Notes
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[1]
Sébastien Fournier est éducateur spécialisé dans un Institut thérapeutique éducatif et pédagogique (ITEP) situé dans le département de l’Ain (France). Il est aussi étudiant en Master philosophie et psychanalyse à l’Université Paul-Valéry Montpellier 3.
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[2]
Philippe Crognier est docteur en sciences de l’éducation. Il a consacré de nombreuses recherches à l’écriture dans le secteur du travail social.
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[3]
En France, trois années d’études post-baccalauréat sont nécessaires pour devenir travailleur social.
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[4]
Je fais ici référence aux philosophes Roland Barthes et Henri Lefebvre.
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[5]
L’expression « clinique éducative » désigne, ce qui veut appréhender le sujet (individuel ou collectif) dans son contexte afin de viser son évolution.
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[6]
Le terme d’écrivain est utilisé pour désigner toute personne en situation d’écriture, quelles que soient sa pratique, son intention et les caractéristiques de sa production.
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[7]
Stéphane Mallarmé (1842-1898) est un poète français.
-
[8]
Je pense notamment à des écrivains comme Primo Levi et Jorge Semprun, tous deux déportés dans les camps de concentration nazis durant la Seconde Guerre mondiale, ou encore au prix Nobel de littérature (1957) Albert Camus qui s’engagea dans la résistance et contribua au journal clandestin Combat pendant de longues années.
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[9]
Michel Leiris (1901-1990) est un écrivain, poète, ethnologue et critique d’art français.
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[10]
Interview de l’écrivain Philippe Delerm réalisée par Dorothée Barba pour la station de radio France-Inter, diffusée le 4 décembre 2016.
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[11]
Je fais ici référence de manière métaphorique à l’importance et/ou l’intérêt des propos qui sont développés dans le texte.
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[12]
Henri Michaux (1899-1984) est un écrivain, un poète et un peintre d’origine belge qui fut naturalisé français en 1955.
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[13]
La notion de signifiant peut se définir comme « l’élément significatif du discours (conscient ou inconscient) qui détermine les actes, les paroles et la destinée d’un sujet et à la manière d’une nomination symbolique » (Roudinesco et Plon, 2011, p. 1452).
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[14]
À mes yeux, la notion de transmission recouvre les dimensions de l’explicite et de l’implicite.
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[15]
Maurice Blanchot (1907-2003) est un romancier, un critique littéraire et un philosophe français.
1L’écriture occupe une place importante dans le champ du travail social. Il s’agit même d’un passage obligé pour les professionnels qui doivent sans cesse rédiger des rapports, des notes de synthèses, des projets, des comptes rendus et effectuer un ensemble de démarches administratives. Autant de documents indispensables dans le cadre d’une pratique soumise aux contraintes économiques, sociales et juridiques. À l’heure où les établissements médico-sociaux développent des procédures et des protocoles, ces « outils » permettent d’encadrer (ou contrôler) l’action menée afin de minimiser la notion de risques. « Le travailleur social est ainsi renvoyé constamment au support écrit, mais dans un rapport instrumental et ambivalent » (Bazin et Bouhouia, 2015, p. 52). Sa production scripturale constitue la plupart du temps une réponse à cette injonction. Dès lors, même si son investissement dans la rédaction des « écrits professionnels » paraît incontestable, l’idée selon laquelle le praticien s’exprimerait surtout à l’oral est très répandue.
2Philippe Crognier [2] aborde cette question dans l’un de ses articles. Il propose à cette occasion de réfléchir sur certaines représentations du travail social. Selon lui, on dit que les professionnels de ce milieu « n’écriraient pas. Ce serait d’ailleurs conforme à leur culture […]. Pire encore, ils ne sauraient pas écrire. À cause, dit-on, d’un différend qui les opposerait depuis longtemps à l’école. Et puis, sans que l’on puisse précisément expliquer pourquoi, ils auraient tout simplement peur d’écrire… Face à cela, on […] se chargerait d’écrire à leur place. On décrirait et analyserait leurs propres pratiques. On réfléchirait pour eux en les dépouillant in fine de leurs savoirs et savoir-faire » (Crognier, 2010, p. 138).
