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Article de revue

Laïcité(s) et démocratie : entre liberté de conscience et émancipation

Pages 105 à 125

Notes

  • [1]
    Cet article développe et actualise notre chapitre « Muslimische und nicht muslimische Jugendliche und Laizität, ein deutsch-französischer Vergleich » (Michon, 2016).
  • [2]
    Une partie des règles édictées par le concordat sont encore en vigueur en Alsace et en Moselle.
  • [3]
    La possibilité d’un enseignement privé, partiellement financé par l’État français, a toujours été maintenue.
  • [4]
    Voir ma contribution, « La France et la religion », dans la 1re partie de ce numéro.
  • [5]
    Voir en annexe le tableau présentant la population étudiée.
  • [6]
    La « théorie enracinée » est une méthode qualitative d’analyse et de recueil des données qui vise à appuyer la théorie non pas à partir d’hypothèses prédéterminées mais à partir d’un aller-retour permanent entre théorie et terrain.

1La démocratie moderne se réalise aujourd’hui dans le cadre de l’État-nation (Deleixhe, 2011). Malgré de nombreuses réflexions pour appuyer celle-ci sur des bases cosmopolitiques (Archibugi, 2009 ; Held, 2000), elle ne se déploie aujourd’hui qu’au sein des frontières nationales. Ce simple fait pose une question fondamentale : comment la démocratie peut-elle réagir face à l’altérité ? Pour Alfred Schütz ([1944] 2003) et Georg Simmel ([1908] 1979), « l’étranger » interroge les « allant de soi » d’une nation. À l’heure où les demandeurs d’asile se pressent aux portes des démocraties européennes, à l’heure où certains jeunes européens préfèrent mourir au nom d’une idéologie extrême se revendiquant de l’islam, à l’heure où la crainte d’une dissolution des identités traditionnelles provoque la montée des xénophobies dans toute l’Europe, à l’heure enfin où la seule sécurité est évoquée pour résoudre ces défis, on comprend que « l’étranger » n’ait jamais autant été le révélateur de l’État de nos démocraties. Les difficultés de la démocratie comme institution sont d’autant plus significatives que, malgré de nombreuses années de vie commune au sein de l’espace national, malgré une naturalisation massive, être, avoir été ou avoir pu être migrant reste un stigmate indépassable (Bonnafous, 1991 ; Barats, 2001).

2Dans cette contribution, nous nous intéressons particulièrement à la question religieuse en général et à l’islam en particulier. Cible de tous les regards, de toutes les haines depuis de nombreuses années, les attentats récents et la « crise » migratoire provoquent une véritable « panique morale » autour de cette religion. Déchéance de la nationalité, voile à l’université, burkini, on ne compte plus les débats ciblant l’islam depuis longtemps, particulièrement depuis 2015. Ceux-ci s’ajoutent à une longue histoire dont l’origine remonte aux premières « affaires » de foulard à l’école en France, en 1989. L’islam interroge frontalement l’équilibre démocratique précaire trouvé par les religions et les États européens à l’époque contemporaine. Il s’agit d’un double mouvement : d’une part, les immigrés musulmans et leurs descendants sont confrontés aux traditions nationales de gestion des relations entre l’État et la religion ; d’autre part, l’islam bouscule ces traditions nationales. Plusieurs sociologues se sont intéressés à cette question (Bader, 2007 ; Lamine et al., 2008 ; Warner et al., 2010 ; Bowen, 2011). Nous nous centrons sur les représentations des relations entre l’État et les religions, chez les jeunes musulmans et non musulmans, français et allemands [1].

3Outre le fait d’être digital native, cette génération est aussi celle pour laquelle la pluralité religieuse est un phénomène quotidien visible dans la rue, sur Internet ou dans les jeux vidéo. La question est de savoir si la pluralisation des sociétés amène une homogénéisation des représentations des relations entre les religions et l’État, particulièrement entre l’islam et l’État. La comparaison franco-allemande nous intéresse ici. La tradition allemande de collaboration entre ces deux entités se distingue fondamentalement de la forte tradition séparatiste française. Ces traditions influencent-elles encore les mentalités au temps de la pluralisation des sociétés ? Plus encore, les jeunes musulmans se distinguent-ils de leurs camarades non musulmans à cet égard ? Les discours publics abondent généralement dans le sens de l’exception de l’islam et des musulmans (Deltombe, 2007), cependant de nombreuses études sociologiques montrent le contraire (Soysal 2001 ; Armagnane, 2010). Avant de nous projeter dans la vision du monde (Lebenswelt) adolescente, il est nécessaire, dans un premier temps, de revenir sur les concepts de laïcité et de démocratie pour les rendre opérants à l’échelle européenne.

1 – Laïcité et démocratie : une perspective européenne

4Longtemps la laïcité française s’est comprise comme une exception. Outre le Mexique et la Turquie, aucun autre pays n’a intégré ce concept dans sa constitution. Du côté français cette exception est considérée avec fierté, avec un sentiment d’« irréductible gaulois ». À l’étranger au contraire, la laïcité est souvent considérée comme antireligieuse ou comme synonyme de « sécularisation ». Nous proposons une autre perspective, inspirée par Jean Baubérot (2004), qui distingue trois seuils dans l’histoire spécifique de la laïcité française ; nous revenons d’abord en quelques lignes sur cette « exception » française, avant d’adopter une perspective sociologique élargie (Baubérot et Milot, 2011).

