Notes
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[1]
Cet article est issu du mémoire DEIS de Stéphanie Canovas (voir bibliographie).
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[2]
Traduction française en 2009 d’un ouvrage publié en 1993 aux États-Unis ; cet ouvrage est préfacé par Liane Mozère, professeur de sociologie. Elle décrit dans cette préface la révélation qu’elle a eue en écoutant Joan Tronto, dans la proximité qu’elle y voit avec les travaux de Jean Oury à La Borde et où travaillait également Félix Guattari.
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[3]
C’est à la même époque qu’apparaît la deuxième vague autour de l’empowerment issue des luttes féministes, du travail social et de la psychologie communautaire ; et pour la « petite histoire », l’empowerment, conceptualisé par le travail social, est repris dans d’autres disciplines dans les années 1990 par les sciences de l’organisation ou de gestion dans les institutions internationales, sans jamais faire référence à la conceptualisation de ces années.
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[4]
C’est le cas du travail social en particulier, en France, notamment avec la création du premier diplôme en 1917 des ancêtres du travail social que sont les surintendantes d’usine : étrange figure que ces femmes au milieu des entreprises et dans ce monde patriarcal.
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[5]
Pour illustrer, nous pouvons évoquer l’idée d’une supérette des pratiques incestueuses et pédophiles parmi les exclus à Outreau ou l’image de l’enfant sauvage, hors civilisation, à Drancy.
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[6]
À propos de l’affaire d’Angers, Le Figaro titre « L’inertie des services sociaux en accusation », le 28 février 2005 et Libération dénonce « Les œillères des services sociaux face à la misère » le 9 avril 2005.
- [7]
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[8]
http://www.lemonde.fr/politique/article/2010/08/03/pour-la-presse-anglo-saxonne-nicolas-sarkozy-reprend-son-role-de-super-flic
- [9]
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[10]
Seul organisme en mesure de diffuser des éléments quantitatifs puisqu’à cette période l’Observatoire national de l’enfance en danger (ONED) a peu de recul (création en janvier 2004).
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[11]
Il n’est pas ici question de relativiser la gravité de ces situations mais de rendre compte d’un traitement équilibré et raisonné de ces questions.
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[12]
L’invocation des affaires par le nom des villes marque le procédé d’ellipse et renvoie à l’indicible (le raccourci passe sous silence des éléments nécessaires à la compréhension) : le ministre s’adresse aux citoyens par un implicite qui fait appel à la formulation journalistique.
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[13]
Les interventions de Maurice Berger pédopsychiatre sont illustratives sur ce point. Sollicité tant à la télévision (émission « Télé matin » France 2) que lors d’une chronique sur France Culture, il propulse la controverse par le biais de formulations-chocs ; il titre ses ouvrages « Ces enfants qu’on sacrifie… au nom de la protection de l’enfance », « L’échec de la protection de l’enfance », etc.
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[14]
Lors du travail législatif sur le texte de 2007, le groupe communiste a bien usé de la terminologie « maltraitance sociale » en lien avec la montée exponentielle des situations de précarité, mais l’imputation causale n’a pas été retenue.
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[15]
Données issues d’entretiens avec dix professionnels et de la consultation de dossiers référant à des évaluations suite à informations préoccupantes.
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[16]
Cette recherche-action pourrait œuvrer à l’élaboration d’un référentiel d’évaluation des situations familiales à partir d’une approche ascendante et démocratique du champ d’expertise (modes de diffusion, constitution du forum, expression du contradictoire, etc.).
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[17]
International Federation of Social Workers (http://ifsw.org/policies/definition-of-social-work/).
1 – Introduction
1Cet article est issu d’une rencontre entre l’une, assistante de service social au cœur de la pratique professionnelle de la protection de l’enfance et l’autre, aujourd’hui chercheure en sciences sociales, issue également d’une longue expérience du travail social. Si la première était en prise avec la protection de l’enfance en actes [1], la seconde était dans la mise à l’épreuve du care comme grille d’analyse de la question sociale. L’intérêt de cette rencontre était aussi dans le fait d’avoir comme acquis une culture professionnelle réflexive liée à l’activité même du travail social. Cette réflexivité souvent invoquée par les chercheurs en sciences sociales et rarement explorée vient en contrepoint du travail d’analyse effectué dans les études de cas, de façon à faire avancer la conceptualisation. Dans notre cas, ce sera la sollicitation de notre hypersubjectivité (Perrault-Soliveres, 2001) comme vecteur de connaissances, nous engageant à travers corporéité et historicité, à savoir nos propres parcours personnels, professionnels et intellectuels comme caisse de résonance de notre réflexion.
2La problématisation survient donc au plus près de l’action et s’éprouve en contexte (Paperman, 2013) avec l’introduction d’une nouvelle notion juridique : l’information préoccupante issue de la loi du 5 mars 2007 (loi 2007-297) rénovant la protection de l’enfance. Ainsi, à partir de la grille d’analyse du care, la finalité est de comprendre l’essor et les effets de la reformulation du champ de l’enfance en danger au cours des années 2000, en s’attachant à décrire les enjeux sociaux et politiques qu’elle soulève. Dans cette perspective, l’intention n’est pas de légitimer les usages de la maltraitance ou les pratiques des acteurs (familles, institutions, professionnels) mais de rendre visibles les questions qui traversent la recherche au plus près des contradictions que pose l’intervention au titre de l’enfance en danger.
