] humaines invitent à mobiliser singulièrement l’intelligence collective afin de tirer le meilleur du potentiel de chacun. Le principe de cette méthode est particulièrement simple : au lieu de s’éterniser sur les cycles de réflexion, de création du produit physique ou digital, de lancement et d’amélioration de celui-ci, le Design Sprint passe directement du cycle de réflexion à celui de l’amélioration en mettant au centre l’expérience et les besoins des clients.

14La première phase de réflexion est possible du fait que le Design Sprint nécessite une équipe qui soit polyvalente dans ses compétences ainsi que dans ses connaissances, et qui soient convergente dans la conception des idées et des solutions. D’après les auteurs (Knapp et al., 2016), l’équipe idéale se constitue de sept personnes et est une combinaison de talents. Elle repose donc sur la diversité de ses membres. Cela permet de développer un mode de pensée créatif en alimentant une forme d’intelligence collective essentielle à la résolution des challenges. La phase de réflexion est d’autant plus importante, car elle donne lieu à la conception du prototype. De plus, en alternant des temps de travail individuel et collectif, l’élaboration du produit final est accélérée. La divergence des savoirs permet de tendre à une convergence collective du concept ou de la stratégie à développer. Par le biais d’une nouvelle idée, d’une observation ou d’une information particulière relevant des domaines d’expertise des participants, chacun amène une contribution essentielle à l’aboutissement du projet. Le Design Sprint favorise donc la collaboration pluridisciplinaire en valorisant les ressources individuelles. Il existe néanmoins un enjeu lié à cette première phase. La double contrainte temporelle, relative à la durée hebdomadaire du processus ainsi qu’à la durée des activités quotidiennes, demande aux participants de rester focalisés sur chaque étape du processus. Si d’une part cet enjeu permet la créativité et l’efficacité des professionnels, il renvoie d’autre part à la nécessité de leur engagement au sein du processus d’innovation. Selon les auteurs du Sprint (Knapp et al., 2016), l’enchevêtrement de ces éléments conduit à réduire les risques et les incertitudes en lien au projet de création. L’encadrement rigoureux du Design Sprint abrège les débats entre les participants ainsi que le temps dédié à la conception sur une unique semaine de travail. Il accélère en cela le développement rattaché à la création et au prototypage, et en simplifie l’évaluation.

15La deuxième phase, relative à l’amélioration du concept, résulte de la participation active des destinataires dans l’évaluation de l’innovation. L’intégration de ces derniers au sein du projet est à la fois un outil et un enjeu indispensables à la mise en œuvre du concept. Beudon relève que « concevoir un service nécessite avant tout d’enlever ses lunettes d’expert pour voir avec les yeux des utilisateurs » (2017, p. 32). Le processus du Design Sprint cherche en effet à ajuster le concept aux besoins des clients au lieu de les assujettir au fonctionnement prédéterminé de celui-ci. Cette participation est d’ailleurs intéressante afin de les rendre acteurs participants dans les projets qui les concernent. Elle apprécie leurs ressources en encourageant leur empowerment. Dans ce sens, la méthodologie du Design Sprint permet d’aller à l’essentiel en mesurant rapidement les idées explorées aux besoins réels des destinataires. Elle évalue immédiatement l’efficacité et la viabilité de la stratégie ou de la nouvelle fonctionnalité sans que l’organisation doive s’engager dans le lancement du service, du produit ou de la nouvelle stratégie. Par ailleurs, elle invite les organisations à rebondir rapidement et à moindres coûts face aux échecs des concepts proposés.

16Voici une représentation synthétique des différentes étapes d’un Design Sprint, et la manière dont elles s’intègrent au processus global de l’innovation sociale :

figure im1

17Finalement, cette méthodologie vise à résoudre des défis majeurs en s’appuyant sur la co-créativité des participants et sur l’évaluation des clients. Qu’il s’agisse de challenges relevant du service, du marketing, du logiciel ou de la réorganisation de secteurs d’activité, le Design Sprint a démontré sa capacité à s’adapter aujourd’hui à tout type de projet et de société. Lors de la Conférence interactive sur les innovations [8], Knapp en a cité plusieurs : Uber, Facebook, One Medical, Save the Children, British Museum, les universités de Harvard et de Reykjavik… Grâce à cette méthodologie, le Programme Alimentaire Mondial (PAM) des Nations unies est par exemple parvenu, depuis 2015, à augmenter considérablement ses donations de nourriture [9]. Les éléments étayés dans ce chapitre sont susceptibles d’expliquer quelques-unes des raisons principales pour lesquelles de multiples organisations font internationalement appel au Design Sprint.