3Ce tableau est évidemment très caricatural mais il dépeint quand même une certaine forme de réalité. En effet, les praticiens du secteur sont aujourd’hui en partie absents de la recherche en travail social et de la littérature spécialisée. Ils ne participent que très rarement (et marginalement) à l’élaboration et à la diffusion des connaissances. Pourtant, ils disposent de nombreux savoirs acquis pendant leur parcours de formation initiale [3] et continue. Ils peuvent de plus mobiliser des savoir-faire directement issus de leur expérience clinique. Ils bénéficient donc d’un regard pertinent et d’une légitimité pour parler de leur métier. Force est de constater qu’ils doivent sans doute davantage s’en convaincre pour s’autoriser à écrire. Dans le contexte actuel, l’enjeu est de taille. Il appartient à chacun de prendre position, de s’exprimer librement, de présenter sa pratique, voire de la transmettre…
1 – L’écriture de « l’infra-ordinaire »
4S’il existe bien un aspect sur lequel le travailleur social peut, ou plutôt doit, apporter sa contribution, c’est probablement sur la notion de quotidien (relatif à son travail). Qui pourrait, mieux que lui, parler de cette dimension ? Le professionnel en est à la fois un protagoniste et un témoin privilégié. Par conséquent, il est certainement le plus à même pour en décrire l’atmosphère et les contours. Ce travail peut évidemment sembler futile, voire inutile, mais il est en réalité beaucoup plus ambitieux qu’il n’y paraît.
5C’est en outre ce que nous enseigne l’écrivain Georges Perec par l’intermédiaire de sa théorie de l’infra-ordinaire. D’après lui, il faut observer attentivement et notifier « ce qui se passe chaque jour et revient chaque jour, le banal, le quotidien, l’évident, le commun, l’ordinaire, […] l’habituel » (Perec, 1989, p. 11) afin de mieux en comprendre les ressorts. Pour y parvenir, nous devons transformer notre regard et saisir ce qu’il peut révéler. « Il m’importe peu que ces questions soient, ici, fragmentaires, à peine indicatives d’une méthode, tout au plus d’un projet. Il m’importe beaucoup qu’elles semblent triviales et futiles : c’est précisément ce qui les rend tout aussi, sinon plus, essentielles que tant d’autres au travers desquelles nous avons vainement tenté de capter notre vérité » (ibid., p. 13).
6La notion d’infra-ordinaire constitue, chez Georges Perec, une authentique source de réflexion qui lui permet d’accéder à ce qu’il nomme la vérité du réel. Il utilise cette approche particulière dans la plupart de ses œuvres, ouvrant en compagnie de quelques autres [4] de nouvelles perspectives à l’écriture narrative.
7Dans le cadre du travail social, cette démarche présente de véritables potentialités. Elle offre un éclairage sur le déroulement du quotidien, quitte à le réinterroger et/ou y remettre du sens. Elle redonne au passage une place prépondérante à la clinique éducative [5]. Il s’agit là de bases solides et fécondes pour envisager le développement d’une littérature produite par les praticiens du secteur. Alors, bien sûr, ce processus d’écriture suggère un travail conséquent. L’auteur doit d’abord intérioriser les éléments relatifs à son récit : les bruits de fond, l’ambiance, les aspects spatio-temporels, etc. Il lui faut ensuite, faire l’effort de l’analyse, pour organiser ses idées, les articuler et les faire interagir entre elles. Enfin, la dernière étape de cette démarche est celle de la projection. C’est l’occasion, pour l’écrivain [6], de retranscrire certaines de ses expériences (réelle, symbolique ou imaginaire) avec des mots qu’il dépose un à un sur le papier. L’ensemble de ce processus est indiscutablement long et parsemé de difficultés. Toutefois, il constitue à bien des niveaux, un outil indispensable au travail social.
