Notes
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[1]
Maurice Blanc se présente dans sa contribution : « Citoyenneté, laïcité et religion, un “triangle” en permanence sous tension » (1re partie de ce numéro).
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[2]
Un peu dans la tradition du dissent dont parle Tom Storrie dans « C’est la culture, idiot ! » (2e partie de ce numéro).
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[3]
Un féminisme protestant a existé dès le XIXe siècle. Les femmes ont été électrices dans les associations cultuelles protestantes dès leur création, après la loi de séparation des Églises et de l’État en 1905 (elles ne voteront qu’en 1944-1946). La première femme pasteure a exercé ce « ministère » à partir de 1928 et le Planning familial, à ses débuts comprenait une majorité de protestantes, malgré le faible pourcentage des protestants en France (Baubérot et Carbonnier-Burkard, 2016).
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[4]
T. Storrie, « C’est la culture, idiot ! ».
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[5]
L’Organisation Armée Secrète (OAS) est une organisation politico-militaire clandestine française, créée en 1961 pour défendre la présence française en Algérie.
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[6]
Ce processus a été enclenché par la lecture (la « rumination » !) de Maxime Rodinson qui conclut (1968, p. 104) : « Le sociologue qui reste fidèle aux valeurs ultimes du mouvement marxiste […] ne peut que rester ferme sous le poids des accusations de trahison qui l’accableront lui-même. » J’ai discuté avec M. Rodinson de la nécessité de l’objectivation en sociologie.
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[7]
J’ai été directeur de Palestine-Information (1972-1978).
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[8]
L’assassinat de mon ami A. Al Kalak, représentant de l’Organisation de Libération de la Palestine à Paris, par deux Palestiniens (que je connaissais) du Front du Refus, a constitué un terrible choc qui a induit quelque distance avec une militance propalestinienne. Mais je suis toujours concerné par le sujet (Baubérot, 2011).
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[9]
Avant le tournant islamique de la laïcité française, à l’automne 1989, avec « l’affaire des foulards de Creil », évoquée par M. Blanc (« L’islam dans une France et une Europe laïques »).
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[10]
Notamment, « la construction de l’ennemi, de l’Autre » dont ont été et sont toujours victimes les femmes algériennes. Ce passage peut être aussi appliqué à d’autres « Autres » (voir ci-dessous).
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[11]
Attention : si le principe de laïcité peut être considéré comme « universel », les représentations que nous en avons sont toujours multiples et marquées par la particularité. Les féministes laïques ne doivent pas brandir l’universel pour exclure d’autres formes de féminisme, comme les hommes ont qualifié de « suffrage universel » l’interdiction faite aux femmes de voter. Vos propos sur le « féminisme islamique » montrent que vous ne tombez pas dans cette essentialisation. En revanche, beaucoup de féministes, en France, au Québec et au Maghreb, se veulent « universalistes et laïques », mais elles sautent dedans à pieds joints.
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[12]
C. Bouatta, « Essentialisme et universalisme contre désir de citoyenneté figée ». Titre assez étonnant, étant donné les affirmations (que je critique) contenues dans cet article.
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[13]
Dans votre première contribution, la présentation rapide des événements dramatiques de l’hiver 1991-1992 ne me semble pas très objective : le Front Islamique du Salut (FIS) ayant gagné, vous écrivez que « deux solutions se dessinent : soit accepter le jeu démocratique, soit annuler les élections. L’armée choisit la seconde solution. Le FIS bascule dans la violence. » Rien n’est dit sur ce qu’implique cette seconde solution par rapport à « l’État de droit » dont vous expliquez, par ailleurs, que son absence est, en bonne part, la clef du problème.
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[14]
Respectivement, ancien président de la République de droite et second Premier ministre « socialiste » de François Hollande.
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[15]
La mise en équivalence de l’anticléricalisme avec la haine des minorités juive et protestante éclaire certains aspects de l’anticléricalisme, mais ne fonctionne pas totalement (Baubérot et Zuber, 2000). L’ouvrage de Leroy-Beaulieu mériterait d’être lu en dehors de petits cercles de spécialistes. Mais je n’ai trouvé aucun éditeur prêt à prendre le risque financier de le rééditer.
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[16]
Boniface (2013) présente ma façon de percevoir la tension entre objectivité et engagement.
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[17]
Dans la « commission Stasi » (chargée en 2003 de réfléchir sur l’application du principe de laïcité), j’étais le seul membre habitant dans ce que l’on appelle la « banlieue ».
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[18]
C. Bouatta, « Les Algériennes, citoyennes à part entière ? »
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[19]
Ibid. : dans la citation, il est naturellement question de « l’ordre islamique ».
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[20]
Au tournant du XIXe au XXe siècle, certains laïques ont qualifié les religieuses catholiques par ce même terme. Le Code civil les traitait en éternelles mineures, alors que « entrer en religion » permettait aux femmes d’exercer des responsabilités sociales et professionnelles.
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[21]
Je connais des féministes islamiques qui ont dû travailler dans un magasin « musulman » (librairie, boucherie hallal…) alors qu’elles auraient voulu travailler ailleurs. Mais le port du foulard a induit des refus.
-
[22]
Sur les réseaux sociaux, d’autres candidats, Alain Juppé (droite) et Benoît Hamon (gauche), ont été affublés de prénoms musulmans, pour les discréditer.
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[23]
Dès 1989, Joëlle Brunerie-Kauffmann, Harlem Désir, René Dumont, Gilles Perrault et Alain Touraine (Politis, 9-15 novembre 1989) prévenaient les auteurs du manifeste « Profs, ne capitulons pas ! » (Le Nouvel Observateur, 2-8 novembre 1989) : avec leur position rigide sur l’affaire du foulard de Creil, ils enclenchaient un processus qui allait profiter à « l’intégrisme » et au « Front National ».
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[24]
Encore plus dans les médias. Cl. Askolovitch (2013) montre bien comment les choses se passent : le directeur du Point lui demande d’écrire « une cover (un long article qui illustre la couverture et détermine les ventes d’un journal) au thème imposé, “l’islam sans gêne” ». Il enquête et trouve la question « un peu plus complexe ». Malgré le mécontentement du directeur, son article paraît finalement, mais il doit partir et se retrouve chômeur.
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[25]
Le premier est journaliste et le second philosophe. Volontiers provocateurs, ils sont tous les deux la coqueluche des médias et leur fonds de commerce, inépuisable, est la défense des valeurs traditionnelles de la France, qui seraient menacées par l’immigration musulmane.
