Notes
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[1]
La première partie de ce texte s’ inspire d’ un travail de thèse : Aline Prévert (2011). La lutte contre les discriminations dans le travail en France. Sociogenèse d’ un dispositif d’ action publique (1980-2004). Thèse de doctorat en science politique, Université de Grenoble, décembre 2011.
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[2]
Les éléments présentés dans la seconde partie sont extraits des recherches conduites depuis 2007 et 2010 et financées par l’ ACSE (Agence nationale pour la cohésion sociale et l’ égalité des chances), par le groupe Lutte contre les discriminations du laboratoire Pacte-CNRS UMR 5491 de l’ IEP de Grenoble, codirigé par Ewa Bogalska-Martin et Aline Prévert.
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[3]
Il comporte des objectifs et formes d’ agir très différenciés. Les acteurs qui doivent mettre en œuvre ce dispositif sont placés sous les tutelles qui poursuivent les objectifs spécifiques.
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[4]
Ces critères sont organisés en trois catégories : les critères de conviction et/ou de choix de vie (orientation sexuelle, mœurs, opinions politiques, convictions religieuses, activités syndicales, apparence physique), les critères liés à des caractéristiques physiques pouvant être ponctuelles (état de grossesse, handicap, état de santé, caractéristiques génétiques, âge) et les critères d’ état (sexe, origine, situation familiale, appartenance vraie ou supposée à une ethnie, appartenance vraie ou supposée à une nation, appartenance vraie ou supposée à une race, patronyme). Ces critères sont clairement identifiés dans l’ article L.122-45 du Code du travail du 24 mars 2006.
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[5]
Il s’ agit de deux associations : le MRAP (22 dossiers) et SOS-Racisme (48 dossiers), un syndicat : CGT (63 dossiers) et deux institutions publiques : le Médiateur de la République (27 dossiers) et la Halde (Haute Autorité de Lutte contre les Discriminations et pour l’ Égalité des chances, 697 dossiers).
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[6]
Analyse détaillée dans : Bogalska-Martin, E., Prévert, A., Barcik, B., & Navarro O. (2012). Parcours institutionnels de victimes de discriminations. Rapport de recherche, septembre 2012. ACSE, Pacte-CNRS, Grenoble, 187 p.
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[7]
Il s’ agit d’ une réalité qui n’ est pas soutenue par des valeurs et normes suffisamment stables pour constituer une référence pour que les individus puissent agir et faire les choix de vie.
Introduction
1Organisé en deux parties, ce texte propose dans un premier temps une mise en perspective socio-historique du processus de genèse de l’ action publique de lutte contre les discriminations (LCD) en France et ses enjeux actuels [1]. Ensuite, à partir d’ études conduites en partenariat avec les grandes institutions françaises présentes sur le champ de la LCD [2], il s’ agira d’ apporter quelques éléments de compréhension des relations qui se tissent dans cet espace public, entre l’ État, les acteurs impliqués sur ce champ et les « citoyens-victimes » lorsque ces derniers recourent aux dispositifs de LCD.
2Il est important de préciser que notre texte situe la question de la discrimination et de son traitement dans sa dimension « large », universelle, transversale et républicaine dans la perspective de mieux saisir les enjeux, les formes de continuités ou de ruptures dans la genèse et la mise en œuvre de cette action publique, et de contribuer à faire avancer le traitement des inégalités en s’ affranchissant (dans la mesure du possible) des singularités catégorielles et territoriales. Alors que l’ on sait que, par exemple dans la littérature et sur le plan juridique, les inégalités de sexe (notamment dans le domaine professionnel) sont abordées de manière spécifique et se distinguent du champ d’ études sur les discriminations généralement ancré (en tout cas au plan sociologique) sur la question raciale, avec l’ idée ardemment défendue que « les femmes ne sont pas une catégorie » (Bereni et Lepinard, 2004).
1 – Les chemins de traverse de la politique de lutte contre les discriminations
3Si la lutte contre les discriminations constitue aujourd’ hui en France un espace public avec un dispositif d’ actions et un réseau d’ acteurs, ceci n’ est que très récent. Après avoir longtemps constitué un « impensé » politique, il a fallu attendre la fin des années 1990 pour que la discrimination accède au statut de « problème public » légitimant une intervention de l’ État et incarnant une rupture en termes de lecture des rapports sociétaux et de logique d’ action publique.
4Mais avant de revenir sur les conditions d’ émergence de cette politique publique, nous allons nous interroger sur sa mise en œuvre si tardive. Pour quelles raisons la discrimination a-t-elle si longtemps constitué un « impensé politique » en France – pays fondateur des droits de l’ homme avec un principe de non-discrimination inscrit dans la Constitution depuis 1946 ?
5Nous verrons aussi en quoi les chemins de traverse de cette politique publique et l’ évolution actuelle de sa prise en charge politique sont révélateurs de la complexité de cet objet et de la difficulté de son traitement.
A – La production d’ un impensé politique
6Plusieurs facteurs ont contribué à rendre la question de la discrimination « invisible » et à entraver son appréhension en tant que « problème public ».
7Tout d’ abord, les principes républicains (universalisme, égalité, tradition d’ assimilation) – adoptés à la fin du XVIIIe siècle – et leur dimension performative ont produit un « effet masque » sur ce phénomène social : le principe d’ égalité donnant en effet à voir un État de droit, censé empêcher toute distinction entre citoyens égaux.