1.1 – Détour par la laïcité française

1.1.1 – Premier seuil : de la Révolution française au concordat (1789-1806)

5Ce premier seuil est la naissance de la laïcité ; il se caractérise par trois éléments :

  • L’éclatement institutionnel. Dans le cadre de la naissance de l’État-nation français, les différentes sphères de la société française s’autonomisent. Les sphères du droit, de la médecine, de l’école prennent ainsi leur indépendance de la sphère religieuse. De nouveaux « clercs » et de nouvelles normes sociales apparaissent, guidant le peuple sans autorité religieuse.
  • La reconnaissance de la légitimité sociale de la religion catholique. En dehors de la période de la Terreur (1793 et 1794), l’État français naissant a toujours accordé aux institutions religieuses un rôle social important. Napoléon règle de manière autoritaire la place des religions dans la société française, particulièrement les relations entre l’Église catholique et l’État, par la signature en 1802 d’un concordat avec le pape Pie VII.
  • La reconnaissance de la diversité religieuse. Si la religion catholique reste, selon le concordat, « la religion de la majorité des Français », le judaïsme et le protestantisme sont officiellement reconnus pour la première fois dans l’histoire de la France et de l’Europe [2].

1.1.2 – Second seuil de la laïcité : un enchantement séculier (1879-1905)

6Cette seconde étape historique signe la fin du régime des cultes reconnus, instauré par le concordat. Deux événements significatifs émergent. D’abord, la laïcisation progressive de l’école entre 1879 et 1886. Des enseignants non religieux sont formés (1879), les programmes scolaires sont sécularisés (1882) et les clercs finalement écartés de l’enseignement public [3] (1886). Ensuite, la séparation définitive entre l’État et les institutions religieuses par la loi de 1905. L’Église catholique perd définitivement sa place politique centrale et sa sphère d’influence se limite à la sphère privée. Malgré la relative radicalité de cette loi, celle-ci contient de nombreux compromis, comme l’aumônerie dans les écoles, les prisons ou l’armée ; plus globalement, l’État français se donne l’obligation d’assurer la liberté de conscience des citoyens, particulièrement dans les lieux d’enfermement (autorisant de facto le financement des cultes dans ces lieux). Le sociologue Émile Poulat (1987) parle de « laïcité de cohabitation ». Aristide Briand, qui présenta la loi au Parlement, souhaitait mettre fin à la « guerre des deux Frances » qui divisait alors la France catholique et la France républicaine : « J’ai horreur de la guerre religieuse. Le succès de mes idées, leur réalisation dépend trop de la pacification des esprits pour que je ne désire pas de ne pas voir l’Église s’accommoder du régime nouveau » (cité par Baubérot, 2004, p. 97).

1.1.3 – Aujourd’hui : un nouveau seuil ?

7Parler de troisième seuil aujourd’hui est plus une utopie qu’une réalité. Certains sociologues, dont Jean-Paul Willaime (1998), ont décrit la « laïcisation de la laïcité ». L’Église catholique ayant accepté dans sa grande majorité la laïcité, la guerre des deux Frances est aujourd’hui terminée. Le troisième seuil serait celui de la cohabitation pacifique entre les religions et l’État français. Malheureusement, l’islam semble constituer un obstacle insurmontable pour la laïcité française telle qu’elle s’est construite. Une nouvelle orientation des positions politiques traditionnelles émerge sur la laïcité. De manière schématique si, en 1905, les républicains de gauche défendaient la laïcité contre les catholiques de droite, aujourd’hui l’islam semble réunir contre lui l’ensemble de la classe politique. Le concept de laïcité n’est plus dissociable de celui d’islam.

8Une surenchère à la « neutralité » heurte de plein fouet l’objectif de la liberté de conscience, affirmé dans le premier article de la loi de 1905. On a vu, durant l’été 2016, un étrange débat sur l’interdiction du burkini sur certaines plages : le Premier ministre socialiste, Manuel Valls, le président des Républicains, Nicolas Sarkozy, et la présidente du Front national, Marine Le Pen, ont défendu une forme de laïcité relativement proche. Une large majorité du spectre politique se prononce ainsi contre toute manifestation publique de l’islam, catégorisée comme « repli communautaire ». Cette transformation majeure de la laïcité française interroge directement la vie démocratique française.

1.2 – Laïcité et démocratie

9Tout comme l’histoire politique de l’État-nation français, la laïcité évolue depuis sa création entre un pôle républicain et un pôle démocratique (Safran 1991 ; Debray 1985 ; Donegani et Sadoun, 2012). Le premier est issu de l’idéal jacobin de l’État-nation. Avec le suffrage universel, la démocratie est comprise comme expression immédiate de la nation, elle-même « une et indivisible ». L’État est le garant de l’émancipation de tous les citoyens de tout type de particularisme, ce qu’exprime le révolutionnaire français Camille Desmoulins :

« Ce saint Paul, qui a été éloquent deux ou trois fois dans sa vie, écrit admirablement quelque part : “vous tous qui avez été régénérés par le baptême, vous n’êtes plus juifs, vous n’êtes plus samaritains, vous n’êtes plus romains, vous n’êtes plus grecs, vous êtes tous chrétiens”. C’est ainsi que nous venons d’être régénérés par l’Assemblée nationale, nous ne sommes plus de Chartres ou de Montlhéry, nous ne sommes plus picards ou bretons, nous ne sommes plus d’Aix ou d’Arras, nous sommes tous français, tous frères. »
(Cité par Birnbaum, 1998, p. 64)
Le second pôle, démocratique, apparaît dans l’histoire récente de la France. La nécessité contemporaine d’une reconnaissance de la diversité culturelle et les remises en question du modèle républicain traditionnel, amènent sociologues, philosophes et politistes à exiger une « démocratisation » de ce modèle (Wieviorka, 1997 ; Colombani, 2000 ; Dieckhoff, 2012). La globalisation, l’augmentation des mobilités et des migrations qui lui sont associées et ce qu’Axel Honneth, Charles Taylor ou Nancy Frazer nomment « l’âge de la reconnaissance » (Frazer, 2001) participent de cette nécessaire refondation de la laïcité. Les combats pour la reconnaissance des minorités sexuelles, culturelles ou religieuses sont corrélés à la critique d’une République française aveugle à la différence. Le modèle français classique d’intégration repose sur des valeurs politiques universelles et une culture nationale. La république se conçoit comme une « mère protectrice » (Aghulon et al., 2006) au sein de laquelle toute différence se dissout. Malgré certaines réussites (avec le recours à la violence d’État), ce modèle, visant le commun avant de penser la différence, est aujourd’hui en échec. Cet échec s’exprime particulièrement dans l’exigence faite aux musulmans français d’avoir une pratique « normale », généralement calquée sur l’institution catholique, c’est ce que Jean-Paul Willaime et Jean Baubérot, à la suite d’Edgar Morin, nomment la « catho-laïcité » (Morin, 1990 ; Willaime, 1993). Le schéma suivant décrit ces deux pôles :