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[26]
Comme de tels propos sont tenus de façon permanente, il n’est pas possible d’envoyer un article collectif chaque jour ! Il ne serait d’ailleurs pas publié. Cependant, leurs travaux et ceux d’autres universitaires, sont un combat quotidien contre ces discours médiatiquement dominants.
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[27]
Être victime ne donne aucune plus-value intellectuelle aux propos : au début de la présidence de Gorbatchev, des victimes du régime communiste affirmaient, à la télévision, que sa politique n’était qu’une « ruse » dont l’Occident allait être dupe : eux étaient bien placés pour le savoir. Victimes ou pas, la même exigence intellectuelle s’impose : travailler encore et toujours pour s’affranchir des propos au premier degré.
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[28]
Pour ma part, je corrigeais les épreuves de mon livre, Les sept laïcités françaises (2015). J’ai choisi de ne rien changer au passage consacré à Charlie-Hebdo (p. 32) et d’expliquer pourquoi (p. 5).
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[29]
Petite nuance : un caricaturiste (inconnu) a réussi à croquer l’apaisement : Aristide Briand est entre Marianne et un curé, et il déclare : « Puisqu’il le faut, séparez-vous, mais tâchez de rester bons amis ! » Naturellement, cette caricature ne figurait pas dans l’exposition et elle n’est pratiquement jamais reproduite, à l’inverse d’une autre, guerrière et inexacte (elle fait de Bienvenu-Martin l’auteur de la séparation !), que l’on retrouve très souvent, dans les expos et les illustrations de livres et d’articles. J’ai reproduit ces deux caricatures (Baubérot et Diallo, 2015, pp. 42 et 46).
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[30]
Je ne critique pas le fun en lui-même, mais sa suprématie et son imposition sociale, notamment à la radio et à la télévision, et aussi, parfois, dans certaines naïvetés pédagogiques… Mais ce n’est pas pour en rester au cours magistral !
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[31]
Quand il était président de la République, Sarkozy a déclaré à propos des caricatures de Mahomet : « Je préfère l’excès de liberté d’expression à l’absence de liberté d’expression. » Ensuite, il s’est arrogé le droit de nommer les directeurs des chaînes publiques de radio et de télévision !
1Les contributions réunies dans cet ouvrage sont issues d’un séminaire. Elles sont passionnantes et leur lecture attise mon regret de n’avoir pu y participer. Cependant, je me sens incapable d’effectuer une synthèse globale et, fort heureusement, deux postfaces sont prévues. Tout en mentionnant, en cours de route, quelques autres contributions, je réponds surtout à Chérifa Bouatta.
2J’aurais bien aimé, par exemple, dialoguer avec Bruno Michon : « Laïcité(s) et démocratie : entre liberté de conscience et émancipation ». Faute de pouvoir tout faire, je m’en tiens au résumé qu’il donne de « mes » trois seuils de laïcisation : je suis d’accord pour le premier et le second seuil, mais pas pour le troisième. D’ailleurs, B. Michon cite alors J.-P. Willaime, avec qui j’ai d’amicales divergences (Baubérot et Willaime, 2009). Je n’ai jamais considéré ce troisième seuil comme « celui de la cohabitation pacifique entre les religions et l’État français » : c’est, au contraire, l’époque d’un « processus de désinstitutionnalisation », d’une « crise de la socialisation morale » et d’une « nouvelle donne pluraliste », dans laquelle de nouveaux conflits peuvent surgir : la sécularisation est désenchantée, la religion peut être perçue comme « une ressource, voire un recours » et, lors de « recompositions identitaires », « du religieux (ou du convictionnel) peut avoir certaines prétentions englobantes » (Baubérot, 2017 [1993], p. 112s.). Ensuite, je suis d’accord avec ce que B. Michon écrit sur les deux pôles de laïcité française actuelle, mais j’appelle le premier « jacobin » et non « républicain » : J. Ferry et A. Briand, pères fondateurs du « pôle démocratique », étaient de fervents républicains antijacobins. C’est la Constitution de 1793, nullement la Constitution française actuelle, qui déclare la République « une et indivisible ». Enfin, son enquête sur les jeunes français et allemands m’a vivement intéressé.
3Pour revenir à Chérifa Bouatta, elle aborde un thème central en matière de laïcité et de citoyenneté : l’égalité des sexes. Universitaire algérienne, elle traite cette question en lien avec l’islam ; c’est également le cas, la plupart du temps, dans le débat social actuel, en France et ailleurs. Beaucoup de ses propos sont fort intéressants, mais je suis en désaccord profond avec ce qu’elle écrit sur l’objectivité. « Accords et désaccords », comme dirait Woody Allen, cela m’apparaît de bon augure pour engager un dialogue exigeant, à la hauteur de l’estime que j’ai pour l’auteure.
1 – Quelques facettes d’un itinéraire
4Chérifa Bouatta et d’autres participants à ce colloque ont commencé par présenter leur histoire personnelle, je fais de même. J’appartiens à la même génération que Maurice Blanc [1] et, dans nos années de formation intellectuelle, nous avons été confrontés aux mêmes événements. Mais mes origines sont un peu différentes. J’ai vécu mon enfance et mon adolescence à Limoges (Haute-Vienne), mes parents étaient professeurs du secondaire (histoire pour mon père, philosophie pour ma mère). D’origine modeste (mes grands-pères étaient l’un paysan, l’autre employé municipal), ils avaient suivi l’itinéraire méritocratique républicain, celui des « boursiers » face aux « héritiers ». Ils étaient tous les deux protestants (mon grand-père paternel étant, lui, un libre-penseur militant) et votaient à gauche.
5Ayant retrouvé le « Journal intime » que je rédigeais pendant mes années de lycée, puis ayant complété cette source par des archives personnelles et des souvenirs, j’ai publié une autobiographie (Baubérot, 2014). J’insiste ici sur ce qui concerne plus particulièrement notre sujet. Influencé sans doute par l’environnement familial, à 16 ans, je me voulais « hérétique » [2] et rédigeais, dans mon Journal, un inventaire à la Prévert. Parmi ce qu’il fallait combattre, figurent la prostitution, la guerre d’Algérie, le racisme, l’injustice sociale, les tortures et lavages de cerveau… En revanche, ce qu’il fallait défendre était « le droit des femmes à être traitées réellement à égalité avec les hommes ».