8Le modèle d’ intégration propose quant à lui une vision « biaisée » de la réalité, puisqu’ il invite, comme l’ explique Michel Wieviorka (Wieviorka, 2001, p. 20), à minimiser, voire à gommer les carences des institutions, et a contrario à accentuer la responsabilité des personnes concernées.
9La conception unitaire de l’ État français, renforcée du principe de non-distinction, a également représenté une source d’ aveuglement vis-à-vis de la discrimination. Au nom de ce principe, les politiques publiques ont été inscrites sous le signe de l’ indifférenciation, entraînant notamment l’ adoption d’ une catégorie « unificatrice » : la nationalité. Il faut souligner que cette logique d’ action a longtemps été considérée comme l’ un des instruments les plus performants pour lutter contre le racisme, voire comme un gage de son inexistence.
10Le principe de la souveraineté étatique a eu une autre forme d’ influence sur la représentation du problème de la discrimination. Il a pour sa part contribué à en instituer une représentation légitimée (Lochak, 1985, p. 41). Plusieurs exemples permettent d’ illustrer cette dimension.
11À certains moments de l’ histoire nationale, des différences de traitement – notamment en raison de la nationalité – ont été considérées comme légitimes, justifiant leur consécration par le droit (Lochak, 1999, p. 310). Ainsi, dès la fin du XIXe siècle, l’ accès à certains emplois ou certaines professions a été interdit aux étrangers au rythme des périodes de crise et de chômage, accompagnées le plus souvent de poussées xénophobes (dénonçant un lien direct entre les flux d’ immigration et le volume de chômage) et de la crainte d’ une « concurrence » sur le marché du travail.
12On peut également noter la tentation, à plusieurs reprises, d’ ériger l’ origine ethno-raciale comme critère de différenciation (en plus de celui de la nationalité) dans la sphère publique – notamment à partir de l’ affaire Dreyfus et du mouvement xénophobe des années 1880. Or, même si elles n’ ont pas perduré, certaines thèses à propos de l’ hérédité et du déterminisme de l’ origine ethnique (Noiriel, 2006a, p. 33) ont tendu à accréditer l’ idée que tous les étrangers n’ étaient pas également assimilables (ibid., p. 39), et par conséquent à justifier certaines pratiques de discrimination ethno-raciale.
13Le processus de colonisation lui-même a représenté un vecteur de légitimation de la discrimination en plongeant la France, comme l’ analyse Pierre-André Taguieff (Taguieff, 1997), dans un « dilemme républicain », entre un « affichage » universaliste antiraciste et une « pratique » fondée sur un courant de racisme évolutionniste. De nombreux auteurs (par exemple, Blanchard et al., 2005 ; Lorcerie, 1997 ; Weil, 2005 ; Manceron, 2005) montrent d’ ailleurs que ce système de représentations tend à perdurer et qu’ il impacte encore fortement la problématique de la discrimination (Bogalska et Prévert, 2012).
14Un dernier élément peut être évoqué comme facteur de cet impensé : l’ « absence », l’ « invisibilité » de la discrimination dans l’ espace public et ceci pendant des décennies.
15Son usage sémantique – ou plutôt son non-usage – en est un des révélateurs. On ne trouve aucun usage conforme à son acception actuelle avant les années 1950 et le terme de « discrimination » n’ est apparu sur la scène publique et surtout dans les textes juridiques français qu’ au tournant des années 1980-1990.
16De même, le thème de la discrimination a longtemps constitué un « non-objet » d’ études. C’ est seulement vers le milieu des années 1990 que ce phénomène social a commencé à être véritablement analysé par des chercheurs (sociologues, juristes, psycho-sociologues, etc.).
17Cette « absence » est également patente du côté du mouvement social et syndical jusqu’ au tournant des années 1990-2000. Le combat antiraciste français, ancré historiquement dans le registre du politique, de la lutte idéologique (contre le racisme, l’ antisémitisme et pour la défense des droits de l’ homme), a en effet longtemps occulté cette question. Du côté des organisations syndicales, on peut faire le même constat. Leur structuration historique autour de la lutte des classes – à vertu « universalisante » – a contribué à reléguer le problème de la discrimination au rang de « question singulière ».
18Autre élément ayant conforté cet aveuglement vis-à-vis de la discrimination : le système de représentation longtemps prédominant dans l’ univers entrepreneurial (et plus globalement sur le marché du travail) qui postulait l’ incompatibilité « par essence » de la discrimination avec ses principes de fonctionnement, comme la rationalité, l’ efficacité, la productivité (Vourc’ h, De Rudder et Tripier, 1996, p. 154).
19Un dernier vecteur de taille de cette invisibilité : le nombre infime, voire la quasi-inexistence, pendant des années, de plaintes et de condamnations à ce sujet ; ce qui a formé, comme le décrit Didier Fassin, un « espace victimaire sans justice rendue » (Fassin, 2002).
20Alors, que s’ est-il passé pour qu’ à la fin des années 1990 une politique publique de lutte contre les discriminations soit mise en œuvre en France ? Quelles sont les conditions de cet avènement ?
B – L’ émergence d’ une nouvelle catégorie d’ action publique
21Plusieurs étapes ont été particulièrement critiques.
22Une première phase, essentielle, a été l’ accession de la discrimination au statut d’ « objet juridique » ouvrant la voie à une régulation par le droit. Le vote de la loi « Pleven » de 1972 en a été le déclencheur puisqu’ elle a prohibé, pour la première fois en France, la discrimination raciale et a symbolisé une conception nouvelle de l’ intervention de l’ État en matière raciale. Toutefois, il faut souligner que ceci n’ a pas été sans mal, puisqu’ il a fallu près d’ un quart de siècle de combat mené par des parlementaires et le mouvement antiraciste pour parvenir à faire vaciller la position jusque-là intangible des gouvernements successifs refusant de légiférer en la matière.