figure im1

10« L’exception » de la laïcité française est au final proche des problématiques rencontrées par l’ensemble des États-nations dans le monde. Plutôt que de faire de la laïcité un concept français, il est plus intéressant d’en faire un concept sociologique permettant d’interpréter différentes modalités de relations entre l’Église et l’État.

2 – La laïcité, un concept sociologique

2.1 – Laïcité et secularization

11Dans Laïcités sans frontières (2011), l’historien français Jean Baubérot et la sociologue québécoise Micheline Milot proposent une définition internationale et sociologique de la laïcité. Selon les auteurs, le concept de laïcité est souvent rendu par secularization dans le monde anglo-saxon, ce qui est inexact et introduit une ambiguïté qui obscurcit la précision des concepts. Ils proposent de distinguer les deux concepts : « l’usage scientifique de la notion de laïcité permet de distinguer un concept politique de celui, socioculturel, de secularization » (ibid., p. 15).

12Parce que la laïcité est « une politique de pacification par le droit » (Poulat, 2003), elle se donne comme objectif la gouvernance politique des individus qui entretiennent des rapports divergents avec la sécularisation. Indépendamment de facteurs sociaux et historiques parmi lesquels on compte la sécularisation, la laïcisation est avant tout un phénomène politique. Dans la continuité de Karel Dobbelaere (1981), nous définissons la laïcité comme le processus politique de l’autonomisation de l’État vis-à-vis des institutions religieuses et la sécularisation comme le processus socioculturel d’émancipation de la société civile de ces mêmes institutions.

La laïcité devient un processus politique qui se donne comme finalités :
  1. assurer l’égalité des citoyens, quelles que soient leurs convictions ;
  2. assurer l’exercice de leur liberté de conscience.
L’accomplissement de ces objectifs nécessite deux moyens :
  1. la séparation des institutions religieuses et de l’État ;
  2. la neutralité de l’État vis-à-vis de ces mêmes institutions.

13Selon les espaces nationaux, ces quatre éléments (deux finalités, deux moyens) forment des configurations tout à fait différentes. Cette matrice explicative permet d’opérationnaliser la laïcité comme un concept s’appliquant dans tout pays. Jean Baubérot et Micheline Milot typifient l’Allemagne comme « laïcité collaborative » et la laïcité française comme « laïcité de séparation ». L’Allemagne, comme la France, cherche à assurer l’égalité des citoyens et leur liberté de conscience : mais les moyens que ces deux nations appliquent pour y parvenir se différencient largement. Quelles que soient les configurations nationales empruntées par la laïcité, l’une des finalités ou l’un des moyens peut prendre le pas sur les autres. Deux cas typiques peuvent être distingués :

  1. La réduction de la laïcité au simple objectif de la liberté de conscience, elle-même réduite à la liberté religieuse. Le danger est la discrimination de la population non affiliée à une institution religieuse. Les institutions religieuses peuvent aussi occuper un rôle social et politique bien plus fort que celui qui leur serait accordé sur la base de leur soutien social réel. Par certains aspects, la laïcité allemande rejoint ce modèle.
  2. La réduction de la laïcité à ses moyens, particulièrement à la neutralité. Dans ce cas, la liberté de conscience est comprise comme une exigence d’émancipation. Qui n’est pas considéré comme « libre », ne peut prétendre être un bon citoyen. La liberté de penser remplace ici la liberté de conscience. Le danger est de calquer le modèle de la liberté sur les valeurs et les représentations de la partie dominante de la société. Cette partie de la société que Jean-Paul Willaime nomme les BLEC (Blancs, Lumières, Europe, Chrétiens), en référence aux WASP américains (White Anglo-Saxon Protestant), détermine qui est « dominé » et qui est « libre » à l’aune de sa propre vision du monde. L’exigence de neutralité ne s’adresse donc pas de manière égalitaire à toutes les religions.

14On retrouve les deux pôles de la laïcité française. Le pôle républicain exige de manière autoritaire l’émancipation des citoyens de toute idéologie considérée comme liberticide, particulièrement la religion. Le pôle démocratique insiste sur la liberté de conscience et limite l’exigence de neutralité à la non-discrimination des citoyens. La question du positionnement de l’État vis-à-vis de la neutralité témoigne du type de laïcité et de modèle politique, souvent implicite, de celui-ci. Après avoir posé la laïcité comme concept sociologique permettant de comparer des pays différents, nous interrogeons ce que ces conceptions nationales de la laïcité font aux adolescents. Quels sont leurs impacts sur les représentations de la pluralité religieuse et du vivre-ensemble de ces générations ? Une présentation rapide de la méthodologie employée dans l’enquête est nécessaire.

2.2 – Présentation de l’enquête

15Je m’appuie sur une enquête qualitative réalisée dans le cadre d’un doctorat en sociologie entre 2006 et 2011, en France et en Allemagne [4]. Cette recherche était centrée sur la culture religieuse des adolescents, plus spécifiquement sur les modes d’acquisition et de structuration de leur stock de connaissances sur les religions (Schütz et Luckmann, 2003).