2 – Les dimensions de l’écriture
8Envisager l’écriture, c’est, me semble-t-il, en percevoir l’intérêt et les enjeux. À ce titre, la production scripturale peut venir répondre à plusieurs objectifs, et notamment celui d’initier une réflexion ou, plutôt, un projet de réflexion. En effet, si la personne qui écrit choisit bien le thème qu’elle souhaite aborder, sait-elle vraiment d’avance où ce dernier va la mener ? Probablement pas avec certitude…
9En général, l’objet de l’écriture traduit les préoccupations, les sensibilités, les émotions ou encore les désirs et les intentions d’un auteur. Cependant, ces facteurs essentiellement psychologiques sont susceptibles d’évoluer. Ils sont soumis à la temporalité. Or la vérité du jour n’est pas forcément celle du lendemain. C’est pourquoi, entre la première lettre inscrite sur la feuille et le point final de sa production, l’individu-scripteur éprouve et s’éprouve dans cette expérience singulière. Il est traversé par différents mouvements qui témoignent de son rapport au monde.
10L’activité scripturale ne consiste pas seulement à reporter des mots sur un support, elle sous-tend aussi, un travail psychique de structuration et de développement. Je fais ici référence à la notion d’élaboration. Cette phase primordiale intervient à deux niveaux : avant de passer à l’écrit et pendant sa réalisation. Le premier représente une étape de préparation, quand le second se situe déjà du côté de la formalisation. Ne dit-on pas que les mots appellent les mots ? Mallarmé [7] défend cette position. Il ajoute d’ailleurs qu’il est bon de « céder l’initiative aux mots » (Mallarmé, 1945, p. 366). Dès lors, c’est peut-être la combinaison de ces deux dimensions qui offre à l’écriture ses qualités heuristiques. Elle semble à la fois capable de rendre compte d’une situation (réelle ou non) et d’en « extraire » des savoirs nouveaux. Elle apparaît donc comme une ressource pertinente dans la perspective du travail social. Il serait par contre regrettable de la réduire à cette seule fonction, car elle présente bien d’autres intérêts.
11Pour beaucoup d’auteurs [8], écrire est aussi un moyen de résistance, voire de « survivance ». Chacun peut y exprimer ses maux, les communiquer, les transmettre et ainsi les mettre à distance afin de les dépasser. C’est nécessairement un travail de liaison et de rupture. Une expérience qui permet à l’individu de « réaliser », c’est-à-dire de se réapproprier sa propre réalité en même temps qu’il la fait exister. Bien entendu, cette réalité est en partie transformée (remaniée) par sa propre subjectivité, ce qui la préserve du principe de reproduction et de répétition mortifère. Ce n’est pas une activité banale. Michel Leiris [9] revient sur sa dimension potentiellement cathartique dans sa célèbre préface à L’Âge d’homme. « Pour qu’il y eût catharsis et que ma délivrance définitive s’opérât, il était nécessaire que cette autobiographie prît une certaine forme, capable de m’exalter moi-même et d’être entendue par les autres, autant qu’il serait possible » (Leiris, 1946, p. 19).
12D’une certaine manière, l’activité scripturale permet de se détacher des mots (ou des maux) et de leur poids. C’est pourquoi elle présente autant d’intérêt dans le cadre du travail social, secteur régulièrement confronté à la souffrance, la détresse et la violence. Comme le dit si bien Philippe Delerm, « tout acte d’écriture est une façon de lutter contre la mort et donc de s’inscrire dans l’avenir » [10]. Ses propos situent parfaitement les enjeux d’une telle pratique. Il s’agit parfois de « survivre » au moment présent pour envisager la possibilité d’un futur. Dans cette optique, le recours à cette activité semble être un moyen de s’affranchir des contraintes spatio-temporelles (principalement de l’ici et maintenant). L’écrivain a tout le loisir de s’évader psychiquement durant l’élaboration de son récit. Il (re)vit les scènes qui se succèdent suivant le rythme de ses descriptions. Son travail manuscrit, véritable trace physique de sa réflexion, peut quant à lui traverser le temps (les jours, les semaines, voire les années). Les plus grandes œuvres traversent même les siècles…
3 – Donner corps au texte
13Écrire n’est pourtant pas chose facile. Il n’y a qu’à essayer pour s’en rendre compte. Cela n’a rien de naturel. Nous n’écrivons pas comme nous parlons. D’ailleurs, si l’activité scripturale, à l’image de la communication orale, suppose une intention préalable (un désir), sa mise en œuvre est radicalement différente. La parole, principal outil de socialisation chez l’Homme, s’inscrit dans l’instant présent quand l’écriture est plutôt un langage de l’après-coup. Elle exige d’ailleurs un profond travail de réflexion. Celui qui souhaite entreprendre ce processus doit avant tout définir ses objectifs afin de structurer sa pensée. Ce n’est qu’à cette condition qu’il peut ensuite la matérialiser et lui donner cohérence. Pour cela, il est fondamental d’accorder une grande attention (et du temps) à l’élaboration d’un plan susceptible de constituer le « squelette » du récit. Dans cette perspective, chaque terme peut se révéler important. Aussi, l’auteur se questionne nécessairement sur la manière de retranscrire le plus fidèlement possible ses idées. Comment peut-il mettre les mots à son service pour donner « corps » au texte ?