23Le deuxième moment clé est lié à un bouleversement des logiques d’ action et de la posture des pouvoirs publics au cours des années 1980, conduisant à un renouvellement du regard de la société porté sur elle-même. Deux événements politiques majeurs y ont contribué.
24La victoire de la gauche aux élections présidentielles de 1981 a ouvert une période de rupture avec le passé en incarnant une nouvelle posture étatique : celle d’ un État fautif (Weil, 2004, p. 207) ayant pour objectif de restaurer un État de droit et d’ ouvrir la voie à une dynamique de réparation.
25L’ avènement du Front national à partir de 1983 s’ est pour sa part accompagné d’ une mise en visibilité croissante de la problématique du racisme sur le territoire (par des sondages, des enquêtes) et de la promotion de l’ expression de la « préférence nationale » dans l’ opinion publique. Or c’ est dans ce contexte politique singulier que la « seconde génération » des populations immigrées a émergé comme nouvel acteur « politique », contribuant assez largement à la mise en visibilité de la question de la discrimination raciale dans la sphère publique.
26Une autre phase cruciale dans ce processus d’ institutionnalisation a été le dévoilement au grand jour, au cours de la décennie 1990, de la « réalité » sociologique de la discrimination, puis son accession au rang de « problème public » grâce à l’ émergence d’ une nouvelle représentation de la dynamique d’ intégration et d’ une remise en cause de certains fondements de l’ action publique. Sa prise en charge par le politique a alors été favorisée par plusieurs vecteurs : notamment l’ action « bulldozer » (Guiraudon, 2004, p. 29) de l’ Europe à partir du Traité d’ Amsterdam de 1997, l’ entrée en lice du mouvement associatif et syndical au tournant des années 1990-2000, et la publication de deux rapports d’ institutions publiques majeures, le Conseil d’ État en 1996 et le Haut Conseil à l’ Intégration en 1998, qui se sont inscrits en rupture par rapport au système de représentations dominant, notamment vis-à-vis du principe d’ égalité. Le terrain était prêt. Une nouvelle équipe gouvernementale arrivée au pouvoir en juin 1997 et dirigée par Lionel Jospin signe la fin de ce « lent processus de reconnaissance publique des discriminations dans la société française » (Noël, 2003). La question de la discrimination dans l’ emploi devient une priorité de l’ action publique et est inscrite au cœur de la politique d’ intégration (communication en Conseil des ministres, le 21 octobre 1998, de Martine Aubry, ministre de l’ Emploi). Un dispositif opérationnel est mis en place. Il se compose notamment d’ un triptyque d’ institutions : le 114, une structure nationale de réception d’ appels de victimes ; le GED (Groupe d’ études sur les discriminations) chargé de gérer cette plateforme et de formuler des propositions ; et des CODAC (Commissions départementales d’ accès à la citoyenneté) placées sous l’ égide des préfectures et chargées de la prise en charge des victimes. Si le dispositif est inédit, son caractère « hybride » [3], reflet de divergences idéologiques exprimées au sein même du gouvernement lors de sa conception, génère certaines défaillances et conduit assez rapidement à des réajustements.
27Ultime phase clé et symbole de ce processus d’ institutionnalisation : le vote de la loi du 16 novembre 2001 relative à la lutte contre les discriminations. Ce texte vient non seulement consacrer cette action publique, mais aussi la rupture qu’ elle incarne en termes de lecture et de recomposition des rapports sociétaux et de logiques d’ action publique. C’ est donc au terme de ce long parcours que les discriminations sont passées du statut d’ « impensé » à celui d’ « agissable » en France (Prévert, 2011, 2013). Mais, dès 2002, avec le changement de majorité politique, une nouvelle logique de traitement des discriminations commence à émerger avec la gestion de la diversité. Fraîchement mise en œuvre, l’ action publique de LCD se trouve déjà en tension. De quoi cela est-il le révélateur ?
28Aussi, en conclusion de cette première partie, nous allons évoquer quelques enjeux mettant en exergue la dimension « politique » de la discrimination et la difficulté historique de traiter cette question.
C – La lutte contre les discriminations en tension
29Avec l’ émergence du modèle de la diversité dès 2002, ce sont désormais deux logiques d’ action, deux modèles de société différents qui se trouvent en tension. D’ un côté, la politique de LCD mise en œuvre à la fin des années 1990, fondée sur les principes républicains de l’ égalité de traitement et de l’ intégration, prône à la fois une régulation par l’ État (de type normatif), une place importante du mouvement social et un recours au droit favorisé pour les victimes. De l’ autre côté, la logique de la diversité exprime une transformation structurelle de l’ action publique. Elle repose sur le modèle néolibéral de l’ égalité des chances avec une régulation assurée par le marché et un rôle central des acteurs économiques.