16207 adolescents ont été interrogés entre 2008 et 2009 en Alsace, en Région parisienne, dans le Bade-Württemberg, à Berlin et dans le Brandebourg. La méthode dite « entretien ludique » a été développée spécifiquement pour cette enquête. Son objectif est d’accéder à la pluralité des connaissances (visuelles, scolaires, médiatiques) par le biais de divers outils méthodologiques rassemblés dans un jeu (Mental mapping, photo elicitation, quizz, scénario). Le sociologue crée une situation dans laquelle il joue à la fois les rôles d’animateur et de sociologue. L’idée est de faciliter les interactions et la confiance des adolescents vis-à-vis de l’entretien sociologique. Les entretiens ont été menés de manière collective, des focus groups de six jeunes de niveau collège (classes de « troisième » en France et de « neuvième année » en Allemagne) étaient ainsi formés. Dans les cinq régions, des collèges urbains et ruraux ont été sélectionnés selon leur type de recrutement (populaire, mixte, élitiste [5]).

17Nous nous appuyons principalement sur des données obtenues par la méthode des scénarios. Elle fut d’abord développée par la psychologie clinique et Jean Piaget a énormément contribué à son développement (Danic et al., 2006). Depuis, cette technique est transposée et adaptée à l’entretien sociologique (Barter et Renold, 1999 ; Schnurr, 2003). Cette méthode répond bien à trois objectifs :

« 1. L’interprétation d’actions et de phénomènes permettant d’explorer une situation et de dégager les variables pertinentes.
2. La clarification du jugement individuel, souvent par des dilemmes moraux.
3. La discussion d’expériences sensibles ».
(Barter et Renold, 1999, p. 2, trad. B. Michon)

18Ces objectifs s’appliquent parfaitement à l’analyse de la pluralité religieuse et du débat autour du foulard islamique. Il s’agit de cristalliser les représentations et d’éviter les réponses stéréotypées. Les scénarios s’appuient sur « la nature ludique de l’expérience fictionnelle » (Zaccaï-Reyners, 2005). Plus précisément, « la dimension ludique réside dans la possibilité d’activer des scénarios sur un mode mineur, dans la possibilité de “faire comme si” » (ibid.). En proposant aux jeunes de se mettre dans des situations de l’ordre de la fiction, on approche leur manière de penser et d’agir tout en diminuant le risque de leur faire « perdre la face ».

19J’ai proposé deux scénarios :

1) Tu es rédacteur d’un journal, un dessinateur te propose de publier une caricature de Mahomet. Est-ce que tu acceptes de publier ce dessin ou est-ce que tu refuses ? Pourquoi ?
2) En France : Une fille de ta classe, musulmane, décide de porter le foulard, elle est renvoyée de l’école. Comment trouves-tu cela ? Que fais-tu ?
2 bis) En Allemagne : Une de tes professeures musulmanes porte le foulard en classe, elle est renvoyée de l’école. Comment trouves-tu cela ? Que fais-tu ?

20Les différents scénarios ont été construits à l’aide d’événements piochés dans l’actualité, ce qui assure à la fiction d’être ancrée dans une réalité médiatique connue des adolescents. Les interviews ont été retranscrites et analysées à l’aide du logiciel d’analyse qualitative Atlas t.i. La méthode d’analyse reprend celle de la grounded theory[6] (Corbin et Strauss, 2004).

3 – Laïcité, démocratie et jeunes musulmans et non musulmans

21Les minorités religieuses, particulièrement l’islam, sont des indicateurs pertinents du fonctionnement de la vie démocratique d’un pays. En ce sens, le voile, en tant que sujet significatif de polémique, permet d’accéder aux représentations de la démocratie et de la laïcité endossées par chacun. Parce que ce sujet concerne largement l’école, les élèves français et allemands constituent une population adéquate pour aborder ce sujet. Nous nous posons les questions suivantes :

– À quel point les traditions nationales vis-à-vis de la laïcité influencent-elles les jeunes ?
– La pluralisation religieuse des sociétés françaises et allemandes provoque-t-elle une homogénéisation de ces représentations ?
– Quelles sont les différentes représentations de la laïcité dans les minorités religieuses ?

3.1 – Le voile à l’école : deux laïcités en miroir

22Il faut revenir en quelques lignes sur les particularités des débats sur le voile en France et en Allemagne. Les « affaires du foulard » ont pris une place grandissante dans l’espace politique et médiatique à partir de 1989. La genèse de ces affaires se situe en banlieue parisienne, à Creil, lorsque deux jeunes filles d’un lycée décident de porter le voile. Entre 1989 et 2004, les décisions quant au port du voile étaient laissées à l’appréciation des directeurs des établissements. Le voile n’était pas par essence contraire à la laïcité, mais le directeur d’un établissement pouvait, pour des raisons motivées, interdire celui-ci. Cette phase relativement pragmatique des affaires de foulard s’acheva en 2004, avec la loi stipulant que « dans les écoles, les collèges et les lycées publics, le port de signes ou tenues par lesquels les élèves manifestent ostensiblement une appartenance religieuse est interdit », votée à 494 voix pour, 36 voix contre et 31 abstentions.

23Le foulard est avant tout perçu comme un signe de domination sur la femme. Or l’Éducation nationale a la mission d’« éclairer » les jeunes Français. De façon normative, Élisabeth Badinter explique par exemple que « le voile est un symbole d’oppression de la femme » (Le Nouvel Observateur, 9 novembre 1989). En considérant le port d’un jeans troué et de cheveux colorés comme un acte de libération des conventions sociales, et le voile comme un acte de soumission patriarcale, elle se situe très clairement du côté du pôle républicain (voir plus haut). On trouve dans ce discours, comme dans la loi de 2004, les accents typiques du deuxième seuil de la laïcité.

24En Allemagne, le débat sur le foulard se pose moins pour les élèves que pour leurs enseignantes. Les débats se sont enflammés en 1997, lorsque la direction de l’enseignement de Stuttgart refusa à Fereshta Ludin, une enseignante allemande originaire d’Afghanistan, la possibilité d’enseigner. L’argument était que le voile serait l’expression d’une démarcation culturelle. Depuis, neuf Länder allemands ont interdit le port du foulard aux enseignantes (Basse-Saxe, Bavière, Berlin, Brême, Hesse, Rhénanie du Nord-Westphalie, Thuringe, Sarre, Schleswig-Holstein).