6Ce n’était pas seulement une pétition de principe. Profitant, sans en avoir conscience, de la libre expression qui régnait dans ma paroisse réformée, je proteste alors contre « le véritable scandale de voir une commission [paroissiale] se créer sans la présence d’une seule femme ». Je me fais remettre à ma place par le pasteur qui m’accuse de « peu de mesure » dans mes jugements. Avec lui, j’ai une seconde occasion de conflit en transgressant, involontairement, la répartition des rôles entre les sexes : je crée, en effet, une « meute » de louveteaux (futurs scouts, âgés de 8 à 12 ans). Mais, pour encadrer des enfants prépubères, selon le pasteur et son épouse, il aurait fallu que je sois… une jeune fille ! C’était moins la référence religieuse qui conduisait ce couple pastoral à une telle attitude (le protestantisme s’est plutôt montré « en avance » sur l’état d’esprit moyen des Français quant à l’égalité des sexes [3]) que « la pression collective et massive de la culture établie » [4] de cette époque.
7Je passe sur mes engagements contre la guerre d’Algérie et contre l’OAS [5], et plus largement mon parcours à l’Union des étudiants communistes, jusqu’à sa reprise en main par le Parti communiste français. Au début des années 1960, le mouvement étudiant protestant et sa revue, Le Semeur, ont prôné « l’union libre ». Avec ma femme, nous nous sommes quand même mariés parce que nous avons compris que, dans cette prise de distance d’avec les normes morales imposées alors, seules les jeunes femmes se retrouvaient stigmatisées. Vint ensuite « Mai 68 » et certains de ceux qui avaient colporté des ragots sur nous, défilent alors contre la « société bourgeoise », proclament la « liberté sexuelle ». Nous assistons à de spectaculaires retournements de veste !
8Il y a plus grave : dans la mouvance gauchiste, la revendication d’amour libre se transforme souvent en nouvelle contrainte pour les femmes : des jeunes filles se trouvent fortement incitées à faire l’amour, alors qu’elles n’en ont pas vraiment envie, ou à avoir des relations sexuelles avec plusieurs hommes, pour bien prouver qu’elles sont « libérées ». De façon plus générale se produit une inflation idéologique où il faut avoir des idées de plus en plus extrêmes pour ne pas être rejeté par des groupes chaque jour plus dogmatiques. Et surtout, pas question d’objectivité car, c’est bien connu, l’objectivité est le masque de la pensée contre-révolutionnaire !
9Dans cet engrenage, la contestation s’avère aussi irrespirable que l’ordre établi. Mon choix de devenir historien, puis sociologue (choix qu’il m’a fallu présenter au départ à mes « camarades » comme une ruse : être payé par l’État capitaliste pour préparer, à plein temps, la Révolution !) a été de plus en plus clairement assumé. Même si cela a constitué un changement intellectuel douloureux et parfois tâtonnant, j’ai considéré le travail de recueil et d’analyse des données, où l’établissement et l’interprétation d’un fait demandent des mois et des mois de labeur, comme idéologiquement légitime [6]. Cette entreprise d’objectivation, loin d’être un masque, peut, au contraire, dévoiler des angles morts, aussi bien ceux des pouvoirs établis que ceux du « pouvoir de contester » (Baubérot, 1983). Je n’ai pas cessé de m’engager politiquement ; je l’ai fait en me concentrant sur un sujet spécifique, non consensuel à l’extrême gauche : le « problème » palestinien [7] (Baubérot, 1970). C’est pourquoi les contributions de Julia Droeber et de Bilal Shafei m’ont beaucoup intéressé [8].
10Professionnellement, j’ai été successivement titulaire de deux chaires à l’École pratique des hautes études : la chaire d’Histoire et sociologie des protestantismes (1978-1991) et celle d’Histoire et sociologie de la laïcité (1991-2007). J’ai créé, en 1988, une équipe de recherche éponyme [9]. En 1995, la fusion de l’équipe Histoire et sociologie de la laïcité (EPHE) et du Groupe de sociologie des religions (CNRS) a permis de créer le Groupe de sociologie des religions et de la laïcité (EPHE et CNRS), devenu ensuite le « Groupe Sociétés, Religions, Laïcités » (GSRL), dont j’ai été le premier directeur et dont je suis toujours membre. Avec d’autres chercheurs, j’ai tenté d’élaborer les cadres conceptuels et épistémologiques d’une sociologie de la laïcité qui puisse rendre compte empiriquement, et analyser, différentes sortes de laïcités (Portier, 2016 ; Blancarte, 2016). J’ai abordé les questions de laïcité dans des universités et/ou centres culturels de 40 pays des cinq continents.
2 – « Croire en l’objectivité » ou… se permettre d’être délibérément non objectif
11Je suis conscient que cet itinéraire constitue l’une des raisons qui me font fortement réagir après avoir lu, sous votre plume, Chérifa Bouatta, au début de votre première contribution (« Les Algériennes, citoyennes à part entière ? ») : « croire en l’objectivité, voire l’objectivisme, serait se fourvoyer dans les méandres d’une pensée de la toute-puissance ». Cela ne m’a pas empêché d’apprécier globalement ce texte : tout ce que vous indiquez sur l’histoire douloureuse [10] et le combat actuel des femmes algériennes pour l’obtention d’une pleine citoyenneté est important. Sur ce dernier point, vous expliquez en quoi deux aspects sont complémentaires : un « féminisme islamique […] qui prend ses sources dans une lecture féministe des textes sacrés » et, d’autre part, un « féminisme universaliste et laïque » [11]. Loin de les opposer, vous estimez que « ces deux démarches, l’une universaliste et l’autre culturaliste, sont complémentaires : l’une et l’autre poursuivent, avec des moyens conceptuels différents, les mêmes objectifs, à savoir la dignité humaine à travers l’égalité entre les femmes et les hommes ». Vous montrez également que le combat est loin d’être gagné : les femmes algériennes subissent toujours des discriminations, l’Algérie n’est pas un État de droit. Mais « depuis trente ans, il y a une scolarisation massive des filles, le salariat féminin augmente, les femmes conduisent des voitures, occupent des postes considérés comme relevant du masculin ». Autant de clignotants qui sont au vert et permettent d’espérer que le combat féministe algérien se renforce de plus en plus.