14La notion de « corps » renvoie, selon moi, à plusieurs dimensions du texte : celle de la forme de ce dernier, et de sa « densité » [11] (le fond). D’un côté, il s’agit de s’intéresser à l’esthétisme de l’écriture, d’être sensible à l’harmonie des rythmes, des tempos et des sonorités qui se succèdent. De l’autre, il est plutôt question d’appréhender son contenu, c’est-à-dire les sujets, les opinions et les thèses qu’elle (l’écriture) développe. Ce sont là deux aspects bien différents. Pourtant, l’écrivain doit, dans la mesure du possible, s’attacher à l’un comme à l’autre, sous peine de produire quelque chose de difforme et/ou de totalement « creux ». Or ce double enjeu mérite qu’on s’y arrête quelques instants. En effet, c’est peut-être l’un des éléments susceptibles d’expliquer la réticence des travailleurs sociaux au moment de contribuer (dans les revues de recherche, les revues professionnelles et la presse spécialisée) à la transmission et la valorisation de leur métier. Craignent-ils de ne pas pouvoir qualifier ce qui se joue et ce qui se noue dans leur pratique quotidienne ? L’écriture est-elle ainsi, une trop grande prise de risque pour eux ?
15Il est d’emblée très difficile d’apporter des réponses à ces deux questions. Pour le faire, il faudrait sans doute, réaliser une enquête sur ce sujet. Mais sans aller jusqu’à ce travail, nous pouvons quand même insister sur la notion d’engagement qui paraît indispensable à l’activité scripturale. Écrire demande du calme, de la sérénité et surtout du temps. Des conditions qui semblent toutes, pour le moins, éloignées de la réalité quotidienne de ces praticiens. Dès lors, peuvent-ils sérieusement tenter l’expérience ? En ont-ils seulement le temps ?
16L’exercice de l’écriture est un acte essentiellement solitaire. La personne qui souhaite s’y essayer se retrouve, un moment donné, seule face à elle-même. Elle n’a alors d’autre choix que celui de confronter ses désirs avec ses peurs les plus obscures, ses doutes et ses angoisses. La souffrance est, pour beaucoup d’auteurs, une dimension inhérente à ce processus, ce qui demande effort et persévérance. Comme l’expliquait fort bien Henri Michaux [12] : « J’étouffais, je crevais entre les mots » (Michaux, 1961, p. 340). Avec cette expression, il laissait transparaître un rapport parfois viscéral à la création. Une manière pour lui de rappeler qu’il n’hésitait pas à se lancer corps et âme dans l’exigence de son art. Son exemple démontre que l’écriture est le fruit d’un intense travail de projection. Elle apparaît à cet égard comme un lien entre la sphère personnelle-intime et le champ de l’Autre.
4 – L’écriture : un lien au champ de l’Autre
17La mise en œuvre d’un travail scriptural suppose, au départ, l’identification d’un destinataire (réel, symbolique ou imaginaire). Généralement, l’écrivain adapte son discours en fonction de ce dernier. Si on prend l’exemple du travail social, le vocabulaire employé lors de la rédaction d’un document dépend en principe de sa visée et des lecteurs qui vont en prendre connaissance. On ne s’adresse pas de la même façon à l’un de ses collaborateurs et à son supérieur hiérarchique. C’est pourquoi il convient de situer l’écriture et plus largement la question du langage dans une rencontre entre le sujet (celui qui s’exprime) et l’Autre (ce qui est extérieur au sujet – l’altérité).