2.2. Intérêt et utilité pour le travail social

2.2.1. Les innovations sociales

18Définissons d’abord l’innovation sociale. Pour Julie Cloutier, « une innovation sociale se caractérise tout autant par un processus de mise en œuvre impliquant une coopération entre une diversité d’acteurs que par les résultats obtenus, immatériels ou tangibles » (2003, p. 3). L’auteure souligne qu’elle est « une “réponse nouvelle” à une situation sociale jugée insatisfaisante, situation susceptible de se manifester dans tous les secteurs de la société. […] Elle se définit dans l’action et le changement durable. Elle vise à développer l’individu, le lieu de vie (territoire) ou l’entreprise » (2003, p. 13). Les changements poursuivis par l’innovation sociale s’opèrent alors tant sur le plan des représentations individuelles que sur le plan structurel des relations. Pour Stéphane Rullac, « l’innovation sociale est une innovation conceptuelle qui propose de passer de la dimension “technologique” à celle du “social”. Cette approche présuppose que les conflits sociaux peuvent être résolus par des acteurs inscrits dans des territoires, dans le cadre d’une forme de démocratisation des conflits sociaux, qui questionne le rôle de l’État » (2019, p. 143). En d’autres termes, les innovations sociales interrogent les équilibres démocratiques. Elles sont vectrices de changements induisant des effets et de nouvelles relations dans les institutions. De ce fait, le Design Sprint pourrait être exploité par et pour le travail social, selon 4 dimensions qui s’articulent :

Les organisations et les institutions

19N’importe quelle organisation peut recourir au Design Sprint. Selon l’équipe d’experts helvétiques, le Sprint a l’avantage de pouvoir identifier les bénéfices et les inconvénients du prototype en le réadaptant si nécessaire. Il maximise le retour sur investissement des organisations, soit la rentabilité du projet, et réduit notablement les risques d’investissement liés au développement des innovations. Le délai de temps assigné pour la création du prototype et la phase de test des concepts, directement auprès des personnes concernées, offrirait aux institutions du social la possibilité d’obtenir des résultats concrets et immédiats. En intégrant une pluralité de professionnels, ce processus est d’ailleurs en mesure de favoriser le management des organisations.

Les équipes

20Le processus du Design Sprint met en relief l’importance d’accroître la production de connaissances par des échanges mutuels entre des acteurs diversifiés. Dans un premier temps, l’équipe pluridisciplinaire est invitée à se représenter de manière plus exhaustive le problème et les questionnements s’y rattachant. Dans un deuxième temps, elle est sollicitée à la mise en œuvre de solutions réfléchies sous le prisme des différentes expertises. Ainsi, les participants mobilisent à l’unisson une intelligence collective. En se nourrissant de cette méthodologie, le travail social élargirait ses compétences au sujet du travail créatif et analytique, mais également concernant la collaboration interprofessionnelle. Le regard croisé du réseau légitimerait une compréhension holistique des problématiques, de ses causes et de leurs potentielles solutions. Comme le relève Cloutier, « la diversité des acteurs est considérée comme une condition essentielle à la création et la mise en œuvre de solutions nouvelles » (2003, p. 38). L’équipe constitutive du Design Sprint se caractérise, ainsi, par une « alliance stratégique » (Cloutier, 2003, p. 38) qui envisage de prendre en compte les besoins dans leur globalité, au niveau structurel et individuel, professionnel, économique, organisationnel, territorial, social, etc. En d’autres termes, la divergence des visions et des savoirs vers une convergence des solutions renforcerait, dans le champ du social, une représentation plus complète des questions à se poser, des besoins à assouvir et des moyens pour y parvenir. Ceci répondrait également à la nécessité d’adapter les institutions du travail social aux défis sociétaux qui mutent continuellement : « La finalité de tous les projets de développement en travail social repose méthodologiquement sur la légitimité à répondre à un besoin social en souffrance qui mériterait d’être mieux satisfait à l’aune des finalités professionnelles » (Rullac, 2020, p. 100).