30Si à travers ces deux modèles se trouve notamment en jeu la question de la régulation des discriminations par l’ État, on peut également se demander si cette tension entre logiques d’ actions, et plus globalement si les chemins de traverse qu’ a connu, et que connaît encore cette politique publique, ne sont pas révélateurs d’ autres enjeux fondamentaux. Ceci ne témoignerait-il pas, d’ abord, de l’ extrême complexité pour la France de se saisir de cette question, et à travers elle, plus précisément, de la question raciale (au cœur de la problématique de la discrimination) ? En renvoyant à des épisodes « sombres » de l’ histoire nationale et à une culpabilité d’ État trop lourde à porter, en venant disqualifier le modèle républicain et notamment le principe d’ égalité, la discrimination (et tout particulièrement celle liée à l’ origine raciale) pourrait représenter de ce point de vue un objet (trop ?) encombrant. On peut également se demander si la structuration de ce champ – à savoir notamment sa construction juridique (et sa liste extensive de critères prohibés) et un système d’ acteurs concurrentiels peu homogènes – ne complexifierait pas la donne.
31Enfin, comment ne pas voir dans la variabilité des définitions, des déclinaisons et des représentations dont la discrimination fait l’ objet selon les pays, en fonction des histoires et des luttes propres (Noiriel, 2006b), des conditions de vie des individus (Eurobaromètre, 2009), mais aussi dans l’ incertitude sur la nature des faits et des actes nommés « discriminations » (Bogalska, Doutre et Prévert, 2012), autant d’ obstacles supplémentaires à la prise en charge de ce problème ?
32Au final, à travers ces questionnements (et il y en aurait bien d’ autres), la perspective est avant tout de mieux comprendre les raisons pour lesquelles la prise en charge des discriminations génère toujours autant de difficultés et de controverses politiques en France et ainsi de faire progresser le traitement de ce phénomène social ; un des défis que se proposent également de relever les recherches dont les principaux résultats vont être maintenant exposés.
2 – La discrimination comme fait incertain et le recours aux dispositifs de LCD
33La lutte contre les discriminations est donc devenue en France dès les années 1990 une des priorités de l’ action publique avec un cadre juridique qui prohibe et définit aujourd’ hui 19 critères de discrimination [4]. Les discriminations peuvent ainsi constituer un délit pénal, ce qui leur donne un statut de faits justiciables (au sens relevant d’ application de procédures de justice). L’ ensemble de ces faits détermine la structuration du champ institutionnel de la LCD et participe à la construction d’ un climat social contribuant à accorder un statut social – et parfois juridique – aux discriminés et à la condamnation plus ou moins explicite, judiciarisée ou non, des discriminants. Toutefois, en questionnant l’ ensemble des pratiques de conceptualisation, d’ interprétation et de traduction des réalités vécues comme discriminatoires, on découvre l’ incertitude qui plane sur la compréhension de cette notion, ce qui interagit sur le traitement qui peut lui être réservé par les victimes et les acteurs présents sur le champ de la LCD.
34Étudié sous forme d’ expériences vécues par les victimes et, encore plus, sous forme de représentations sociales, le phénomène de discrimination révèle sa nature polysémique, ambiguë et incertaine (Bogalska, Doutre et Prévert, 2012, p. 145). Nos premières enquêtes conduites entre 2008 et 2010 montraient déjà que la discrimination est souvent vécue sous la forme prédominante de l’ expérience sensible dont l’ une des caractéristiques essentielles est l’ incertitude quant à la nature des situations vécues (ibid., p. 116). C’ est justement cette incertitude qui nous a conduits à interroger le passage de la dimension subjective de l’ expérience de la discrimination à son objectivation sociale, institutionnelle, juridique. Nous avons analysé ce passage à travers l’ étude des traitements réservés aux plaintes adressées sous forme de réclamations à des institutions qui opèrent sur le champ de lutte contre les discriminations. Au centre de notre attention se trouvaient les actions de personnes qui se considèrent, à juste titre ou non, victimes de discrimination et qui ont eu recours aux institutions présentes sur ce champ.
35Cette partie du texte trouve sa base empirique dans l’ analyse des résultats de cette étude conduite entre 2010 et 2012, portant sur 897 dossiers de plaintes adressées à cinq institutions nationales dans la période 2004-2010 et sur 85 entretiens réalisés avec les plaignants qui ont eu recours à ces institutions pendant la même période [5].
A – Difficultés à nommer les discriminations et modèles sociologiques des faits discriminants
36Plusieurs aspects principaux doivent être soulignés pour décrire l’ état d’ incertitude qui marque les rapports sociaux traversés par les expériences de la discrimination :
- les situations qualifiées de « discriminations » composent un univers marqué par la multiplicité des formes d’ expériences dont la densité, la temporalité et la singularité semblaient être très subjectives ;
- sur le plan sémantique, lorsqu’ il s’ agit de stratégies narratives, le phénomène de discrimination révèle sa nature polysémique, ambiguë car le recours à la notion de discrimination suppose une mobilisation du registre sémantique proche de l’ inégalité, de l’ injustice, du racisme, de la diversité ou de son absence, etc. ;
- l’ incertitude qui plane sur la notion et son rapport à la réalité sociale témoigne d’ un état de crise de la démocratie et, en particulier, de crise de la validité des normes et des valeurs qui la soutiennent ;
- cette crise correspond également à la crise de « reliance individuespèce-société-valeurs » et s’ exprime sous forme d’ une « crise de la foi » qui marque les acteurs sociaux (individuels ou et collectifs) qui n’ ont plus de repères pour agir.
37L’ ensemble de ces incertitudes explique en partie les difficultés que rencontrent les acteurs sociaux à traiter le problème de la discrimination, du côté des victimes, l’ expression d’ une forte demande d’ objectivation publique du fait discriminant. Comme le montre notre étude, les acteurs publics et sociaux sont alors interpellés pour donner une interprétation des faits vécus et donc une réponse claire à la question qui se pose aux victimes : « s’ agit-il de la discrimination ? ».