12Fort bien. Cependant, loin d’être une incise que l’on pourrait ignorer, votre récusation de l’objectivité m’apparaît au fondement de votre second texte [12]. Là, les quelques désaccords [13] deviennent une divergence de fond, avec les passages sur « l’essentialisme » et le rôle des « chroniqueurs » et « caricaturistes », liés à ce refus d’une démarche d’objectivation. Cependant, vous avez le mérite d’indiquer assez explicitement ce qui reste, la plupart du temps, dans l’implicite, lors de nombreux débats. Pour moi, c’est, précisément, l’imposition, par la mentalité dominante, d’un éloignement des représentations sociales par rapport aux démarches d’objectivation qui explique, dans une large mesure, la crise actuelle de la laïcité et l’impossibilité de donner une réponse intellectuellement valide à l’extrémisme religieux. C’est pourquoi il vaut la peine d’échanger, d’argumenter.
13Poser le problème de « l’objectivité » en termes de « croyance » (« croire en l’objectivité […] serait se fourvoyer ») me semble fondamentalement biaisé. S’il fallait adopter la problématique du « croire », alors « l’incroyance » en l’objectivité serait beaucoup plus liée aux « méandres d’une pensée de la toute-puissance » (que vous rattachez, vous, à la recherche de l’objectivité). Cela signifierait, en effet, que l’on peut affirmer péremptoirement des doctrines comme le créationnisme, ou le révisionnisme (face à la Shoah), puisqu’on nie la possibilité d’une démarche d’objectivation et que l’on s’en affranchit. Vous me direz que l’objectivité n’est jamais absolue. J’en suis d’accord et c’est pourquoi la démarche scientifique n’est jamais achevée, ni infaillible. Mais on ne nie pas l’existence de « riches » et de « pauvres » au prétexte que la richesse absolue n’existe pas. Certaines personnes sont de plus en plus riches, d’autres de plus en plus pauvres.
14Inversement (sur le plan des valeurs), il y a des personnes qui travaillent sans cesse pour pouvoir arriver à être de plus en plus objectives, et d’autres qui le sont de moins en moins, parce que c’est ainsi que l’on recueille le jackpot médiatique. On se plaint maintenant des fake news, mais elles n’ont commencé ni avec le Brexit ni avec Trump. L’historien les rencontre dans chaque dossier qu’il étudie et la communication de masse les a mondialisées. De plus, pour certains (en France, aussi bien Nicolas Sarkozy que Manuel Valls [14]), « comprendre » serait « excuser » et l’approche des sciences humaines et sociales se trouve ainsi disqualifiée (Lahire, 2016) ! Elle a l’objectif d’analyser et de « comprendre », ce qui implique, selon Max Weber, d’apprendre à savoir affronter les « faits désagréables »… et d’accepter d’en subir socialement les conséquences.
15En 1902, le politiste Anatole Leroy-Beaulieu écrit Les Doctrines de haine : l’antisémitisme, l’antiprotestantisme, l’anticléricalisme. Insuccès éditorial assuré, puisqu’aucun camp de la « guerre des deux Frances » n’en sort indemne, contrairement aux articles polémiques, aux « coups de gueule » (pour reprendre votre expression) des chroniqueurs de l’époque. Il n’empêche, l’ouvrage de Leroy-Beaulieu nourrit encore aujourd’hui la réflexion d’historiens comme Pierre Birnbaum et Patrick Cabanel, même si son objectivité est (forcément) relative [15]. Cela ne signifie pas qu’objectivation et engagement ne puissent pas s’articuler, bien au contraire. L’étude de Leroy-Beaulieu était, à sa manière, engagée ; les historiens et les juristes qui, avant Zola, demandèrent la révision du procès de Dreyfus, le faisaient grâce à ce qu’ils avaient appris de leurs méthodes de chercheurs, en même temps que dans l’optique d’un idéal de justice [16].
3 – Pensée essentialiste versus approche de sciences humaines et sociales
16Il fallait ce détour pour mieux cerner notre dissensus. Non seulement vous défendez Kamel Daoud à propos de sa « chronique » sur « les événements de Cologne » (Le Monde, 31 janvier 2016), mais vous vous offusquez qu’elle puisse avoir été critiquée, dans le même journal, par « un groupe d’universitaires – se disant [sic] féministes et progressistes ». Mais vous n’argumentez jamais sur le contenu de son article ni sur le fond de la réfutation des universitaires. Vous rapprochez immédiatement leurs propos… d’une fatwa haineuse, pour disqualifier, a priori, leur argumentation. Ensuite, vous indiquez le talent littéraire de Daoud et le courage dont il fait preuve pour avoir une « liberté de ton, rare en Algérie ». Sur ces deux points, nous sommes d’accord. Mais, c’est vraiment dégager en touche, car rien de cela n’est en cause dans la critique de son texte sur les événements de Cologne. Donc vous ne réfutez rien. En revanche, vous nous parlez du peu d’exigences que requiert, selon vous, une chronique et vous défendez l’essentialisme (du moins, quand c’est pour la bonne cause !).
17Sans vouloir multiplier les citations, permettez-moi de reproduire trois passages essentiels de votre texte :
« “Essentialisme”, ont dit des intellectuels occidentaux, oui peut-être. Mais les djihadistes et l’extrême droite occidentale se chargent mieux que quiconque de contribuer à l’islamophobie ambiante en Europe. »
« Dans ses chroniques, [Daoud] n’a jamais prétendu faire œuvre de spécialiste en sciences sociales. Kamel Daoud essentialise, j’essentialise moi aussi. Mais la chronique n’est pas dans le registre des études empiriques qui recueillent des données de terrain en vue de sérier les comportements des Algériens et des Algériennes, ni des analyses sociologiques, anthropologiques ou psychologiques donnant sens aux comportements des uns et des autres. »
19Enfin, après une critique globale de l’attitude dominante de l’Occident que l’on peut largement partager mais qui, encore une fois, n’est pas en cause dans la critique du texte de Daoud, vous concluez :
« Kamel Daoud est le fils d’une Algérie en sang et en larmes, d’une époque où l’appel au meurtre était quotidien. J’ose une comparaison avec Charlie Hebdo : ils ont caricaturé le prophète, ils ont dessiné des choses très insultantes à l’égard des musulmans, ce ne sont que des caricatures ; Kamel n’a écrit que des chroniques. »
21Ce plaidoyer pour un droit à l’essentialisme, du moins dans les « chroniques », vous ne le tenez pas jusqu’au bout : « Revenons à Kamel Daoud et à son prétendu essentialisme » écrivez-vous (entre la première et la seconde de vos citations). Heureusement qu’il y a, parfois, de l’embrouillamini dans vos dires car, sinon, ceux-ci seraient complètement boomerang. « L’essentialisme, nous, les colonisés d’hier, nous le connaissons très bien » affirmez-vous, et vous dénoncez, à très juste titre, ceux qui prétendaient que « l’indigène nord-africain » avait un « cortex cérébral peu évolué ». On pourrait ajouter, presque à l’infini, d’autres textes, sur le « péril jaune » ou sur les Kanaks, mis en bas de « l’échelle des races » par le « darwinisme social ». Significativement, Carole Reynaud-Paligot (2006, p. v), ouvre La République raciale, par une citation de Clémence Royer, la traductrice de Darwin, concernant Alexandre Dumas, « incapable, écrit-elle, d’accepter une autre règle que celle de ses caprices puissants. C’était un nègre blanc, très bien doué ; mais au moral, c’était un nègre » !