3Dans un premier temps, nous regarderons le care comme analyseur et notamment au regard de la société du risque, concept élaboré par Ulrick Beck au milieu des années 1980, et comment le care permet d’élaborer une méthodologie en prenant appui sur l’éthique du care. Puis, nous utiliserons, dans un deuxième temps, une seule des dimensions méthodologiques de cet article, celle de l’analyse des conditions d’émergence et de la carrière du problème public de l’enfance en danger (Gusfield, 2009). Partant du préalable de l’évidence unificatrice « tout le monde est pour la protection de l’enfance » – il est en effet peu probable qu’une institution déclare qu’elle souhaite que les enfants soient maltraités –, nous nous attachons à décrire la culture des problèmes publics, à savoir le sens et la mise en scène qui structurent la problématique de l’enfance en danger en tant que problème social. Autrement dit, la construction d’une politique publique repose sur une représentation du problème, de ses effets et par là même la sélection des solutions censées le résoudre.
4Dès lors, il ne s’agit pas de faire l’exégèse du texte législatif du 5 mars 2007, mais d’en saisir la portée heuristique, l’objectif étant de répondre à ces questions : que nous dit la requalification du champ de l’enfance en danger avec l’introduction de la notion d’information préoccupante des enjeux dans la définition du problème public ? Quelles sont les normes, les valeurs et les croyances véhiculées à l’aube des années 2000 ? Comment le paradigme sécuritaire autorise-t-il à un glissement de l’intervention au nom de l’enfance en danger vers des dispositifs qui relèvent de logiques proactives (Bodin, 2012) et correctives ? Quels sont les mécanismes de renégociation des référentiels par les acteurs (familles, institutionnels et professionnels) à partir de l’appréhension de la logique d’action locale ? Enfin, un troisième temps bouclera avec la vision du care sur ces conditions d’émergence et sur l’injonction paradoxale de rendre transparente la situation de l’enfant et de maintenir invisible le réel des enfants et de leur famille.
2 – Le care comme analyseur
5C’est au sein de la psychologie morale que surgit le care, dont Carol Gilligan est la pionnière à la fin des années 1970. Son livre, In a different voice (1982), a permis d’engager le débat mais sa traduction française, Une si grande différence (1986), est restée pratiquement sans écho à sa sortie. Il faudra attendre les années 2000 pour que les travaux des chercheuses françaises (Patricia Paperman, Sandra Laugier, Pascale Molinier) commencent à diffuser à la fois des travaux sur le care (soins infirmiers, assistance à la personne, etc.) et la traduction des travaux de Joan Tronto [2]. Carol Gilligan dans son ouvrage In a different voice a montré que la responsabilité pour autrui consiste à entendre et prendre en compte ce qui se passe dans les relations avec les autres, en prêtant attention au point de vue de chacun de façon à ce que les différentes voix soient entendues. Elle insiste sur le fait que ce sont souvent les femmes qui sont porteuses de cette préoccupation parce qu’elles sont en charge de la vie domestique. Son approche a pu être comprise comme étant une activité uniquement du côté des femmes ; or son ouvrage vient plutôt dénoncer le fait que ce souci concret d’autrui est habituellement compris dans la psychologie morale traditionnelle comme une impossibilité de s’en rapporter à des principes universels et serait du ressort de valeurs dites féminines dans la sphère privée.
6En philosophie morale, des travaux comme ceux de Nel Noddings par exemple tentent de définir le care à travers l’éthique du care, comme une disposition morale s’opposant à l’éthique de la justice ; là encore, l’éthique du care s’appuie sur le souci de l’autre concret, mais se définit comme étant naturellement portée par les femmes. La critique sera celle de dénoncer cette approche comme un essentialisme de genre et de faire comme si l’éthique du care était décontextualisée, sans inscription dans un rapport social. Quant à la philosophie politique, elle regarde le care dans son rapport aux théories de la justice ; ce sont par exemple les travaux de Martha Nussbaum (le care au cœur des capabilités), ceux d’Eva Feder Kittay (l’élaboration d’un troisième principe de justice redistributeur équitable de care), ou ceux de Susan Okin (rôle prépondérant de l’empathie sur la façon de construire les principes de justice). Tous ces travaux vont chercher comment le care peut s’intégrer pour penser une théorie de la justice et portent un regard critique à la fois sur la théorie de la justice de Rawls, mais également sur la vision de Habermas dans sa façon de concevoir la délibération, notamment dans sa définition historique de l’espace public. La sociologie, quant à elle, se concentrera sur le care comme activité, comme travail. Ainsi, de nombreux travaux autour de l’éducation, du travail social et de la santé ont été conduits à partir de ces différentes approches du care. Joan Tronto publie en 1993 Moral boundaries. A political argument for an ethic of care. Celle-ci y revient sur ses contributions en questionnant deux points essentiels à cette étape des débats : le premier est dans l’opposition entre care et justice ; en effet, le care finit par apparaître comme une façon de corriger les manques des théories de la justice en ajoutant un regard et une prise en compte des particularités des trajectoires de vie. Le deuxième point est celui de penser le care uniquement du côté des femmes, dont le risque en est la naturalisation, mais principalement l’occultation des rapports de force qui masquent le fait que ce sont les personnes les plus démunies à qui échoue le travail du care, homme ou femme.
7Joan Tronto élabore le care comme un processus social complexe qui tisse des relations avec la justice ; il convient alors de tenir ensemble care et justice, particularité et universalité, le tout dans des processus contextualisés, historicisés, à propos desquels la question du rapport social est centrale.
8Défini ainsi, le concept de care recouvre à la fois les champs de la souffrance ou de l’assistance et met en lumière la nature vulnérable, dépendante et interdépendante des êtres humains. Nous retiendrons la définition de Joan Tronto et Bérénice Fisher : « Au niveau le plus général, nous suggérons que le care soit considéré comme une activité générique qui comprend tout ce que nous faisons pour maintenir, perpétuer et réparer notre “monde”, de sorte que nous puissions y vivre aussi bien que possible. Ce monde comprend nos corps, nous-mêmes et notre environnement, tous éléments que nous cherchons à relier en un réseau complexe, en soutien à la vie » (2009, p. 143).