18Jacques Lacan a très souvent insisté sur ce postulat dans ses enseignements. Il en a d’ailleurs développé une théorie que je propose d’aborder brièvement. D’après lui, l’existence du sujet se pose essentiellement dans son rapport à l’Autre (et donc au langage). Il affirme que l’être humain jouirait d’une double naissance : la première comme « vivant » (naissance biologique) et la seconde comme « parlant » (naissance de l’être subjectif), ou en tout cas comme individu capable de faire usage du langage (à l’oral, puis à l’écrit). Cette deuxième naissance lui permettrait ainsi de devenir l’auteur de sa vie. Toutefois, il lui faudrait au préalable apprendre à manier les subtilités de la langue. Pour cela, il n’aurait pas d’autre choix que celui de se confronter à l’altérité car « l’autre n’est pas simplement l’autre qui est là, mais, littéralement, le lieu de la parole [et probablement de l’écriture] » (Lacan, 1994, p. 80). Il « représente la structure symbolique primordiale, trésor du signifiant et du langage […]. Il est l’adresse supportant le désir du sujet » (Ponnou, 2014, p. 32). Comme nous pouvons le constater, l’Autre est instance relativement complexe, susceptible d’être aussi bien le destinataire du langage, que sa source première. Effectivement, on ne saurait « fonder la parole à partir d’autre chose qu’elle-même » (Heidegger, 1976, p. 15). C’est pourquoi, lorsque le petit enfant commence à s’exprimer, il le fait en empruntant le vocabulaire de ses parents et des adultes de son entourage. Il se « construit » par l’intermédiaire de leur discours et de sa relation toute particulière au signifiant [13]. Comme le précise Jacques Lacan, le sujet est « le signifié de la pure relation signifiante » (Lacan, 2001, p. 581). En d’autres termes, il est le produit d’un environnement singulier, traversé par les multiples dimensions de l’Autre.
19Ce rapide détour par la théorie lacanienne permet de mieux appréhender la fonction de l’altérité dans le développement du langage. C’est un enjeu majeur de la petite enfance et probablement au-delà. N’oublions pas que l’être humain apprend tout au long de son existence. Il réalise ses propres expériences et en retire de nouveaux savoirs. Sa quête perpétuelle du langage le pousse à aller toujours plus loin, à progresser et à évoluer.
20L’écriture, véritable extension du domaine de la parole, n’échappe pas à cette logique. L’auteur, quel qu’il soit, se réfère toujours à des modèles. Il prend exemple sur d’autres, choisissant ici et là les références qui l’intéressent pour étayer son travail. Ce phénomène est encore plus évident dans le milieu littéraire où les écrivains s’inscrivent dans un certain lignage et revendiquent même une forme de filiation (théorique, stylistique, philosophique, etc.). Le plus souvent, ils évoquent assez naturellement leurs inspirations, au même titre que leurs références artistiques, culturelles et historiques. C’est peut-être une manière pour eux de prolonger ce qui leur a été transmis…
5 – Écriture, lecture et/ou interprétation ?
21Comme je viens de l’évoquer, la question du langage soulève l’idée d’une transmission. L’être humain ne cherche-t-il pas à transmettre [14] « quelque chose » lorsqu’il s’exprime ? N’est-ce pas son intention ?