22Les sciences humaines et sociales se sont progressivement construites contre cette pensée essentialiste et ses ravages. Car c’est une pensée qui tue… Et c’est toujours la pensée dominante, la pensée d’un pseudo-bon sens. Presque la pensée « spontanée ». Un petit exemple entre mille : quand mon fils avait dix ans, il m’a déclaré un jour : « Papa, je sens que je deviens raciste. » En quelques semaines, il s’était fait attaquer (et voler) trois fois par des jeunes [17]… dont il ne connaissait rien, sinon le fait qu’ils étaient « Blacks » et « Beurs ». C’était un cri de détresse, une demande inconsciente de l’aider à dé-essentialiser. De la vie courante aux études savantes, c’est notre rôle de travailleur intellectuel. Si une chronique n’est effectivement pas un article publié dans une revue à comité de lecture, soit elle vulgarise du savoir, d’une manière ou d’une autre, ce qui la rend intéressante ; soit elle déroge à ses règles, elle retombe dans l’essentialisme et elle est pernicieuse, comme « l’enfer pavé de bonnes intentions ». Daoud « n’a jamais prétendu faire œuvre de spécialiste en sciences sociales », dites-vous. Mais il a promu une position essentialisante. C’est comme s’il avait incité un.e ami.e à acheter un médicament qui le/la rendrait encore plus malade, et que vous justifiez cet acte en affirmant : « mais il n’a jamais prétendu être médecin ».
4 – Pureté islamique en Algérie, pureté laïque en France : analogue combat !
23C’est plus grave encore, car l’article a été publié dans un quotidien français et, en France, si la situation n’est pas l’inverse de celle de l’Algérie (la France reste un État de droit), elle est, malgré tout, structurellement différente. En Algérie, « les chroniques […] coups de gueule » de Daoud résistent à une « norme religieuse [socialement] pesante ». Peut-être sont-elles très utiles, peut-être sont-elles tellement outrancières qu’elles sont contre-productives. Je n’en sais pas assez pour pouvoir trancher. Ce que je sais, par contre, c’est qu’en France, son propos a cautionné l’imposition médiatique et politique d’une laïcité teintée d’islamophobie, d’un véritable endoctrinement quotidien auquel, pour le moment, les Français, sans en être indemnes, résistent majoritairement.
24Burkini, voile à l’université et dans les entreprises, mères de famille accompagnatrices des sorties scolaires, halal, repas sans porc dans les cantines, manque d’esprit « gaulois » : prôner des interdits devait être décisif dans la campagne pour les élections présidentielles de 2017 ; tout était fait pour. Manuel Valls avait prédit : « L’élection se fera sur des thèmes identitaires. » Sous-entendu : je peux l’emporter par une surenchère en matière de « laïcité »… répressive et uniquement liée à l’islam. Depuis des années, diverses enquêtes montraient que, sans être insensibles à ce matraquage (dans le contexte des attentats d’un terrorisme se réclamant de « l’islam », il faudrait être des saints pour ne pas y être perméables), cela ne correspondait pas aux « attentes » des Français. Majoritairement, ils trouvaient que l’on parlait trop de ces sujets, qu’on évitait ainsi d’autres questions sur lesquelles la responsabilité des politiques se trouvait directement engagée.
25Bref, on a cherché à imposer aux Français « le processus connu de la construction de l’ennemi, de l’Autre. On construit l’ennemi en lui attribuant toutes les tares de l’humanité, on en fait l’ennemi principal et, progressivement, on l’extrade de l’endogroupe, du “nous” pour en faire un étranger, voire un monstre, dont il faut se débarrasser pour opérer et maintenir la purification de l’entre-soi [18] »… de l’entre-soi laïque. Eh oui, pour parler de la situation en France, j’écris « laïque », là où, pour l’Algérie, vous avez écrit « la purification de l’entre-soi islamiste ». Le processus est identique, comme quoi s’affirmer « laïque » ne prouve absolument rien. Il faut décrypter, dé-essentialiser.
26Je peux continuer de vous citer, en remplaçant toujours « islamiste » par « laïque » : « Dès lors, les femmes réfractaires et rebelles à l’ordre [laïque] sont désignées à la vindicte populaire [19]. » C’est précisément ce qui arrive, en France, accompagné d’interdits professionnels, aux femmes qui « se revendiquent d’un féminisme islamique », qui défendent les droits humains, y compris ceux des athées, des homosexuels… à cause du simple fait que, pour des motifs dont les études sociologiques ont montré la diversité, elles portent un foulard sur la tête. Une pensée essentialiste, un féminisme essentialiste les exclut, les traite d’« esclaves » [20], et veut les rejeter dans un enfermement communautaire [21], tout en prétendant les « libérer » malgré elles. La purification laïque existe et elle est discriminante comme la purification islamiste, avec en plus une seconde imposture, tout autant insupportable : celle de prétendre combattre « l’obscurantisme », alors que l’on se situe, par rapport aux sciences humaines et sociales, exactement dans la même posture que les créationnistes.
27L’élection présidentielle a été très éclairante : exit les Sarkozy, Valls et Fillon [22]. L’affirmation d’Élisabeth Badinter : « En dehors de Marine Le Pen, plus personne ne défend la laïcité » (Le Monde des religions, septembre 2011) s’est réalisée car, effectivement, cette laïcité de purs, cette laïcité double-jeu, Marine Le Pen en est la championne. Celle-ci s’est retrouvée, comme prévu depuis longtemps, au second tour de la présidentielle [23]. Mais voilà que, face à elle, il y a eu un jeune homme que personne n’avait vu venir, capable à la fois de penser avec Paul Ricœur et de faire « la une » people de Paris-Match.