9Le care s’inscrit dans le désir de faire valoir l’attention aux autres singuliers, aux détails de la vie humaine enracinée dans l’expérience vécue. Cette attention a ceci de remarquable qu’elle est surtout non remarquée, tellement elle semble évidente à la préservation, à l’entretien d’un monde humain. Ce terme de care est également indissociable des dimensions de singularité et d’engagement personnel, mais aussi, pour partie, de proximité.
10Ce travail de définition cherche à déconstruire l’idée que celui-ci serait l’attribut des plus démunis, des malades, des handicapés ou des personnes âgées. Il cherche pareillement à éviter de rabattre cette notion sur un sentimentalisme banalisé ou une version médicalisée de l’attention aux autres. Il s’agit alors de reconnaître que la vulnérabilité ou la dépendance ne sont pas des accidents de parcours qui n’arrivent qu’aux autres, mais sont bien constitutives de la vie humaine.
11Somme toute, le care est constitué de la référence à un individu concret pris dans un réseau d’interdépendance avec d’autres individus et surtout une interdépendance en lien avec la vulnérabilité de la vie humaine, qui concerne tout le monde. Assurément, certains sont plus vulnérables que d’autres et le care interroge les raisons pour lesquelles certains sont plus vulnérables que d’autres. Le maintien et le développement de nos subjectivités dépendent d’autres qui accompagnent, partagent ou soignent. La vulnérabilité est loin de caractériser un état transitoire (ou un état pathologique) qui devrait être dépassé pour accéder à l’autonomie. C’est une modalité irréductible, comme une sorte d’invariant anthropologique. Le care est donc à la fois une disposition morale, une attitude et une pratique.
12Joan Tronto tente de rassembler les connaissances générées par le care pour en faire une théorie sociale holiste ; aujourd’hui, ce champ de recherche fabrique une grammaire pouvant saisir et relier ces connaissances pour en faire émerger les significations politiques. Trois dimensions caractérisent le care dans cette perspective :
- La première est que le care est relationnel : ce premier point est d’ailleurs un des éléments qui peut empêcher l’appréhension de toutes les dimensions du care, car il se situe au niveau individuel et peut être compris comme étant dans cette seule et unique relation duale ; un équilibre est à trouver entre l’importance de l’attention à l’autre et le fait que le care n’est pas que cela. Les êtres humains sont en permanence dans, avec et en dehors de la relation avec les autres (le dehors se définissant par rapport à la relation), ils sont tous vulnérables et fragiles et ont recours à d’autres à certains moments. Enfin, nous sommes tous donneurs et receveurs de care ; à tout moment dans la société, il y a ceux qui sont le plus dans le besoin et ceux qui sont le plus en capacité de s’aider eux-mêmes et d’aider les autres. Cela évolue dans le temps et nos besoins et capacités actuelles ne sont pas les mêmes qu’hier et demain.
- La deuxième est que le care est contextuel : si les besoins peuvent avoir des caractéristiques universelles (besoin de nourriture, d’eau, de reconnaissance, d’amour, etc.), les manières d’y répondre sont contextualisées et le care demande de l’attention aux circonstances dans lesquelles elles se déploient.
- La troisième est que le care se doit d’être démocratique et inclusif : la référence démocratique est essentielle parce qu’il existe du care organisé qui ne fait pas référence à la démocratie. Par exemple, le colonialisme qui, par son discours narratif, se justifie dans un discours du care en se préoccupant des populations indigènes par le fait de vouloir les civiliser, c’est-à-dire leur inculquer les normes culturelles et sociales des pays colonisateurs, en valorisant les ressources naturelles au profit du système économique capitaliste ; ou bien l’aide alimentaire en direction des pays émergents dont l’objectif est de donner à manger à ceux qui ont faim sans se préoccuper du pourquoi de la situation et en rendant invisible le fait que c’est avant tout un moyen de soutenir l’industrie agroalimentaire des pays du Nord. Par ailleurs, la distribution des responsabilités est également à prendre en compte dans cette référence à la démocratie et cette distribution et/ou l’assignation à responsabilité est avant tout collective.
13C’est à partir de ce point de vue que nous regarderons le concept de la société du risque (Tronto, 2012) tel qu’il a été conceptualisé au cours des années 1980.
2.1 – Le risque du point de vue du care
14Le concept de la société du risque est apparu au milieu des années 1980 juste après que les théoriciennes féministes eurent commencé à argumenter sur le care [3]. Trois auteurs sont reconnus sur la conceptualisation de la société du risque : Ulrick Beck en Allemagne avec la société du risque en 1986 (traduit cette même année), Anthony Giddens au Royaume-Uni avec The Constitution of Society. Outline of the Theory of Structuration en 1984 (traduction française en 1987, La constitution de la société) et François Ewald avec L’État Providence en 1986.