38En effet, lorsque l’ on cherche à agir contre les discriminations il semble important, au moins sur le plan purement descriptif, de lever le doute et de disposer d’ une modélisation des faits qu’ il s’ agit d’ objectiver et de combattre. Notre recherche visait ainsi une meilleure compréhension des processus sociaux qui sont à l’ œuvre lorsqu’ il s’ agit de discriminations ou de recours aux dispositifs de LCD.
39L’ analyse de nos matériaux (dossiers de plaintes avec les lettres de victimes et les écrits des institutions qui sont intervenues dans leur cas) nous a permis d’ identifier et de modéliser l’ apparente multiplicité des pratiques de discriminations. Il n’ y a pas de place ici pour présenter une analyse détaillée des quatre modèles identifiés (fataliste, concurrentiel, conservateur, opportuniste), élaborés à partir d’ une analyse inductive d’ un ensemble d’ éléments contenus dans les dossiers de plainte et dans l’ analyse de contenu d’ entretiens réalisés avec les plaignants. (Pour plus de détails, se référer au tableau 1.)
Processus sociaux qui activent les répertoires de comportements et d’ actions discriminantes ou ceux de la LCD [6]
Processus sociaux qui activent les répertoires de comportements et d’ actions discriminantes ou ceux de la LCD [6]
40Soulignons seulement que les pratiques de discrimination trouvent leur expression, puis leur justification dans la mobilisation de codes sociaux (souvent archaïques) et constituent un élément important, conscient ou inconscient de :
- pratiques managériales,
- pratiques d’ allocations de ressources,
- visées implicites (politiques d’ attribution de logements sociaux) ou explicites (politiques de la ville, politiques éducatives) des dispositifs de politiques publiques,
- pratiques d’ usages de ces dispositifs par les individus ou / et les collectifs.
B – Itinéraires des personnes qui se considèrent discriminées – attentes en termes d’ objectivation et reconnaissance
41Dans notre travail d’ analyse de plaintes, nous avons considéré que les itinéraires et les trajets de vies marquées par les discriminations font partie d’ un ensemble plus vaste qui est le parcours de vie. Ils peuvent être appréhendés comme des lieux d’ expression et de négociation sociale investis par la volonté individuelle et/ou collective de donner suite à l’ injonction sociale qui consiste d’ une part, pour l’ individu, à devenir soi-même et, d’ autre part, à valider la norme de société non discriminante ou de société juste au sens de la justice sociale définie par John Rawls (Rawls, 1999).
42La compréhension des itinéraires des « victimes de discrimination » passe par l’ analyse des dimensions et des étapes de la construction du processus narratif. Les missives envoyées à des institutions qui agissent sur le champ de la LCD sont sans aucun doute des formes particulières de récits dans lesquels les individus se mettent en mots et marquent une étape dans le processus autoréflexif de construction de soi face au sentiment d’ être discriminé. Pour l’ institution saisie – et souvent à travers elle, l’ État est convoqué –, il ne s’ agit pas d’ intervenir de manière contextuelle uniquement généraliste. L’ intervention attendue est beaucoup plus précise, il s’ agit de l’ objectivation du fait discriminant et à travers elle, de la reconnaissance de la validité des normes juridiques et sociales garanties par l’ État qui le prohibent.
43Il est évident, comme cela a été montré dans la première partie de ce texte, que la société et l’ histoire sont des éléments qui participent à élaboration d’ un climat social favorable ou défavorable aux pratiques de discrimination, favorable ou défavorable à leur traitement. Les dispositifs d’ accueil des plaintes mis en place par les institutions sont, d’ une certaine manière, l’ aboutissement et le produit de l’ action humaine dans un moment historique. Ils valident la nature de ce climat. Lors de notre recherche, ce moment historique, celui des années 2005-2010, est marqué par un débat public animé par de nombreuses actions conduites par les associations de LCD. C’ est aussi le moment d’ apparition dans la conscience collective de nouvelles catégories de personnes discriminées qui correspondent aux critères prohibés par la loi, par exemple : l’ âge, l’ origine, le handicap ou l’ orientation sexuelle. Côté institutionnel, nous assistons à la création de la Halde (Haute Autorité de Lutte contre les Discriminations et pour l’ Égalité des chances) en 2004. Ainsi change le paradigme de l’ action publique : la prévention et la sensibilisation des publics font place à la création de conditions favorables (lois et dispositifs) à l’ aide aux victimes.
44Ce « moment historique » délimite d’ une certaine manière le cadre de l’ expérience individuelle. La « stratégie narrative » de l’ individu devient ainsi une stratégie clef, un point d’ orientation… une sorte de balise pour ne pas dire un gilet de sauvetage (pour certains) dans une réalité « liquide » comme le dit Bauman [7]. Elle s’ invite comme composante du champ de la LCD où elle devient un argument chiffrable (40 000 plaintes reçues par la Halde dans la période 2005-2011) de sa gouvernance. La mise en récit de son vécu aide l’ individu postmoderne, à répondre aux injonctions de reconnaissance devenues l’ un des besoins primordiaux de la postmodernité. Il s’ agit non seulement de reconnaissance en termes d’ estime sociale mais aussi souvent de reconnaissance du fait discriminant, du statut de victime, c’ est-à-dire de la reconnaissance en termes de la mise en visibilité.
45Deux processus marquent les itinéraires de personnes qui s’ estiment discriminées, analysés dans le cadre de notre étude :
- le processus d’ objectivation,
- le processus de reconnaissance.