28Emmanuel Macron a refusé d’entrer dans l’engrenage imbécile de « moins laïque que moi, tu meurs ! ». Il a renvoyé à la loi de séparation de 1905, au dispositif juridique qui fonde à la fois la laïcité et l’ordre public démocratique en France. Il a refusé tout continuum entre des pratiques musulmanes en elles-mêmes et le terrorisme qu’il combat. Il a abordé, frontalement, les questions qui préoccupent les Français remettant le débat sur les rails de la démocratie, que l’on soit d’accord ou non avec les solutions qu’il propose. Ouf, depuis le 7 mai 2017, sur ce plan au moins, on respire ! Mais, sans illusion aucune : les partisans de la pureté laïque, les intégristes de la laïcité, ceux qui veulent étendre sans cesse (et pour une seule religion) les exigences de la neutralité, ceux qui ne sont soucieux ni des démarches d’objectivation, ni de la liberté de conscience, n’ont renoncé à rien. Ils continueront à nous harceler. Ils n’ont rien appris ni rien oublié et, s’ils sont actuellement politiquement défaits (ce qui n’est certes pas négligeable), ils sont toujours idéologiquement dominants.
5 – Le pouvoir idéologique : chroniqueurs et caricaturistes
29En France, les chroniqueurs ont le pouvoir idéologique. Combien d’excellents doctorantes et doctorants passent plusieurs années à faire œuvre scientifique et ne trouvent pas d’éditeur, ou sont publiés dans une maison d’édition confidentielle. Les milliers d’heures consacrées à produire du savoir n’ont aucune influence sociale, là où, le jour même de sa publication, l’ouvrage d’un chroniqueur, vite écrit et de troisième main, est en très bonne place dans les librairies, avec la mention « Meilleure vente » ! Quand j’ai commencé à écrire des livres, les éditeurs fonctionnaient encore selon le principe des vases communicants. Publier Marguerite Yourcenar permettait d’éditer quatre ouvrages non rentables, mais qui, chacun dans leur genre, apportaient du neuf. Maintenant, chaque ouvrage doit être rentable, avec un coût de fabrication deux fois plus élevé en argent constant et un temps de vie dans les librairies trois fois plus court.
30Dans ces conditions, le spectaculaire l’emporte de beaucoup sur la véracité et la pensée rationnelle [24]. Et que dire de la radio et de la télévision, où, dans de pseudo-débats, le chroniqueur (ou la chroniqueuse), de « gauche » à la Manuel Valls, parle un jour de la laïcité, le lendemain de l’Ukraine, le jour suivant du Brexit ou de Trump : il/elle sait tout sur tout et affirme de façon péremptoire des contre-vérités ou des « faits » un tiers juste et deux tiers faux ! Si vous tentez de rectifier, vous vous faites interrompre brutalement par le modérateur (forcément copain par ailleurs du chroniqueur), parce qu’entrer dans les nuances ou parler plus d’une minute, ce ne serait vraiment pas sexy !
31Ayez conscience, dans cette situation, de tenir des propos boomerang. Vous attaquez les universitaires qui ont critiqué l’article de Daoud en affirmant que ces mêmes personnes n’auraient pas réagi aux « dires d’un Éric Zemmour ou d’un Alain Finkielkraut » [25], ni « dénoncé leur essentialisme ». C’est inexact : parmi les signataires, ceux que je connais luttent avec constance contre ce type de propos [26] ; voyez où cela vous conduit : à rapprocher, au niveau du type de discours tenu, Daoud et Zemmour ! Malheureusement, des personnes qui approuvent Finkielkraut ou Zemmour, qui trouvent que l’on parle « beaucoup trop » des prêtres pédophiles… et pas assez de « l’islam », ont effectivement brandi la chronique de Daoud. Ce n’est pas disqualifiant en soi, car ce n’est pas parce qu’un membre du Front National déclare qu’il pleut qu’il faut forcément prétendre qu’il fait beau ! Le problème, on en revient toujours là, c’est qu’il n’est pas innocent qu’une chronique essentialise et déroge aux règles d’une approche de connaissance, sous prétexte qu’il ne s’agirait « que de chroniques », d’une chronique… quand même diffusée à 300 000 exemplaires par le plus prestigieux des quotidiens français. C’est pourquoi des universitaires ont réagi. C’était une manière de dire à Daoud : vous n’allez quand même pas devenir… un Zemmour de gauche.
32De même, ce n’est absolument pas anodin d’écrire, à propos de Charlie Hebdo : « Ils ont dessiné des choses très insultantes à l’égard des musulmans, [mais] ce ne sont que des caricatures. » Si rien ne peut justifier l’assassinat de ces journalistes, le slogan « Je suis Charlie » s’est avéré d’une extrême ambiguïté. Côté face, il exprimait une solidarité élémentaire avec les victimes [27] ; côté pile, il tentait d’imposer une vision des choses comme obligatoire pour tout partisan de la démocratie, de considérer toute critique de cette équipe comme une sorte de blasphème antirépublicain [28]. Le glissement constant entre les deux aspects a été un déni de démocratie.
33Le pouvoir des caricatures est énorme et l’affaire Dreyfus s’explique, en partie, par le déchaînement de caricatures les années précédant son déclenchement. De façon moins dramatique, j’évoque l’expérience commune des historiens qui ont accepté de donner une leçon aux élèves en 2005, lors du centenaire de la Loi de séparation : tous démontraient comment une laïcité politiquement libérale et inclusive avait réussi, en trois ans, grâce à Aristide Briand, Jean Jaurès et d’autres, à pacifier des siècles de conflits politico-religieux, c’est-à-dire à transformer la « guerre des deux Frances » (expression d’Émile Poulat) en simples tensions inhérentes à toute société démocratique. À leur grande surprise, ils se sont aperçus que leurs propos n’étaient pas crédibles auprès de la majorité des élèves. Les historiens ne comprenaient pas pourquoi. La réponse était pourtant simple : une exposition de caricatures de cette époque avait circulé dans les lycées et collèges. Or on ne caricature pas l’apaisement et la paix, uniquement le conflit et la dénonciation de l’autre [29]. Les caricatures, c’est tellement plus fun qu’un cours [30] ! Elles marquent beaucoup plus les esprits.