15Ces trois auteurs nous disent qu’une nouvelle forme de risque se fait jour et signe la naissance d’une nouvelle phase de la modernité dite postmodernité ; celle-ci met en lumière les conséquences non intentionnelles de l’action sociale en se plaçant de façon classique au-dessus de la société : il y a un implicite sur cette vision, comme normale et évidente, mais sans jamais le rendre visible. La plupart du temps, les chercheurs et/ou les intellectuels oublient de dire d’où ils parlent et le prennent encore moins en compte dans leurs analyses ; pourtant, situer de quoi et de qui il s’agit, le rapporter à une historicité semblent être le b.a.-ba d’un propos nous présentant une nouvelle phase de la modernité. La société du risque pour Ulrick Beck et Anthony Giddens est de nature différente de celle du XIXe ou du XXe siècle parce que les risques qui étaient calculables et prévisibles ne le sont plus et on ne peut plus être sûr des responsabilités et des causes et donc les garantir. Quant à François Ewald, il nous engage à penser que la nature des risques postmodernes oblige à une philosophie de la précaution et des politiques de prévention. Ulrick Beck résume cela en disant : « On peut résumer la force qui oriente la société de classe par la phrase : j’ai faim ; de l’autre côté, on exprime ce qui est en mouvement dans la société du risque par la déclaration : j’ai peur ; la banalité de l’anxiété prend la banalité du besoin » (Beck, 2001, p. 49, cité par Tronto, 2012). Cette peur est celle d’une impossibilité de contrôler quoi que ce soit de son périmètre de vie et son concept de modernité réflexive rend compte du fait qu’il n’y a pas une augmentation de la maîtrise et de la conscience mais une conscience plus importante que la maîtrise est impossible. L’État providence est ainsi remis en question, notamment par l’incapacité à anticiper les nouveaux risques, à ne pas avoir de prise sur leurs causes, par son impuissance face à l’incertitude du devenir de la planète et à protéger véritablement ses ressortissants. Cependant, Joan Tronto rappelle que l’approche d’Ulrick Beck de la condition humaine est celle d’un homme fini, préoccupé de maîtrise et de contrôle et ne pouvant pas identifier les agents politiques qui ont rendu possible cette postmodernité. D’autre part, ce « nous » employé par Ulrick Beck désigne avant tout un homme blanc appartenant à une élite intellectuelle vivant en Europe, et le « j’ai peur » remplaçant le « j’ai faim » ne doit probablement pas s’adresser aux pauvres. Or celui-ci pose son propos sur la société du risque comme universel et valable pour l’ensemble de la planète. Ce qu’il ne doit pas savoir ou qui n’entre pas dans son modèle du monde, c’est que la vie des personnes marginalisées ou des pauvres est probablement plus risquée que la sienne ; son propos est pour ceux qui comme lui détiennent un certain contrôle de leur condition matérielle. De plus, ce concept de société du risque est dans le déni des rôles masculins et féminins ; en effet, métaphoriquement, la société du risque appelle une image d’un monde dangereux et induit la nécessité d’une protection et d’une gestion de la sécurité naturellement attribuée aux hommes alors que, dans le même pas de temps, la société évolue dans une intégration des processus féminins, notamment en ramenant le souci des autres et le décloisonnement de la sphère privée et de la sphère publique.
16Les travaux du care se sont déroulés sur la même période et les spécialistes de l’esclavage, du travail domestique, des classes populaires, et les féministes ont travaillé sur ce qu’Anthony Giddens appelle la sphère affective aux XIXe et XXe siècles ; elles ont ainsi identifié les formes du care, de l’éducation à la santé en passant par la professionnalisation [4] et ont également mis en évidence le sale care toujours effectué par les femmes et les hommes des classes populaires, ou appartenant à des groupes discriminés ou marginalisés.
17Considérer la vie humaine comme vulnérable inclut le risque, y compris celui des causes liées à l’activité humaine sur l’environnement ; pour le coup, les attentes par rapport à la science changent et énoncent d’emblée le fait que celle-ci aux côtés des autres savoirs peut apporter des éléments de compréhension. En réalité, gouverner par le risque entraîne une occultation du care lié à cette vulnérabilité constitutive de la vie humaine et l’affirmation du besoin de contrôle, en faisant peur et en multipliant les injonctions d’agir en citoyen éclairé, construit du paradoxe qui va entraîner de la méfiance envers les gouvernants. Du point de vue du care, c’est plutôt l’absence de confiance qui cause le sentiment de risque : « Faire partie d’une société dans laquelle on sent que tous les individus prennent soin des uns des autres pour identifier et attribuer des problèmes collectifs crée les conditions pour reconnaître ces dangers et les traiter honnêtement » (Tronto, 2012, p. 42). En outre, la société du risque présume que la société ne débat pas de ses besoins et se contente d’endurer les retombées de choix effectués par ceux qui décident à partir de ce qu’ils considèrent être leurs droits. Or cette mise en débat est centrale dans une société du care pour faire apparaître besoins et droits dans la même arène, sans les séparer. Si la société du risque se focalise sur le fait de contrôler les conséquences immédiates (temps court adapté au marché), le care ne raisonne pas uniquement dans le court terme mais pense les besoins de care également sur du long terme.
18L’ensemble de ces travaux permet de concevoir le care à la fois comme une disposition morale ou un ensemble d’actions, mais également comme une manière de décrire et de penser le pouvoir politique.
2.2 – Le care comme méthodologie
19Le care est aussi une méthodologie qui permet de construire un cadre d’analyse et de produire de la connaissance. Face à un ressenti de dichotomie entre un monde scientifique rationalisé organisé autour d’un point de vue de la pensée et présenté comme objectif et un monde social vécu de l’intérieur, c’est-à-dire à partir de préoccupations concrètes incarnées par et pour des gens, le care permet de comprendre cette séparation et de trouver des manières de la travailler en focalisant sur la relation comme processus et non comme objet de recherche. En outre, le care demande une description minutieuse des acteurs et des actions, en contextualisant et dans la compréhension du rapport social ; dans cette approche, le récit et la narration sont importants comme méthode d’investigation. Le care donne de la place au sensible, aux émotions, mais sans perdre de vue les rapports de domination et les structures qui les permettent. Travailler avec cette approche enjoint de sortir des points de vue positivistes pour produire des connaissances sur des entités généralement absentes comme les groupes de personnes en précarité, discriminés, marginalisés. L’approche de neutralité axiologique souvent enseignée dans les méthodologies qualitatives est l’argument renvoyé pour invalider une posture épistémologique comme celle-ci en disant que les connaissances produites concernent des études de cas et n’ont pas d’éléments génériques nécessaires à la légitimation d’une production dite scientifique. De surcroît, se situer dans une sociologie qui accorde de la place aux acteurs et à leurs expériences, c’est déployer une éthique du care (Paturel, 2010) à condition que ceux-ci soient reconnus comme sujets connaissants ; la coupure entre sujet et objet de la connaissance est généralement présente dans le traitement des données et cela veut dire une ligne de fracture entre le point de vue des acteurs et le point de vue de l’observateur et pousse à une position de surplomb alors que c’est la répétition des récits et leur confrontation qui vont faire émerger de la connaissance, validée d’un point de vue dialogique. On a ainsi accès à des réalités sociales ordinaires, c’est-à-dire à partir de l’expérience vécue dans la vie quotidienne.