46Le processus d’ objectivation trouve son point d’ ancrage dans deux formes d’ agir, très liées, néanmoins structurellement bien distinctes.
47La première correspond à l’ objectivation narrative individuelle qui n’ est rien d’ autre qu’ une pratique narrative, spontanée ou sollicitée, prescrite par les modalités d’ accueil dans des institutions qui reçoivent les plaintes pour discrimination. Ces plaintes ouvrent un espace de dialogue qui devient un lieu de rencontre et d’ interactions qui mobilisent des « grammaires individuelles » et celles des institutions. Le « dialogue » entre l’ institution et l’ individu-citoyen est une étape qui va prendre place dans une stratégie de « négociation » du fait discriminant où a lieu la production de sens de l’ acte vécu comme discriminatoire par celui qui se dit victime et non par celui qui l’ a produit. Il est évident que la formalisation (prescrite ou non par les institutions d’ accueil) de ces plaintes et l’ ouverture de l’ espace de transaction peuvent prendre une dimension légale et constituer un point d’ aboutissement du processus de négociation du sens de la négociation. Contrairement à la négociation, la transaction qui se déroule avec et par l’ intermédiaire des institutions destinatrices des plaintes conduit au transfert de l’ expérience privée dans la sphère publique. Dès lors la discrimination devient un fait public.
48À partir de là, nous pouvons penser que le processus d’ objectivation institutionnelle est engagé (dessin 1). Les institutions impliquées dans ces processus sont ainsi investies comme « boîtes de médiation » où se déroule le processus qui correspond à une transaction sociale, c’ est-à-dire la mise en application des règles et normes validées par les institutions impliquées dans les processus, même si pour les victimes les règles de ces transactions ne sont pas clairement établies ou comprises (Remy, 1978 ; Foucart, 2016). Si l’ on veut comprendre le problème de l’ institutionnalisation qui soutient ce type de transaction, il faut considérer qu’ il s’ agit d’ un processus d’ élaboration d’ une définition commune de la réalité sociale, des règles vécues, tenues pour acquises. Parmi ces règles, en premier lieu, il s’ agit de définir les représentations et les croyances communes en égalité de traitement et la non-discrimination comme cadre d’ action.
Processus d’ objectivation des faits discriminants
Processus d’ objectivation des faits discriminants
Du vécu au dossier : un parcours en 5 étapes
Une stratégie institutionnelle centrée sur le récit individuel
Les institutions observées ne suivent pas toutes la même stratégie. Le MRAP ou SOS Racisme, par exemple, visent avant tout des actions en justice. La Halde, quant à elle, privilégie les solutions négociées. Dans tous les cas, ces stratégies relèvent pour les auteurs d’ un « traitement néolibéral des conflits », centré sur l’ individu (la victime / le coupable) et impliquant la « négociation du préjudice subi ».
Les étapes clés du parcours
Parce qu’ ils obligent la victime à mettre des mots sur un vécu sensible, les textes de plainte constituent des « lieux de construction narrative de soi », transformant un « fait biographique » en « fait social ».
Quelle que soit son issue, le parcours engagé avec les institutions peut s’ analyser en cinq étapes :
- Le fait biographique : un événement singulier ou récurrent vient interférer sur un parcours de vie.
- Une expérience incertaine : la victime cherche à donner un sens à ces événements ; la discrimination devient une hypothèse, que l’ on cherche à faire valider par un recours institutionnel (ce que je vis, est-ce bien de la discrimination ?)
- La mise en récit : elle commence par le récit fait aux proches, jusqu’ à sa mise en forme dans le cadre d’ une réclamation adressée à une institution. Cette mise en récit, notent les auteurs, « initie une stratégie d’ objectivation et de reconnaissance ».
- Le traitement institutionnel : le récit est transformé par l’ institution ; elle lui donne tout d’ abord une réponse (reconnaissance, traitement ou non du cas), s’ efforce d’ objectiver les faits puis, le cas échéant, choisit une stratégie d’ action – pouvant aller jusqu’ à la médiatisation ou la judiciarisation. Le récit évolue alors pour servir cette stratégie. Il devient un fait social.
- L’ acquisition d’ une expertise : à travers leur relation avec les institutions (lorsque leur dossier est effectivement traité), les plaignants prennent de la distance par rapport à leur vécu et acquièrent peu à peu une expertise sur le sujet des discriminations. Certains poursuivent ce parcours en s’ investissant dans des actions politiques / citoyennes au service de l’ intérêt public.
49Bien que le processus d’ objectivation suppose toujours un passage de la dimension subjective à la dimension objectivée du fait discriminant vécu, par une ou par des personnes, les modus operandi utilisés par les institutions peuvent varier à la fois pour des raisons de procédures (plus ou moins structurées et normalisées) mais aussi en fonction de moyens dont elles disposent pour faire face au nombre de dossiers, pour accueillir les plaignants et leur apporter soutien et/ou conseils.
50L’ ensemble des processus d’ objectivation rencontre de multiples obstacles liés aussi bien aux positionnements idéologiques des institutions et modalités d’ action en direction de victimes qu’ au niveau de leur expertise dans le domaine de la LCD (existence des procédures, relations avec les autres institutions présentes sur le champ de la LCD, réseaux d’ avocats, contacts avec les médias…). Dans certains cas, les processus d’ objectivation mobilisent le registre de l’ essentialisation (par exemple raciale – pratiquée par SOS-Racisme), toujours, ils supposent, plus ou moins explicitement, une lecture politique des faits discriminants à la lumière des autres objectifs affichés dans les politiques publiques : emploi, cohésion sociale, intégration, politiques de la ville, politiques de sécurité. Souvent les rhétoriques, les pratiques discursives et les idéologies mobilisées par les institutions dans leurs relations aux victimes se réfèrent à des fonds historiques et politiques qui définissent le rôle, la légitimité de l’ institution sur le champ d’ action publique.