34Moralité : liberté d’expression, oui, bien sûr, mais sans être naïf [31]. D’une part, les inégalités dans la possibilité de s’exprimer, et d’obtenir une influence sociale, sont aussi importantes que les inégalités de richesse. Ceux qui en bénéficient ont une lourde responsabilité. D’autre part, Raffaele Simone (2010) a analysé la façon dont un ensemble, mêlant la superficialité, l’anecdotique et le spectaculaire, est venu structurellement dominer les sociétés occidentales, rigidifiant, essentialisant les contenus et les sens, soumettant leur expression publique aux lois de la communication de masse. Ainsi, on s’éloigne socialement de la pensée rationnelle. Face à cela, nous avons un instrument pour résister, le refus d’être un clerc qui se donne le droit de s’affranchir du difficile travail d’objectivation : c’est « ni pute, ni soumise, la laïcité intérieure » (Baubérot, 2014 [2012], p. 145-157).
35PS : Cette contribution a été rédigée avant l’affaire Harvey Weinstein et ses multiples suites, qui ont dévoilé des dizaines d’affaires analogues à celle de Cologne. De véritables systèmes de harcèlement sexuel, voire de viol, se trouvent mis en lumière, dans différents secteurs de la société. Le cœur de la société mainstream est atteint et non seulement ses marges. Une nouvelle fois, essentialiser une catégorie de la population est intellectuellement peu soutenable et politiquement dangereux.
Bibliographie
Bibliographie
- Askolovitch, Cl. (2013). Nos mal-aimés. Ces musulmans dont la France ne veut pas. Paris : Grasset.
- Baubérot, J. (2017 [1993]). Histoire de la laïcité en France. Paris : PUF, 7e éd.
- Baubérot, J. et Carbonnier-Burkard, M. (2016). Histoire des protestants. Une minorité en France (XVIe-XXIe siècles). Paris : Ellipses.
- Baubérot, J. (2015). Les sept laïcités françaises. Le modèle français de laïcité n’existe pas. Paris : FMSH.
- Baubérot, J. et Diallo, R. (2015). Comment parler de laïcité aux enfants. Paris : Le Baron perché.
- Baubérot, J. (2014 [2012]). La laïcité falsifiée. Paris : La Découverte, 2e éd.
- Baubérot, J. (2014). Une si vive révolte. Paris : L’Atelier (Préface d’Edwy Plenel).
- Baubérot, J. (2011). La laïcité peut-elle être un facteur de paix ? In Collectif, L’instrumentalisation des religions dans le conflit israélo-palestinien. Paris : CVRP-PO, pp. 67-74.
- Baubérot, J. et Zuber, V. (2000). L’anticléricalisme, une haine démocratique ? In Une haine oubliée. L’anti-protestantisme avant le pacte laïque (1870-1905). Paris : Albin Michel, pp. 255-271.
- Baubérot, J. et Willaime, J.-P. (2009). Autour d’une sociologie de la laïcité (débat). Archives de sciences sociales des religions, n° 146, pp. 183-218.
- Baubérot, J. (1983). Le pouvoir de contester. Contestations politico-religieuses autour de « Mai 68 » et le document « Église et pouvoirs ». Genève : Labor et Fides.
- Baubérot, J. (1970). Le tort d’exister, des Juifs aux Palestiniens. Bordeaux : Ducros (prix de l’Amitié franco-arabe).
- Blancarte, R. (2016). Baubérot et la sortie laïque de l’hexagone. In Zuber, V., Cabanel, P. et Liogier, R. (dir.). Croire, s’engager, chercher. Autour de Jean Baubérot, du protestantisme à la laïcité. Turnhout : Brepols, pp. 329-356.
- Boniface, P. (2013). Jean Baubérot ou la laïcité caustique. In Les Intellectuels intègres, Paris : J.-C. Gawsewitch, pp. 47-79.
- Lahire, B. (2016). Pour la sociologie. Paris : La Découverte.
- Leroy-Beaulieu, A. (1902). Les doctrines de haine : l’antisémitisme, l’antiprotestantisme, l’anticléricalisme. Paris : Calmann-Lévy.
- Portier, Ph. (2016). Jean Baubérot et l’étude de la laïcité. Un tournant théorique. In V. Zuber et al., déjà cité, pp. 445-461.
- Reynaud-Paligot, C. (2006). La République raciale (1860-1930). Paris : PUF.
- Rodinson, M. (1968). Sociologie marxiste et idéologie marxiste. Diogène, n° 64, pp. 70-104.
- Simone, R. (2010). Le monstre doux. L’Occident vire-t-il à droite ? Paris : Gallimard.
Notes
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[1]
Maurice Blanc se présente dans sa contribution : « Citoyenneté, laïcité et religion, un “triangle” en permanence sous tension » (1re partie de ce numéro).
-
[2]
Un peu dans la tradition du dissent dont parle Tom Storrie dans « C’est la culture, idiot ! » (2e partie de ce numéro).
-
[3]
Un féminisme protestant a existé dès le XIXe siècle. Les femmes ont été électrices dans les associations cultuelles protestantes dès leur création, après la loi de séparation des Églises et de l’État en 1905 (elles ne voteront qu’en 1944-1946). La première femme pasteure a exercé ce « ministère » à partir de 1928 et le Planning familial, à ses débuts comprenait une majorité de protestantes, malgré le faible pourcentage des protestants en France (Baubérot et Carbonnier-Burkard, 2016).
-
[4]
T. Storrie, « C’est la culture, idiot ! ».
-
[5]
L’Organisation Armée Secrète (OAS) est une organisation politico-militaire clandestine française, créée en 1961 pour défendre la présence française en Algérie.
-
[6]
Ce processus a été enclenché par la lecture (la « rumination » !) de Maxime Rodinson qui conclut (1968, p. 104) : « Le sociologue qui reste fidèle aux valeurs ultimes du mouvement marxiste […] ne peut que rester ferme sous le poids des accusations de trahison qui l’accableront lui-même. » J’ai discuté avec M. Rodinson de la nécessité de l’objectivation en sociologie.
-
[7]
J’ai été directeur de Palestine-Information (1972-1978).
-
[8]
L’assassinat de mon ami A. Al Kalak, représentant de l’Organisation de Libération de la Palestine à Paris, par deux Palestiniens (que je connaissais) du Front du Refus, a constitué un terrible choc qui a induit quelque distance avec une militance propalestinienne. Mais je suis toujours concerné par le sujet (Baubérot, 2011).
-
[9]
Avant le tournant islamique de la laïcité française, à l’automne 1989, avec « l’affaire des foulards de Creil », évoquée par M. Blanc (« L’islam dans une France et une Europe laïques »).
-
[10]
Notamment, « la construction de l’ennemi, de l’Autre » dont ont été et sont toujours victimes les femmes algériennes. Ce passage peut être aussi appliqué à d’autres « Autres » (voir ci-dessous).