25Le débat public et juridique se concentre sur la question de savoir si le voile n’est qu’un symbole religieux ou s’il est aussi politique. En effet, la liberté de conscience est un droit fondamental qui reflète la forme spécifique de la laïcité allemande centrée sur la coopération entre l’État et les institutions religieuses. Au contraire du cas français, pour lequel la classe politique et la majorité des Français étaient (étrangement) unanimes, le cas de Fereshta Ludin a divisé la classe politique allemande, relativement pro-interdiction, et la société civile qui s’est largement prononcée pour la tolérance vis-à-vis de l’islam (Tietze, 2000, p. 88). Une fraction de la société civile s’est au contraire élevée contre le port du voile, considéré comme la cause de la fin de l’Allemagne « chrétienne » :

26

« Sous l’effet des transformations économiques, de l’immigration, de l’individualisme croissant et du relâchement des liens socio-économiques et socio-confessionnels, l’homogénéité fondée sur l’héritage de l’Occident chrétien et sur l’identité des Länder perd beaucoup de sa pertinence. L’idéologie qui assurait l’intégration nationale est aujourd’hui en crise. On en a vu les manifestations dans une série de discussions publiques passionnées, que ce soit sur la réforme du Code de la nationalité, sur la mémoire du national-socialisme, sur les crucifix accrochés dans les salles de classe ou sur des enseignantes portant le foulard islamique. […] Le fédéralisme d’une part, qui puise entre autres dans des représentations des particularités confessionnelles et régionales, et l’identification de l’ensemble national avec quelque chose qu’on désigne par “l’Occident chrétien” (christliches Abendland) se combinent pour leur assurer ce rôle dans l’espace public. »
(Tietze, 2000, p. 80, trad. B. Michon)

27Le voile est ici un analyseur puissant des configurations françaises et allemandes de la laïcité. Les opinions déclenchées par le voile, souvent tranchées, permettent d’approcher la relation entretenue par les démocraties françaises et allemandes avec la pluralité religieuse. Nous cherchons à présent à aborder cette relation à partir des représentations des adolescents.

3.2 – Liberté de conscience et émancipation : jeunes français et allemands face à la laïcité

28Pour comprendre le rapport à la laïcité des jeunes français et allemands, nous partons de l’analyse des scénarios précédemment évoqués. Nous cherchons à isoler les facteurs à l’œuvre dans la construction de ces représentations. Il s’agit de saisir comment les modèles culturels propres à la laïcité de chaque nation impactent les représentations des adolescents de cette même laïcité. L’appartenance à la religion musulmane nous intéresse particulièrement. Les réflexions dégagées de la section précédente, sur la gestion de l’islam dans les laïcités française et allemande, posent la question d’une possible spécificité du rapport à la laïcité des jeunes musulmans. Nous commençons par une analyse des représentations des jeunes non musulmans que nous comparerons à celles des jeunes musulmans.

29Voici quelques verbatim typiques des entretiens réalisés en France :

James, Paris, classe moyenne, catholique.Strasbourg, Valentine, milieu favorisé, protestante ; Christopher, milieu défavorisé, catholique.
James : Moi je dis, ils ont bien fait de la renvoyer parce que l’école c’est laïque… Donc on demande aux chrétiens de ne pas porter une croix… Donc les signes ostentatoires si… On est interdit de mettre des signes ostentatoires pour les musulmans comme pour les juifs comme pour les chrétiens.Christopher : Ben, c’est moche pour elle, parce qu’il y en a, ils ont des colliers avec des grosses croix de Jésus, donc pourquoi ?
Valentine : Je suis d’accord avec Christopher… Ou on enlève tout ou on permet, mais il y a des croix… des bracelets de baptême… de communion tout ça… On dit que c’est trop visible, mais une grosse croix au milieu du cou… C’est aussi visible.
B.M. : Normalement, la loi empêche aussi les grosses croix…
Valentine : Ben alors ils font pas attention… Ils le laissent passer… On devrait le cacher… Si on a une croix… On peut l’avoir, mais il ne faut pas que ce soit visible.
B.M. : Alors, qu’est-ce qu’il vaudrait mieux que tout le monde s’habille comme il veut où que tout le monde n’ait rien du tout ?
Les deux : Rien du tout.
Valentine : Rien du tout parce qu’après on peut… Il peut y avoir du racisme facilement… Des insultes… Espèce d’arabe tu te fais sauter, etc. Autant qu’on ne sache pas…
B.M. : T’es d’accord Christopher ?
Christopher : Ouais !
B.M. : Et ça, il faudrait que ce soit dans la rue ou seulement au collège ?
Valentine : Dans la rue, on est libres…
Christopher : Dans les lieux publics.
B.M. : Dans les lieux de publics, il faudrait interdire les signes religieux genre les mairies, les écoles.
Valentine : Ouais, mais il faudrait pas que des magasins ou des établissements se mettent à dire… On veut pas ça ça ça et ça… qui viennent parce que ça serait de nouveau… Comme à la Seconde Guerre mondiale contre les juifs.