22Dans le cas du travail social, nous avons vu que l’écriture pouvait être une ressource et un outil permettant d’expliciter les ressorts du quotidien. Encore faut-il que les praticiens du secteur s’inscrivent dans cette dynamique. Mais, il s’agit d’une démarche complexe car « le quotidien, très souvent, ça ne laisse pas de trace. Comment dire l’indicible ? Comment recueillir dans les mots l’innommable ? » (Rouzel, 2004, p. xix). Ce problème de fond est évidemment difficile à résoudre. C’est pourquoi il paraît indispensable d’accepter les hésitations, les soubresauts et les impasses du langage pour commencer à produire. Il serait illusoire de croire que l’écrivain est tout-puissant. Il y a toujours une part du discours qui lui échappe et qui résiste à s’écrire. Ce dernier doit en tenir compte – c’est-à-dire composer avec ses limites, son propre manque à être et sa relation aux mots. Finalement, son travail consiste peut-être à se frayer un chemin dans les tours et les détours de la langue, guidé par la seule puissance de son énergie créatrice. De cette manière, il peut soigneusement donner forme et sens à son écrit pour lui conférer sa dimension signifiante.
23Pour autant, l’auteur est-il totalement maître de son discours et de la portée de ses mots ? Nous serions tentés de répondre positivement à cette interrogation. Cependant, ce serait trop vite oublier le poids de l’inconscient dans l’activité scripturale. Comme l’explique Marguerite Duras, « l’écriture, c’est l’inconnu de soi » (Duras, 1993, p. 52). En effet, le sujet obéit aux lois de l’inconscient sans les connaître. Il est, malgré lui, dépassé par l’empreinte qu’il laisse dans le langage. Je veux ici non seulement parler de la trace physique (des phrases qu’il rédige) mais aussi de la trace symbolique, celle du signifiant. Dans Après coup (1983), Maurice Blanchot [15] attire justement notre attention sur ce point lorsqu’il affirme : « Jamais tu ne sauras ce que tu as écrit, même si tu n’as écrit que pour le savoir » (Blanchot, 1983, p. 85).
24Il faut dire que l’exercice de l’écriture met en jeu le choix des mots – leur polysémie, leur association – ainsi que le recours à la ponctuation et aux blancs (ces écarts entre les mots). Par conséquent, même si l’auteur « habite » son récit, il n’en a jamais la pleine « maîtrise ». Généralement, son travail peut faire l’objet de plusieurs interprétations. On dit alors qu’il est possible de lire entre les lignes et de passer outre le sens premier des mots. C’est ce qui rend la tâche du lecteur à la fois complexe et passionnante.
25Celui qui tente de déchiffrer les traces du signifiant entreprend nécessairement un mouvement de pensée (et d’appropriation). Il vit l’écrit, le ressent à sa manière, avec sa subjectivité. Il s’efforce, comme il peut, de saisir un sens toujours en fuite. Néanmoins, c’est quand il croit s’en être emparé qu’il comprend qu’il n’en est rien. À l’évidence, il ne peut pas tout traduire. Le philosophe Jacques Derrida illustre parfaitement cette quête impossible par l’intermédiaire de sa théorie de la « différance ». Selon lui, il s’agit de « ce qui s’écrit ou se lit, mais […] ne s’entend pas » (Derrida, 1972, p. 4). Il définit cette notion comme un processus de temporisation (d’espacement dans le temps) permettant de percevoir les écarts de sens dans le langage. Si nous prenons l’exemple de la lecture, l’individu qui se retrouve confronté aux mots cherche toujours à en interpréter la dimension signifiante. Pour autant, la réflexion qu’il engage ne se limite pas seulement au moment de l’immersion dans le texte. Elle se déploie aussi et surtout dans l’après-coup. C’est d’ailleurs ce qui lui permet de mieux entrevoir les subtilités du discours.
6 – Pour conclure
26À l’image du romancier, de l’essayiste ou du journaliste, le travailleur social est l’auteur d’une pratique riche et porteuse de sens. Dès lors, pourquoi ne pourrait-il pas en faire le récit ?
27La réflexion que j’ai conduite laisse apparaître les nombreux enjeux de cette démarche. Si, d’un côté, l’écriture implique un engagement et une responsabilité, elle constitue, de l’autre, une source d’enrichissement car elle favorise l’élaboration des savoirs ainsi que leur circulation. Il appartient donc aux praticiens d’en prendre conscience pour tenter l’expérience et dépasser leurs propres réticences. À mes yeux, l’activité scripturale est une action profondément politique puisqu’elle représente une proposition (subjective) dont il est impossible de mesurer la portée à l’avance…
Bibliographie
Bibliographie
- Bazin, H., Bouhouia, T. (2015). « Écriture de soi et travail social ». Les Cahiers pédagogiques, n° 518, pp. 52-53.