-
[11]
Attention : si le principe de laïcité peut être considéré comme « universel », les représentations que nous en avons sont toujours multiples et marquées par la particularité. Les féministes laïques ne doivent pas brandir l’universel pour exclure d’autres formes de féminisme, comme les hommes ont qualifié de « suffrage universel » l’interdiction faite aux femmes de voter. Vos propos sur le « féminisme islamique » montrent que vous ne tombez pas dans cette essentialisation. En revanche, beaucoup de féministes, en France, au Québec et au Maghreb, se veulent « universalistes et laïques », mais elles sautent dedans à pieds joints.
-
[12]
C. Bouatta, « Essentialisme et universalisme contre désir de citoyenneté figée ». Titre assez étonnant, étant donné les affirmations (que je critique) contenues dans cet article.
-
[13]
Dans votre première contribution, la présentation rapide des événements dramatiques de l’hiver 1991-1992 ne me semble pas très objective : le Front Islamique du Salut (FIS) ayant gagné, vous écrivez que « deux solutions se dessinent : soit accepter le jeu démocratique, soit annuler les élections. L’armée choisit la seconde solution. Le FIS bascule dans la violence. » Rien n’est dit sur ce qu’implique cette seconde solution par rapport à « l’État de droit » dont vous expliquez, par ailleurs, que son absence est, en bonne part, la clef du problème.
-
[14]
Respectivement, ancien président de la République de droite et second Premier ministre « socialiste » de François Hollande.
-
[15]
La mise en équivalence de l’anticléricalisme avec la haine des minorités juive et protestante éclaire certains aspects de l’anticléricalisme, mais ne fonctionne pas totalement (Baubérot et Zuber, 2000). L’ouvrage de Leroy-Beaulieu mériterait d’être lu en dehors de petits cercles de spécialistes. Mais je n’ai trouvé aucun éditeur prêt à prendre le risque financier de le rééditer.
-
[16]
Boniface (2013) présente ma façon de percevoir la tension entre objectivité et engagement.
-
[17]
Dans la « commission Stasi » (chargée en 2003 de réfléchir sur l’application du principe de laïcité), j’étais le seul membre habitant dans ce que l’on appelle la « banlieue ».
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[18]
C. Bouatta, « Les Algériennes, citoyennes à part entière ? »
-
[19]
Ibid. : dans la citation, il est naturellement question de « l’ordre islamique ».
-
[20]
Au tournant du XIXe au XXe siècle, certains laïques ont qualifié les religieuses catholiques par ce même terme. Le Code civil les traitait en éternelles mineures, alors que « entrer en religion » permettait aux femmes d’exercer des responsabilités sociales et professionnelles.
-
[21]
Je connais des féministes islamiques qui ont dû travailler dans un magasin « musulman » (librairie, boucherie hallal…) alors qu’elles auraient voulu travailler ailleurs. Mais le port du foulard a induit des refus.
-
[22]
Sur les réseaux sociaux, d’autres candidats, Alain Juppé (droite) et Benoît Hamon (gauche), ont été affublés de prénoms musulmans, pour les discréditer.
-
[23]
Dès 1989, Joëlle Brunerie-Kauffmann, Harlem Désir, René Dumont, Gilles Perrault et Alain Touraine (Politis, 9-15 novembre 1989) prévenaient les auteurs du manifeste « Profs, ne capitulons pas ! » (Le Nouvel Observateur, 2-8 novembre 1989) : avec leur position rigide sur l’affaire du foulard de Creil, ils enclenchaient un processus qui allait profiter à « l’intégrisme » et au « Front National ».
-
[24]
Encore plus dans les médias. Cl. Askolovitch (2013) montre bien comment les choses se passent : le directeur du Point lui demande d’écrire « une cover (un long article qui illustre la couverture et détermine les ventes d’un journal) au thème imposé, “l’islam sans gêne” ». Il enquête et trouve la question « un peu plus complexe ». Malgré le mécontentement du directeur, son article paraît finalement, mais il doit partir et se retrouve chômeur.
-
[25]
Le premier est journaliste et le second philosophe. Volontiers provocateurs, ils sont tous les deux la coqueluche des médias et leur fonds de commerce, inépuisable, est la défense des valeurs traditionnelles de la France, qui seraient menacées par l’immigration musulmane.
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[26]
Comme de tels propos sont tenus de façon permanente, il n’est pas possible d’envoyer un article collectif chaque jour ! Il ne serait d’ailleurs pas publié. Cependant, leurs travaux et ceux d’autres universitaires, sont un combat quotidien contre ces discours médiatiquement dominants.
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[27]
Être victime ne donne aucune plus-value intellectuelle aux propos : au début de la présidence de Gorbatchev, des victimes du régime communiste affirmaient, à la télévision, que sa politique n’était qu’une « ruse » dont l’Occident allait être dupe : eux étaient bien placés pour le savoir. Victimes ou pas, la même exigence intellectuelle s’impose : travailler encore et toujours pour s’affranchir des propos au premier degré.
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[28]
Pour ma part, je corrigeais les épreuves de mon livre, Les sept laïcités françaises (2015). J’ai choisi de ne rien changer au passage consacré à Charlie-Hebdo (p. 32) et d’expliquer pourquoi (p. 5).
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[29]
Petite nuance : un caricaturiste (inconnu) a réussi à croquer l’apaisement : Aristide Briand est entre Marianne et un curé, et il déclare : « Puisqu’il le faut, séparez-vous, mais tâchez de rester bons amis ! » Naturellement, cette caricature ne figurait pas dans l’exposition et elle n’est pratiquement jamais reproduite, à l’inverse d’une autre, guerrière et inexacte (elle fait de Bienvenu-Martin l’auteur de la séparation !), que l’on retrouve très souvent, dans les expos et les illustrations de livres et d’articles. J’ai reproduit ces deux caricatures (Baubérot et Diallo, 2015, pp. 42 et 46).
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[30]
Je ne critique pas le fun en lui-même, mais sa suprématie et son imposition sociale, notamment à la radio et à la télévision, et aussi, parfois, dans certaines naïvetés pédagogiques… Mais ce n’est pas pour en rester au cours magistral !
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[31]
Quand il était président de la République, Sarkozy a déclaré à propos des caricatures de Mahomet : « Je préfère l’excès de liberté d’expression à l’absence de liberté d’expression. » Ensuite, il s’est arrogé le droit de nommer les directeurs des chaînes publiques de radio et de télévision !