20Le cadre méthodologique de cet article s’appuie sur cette grille du care et tend à décrypter deux logiques d’action qui cohabitent : une approche par les notables visibles dans l’arène médiatique, qui témoigne du poids des élites dans la définition du problème public aboutissant à la prévalence de la logique de détection dans le champ de l’enfance en danger (dont la législation sur l’information préoccupante), et les réalités et marges d’interprétation des acteurs sociaux dans un contexte donné, dont pour partie les travailleurs sociaux, en première ligne, sur la rencontre concrète avec les familles et enfants.
3 – Émergence de l’information préoccupante dans l’espace public
21L’hypothèse que nous formulons à partir de la déconstruction de la notion juridique d’information préoccupante est celle d’un renfort de l’immixtion des pouvoirs publics dans la sphère familiale au titre de l’enfance en danger. En fait, elle pose les fondements du dispositif pratique de mise en œuvre de la mission de dépistage attribuée aux départements à partir de la définition qui suit : « […] les personnes qui mettent en œuvre la politique de la protection de l’enfance […] ainsi que celles qui lui apportent leur concours transmettent sans délai au président du conseil général […] toute information préoccupante sur un mineur en danger ou risquant de l’être, au sens de l’article 375 du Code civil » (Article L.226-2-1 du CASF).
22La loi du 5 mars 2007 introduit ainsi deux notions essentielles : celle de l’obligation d’une transmission sans délai et celle de l’élargissement de la définition au risque de danger pour l’enfant. Néanmoins, elle n’apporte aucun contenu ou limites par rapport à la notion d’information préoccupante. Au travers de ces dispositions, il est question d’étendre l’intervention au titre de la protection de l’enfance afin de prévenir tout risque et ce, dans une temporalité restreinte.
23À partir d’une confluence dans la production d’idées vers une logique sécuritaire (Bonelli, 2004 ; Mucchieli, 2008), nous interrogeons les cadres d’interprétation du monde qui ont conduit à une inflexion du champ de l’enfance en danger à la fin des années 1990 et des années 2000. Du point de vue du référentiel global, la sécurité et le maintien de l’ordre social sont érigés comme priorités. Le paradigme sécuritaire fournit ainsi une grille de lecture qui vise à traquer le risque avec l’illusion de garantir la protection de tous. La logique sécuritaire imprègne tour à tour les représentations communes et les cadres de référence autour de la question de l’enfance en danger et les événements, les effets de médiatisation, les productions scientifiques vont influer sur l’opinion et les pouvoirs publics jusqu’à leurs inscriptions sur l’agenda politique. Le système de protection de l’enfance est (ré)interrogé à partir de cette lecture événementielle des questions liées à l’enfance. La médiatisation déclenche l’indignation et bouscule l’agenda politique avec des effets de balancier enfant en danger/enfant dangereux. Ainsi, la reformulation médiatique de l’enfance en danger se construit autour d’une vision clivée de deux figures : l’enfant victime et l’enfant violent.
3.1 – L’enfant victime, l’enfant en danger
24Si l’objectif ne se restreint pas à dénoncer le rôle des médias, il semble fondamental de souligner l’importance des registres argumentatifs mobilisés et leurs impacts sur la reproblématisation politique et in fine le processus législatif. Dans cette perspective, l’attention est portée sur les articulations qui ont permis l’émergence de la notion d’information préoccupante et de la loi du 5 mars 2012 relative au suivi des enfants en danger par la transmission des informations (Loi n° 2012-301).
25La figure de l’enfant victime (Gavarini, 2002) s’établit à l’aune des affaires. Les mass media valorisent une approche simplifiée, voire manichéenne de la problématique : à l’enfant désigné comme victime, on oppose l’image des parents coupables et barbares mais aussi celle des services sociaux et judiciaires dont les failles suscitent d’importantes polémiques. La visibilité du fait social s’établit autour de propos sensationnels et d’une hypermédiatisation des faits divers et l’appréhension de la question s’opère ainsi à partir du pire, de stéréotypes jusqu’à produire de puissants effets de déshumanisation [5]. Concernant la perception cognitive de l’enfance en danger, les articles rédigés par les journaux Le Figaro ou Libération sur les affaires d’Angers ou d’Outreau mobilisent les mêmes représentations et éléments explicatifs des drames [6]. L’approche médiatique se veut indépendante, et pourtant, elle est interdépendante pour construire un point de vue consensuel qui entraîne une dépolitisation dans le traitement de l’information et empêche l’expression du débat et du conflit.
26L’« affaire Marina » en 2009 peut s’avérer emblématique de ce processus circulaire. La mort d’une fillette de huit ans, torturée par ses parents, ouvre une fenêtre d’opportunité politique aux tenants de l’impéritie des services sociaux. Plus précisément, la députée Henriette Martinez présente un projet de loi ayant comme finalité une transmission systématique des informations en cas de déménagement de la famille lors d’une évaluation ou une action relevant de l’aide sociale à l’enfance (à l’exception des prestations d’aides financières) au département d’accueil : il s’agit bien de renforcer le dispositif de suivi des enfants signalés comme étant en danger et, en toile de fond, d’acter l’incompétence des services sociaux pour assurer la continuité de ces suivis. Nicolas Sarkozy, à l’occasion du 20e anniversaire de la Convention internationale des droits de l’enfant (CIDE) annonce les États généraux de l’enfance et se rallie à l’objectif « d’améliorer la transmission de l’information préoccupante […] pour éviter que le nomadisme de certaines familles ne leur permette d’échapper au contrôle et à la surveillance des services sociaux » (Daadouch, 2011).