51Le processus d’ objectivation trouve son prolongement/aboutissement dans l’ expression d’ un besoin de reconnaissance et dans les actions qui contribuent à accorder ou non cette reconnaissance aux personnes qui s’ estiment discriminées. Là aussi, deux dimensions ont été identifiées lors de nos analyses des plaintes et dans les discours des personnes interrogées.
52Lorsque la question de la reconnaissance s’ invite dans les discours ou dans les attentes implicites des personnes qui ont porté plainte pour une discrimination subie, leur attention est centrée sur la reconnaissance de la validité des normes et des cadres légaux promus par les textes et les lois en vigueur. Seulement, dans le deuxième temps, et en lien avec cette attente de reconnaissance du cadre qui « normalement » doit régir le « vivre ensemble », les plaignants cherchent à obtenir une reconnaissance de leur statut de victimes. Par rapport à ce deuxième aspect des attentes formulées par les victimes, notre travail semble confirmer les thèses d’ Axel Honneth pour qui « le besoin de reconnaissance trouve sa dynamique dans une expérience de l’ offense liée à la violation de principes intuitifs de la justice » (Honneth, 2006, p. 17).
53Deux formes d’ actions ont pu être identifiées comme éléments de réponse de la part des institutions à des besoins de reconnaissance exprimés par les victimes.
Reconnaissance au cœur de la « relation d’ aide aux victimes »
54Dans le cadre de l’ action des associations comme SOS-Racisme et le Mrap, et dans une certaine mesure, dans le cadre des actions conduites par la CGT, le traitement des dossiers introduits par les victimes de discrimination semble s’ inscrire dans un cadre de reconnaissance du bien-fondé de la plainte lorsque celle-ci incarne le « fond » idéologique « essentialisé » des actions conduites par ces institutions. On peut dire que les personnes qui s’ adressent à ces institutions sont reconnues comme discriminées ou non dès la phase d’ accueil de leur dossier. Les significations de situations qui sont à l’ origine des recours sont coproduites dès l’ instant où les premiers échanges s’ engagent entre les représentants de ces structures et les victimes. On observe, de part et d’ autre, la mobilisation d’ un savoir pratique acquis par l’ expérience et la mobilisation d’ un capital de relations humaines de qualité qui fait penser à la « relation d’ aide aux victimes ».
Limites de « la reconnaissance républicaine »
55Nos analyses montrent que les attentes de reconnaissance du statut de victime formulées par ces dernières ne sont pas toujours précises. Elles sont souvent exprimées dans un langage subjectif et s’ accompagnent (souvent de manière plus implicite) de formes d’ aspirations à vivre dans une société plus juste, dans une société où les lois promulguées sont respectées.
56Si ces deux demandes sont formulées de manière explicite ou implicite en direction de toutes les institutions contactées, la seconde demande va avoir une expression plus forte lorsque les victimes s’ adressent à une institution républicaine comme la Halde. Analysées dans le cadre de cette étude, les attentes formulées à son égard portaient la trace d’ une exigence d’ ordre social et politique formulée avec plus d’ acuité. Le statut républicain et universel de cette institution laissait croire que la reconnaissance de la validité de la norme qui prohibe les discriminations passe par là, que l’ institution dispose d’ une légitimité et d’ une puissance pour agir vite, reconnaître et arrêter les discriminations là où elles se produisent. Le traitement réservé aux dossiers par la Halde procédait par un processus de rationalisation institutionnelle de la plainte en référence à la loi qui prohibait au moment de notre étude les discriminations pour 18 motifs. Il a eu pour conséquence (lorsque ce processus abouti à un règlement positif du litige) la libération des individus de leur fardeau, mais il comportait en soi une restriction de forme dans la communication de type « agir communicationnel », pourtant seule capable d’ offrir une émancipation collective de la société où les discriminations semblent être si massives et omniprésentes.
57Peut-on conclure que l’ insuffisance de cette forme de reconnaissance républicaine qui fait pourtant sans cesse référence aux lois de la République, est « réifiante », qu’ elle porte en elle les traces d’ une aliénation sociale des victimes ? Impossible d’ apporter une réponse définitive à cette question. Toutefois, il faut noter que les difficultés d’ accès à la reconnaissance ressenties par les victimes qui ont porté plainte auprès de la Halde révèlent l’ insuffisance d’ une rationalisation institutionnelle au regard d’ aspirations citoyennes exprimées par les victimes à travers cette exigence : il faut que ça cesse. En effet, nos analyses montrent que le dépassement de la figure rhétorique « je » employée par la victime qui décrivait ses expériences de discriminations, pour endosser la figure « nous » (les discriminés) ou la figure « on », plus abstraite, pourtant fondamentale pour exprimer l’ horizon d’ aspiration à la vie dans une société non discriminante, paraît évidente bien qu’ invisible dans la première lecture des dossiers de plaintes. Les attentes des victimes dépassaient largement le strict contexte de la reconnaissance de leur blessure individuelle.