30On peut comparer ces discours à ceux des jeunes allemands :

Brandenburg, milieu rural, Francesca: classe moyenne, athée ; Maria, milieu défavorisé, agnostique ; Antje, athée ; Marie, milieu défavorisé.Bade-Wurtemberg, Lycée, milieu rural ; Katrin, classe moyenne, protestante ; Elisabeth, classe moyenne, protestante.
Francesca : Je trouve ça abusé… C’est sa religion alors si elle veut porter un foulard qu’elle le fasse.
Maria : Mais on est en Allemagne !
Francesca : Ouais mais quand même… Regarde si t’avais sa religion et si on t’interdisait de porter le foulard… Ce serait pas bien.
B.M. : Toi, tu penses que parce qu’on est en Allemagne, on ne devrait pas porter de foulard ?
Maria : Ouais je sais pas, il y en a qui le font.
Francesca : Ici on n’en voit pas trop.
Katrin : Si elle y croit, elle fait ce qu’elle veut.
B.M : Ça te dérange pas ?
Katrin : Nan !
B.M. : Et toi ?
Elisabeth : Moi non plus ça ne me dérange pas, c’est quand même pas grave si elle porte un foulard.
Katrin : Chacun peut se promener comme il le souhaite ! Et si son avis c’est de porter le foulard, c’est sa décision.
B.M. : Tu es d’accord ?
Elisabeth : Oui.
B.M. : Pourtant, chez vous, c’est interdit pour les profs de porter le foulard, vous trouvez ça comment ?
Elisabeth : Moi, je pense que tant qu’elle essaye pas de convertir les gens, elle fait ce qu’elle veut.

31Sur la question du voile, la version allemande et la version française de la laïcité ressortent de manière très claire dans les discours des adolescents. Par exemple, très peu de Français pensent que le voile a sa place à l’école. La majorité des élèves allemands défendent l’opinion inverse, alors que le scénario allemand mettait en scène une professeure (et non une élève) portant le voile. On peut poser deux hypothèses pour expliquer cette différence. Soit les élèves allemands n’osent pas exprimer leur opinion contre le foulard, soit la tradition nationale de la laïcité influence fortement les adolescents. La seconde hypothèse semble plus probable, dans la mesure où la récurrence des affirmations rend la possibilité d’une « censure » collective improbable.

32Dans les affirmations des adolescents, on retrouve les deux pôles entre lesquels oscille la laïcité : le pôle républicain et le pôle démocratique. La majorité des jeunes français défendent l’idée que l’État est responsable d’assurer au citoyen la possibilité d’être libre de penser, émancipé de toute identité imposée. Le voile serait en ce sens un obstacle qui n’a pas sa place à l’école. Valentine amène en outre une déclinaison particulière de cette conception de la laïcité, en ajoutant le rôle protecteur de l’État qui, en imposant la neutralité aux élèves, les protège : « Mieux vaut ne rien porter parce que ça pourrait provoquer du racisme ou des insultes, comme “sale arabe, tu vas te faire sauter”. Il vaut mieux ne rien montrer pour pas savoir. » Il s’agit d’une affirmation très claire pour une laïcité « aveugle » aux différences.

33Au contraire, les jeunes allemands défendent une opinion plus proche du respect inconditionnel de la liberté de conscience. L’affirmation de Katrin résume très bien cette position : « Chacun peut se promener comme il le souhaite ! Et si son avis c’est de porter le foulard, c’est sa décision. » L’État est ici responsable de faire en sorte que chaque citoyen puisse s’accomplir dans son identité, tant qu’elle ne nuit pas aux autres.

34Il existe une troisième interprétation de la laïcité, minoritaire, dont il n’a pas encore été question : la version « culturelle » de la laïcité. Dans ce cas, la laïcité s’applique de manière différenciée entre le christianisme et l’islam au nom de l’héritage culturel et de l’ancienneté de la présence du christianisme en France et en Allemagne. Maria l’exprime rapidement dans l’extrait précédent lorsqu’elle s’exclame « mais on est en Allemagne ! ». Voici deux autres exemples :

Alsace, milieu rural, Marvin, milieu populaire, catholique ; Mathieu, classe moyenne, protestant.Bade-Wurtemberg, milieu rural. Jenny, classe moyenne, agnostique ; Alice, classe moyenne, catholique.
B.M. : Tu vois de quoi je veux parler, il y a une loi qui interdit aux jeunes filles de rentrer dans n’importe quelle école avec un voile. Comment vous trouvez ça ?
Marvin : C’est bien !
Mathieu : C’est normal, parce que nous non plus on n’a pas le droit de laisser les casquettes dans le couloir…
Marvin : C’est pas parce qu’ils font ça dans leur pays qu’ils doivent faire ça dans le nôtre…
B.M. : Ouais.
Mathieu : C’est comme si nous on allait là-bas et on faisait comme…
Marvin : Ouais dans leur église et on vient avec la casquette, c’est pareil…
Mathieu : Ouais on vient là-bas on se plie à leur truc… leur loi.
Jenny (m’interrompt) : Non ! En plus le foulard à l’école c’est interdit en Allemagne ! C’est aussi simple que ça.
B.M. : Pour les élèves ou pour les profs ?
Jenny : Pour tous ! Il y une interdiction du port du foulard à l‘école.
Alice : Oui, chez nous il y a des élèves qui portent le foulard, je ne trouve pas ça normal parce qu’elles peuvent le garder en cours ou en sport, alors que les mecs ils doivent enlever leur casquette, et si nous on voulait porter une casquette à la mode, on pourrait pas non plus !
Jenny (l’interrompt) : Si elles ont le droit de porter un foulard moche sur la tête, alors moi aussi je viens avec un truc moche et je ne l’enlèverai pas.
Alice : Je trouve pas ça normal qu’elles aient le droit de se promener avec un truc sur la tête et nous pas. C’est pas sympa par rapport à nous… Elles se croient…
Jenny (l’interrompt) : C’est pas parce qu’ils sont étrangers qu’ils doivent croire qu’ils peuvent faire ce que nous on peut pas.
Alice : Je trouve ça pas juste par rapport à nous. C’est déjà interdit pour les profs.
Jenny : Les profs sont des modèles !
B.M. : Ok, et qu’est-ce que ça pourrait faire qu’une prof porte un foulard ?
Jenny : Oui, que les élèves disent aussi, si elle a le droit de porter un truc sur la tête, alors moi aussi. Parce que si une personne a le droit tout le monde trouve ça bien et ça fait une mauvaise atmosphère.