27Suscitant de vives controverses [7], le projet de loi relatif au suivi des enfants en danger par la transmission des informations ne trouve pas de débouché instantané sur le plan normatif. Cependant, le drame de Marina génère des effets diffus, dont une nouvelle mise à jour de ce qui est considéré comme des failles des services sociaux. Le point de vue est porté notamment par l’association « La voix de l’enfant » et largement relayé par la presse qui parle d’une voix univoque et procède à une mise en scandale : L’Express titre par exemple « C’est de la non-assistance à personne en danger » ou « Marina, le martyre oublié », Le Figaro « Marina tuée dans l’indifférence », Libération « La protection de l’enfance, parent pauvre des politiques », etc. Un procès aux assises en 2012 condamne les parents de Marina à 30 ans de réclusion criminelle et, en guise de réponse, la loi du 5 mars 2012 relative au suivi des enfants en danger par la transmission des informations est adoptée et institue des outils de traçabilité des trajectoires dès lors que la famille sollicite l’aide des services sociaux. L’« affaire Marina » rend visible l’interdépendance entre agenda politique, juridique et faits divers. Des lois contextuelles émergent, laissant envisager que le texte de 2012 aurait pu être baptisé « loi Marina » en référence au modèle des États-Unis où certaines lois portent le nom des victimes.
28Pourtant, en distance avec une approche exclusivement émotionnelle, Marie Derain, défenseure des enfants, impulse un an plus tard une démarche d’analyse des dysfonctionnements qui ont entravé la protection de Marina, et il faut bien souligner que l’exercice est inédit. En 2013, elle confie une mission d’expertise à Alain Grévot, conseiller sur les questions de protection de l’enfance à l’Observatoire décentralisé de l’action sociale (ODAS). La finalité est de cerner précisément la situation de Marina afin de dégager des enseignements de portée générale. En matière d’évaluation suite à une information préoccupante, elle formule ainsi trois préconisations : « en premier lieu, d’adresser une véritable commande – au cas par cas – aux travailleurs sociaux chargés de l’évaluation suite à l’information préoccupante (IP), de faire réaliser les évaluations les plus inquiétantes […] par des personnels ayant reçu une formation spécifique, d’encadrer leur autonomie de pratiques et limiter le poids des subjectivités […] » (Grévot, 2014, p. 50).
29C’est un rapport de 91 pages pour rendre compte du vécu de Marina, du positionnement des différents acteurs et faire des recommandations sur les conditions d’amélioration du dispositif, mais il semble que le format se prête mal au traitement journalistique qui lui préfère la réaction passionnelle. Ainsi, parallèlement au déploiement de la mission Grévot, la télévision s’interroge sur « l’omerta » et retraduit : « On va découvrir que l’affaire cumule tous les ratés de la protection de l’enfance. […] Marina, c’est l’affaire de trop. L’État est sommé de rendre des comptes » (« Parents criminels : l’omerta française », France 2, 22 avril 2014).
30L’analyse des conventions narratives, des registres sémantiques et plus généralement des formats de production journalistique montrent que l’arène médiatique contribue à la mise en ordre par la pire des situations complexes et hétérogènes ; la finalité devient la visibilité totale ainsi que la traçabilité justifiée par le fait de faire cesser l’intolérable en garantissant la sécurité à partir de quelques situations élevées au rang d’une référence globale. Ces faits divers, aussi dramatiques soient-ils, font diversion sur le fondement sécuritaire qui se retrouve aussi dans d’autres lois dont le domaine d’action est bien différent de celui de l’enfance en danger.
3.2 – L’enfant violent, l’enfant dangereux
31L’autre image forte qui impacte l’opinion publique est celle de la violence des jeunes à partir de la croyance d’une augmentation et d’une mutation de ses modes d’expression pouvant mettre en péril les différentes institutions. Malgré leur ancrage dans des logiques différentes, la vocation sécuritaire entre en résonance avec le champ de protection de l’enfance et masque des positions partisanes. Ce sont les événements de novembre 2005, que les médias désignent sous le nom d’« émeutes de banlieues » et imputent à la « génération cité » (Beaud et Masclet, 2006), qui servent de point d’ancrage. Affrontements avec la police, administrations, transports publics et voitures incendiés par des groupes de jeunes viennent sur le devant de la scène médiatique. Les discours politiques tendent à réintroduire le spectre de la menace d’une violence sans limites et le ministre de l’Intérieur, dans Le Monde, dresse un portrait-robot de ces jeunes issus de l’immigration [8]. Né d’un élan pour sortir de l’invisibilité sociale (Renault, 2004), ce mouvement est dans le même temps vidé de toute légitimité d’expression politique du fait de l’émoi collectif face aux comportements qualifiés d’outrageux par la presse, adoptés par les jeunes des cités. Lors des débats, la prise en compte des facteurs de relégation sociale est simplifiée à des questions d’habitat (essentiellement sur le choix politique d’avoir érigé des grands ensembles urbains il y a 50 ans) et l’étiologie des troubles est rapidement attribuée au manque d’autorité dans les familles. L’objectif des pouvoirs publics est alors de remédier aux défaillances familiales afin de maintenir l’ordre et la sécurité de tous : la déclaration de l’état d’urgence le 18 novembre 2005 permet à ce titre aux préfets d’instaurer le couvre-feu [9]. C’est avec une logique en termes de valeurs, construction cognitive du problème public, que le ministère délégué à la famille donne une extension aux mesures dites de sécurité intérieure à son champ de compétences. Le contrat de responsabilité parentale (CRP) issu de la loi dite pour « l’égalité des chances » (Loi n° 2006-396 du 31 mars 2006) traduit ainsi un basculement de la logique de protection de l’enfance vers un traitement des questions liées à la sécurité.