Les personnes concernées

21Dans ces principes d’action, l’association professionnelle des travailleurs sociaux suisse soutient que « la participation à la vie sociale, de même que la capacité de décider et d’agir, nécessaires à l’accomplissement social de toutes les personnes, obligent à impliquer et faire participer activement les usagers dans tout ce qui les concerne » [10]. À cet égard, le Design Sprint assure l’implication des destinataires. Cloutier (2003, p. 38) avance que la participation de ces derniers peut avoir lieu dans différentes phases de l’innovation sociale, comme par exemple lors de l’initiative du projet, de la définition du problème, de l’identification de ses causes, ou durant l’élaboration des solutions et l’évaluation finale. Dans tous les cas, « la participation active des usagers ou des organismes chargés de les représenter se révèle une caractéristique essentielle des innovations sociales » (Cloutier, 2003, p. 38). Si d’une part l’inclusion des destinataires, au sein de la phase finale du Design Sprint, favorise l’articulation des savoirs et des ressources des différentes entités impliquées, elle valorise d’autre part leurs compétences, leurs expériences et leur engagement. Saül Karsz met en évidence qu’il faut de l’innovation dans le travail social puisque ni les organisations, ni les directeurs et les professionnels du social « sont à la hauteur des besoins des populations censées bénéficier de leur travail [car] incapables de colmater tous les trous, d’effectuer toutes les réparations, de discerner toutes les nuances de ce qui arrive [aux personnes concernées] » (2012, p. 44). Intégrer l’approche inclusive et participative du Design Sprint au sein du travail social défendrait une forme de collaboration idéale, « la plus horizontale et non hiérarchique possible » (Ros et Rullac, 2020, p. 137). Par ailleurs, cette collaboration mettrait en valeur les alliances et/ou les partenariats entre professionnels et personnes concernées. Elle assurerait la mise en action de ces dernières dans les projets visant à satisfaire leurs besoins.

La pratique professionnelle

22Innover invite à définir et redéfinir les modalités de la pratique professionnelle. En effet, « l’innovation consiste […] à revisiter des pratiques déjà̀ en place, à en réviser les présupposés et les visées (Karsz, 2012, p. 47). Au sein du Design Sprint, les membres des équipes sont invités à se détacher de la notion du problème de manière à s’approcher de l’innovation en questionnant les enjeux et les objectifs des destinataires autant que de l’action professionnelle. Les auteurs du Sprint (Knapp et al., 2016) explicitent que cette façon de se représenter la question à résoudre permet de concevoir le problème comme une opportunité. Les professionnels du social sont souvent amenés à exécuter le mandat en étant tiraillé entre « la loi, les règlements, les normes » (Ravon et Ion, 2012, p. 75) et le monde singulier des personnes concernées. Leur pratique est conditionnée par l’effort constant de mobiliser les démarches normatives du système étatique et institutionnel afin de pouvoir reconnaître les besoins et les droits du cas particulier. En s’appuyant sur ce modèle de co-création collective, le personnel du social réduirait les tensions paradoxales liées à leurs actions. Il opérerait à développer un mode de pensée complexe favorisant les apprentissages individuels et collectifs, professionnels, expérientiels et théoriques. Le Design Sprint se présente alors comme un lieu d’échange où faire évoluer les dynamiques en testant des idées prometteuses. La réorganisation du travail, les modalités de prise en charge ou les buts poursuivis par le travail social seraient autant d’éléments à interroger et à développer. Karsz soutient enfin que « l’innovation est une pratique engagée » (2012, p. 43). Cette méthodologie solliciterait en effet la prise de position et l’argumentation des professionnels du social face aux projets, en les exhortant à influencer les changements.

2.2.2. Les enjeux

23Incorporer cette méthodologie au sein du travail social comporterait un enjeu majeur se situant au niveau de la prise de risque liée à toute innovation sociale. À cet égard, Karsz relève que « la prise de risque qu’est une innovation inclut des effets subversifs, en termes de transformation des rapports éducateurs/public, de rectification de la place réelle et/ou imaginaire des cadres et des dirigeants dans les fonctionnements institutionnels » (2012, p. 46). Cela implique que les innovations dynamisent les rapports de place et revisitent les relations entre des entités différentes. L’enjeu tient ici à la reconnaissance des solutions proposant « de nouvelles modalités relationnelles, notamment entre les acteurs et actrices sociaux et l’État » (Rullac, 2019, p. 141). L’enjeu consiste, entre autres, à rendre les destinataires du social acteurs-sujets des projets innovants les concernant et non acteurs-objets de décisions institutionnalisées. Rullac avance que « l’étude scientifique de l’innovation sociale ne se résume pas aux processus techniques déployés, ni aux problèmes à résoudre, ni même aux effets du projet dans la logique microsociale, mais s’étend aux rapports sociaux de domination que les nouveaux dispositifs contribuent à modifier. Sans en étudier empiriquement les enjeux et les conséquences, sur le long terme, la résolution d’un problème donné peut provoquer la génération de problèmes multiples d’ordre économique ou social » (2019, p. 145). De ce point de vue, les propriétés novatrices et les objectifs poursuivis par le Design Sprint faciliteraient la mise en relation entre les organisations, les professionnels et les destinataires. L’approche humaine ainsi que la variété d’acteurs inclus dans le processus innovant du Design Sprint contribueraient directement à l’identification des enjeux et au développement des solutions durables sur le long terme ; elles participeraient indirectement à l’évolution de l’action sociale et des rapports s’inscrivant dans celle-ci. Cette approche permettrait alors d’être un vecteur d’innovation en travail social (Rullac, 2020) qui serait la garante de l’amélioration des actions passées souvent dépassées par les mutations de la société. Ainsi, elle évite la répétition des actions obsolètes dans le but d’assurer la pertinence, la qualité et l’éthique des actions présentes (Karsz, 2012). Elle préserve, en cela, les valeurs professionnelles du travail social.