35La version culturelle de la laïcité pose une distinction entre population musulmane et non musulmane. La laïcité n’est plus un outil politique pour assurer l’égalité des citoyens et leur liberté de conscience, mais un outil pour protéger l’homogénéité culturelle de la France et de l’Allemagne. Cette version de la laïcité reste minoritaire et concentrée dans les zones rurales étudiées. Nous pouvons à présent focaliser notre regard sur les jeunes musulmans.

3.3 – Être un jeune musulman en France et en Allemagne et représentations de la laïcité

36Dans des contextes nationaux au cœur desquels être musulman revient à être renvoyé à son altérité, l’hypothèse d’une différence de perception de la laïcité entre jeunes musulmans et jeunes non musulmans semble aller de soi. L’analyse des données montre trois tendances caractérisant la représentation de la laïcité adoptée par les jeunes musulmans.

37– La majorité adopte une laïcité orientée vers la liberté de conscience.

38– Les traditions nationales jouent malgré tout un rôle conséquent.

39– Une minorité adopte une conception théologique de la laïcité.

40Il n’y a donc pas d’homogénéité entre jeunes musulmans français et allemands quant à leurs conceptions de la laïcité, comme ces extraits d’entretien en témoignent :

Alsace, Strasbourg, Mahad, musulman, classe moyenne.Berlin, Zymjie, milieu populaire, musulmane ; Orkan, milieu populaire, musulman.
Mahad : Je sais pas c’est (hésite)… D’un côté, on est dans une école laïque et je comprends s’ils disent de ranger le foulard, mais pas de le renvoyer […] d’un côté si tout le monde montrait ce qu’il était, il y aurait aussi beaucoup de bagarres ça veut dire.Zymjie : Qui a décidé ça ? Elle a quand même le droit de porter un foulard ! C’est écrit dans le Coran mais seulement si tu le fais avec ton cœur… C’est quelque chose de bon, mais si quelqu’un t’oblige à le porter, pour moi ça veut rien dire. Et si cette prof était venue me dire de porter le foulard, je l’aurais jamais fait… De toute façon, mon père il ne veut pas.
Orkan : En Turquie c’est comme ça, on n’a pas le droit de mettre le foulard en public… Comment dire ? On peut rien dire là-dessus, ni oui, ni non… On pourrait le faire comme ça : celui qui veut le faire le fait… Si on dit non, ça sonne peut être bizarre… raciste… Mais si on dit chacun fait ce qu’il veut… Il y en a qui le mettent et d’autres pas…
B.M. : Et les élèves, c’est normal qu’elles viennent avec le foulard ?
Orkan : Moi, ça m’est égal.
Zymjie : Pour moi, personne n’a le droit de l’interdire, c’est une question de respect.

41Ces deux affirmations témoignent de la permanence des traditions nationales de la laïcité dans le discours des jeunes musulmans. Mahad reflète, tout en la tempérant, la conception française de la neutralité de l’école, tout comme Orkan et Zymjie reflètent une opinion fortement orientée vers la liberté de conscience. Toutefois, de nombreux jeunes musulmans français interrogés expriment une attitude critique vis-à-vis d’une laïcité qu’ils ressentent comme antimusulmane. L’échange suivant, issu d’un entretien réalisé dans la banlieue de Paris, est en ce sens révélateur :

Région parisienne, Nassim, milieu populaire, musulman ; Amel, milieu populaire, musulmane ; Yassine, milieu populaire, musulman ; Guillaume, milieu populaire, catholique.
B.M. : Et vous trouvez qu’à l’école on parle beaucoup ou pas assez de religion ?
Nassim et Amel : Pas assez.
Nassim : On n’en parle pas du tout.
Amel : Genre « ouais, c’est la laïcité ! », on n’a pas le droit de mettre ça ça ou ça, alors que franchement… À partir du moment où on fait ça discrètement, je pense qu’on dérange personne… Si on parle pas de… Moi je suis comme ça… Si on insulte d’autres religions… Mais si on est calme dans son coin… il y a rien…
Guillaume : On en parle, mais pas…
B.M. : C’est-à-dire ?
Yassine : Les trucs antiques et tout… On n’en parle pas des religions normales… Enfin si, en histoire, vite fait, mais on n’a pas le droit de donner son avis et la prof non plus elle a pas le droit de donner son avis…
B.M. : Comment vous trouvez ça ?
Amel : Tout naze !
Yassine : Franchement, j’aurais bien aimé avoir l’avis des professeurs.
Amel : Ouais ! « C’est personnel », ils disent comme ça pour ne pas montrer le sentiment qu’ils ont sur les religions.
Guillaume : Ils veulent pas qu’on sache que c’est des racistes !

42Cet extrait témoigne d’un sentiment puissant d’incompréhension face à la neutralité de l’école qui empêche selon eux d’aborder les questions qui les préoccupent, pour se concentrer sur des aspects anecdotiques (les religions antiques) et pour cacher le « racisme » de l’Éducation nationale. Si ce type d’affirmation est relativement radical, il éclaire la face sombre de la laïcité française, incapable de donner du sens à la réalité quotidienne de ces adolescents.

43De manière générale, on constate que les jeunes musulmans français et allemands ne se distinguent pas fondamentalement de leurs camarades non musulmans. Ils s’orientent vers une laïcité tournée vers la liberté de conscience, tout comme leurs pairs non musulmans (Guillaume dans l’entretien précédent). Dans quelques rares entretiens, une nouvelle interprétation de la laïcité émerge et je propose de la nommer « théologique ». Dans un extrait précédent, Zymjie affirme : « C’est dans le Coran, mais seulement si tu le fais avec le cœur. » Elle propose ici une interprétation théologique du port du foulard et de la laïcité du type « si une personne musulmane porte le foulard avec le cœur et non de manière contrainte, elle est en adéquation avec le Coran et donc on ne peut pas lui demander de l’enlever ». Ce qu’on retrouve aussi chez Bijet, un jeune musulman parisien :