32Les émeutes de 2005 ouvrent une fenêtre d’opportunité politique pour un renforcement du référentiel sécuritaire avec une double équation : ces jeunes se sentent discriminés, il faut donc introduire une politique d’égalité des chances en allant s’immiscer dans les sphères de socialisation et plus particulièrement celle de la famille ; en second point, ces jeunes sont délinquants et seule une position d’autorité et de répression peut contenir les désordres qu’ils déclenchent.
33Cette équation révèle une logique paradigmatique où la sécurité est posée comme doxa avec en toile de fond l’ambiguïté du référentiel enfant en danger/enfant dangereux. Elle trouve un écho sur les scènes locales avec la mise en œuvre des arrêtés municipaux de couvre-feu. Après plusieurs tentatives annulées par les tribunaux administratifs, ces prérogatives sont admises par le Conseil d’État qui convient en 2001 que le droit de circuler librement peut être restreint pour les personnes âgées de moins de 18 ans dans certaines circonstances et sous des conditions limitées (Conseil d’État, ordonnance de référé, 9 juillet 2001). Ainsi, les mesures de couvre-feu fleurissent, d’abord avec des précurseurs dans la droite politicienne qui prennent des arrêtés municipaux dès les années 2000 (le premier date de 2001 à Orléans), puis, l’idée s’étend progressivement à l’ensemble de l’échiquier politique (citons par exemple la mairie PS d’Asnières-sur-Seine en 2011 ou Gennevilliers avec une mairie du groupe communiste). Le registre argumentatif oscille entre préservation de l’ordre public et finalité de protection de l’enfance.
34L’ambivalence, voire l’inféodation de la protection de l’enfance, au sens générique du terme à la logique sécuritaire transparaît clairement dans la rhétorique déployée par le maire de Béziers, Robert Ménard. Ainsi, pour justifier la mesure de couvre-feu adoptée le 25 avril 2014 pour les mineurs de moins de 13 ans sur des périodes et des quartiers circonscrits, il use de l’algorithme : « Si les enfants traînent dans la rue, ils sont en danger. »
35En effet, au-delà de l’objectif de maintien de la tranquillité publique, le maire se donne vocation de prévenir les risques que les mineurs peuvent encourir en circulant seuls la nuit. En cas de transgression, ces derniers seront reconduits au domicile parental ou au commissariat. Après avoir envisagé de sanctionner l’enfant, le maire a le projet d’engager des poursuites pénales à l’encontre des parents, sans aucun doute au nom de la protection de l’enfance. L’insécurité colonise le discours politique avec en arrière-fond l’idée d’un laxisme, voire d’une irresponsabilité parentale qu’il convient de sanctionner par des mesures correctives (notons d’ailleurs que le maire se prête des prérogatives qui relèvent du registre judiciaire et non pas des pouvoirs publics locaux).
36À l’instar d’Emmanuel Renault (2004) qui montre comment le mépris social lié à la relégation engendre certaines formes de violence, nous pouvons interroger ce présupposé qui considère que la violence pour les enfants est toujours l’apanage des relations de rue ; et plus encore, comme le souligne Pierre Bourdieu où cette « erreur démagogique » dans le sens où il existe « une loi de conservation de la violence et si l’on veut véritablement faire diminuer la violence qui reste la plus visible […] il faut travailler à réduire globalement la violence qui reste invisible (en tout cas à partir des lieux centraux ou dominants), celle qui s’exerce au jour le jour, pêle-mêle, dans les familles, les usines, les ateliers, les commissariats, les prisons, ou même les hôpitaux ou les écoles, et qui est le produit de la “violence inerte” des structures économiques et sociales et des mécanismes impitoyables qui contribuent à les reproduire » (1996).
37Il semble que l’émoi collectif intermédié et activé par les médias structure implicitement la définition du problème public de l’enfance en danger. Cette définition repose sur le fait qu’il y aurait une augmentation des enfants maltraités et sur l’introduction du mythe zéro risque dans le cadre de la protection de l’enfance.
3.3 – L’augmentation des enfants maltraités : entre mythe et réalité
38Dans les débats qui précèdent la réforme du 5 mars 2007, émerge l’idée que le nombre d’enfants maltraités augmente et va se nourrir des différentes affaires. L’affirmation est véhiculée à partir de données produites par l’ODAS [10]. Ainsi, il est mentionné une majoration de 7 % d’enfants ayant fait l’objet d’un signalement (ODAS, 2005, p. 4) entre 2003 et 2004, élevant le nombre global à 95 000 enfants en danger. Ce chiffre mentionné dans le rapport n° 393 fait au nom de la commission des affaires sociales le 14 juin 2006 est repris par le sénateur André Lardeux. Il tend à légitimer la nécessité de la révision de l’action publique et, dans les débats, celui-ci évoque implicitement le calvaire subi par les enfants avec les drames des années 2000, ravivés dans l’actualité avec le déroulement des procès.
39Plusieurs éléments peuvent pourtant contrebalancer le présupposé de cette évolution. En premier point, les remontées des chiffres par les départements sont aléatoires et les biais d’enquête permettent difficilement de les objectiver.