Conclusion

24Par son approche pragmatique, le Design Sprint est un véritable atout dans l’acquisition de nouveaux savoirs professionnels, théoriques et empiriques.

25Le Design Sprint est une méthodologie innovante dont l’objectif vise à répondre à des questions capitales en mettant au centre du processus de création l’expérience des destinataires. Son processus permet, sur l’arc de cinq jours consécutifs, d’accélérer la résolution des problèmes et de développer un premier prototype réduisant les risques liés aux fonctionnalités superflues. Grâce à la co-création du prototype par une équipe pluridisciplinaire et à son évaluation auprès des utilisateurs, les résultats du projet sont concrets et quantifiables. Le Design Sprint est, alors, une véritable boîte à outils multifonctionnelle permettant à toute entreprise de concevoir des produits en évaluant la viabilité du projet. Il invite également l’implémentation de nouvelles stratégies et services ou le développement d’usages inédits. Ainsi, le retour sur investissement est maximisé et les investisseurs sont plus facilement séduits. Finalement, cette méthodologie motive les équipes, valorise les destinataires et, à travers ceci, leur permet de participer à la conduite des changements.

26L’expérience du Design Sprint est un encouragement pour l’innovation sociale dans le champ du travail social. Pour innover, il ne suffit pas uniquement d’identifier les besoins et d’articuler les ressources matérielles et humaines à disposition ; il est nécessaire de réfléchir aux enjeux des solutions proposées et à leurs conséquences sur le long terme. Afin d’apporter des réponses aux situations complexes, le travail social confronte les professionnels à la nécessité de collaborer avec de tiers partenaires. L’articulation des différentes expertises encourage la production de connaissances en renforçant un mode de pensée analytique et créatif. La méthodologie de travail collaborative du Design Sprint met de ce fait en exergue une forme d’intelligence collective qui atténue les statuts hiérarchiques. Elle mobilise un modèle managérial participatif, voire persuasif, plutôt que directif (Bellenger et Tramond, 2014). Son processus de décision structuré valorise l’identité des participants et contribue au partage optimal des tâches à réaliser. Son adoption dans le domaine du travail social réduirait ainsi les tensions existantes au profit de l’engagement collectif des entités impliquées dans les projets. En privilégiant le regard croisé sur les solutions envisageables, cette méthodologie assurerait l’analyse globale des différents enjeux et proposerait des modalités relationnelles inédites. Les professionnels seraient ainsi invités à prendre des risques en mobilisant les ressources et les valeurs de chacun. En adoptant ce regard, « l’innovation sociale renvoie aux réseaux d’échange et de création de connaissances : on passe, ainsi, de l’entreprise apprenante aux réseaux apprenants » (Cloutier, 2003, p. 22).

27S’il m’a été possible de relever que les innovations apportent des réponses aux nouveaux défis de la société, j’ai aussi constaté qu’elles participent à l’évolution des méthodes, des services, des approches et des visées poursuivies. Dans ce sens, le prototypage ne concerne pas uniquement les produits digitaux ou physiques, car le renouvellement des savoirs est en effet susceptible de faire émerger des formes inédites de travail qui contribuent à la légitimation des actions promues par les dispositifs du social. Ainsi, le Design Sprint amène à questionner les évidences afin de mieux cerner ce que suscite le fait d’innover dans le domaine du social. La valorisation du partenariat a par exemple l’ambition de promouvoir l’empowerment et l’engagement des personnes concernées. L’innovation sociale vise, en cela, « le mieux-être des individus ou des collectivités, et résulte souvent de processus collectifs de création de nouveaux usages, incluant la participation de la société civile » (Chevallier-Le Guyader et Maitre, 2018, p. 3). Leur inclusion dans le processus d’innovation en travail social réduirait les rapports de force et comporterait un nouveau rapport de place. Comme le souligne Rullac, « cette nouvelle modalité de relations sociales se caractérise par le fait de placer au centre des processus la participation des populations qui cherchent à résoudre par elles-mêmes leurs propres problèmes » (2019, p. 142).