- Blanchot, M. (1983). Après coup. Paris : Les Éditions de Minuit.
- Crognier, Ph. (2010). « Pratiques d’écriture en travail social : de quelques tensions… ». Empan, n° 79, pp. 138-144.
- Derrida, J. (1972). Marges de la philosophie. Paris : Les Éditions de Minuit, coll. « Critique ».
- Duras, M. (1993). Écrire. Paris : Gallimard, coll. « Folio ».
- Heidegger, M. (1976). « La parole », in Acheminement vers la parole. Paris : Gallimard.
- Lacan, J. (2001). Autres écrits. Paris : Seuil.
- Lacan, J. (1994). La relation d’objet. Séminaire IV. Paris : Seuil.
- Leiris, M. (1946). « De la littérature considérée comme une tauromachie ». Préface à L’ Âge d’homme. Paris : Gallimard.
- Mallarmé, S. (1945). Œuvres complètes. Paris : Gallimard.
- Michaux, H. (1961). Connaissance par les gouffres. Paris : Gallimard.
- Ponnou, S. (2014). Lacan et l’éducation. Manifeste pour une clinique lacanienne de l’éducation. Paris : L’Harmattan.
- Perec, G. (1989). L’Infra-ordinaire. Paris : Seuil, coll. « Librairie du XXIe siècle ».
- Roudinesco, E., Plon, M. (2011). Dictionnaire de psychanalyse. Paris : Fayard.
- Rouzel, J. (2004). Le quotidien en éducation spécialisée. Paris : Dunod.
Notes
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[1]
Sébastien Fournier est éducateur spécialisé dans un Institut thérapeutique éducatif et pédagogique (ITEP) situé dans le département de l’Ain (France). Il est aussi étudiant en Master philosophie et psychanalyse à l’Université Paul-Valéry Montpellier 3.
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[2]
Philippe Crognier est docteur en sciences de l’éducation. Il a consacré de nombreuses recherches à l’écriture dans le secteur du travail social.
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[3]
En France, trois années d’études post-baccalauréat sont nécessaires pour devenir travailleur social.
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[4]
Je fais ici référence aux philosophes Roland Barthes et Henri Lefebvre.
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[5]
L’expression « clinique éducative » désigne, ce qui veut appréhender le sujet (individuel ou collectif) dans son contexte afin de viser son évolution.
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[6]
Le terme d’écrivain est utilisé pour désigner toute personne en situation d’écriture, quelles que soient sa pratique, son intention et les caractéristiques de sa production.
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[7]
Stéphane Mallarmé (1842-1898) est un poète français.
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[8]
Je pense notamment à des écrivains comme Primo Levi et Jorge Semprun, tous deux déportés dans les camps de concentration nazis durant la Seconde Guerre mondiale, ou encore au prix Nobel de littérature (1957) Albert Camus qui s’engagea dans la résistance et contribua au journal clandestin Combat pendant de longues années.
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[9]
Michel Leiris (1901-1990) est un écrivain, poète, ethnologue et critique d’art français.
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[10]
Interview de l’écrivain Philippe Delerm réalisée par Dorothée Barba pour la station de radio France-Inter, diffusée le 4 décembre 2016.
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[11]
Je fais ici référence de manière métaphorique à l’importance et/ou l’intérêt des propos qui sont développés dans le texte.
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[12]
Henri Michaux (1899-1984) est un écrivain, un poète et un peintre d’origine belge qui fut naturalisé français en 1955.
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[13]
La notion de signifiant peut se définir comme « l’élément significatif du discours (conscient ou inconscient) qui détermine les actes, les paroles et la destinée d’un sujet et à la manière d’une nomination symbolique » (Roudinesco et Plon, 2011, p. 1452).
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[14]
À mes yeux, la notion de transmission recouvre les dimensions de l’explicite et de l’implicite.
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[15]
Maurice Blanchot (1907-2003) est un romancier, un critique littéraire et un philosophe français.