Bijet, classe moyenne, musulman.
Bijet : Un peu… injuste pour les femmes qui mettent le voile…
C’est pour se protéger des regards de l’homme… Parce que chez nous les musulmans, moi je vous dis ça… Si par exemple je vais draguer une fille… Je vais pas draguer une femme qui a le voile, il y aura un peu de respect… Alors que si je drague une qui a pas le voile… le plus simple… C’est pour cacher la beauté des femmes… Car il faut rappeler que dans l’islam les femmes n’ont pas le droit d’avoir de rapport sexuel avant le mariage… Pas le droit d’embrasser ou de côtoyer les hommes…
Si une femme veut mettre le voile elle le met, si un juif veut mettre la kippa, il la met… Si… voilà… Sauf ceux qui portent la barbe, c’est pas obligatoire c’est les sunnites… la sunna ceux qui veulent suivre le prophète… ça par exemple s’il la met… Je peux comprendre… S’il veut pas la mettre…
Mais le voile, c’est discret, c’est un petit truc qu’on met sur la tête… c’est comme la kippa.

44Ce type d’affirmation reflète une identité religieuse forte, imprégnant l’interprétation de la laïcité. La question de la neutralité de l’État et de la séparation Église-État n’est pas pertinente, car ce dernier se doit de respecter les normes confessionnelles. Ce type d’interprétation de la laïcité heurte de plein fouet les représentations du corps enseignant et explique certaines difficultés rencontrées durant les heures d’enseignement. Mais elle est extrêmement minoritaire et l’énorme majorité des jeunes musulmans n’endossent pas ce type d’interprétation.

4 – Conclusion

45Nous avons proposé un parcours au travers de la thématique « laïcités et démocratie ». En appliquant le concept de laïcité aux modèles français et allemand de gestion des relations entre les religions et l’État, nous avons interrogé leurs effets sur les représentations de la laïcité chez les adolescents. La face « objective » des configurations nationales de la laïcité se reflète dans une face « subjective ». Cette dernière face nous intéresse ici. L’exemple du foulard islamique a permis d’étudier l’influence des configurations nationales « objectives » sur les représentations de la laïcité. Quatre conceptions ont été mises au jour. La première conception met l’accent sur la liberté de conscience exigeant de l’État de garantir à tous la liberté d’exercer sa religion ou sa non-religion. Cette version est principalement diffusée en Allemagne et chez les jeunes musulmans. La seconde version de la laïcité est focalisée sur l’émancipation. Le rôle de l’État est cette fois-ci d’assurer à tous les citoyens de pouvoir se développer librement, sans entrave religieuse, ethnique, régionale, dans une conception universalisante du citoyen. Cette conception est largement diffusée chez les jeunes français. La troisième version de la laïcité est culturelle. L’objectif qui lui est donné est de protéger l’identité traditionnelle française et allemande contre ce qui lui est considéré comme étranger. Cette conception n’est pas particulièrement endossée par les jeunes croyants, plutôt par des jeunes de zone rurale peu confrontés à l’altérité religieuse. La quatrième et dernière version de la laïcité est « théologique ». Elle détermine les règles de la laïcité à partir des devoirs et des obligations religieuses. Quoique minoritaire, cette version de la laïcité se retrouve chez certains jeunes musulmans. Ces conceptions de la laïcité reflètent des conceptions de la démocratie et de la vie en commun. La variable du genre ne semble pas déterminante dans l’endossement de l’une ou l’autre de ces représentations.

46Ces représentations se cristallisent sous des formes tout à fait particulières lorsqu’elles rencontrent le thème de l’islam, particulièrement le foulard. Lorsqu’on interroge les adolescents sur d’autres thèmes, une conception pragmatique de la laïcité émerge, loin des affirmations tranchées déclenchées par le thème de l’islam. Ces positionnements, souvent éclairés et critiques vis-à-vis des traditions nationales représentent une compétence démocratique importante, que nous souhaiterions voir s’ouvrir à tous les sujets, particulièrement celui de l’islam.


Annexe 1

Tableau récapitulatif de la population interrogée

tableau im2
France Allemagne Alsace Région Paris Brandebourg Berlin Bade- Wurtemberg Total Milieu favorisé 8 15 4 5 8 40 Classe moyenne 17 17 21 14 17 86 Milieu populaire 25 20 12 11 13 81 TOTAL 50 52 37 30 38 207 Garçon 23 31 15 15 20 104 Fille 27 21 22 15 18 103 TOTAL 50 52 37 30 38 207 Catholique 24 17 0 2 4 47 Protestant 14 2 11 6 21 54 Musulman 7 13 2 10 4 36 Juif 0 2 0 0 0 2 Sans religion (dont athée) 5 16 24 11 9 65 Bouddhiste 0 1 0 1 0 2 Autres 0 1 0 0 0 1 TOTAL 50 52 37 30 38 207 Total par pays 102 105 207 Nombre entretiens 9 10 6 5 6 36

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Mots-clés éditeurs : vivre-ensemble, démocratie, foulard islamique, jeunesse, laïcité

Date de mise en ligne : 15/02/2018

https://doi.org/10.3917/pp.047.0105

Notes

  • [1]
    Cet article développe et actualise notre chapitre « Muslimische und nicht muslimische Jugendliche und Laizität, ein deutsch-französischer Vergleich » (Michon, 2016).
  • [2]
    Une partie des règles édictées par le concordat sont encore en vigueur en Alsace et en Moselle.
  • [3]
    La possibilité d’un enseignement privé, partiellement financé par l’État français, a toujours été maintenue.
  • [4]
    Voir ma contribution, « La France et la religion », dans la 1re partie de ce numéro.
  • [5]
    Voir en annexe le tableau présentant la population étudiée.
  • [6]
    La « théorie enracinée » est une méthode qualitative d’analyse et de recueil des données qui vise à appuyer la théorie non pas à partir d’hypothèses prédéterminées mais à partir d’un aller-retour permanent entre théorie et terrain.

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