58Le mode opératoire adopté par la Halde, l’ institution républicaine qui fait penser aux modalités de la démocratie technique décrite par Callon (Callon, Lascoumes et Barthe, 2001), révèle ici ses limites structurelles. En effet, la reconnaissance des individus-victimes ne se traduit pas nécessairement par la reconnaissance de l’ ordre social auquel ils aspirent.
3 – En conclusion
59Les discriminations portent en elles la dimension incertaine dont la charge peut être totale et fataliste. Elle réduit certaines victimes, particulièrement vulnérables, à leur destin d’ individus méprisés, privés de reconnaissance, dont l’ exposition à la discrimination résulte d’ un long parcours biographique, parfois intergénérationnel. L’ une des caractéristiques et conséquences majeures de cette exposition est leur impossibilité d’ agir et leur difficulté à se mobiliser, ce que nous avons nommé « l’ agir faible », suivant Marc-Henry Soulet (Châtel et Soulet, 2003, pp. 177-179). Marquées par un manque de confiance en soi, mais aussi par la méfiance à l’ égard des acteurs publics introduits dans leur parcours biographique et/ou institutionnel, ces victimes ne disposent pas d’ un capital nécessaire pour remettre les valeurs républicaines au centre de leur préoccupation. Il est même très probable que certaines d’ entre elles n’ y croient pas ou n’ y croient plus.
60En effet, faut-il oublier que la discrimination et encore plus son traitement inefficace détruisent la confiance que les citoyens peuvent avoir envers le respect des lois de la République, que le contrat qui lie l’ État et les citoyens est affaibli ou défait. Les replis identitaires, les communautarismes sont des formes d’ organisation sociale par défaut qui naissent de l’ incapacité des institutions républicaines à faire appliquer la loi qui interdit les discriminations et permet de rompre le cercle vicieux du « fatalisme victimaire ». Il y a urgence à remettre en place le respect inconditionnel des normes républicaines.
61Enfin, notre analyse montre qu’ il existe une sorte de division qui ne dit pas son nom, des compétences entre les engagements des institutions et des acteurs nationaux et locaux qui se structurent autour de la question d’ accueil des plaintes des victimes. Bien que les expériences de discrimination se produisent au niveau local, leur traitement a le plus souvent lieu au niveau national. Fortement impliqués dans les actions de prévention et de promotion d’ un climat non discriminant, de nombreux acteurs locaux ne sont que rarement les premières instances d’ accompagnement des victimes. Il faut sûrement conduire une réflexion spécifique autour de la signification de ce partage. Faut-il le renforcer ou au contraire ancrer davantage la dimension d’ accompagnement des victimes au territoire ? Gagne-t-on en légitimité et en efficacité en conduisant ce type de politique de proximité ou contribue-t-on à accroître les inégalités de traitement ? En tant que chercheurs, nous devons laisser ces questions devenir l’ objet d’ un vrai débat public.
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Mots-clés éditeurs : expérience de discrimination, reconnaissance sociale, processus d’ objectivation, politiques de lutte contre les discriminations (LCD), victimes, agir faible
Date de mise en ligne : 17/09/2018
https://doi.org/10.3917/pp.048.0099Notes
-
[1]
La première partie de ce texte s’ inspire d’ un travail de thèse : Aline Prévert (2011). La lutte contre les discriminations dans le travail en France. Sociogenèse d’ un dispositif d’ action publique (1980-2004). Thèse de doctorat en science politique, Université de Grenoble, décembre 2011.
-
[2]
Les éléments présentés dans la seconde partie sont extraits des recherches conduites depuis 2007 et 2010 et financées par l’ ACSE (Agence nationale pour la cohésion sociale et l’ égalité des chances), par le groupe Lutte contre les discriminations du laboratoire Pacte-CNRS UMR 5491 de l’ IEP de Grenoble, codirigé par Ewa Bogalska-Martin et Aline Prévert.
-
[3]
Il comporte des objectifs et formes d’ agir très différenciés. Les acteurs qui doivent mettre en œuvre ce dispositif sont placés sous les tutelles qui poursuivent les objectifs spécifiques.
-
[4]
Ces critères sont organisés en trois catégories : les critères de conviction et/ou de choix de vie (orientation sexuelle, mœurs, opinions politiques, convictions religieuses, activités syndicales, apparence physique), les critères liés à des caractéristiques physiques pouvant être ponctuelles (état de grossesse, handicap, état de santé, caractéristiques génétiques, âge) et les critères d’ état (sexe, origine, situation familiale, appartenance vraie ou supposée à une ethnie, appartenance vraie ou supposée à une nation, appartenance vraie ou supposée à une race, patronyme). Ces critères sont clairement identifiés dans l’ article L.122-45 du Code du travail du 24 mars 2006.
-
[5]
Il s’ agit de deux associations : le MRAP (22 dossiers) et SOS-Racisme (48 dossiers), un syndicat : CGT (63 dossiers) et deux institutions publiques : le Médiateur de la République (27 dossiers) et la Halde (Haute Autorité de Lutte contre les Discriminations et pour l’ Égalité des chances, 697 dossiers).
-
[6]
Analyse détaillée dans : Bogalska-Martin, E., Prévert, A., Barcik, B., & Navarro O. (2012). Parcours institutionnels de victimes de discriminations. Rapport de recherche, septembre 2012. ACSE, Pacte-CNRS, Grenoble, 187 p.
-
[7]
Il s’ agit d’ une réalité qui n’ est pas soutenue par des valeurs et normes suffisamment stables pour constituer une référence pour que les individus puissent agir et faire les choix de vie.