28Enfin, j’ai pu saisir le sens de l’innovation en travail social comme étant un vecteur d’amélioration de projets et de services mis à l’œuvre en réponse aux besoins et aux attentes des personnes physiques ou morales. De ce point de vue, le Design Sprint est un processus d’apprentissage qui questionne les équilibres et qui élargit le spectre des connaissances expérientielles, professionnelles, théoriques et empiriques, « dans une promesse sociale d’un avenir meilleur reposant sur le génie social » (Rullac, 2019, p. 142).

Bibliographie

Bibliographie

  • Bellenger, L. & Tramond, P. (2014). Comment manager demain : du commandement au management alternatif. Issy-les-Moulineaux : ESF.
  • Beudon, N. (2017). Le vocabulaire du Design Thinking. I2D – Information, données & documents, 54(1), 32-33.
  • Chevallier-Le Guyader, M.-F. & Maitre, P. (2018). L’innovation : une injonction ? Avant-propos. Raison présente, 206(2), 3-10.
  • Cloutier, J. (2003). Qu’est-ce que l’innovation sociale ? Cahiers du CRISES.
  • Karsz, S. (2012). Point de vue – Pourquoi faudrait-il de l’innovation sociale ? Un cas exemplaire : le travail social., Informations sociales, 174(6), 42-49.
  • Knapp, J., Zeratsky, J., & Kowitz, B. (2016). Sprint: How to Solve Big Problems and Test New Ideas in Just Five Days. New York: Simon & Schuster Paperbacks.
  • Ravon, B. & Ion, J. (2012). Les travailleurs sociaux. Paris : La Découverte.
  • Ros, J. & Rullac, S. (2020). Chronique d’une recherche-action collaborative avec une association de soutien aux personnes exerçant le travail du sexe : enjeux conceptuels, méthodologiques et éthiques. Pensée plurielle, 51(1), 133-147.
  • Rullac, S. (2019). L’innovation en travail social : un objectif à définir et des processus à caractériser. Revue suisse de travail social, pp.139-156.
  • Rullac, S. (2020). Le diagnostic du projet en travail social ou le préambule novateur. Revue française de service social, 277, 98-109.

Mots-clés éditeurs : Design Sprint, innovation sociale, innovation en travail social, travail social, méthodologie

Mise en ligne 01/07/2021

https://doi.org/10.3917/pp.052.0213

Notes

  • [1]
    La Haute École Spécialisée de Suisse Occidentale, créée en 1998, est une institution helvétique de formation tertiaire réunissant six domaines : Design et arts visuels ; Économie et services ; Ingénierie et architecture ; Musique et arts de la scène ; Santé ; Travail social. Elle est reconnue dans le paysage national et international de l’enseignement supérieur.
  • [2]
    MassChallenge est une organisation mondiale à but non lucratif, fondée à Boston en 2009, dont le programme vise l’accélération des start-up sans prise de capital. Son implémentation a eu lieu en Suisse en 2016, à Lausanne.
  • [3]
    La Direction Générale de l’Enseignement Supérieur se charge, pour les Hautes Écoles du canton de Vaud (Suisse), de la politique en matière d’innovation, de formation et de recherche. Elle élabore et garantit les conditions favorisant leur développement optimal.
  • [4]
    Les domaines de compétences reflétaient les différentes formations proposées par les HES-SO, tels le design, l’économie et l’hôtellerie, l’ingénierie, la santé et le travail social.
  • [5]
    Stéphane Cruchon est expert de la méthode Google Ventures Design Sprint et fondateur de Design Sprint Ltd.
  • [6]
  • [7]
    Ces trois approches développent un processus itératif visant principalement une meilleure compréhension des besoins des utilisateurs et le perfectionnement des fonctionnalités du produit ou du service.
  • [8]
    La Conférence internationale s’intitulait Innovation Today Virtual Summit 2020. Elle était organisée par les experts helvétiques du Design Sprint Ltd, les 20 et 21 août 2020, dans le cadre du SwissTech Convention Center de l’École Polytechnique Fédérale de Lausanne (EPFL) : https:// itoday.ch/itoday-summit/
  • [9]
    Courtney, J. (2016). United Nations: Increasing food donations with design sprints. Medium : https://sprintstories.com/helping-the-un-solve-big-challenges-with-design-sprints-4b9887dfa617
  • [10]
    Avenir social est l’association professionnelle suisse du travail social. Elle édicte le code de déontologie du travail social en Suisse : https://www.grea.ch/sites/default/files/Do_Berufskodex_Web_F_gesch-1.pdf
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