40De plus, l’ODAS procède à une classification de l’item « enfants en danger » par catégories et différencie la typologie de « l’enfant en risque » et celle de « l’enfant maltraité » qui constituent deux sous-catégories. De toute évidence, à consulter les chiffres de plus près, il apparaît que ce n’est pas la catégorie des enfants maltraités qui est croissante mais celle des enfants en risque, qui recouvre des notions plus nébuleuses comme celles des négligences éducatives, d’un environnement carencé, de problèmes de socialisation. Sans être maltraité, l’enfant en risque serait menacé dans son développement éducatif et/ou matériel par un environnement familial dégradé. Le tableau ci-dessous montre bien cette évolution fortement liée à la situation conjoncturelle socio-économique où les inégalités sociales se creusent, notamment pour les plus pauvres.
Évolution du nombre d’enfants en danger par type de danger, de 1998 à 2004
Évolution du nombre d’enfants en danger par type de danger, de 1998 à 2004
41Par conséquent, l’idée de l’évolution du phénomène de l’enfance en danger réfère non pas à des situations analogues aux affaires de maltraitance mais à des carences éducatives liées pour l’Observatoire à « un déficit relationnel » qui doit inciter à la mise en place de « politiques plus volontaristes d’insertion (y compris à destination des familles monoparentales) » (ODAS, 2005, p. 7).
42La logique de diagnostic semble confondue avec le traitement journalistique des faits divers qui rendent compte de la réalité de l’enfant maltraité, réalité à fort impact médiatique mais mineure du point de vue de l’intervention au titre de la protection de l’enfance [11]. Peu à peu, la représentation « l’enfant en danger, c’est l’enfant d’Outreau, de Drancy » s’invite comme une évidence, légitimée par cette hausse des enfants maltraités dont la source est l’ODAS, organe considéré comme expert et non contestable.
43L’amalgame entre enfant maltraité et enfant en risque conduit à une simplification du débat avec une nouvelle forme d’homogénéisation de situations bien distinctes. Peut-on en effet confondre la réalité d’un enfant en difficultés scolaires et celle d’un enfant victime de viols répétés ? Ce traitement du problème public va structurer, voire fermer l’espace du dicible et du pensable dans la sélection des solutions.
3.4 – L’introduction du mythe du risque zéro en protection de l’enfance
44L’autre élément qui va consolider ce diagnostic est l’idée qu’il y a un risque zéro du côté de la protection de l’enfance sans support sur le travail réel des professionnels de ce secteur. Ainsi, après des années de silence, de non-dits autour des violences faites aux enfants tant dans le milieu familial que dans les institutions, une idée ou plutôt un sentiment partagé s’est imposé : chaque enfant est susceptible d’être en risque de danger ou de devenir un danger. Désormais, la société se soucie de chacun au titre de la fascination portée à l’enfant dans un climat de suspicion généralisé. Le sentiment d’insécurité (Bonelli, 2008) s’étend au risque pour l’enfant et la famille devient incertaine, ne serait-ce que par la position de pouvoir qui lui est conférée.
45Dans ce contexte, l’image emblématique de l’enfant martyr, abusé suscite un émoi singulier car elle renvoie à la fois à une atteinte au corps de l’enfant sanctuarisé et à l’impuissance de la société qui n’a pas vu. Face aux horreurs subies ou agies par des enfants, le message de prévention semble ne pouvoir être reçu qu’à un niveau très subjectif, celui de la culpabilité et de la défensive. C’est ce que traduit le positionnement de Philippe Bas, ministre délégué à la Famille, lors de la réforme du 5 mars 2007. Pour conduire la refonte du dispositif de protection de l’enfance, il annonce son choix d’engager une démarche de diagnostic et présente la loi de 2007 comme la résultante d’une démarche participative et consensuelle de l’ensemble des acteurs politiques, associatifs, institutionnels et professionnels. Le ministre se défend fermement d’une lecture du problème social à l’aune des affaires. Cependant, il démarre la présentation de la réforme législative en les invoquant : « Angers, Drancy [12], autant de drames qui pointent les failles du dispositif actuel […] l’objectif est de briser le tabou, de s’alarmer ensemble ». S’alarmer ensemble, à savoir ne plus rien perdre à partir de la prédominance de l’action de dépistage qui, quand elle vient croiser la logique sécuritaire, consiste à supplanter toute finalité d’intervention socio-éducative au nom de l’intérêt du collectif. Ainsi, la logique du screening dans le sens où le dépistage devient l’objectif d’intervention (Jacob et Laberge, 1997) fournit désormais une ligne directrice. Elle définit les répertoires d’action des pouvoirs publics pour la prise en compte de l’enfance en danger à partir de la consécration de la finalité de repérage, introduite par la loi Dorlhac du 10 juillet 1989 (loi 89-487) sur la prévention des mauvais traitements à l’égard des mineurs et elle se renforce avec l’information préoccupante.
4 – L’analyse par le care : invisibilité du réel des enfants et de leurs familles
46Les situations de maltraitance suscitent des débats passionnés dans l’opinion publique, conduits par des psychologues, des pédopsychiatres, des magistrats et étonnamment désertés par ceux dont l’action (ou plutôt l’inertie supposée) est au centre des polémiques : les travailleurs sociaux. Les points de vue des experts [13] mobilisés sur le devant de la scène médiatique sont socialement circonscrits mais rarement explicités lors des interventions publiques. Dès lors, nous pouvons envisager qu’il est plus question de coller au format et aux représentations des mass media (usage de rhétoriques d’accroche, d’images qui font sens immédiatement, etc.) que de procéder à un examen critique du sujet. Au travers du traitement dans l’espace public, l’enfance en danger devient une question d’ordre psychologique et juridique à défaut d’interroger les dimensions sociales qu’elle sous-tend. Elle est entrevue par le prisme du pire, au risque de masquer une part du réel non négligeable : l’hétérogénéité des situations, les actions de prévention menées par les services sociaux, etc. Et cette part du réel, à elle seule, explique et retrace une réalité plus complexe et bien moins médiatique que les faits divers : il s’agit de prendre en compte les conditions de paupérisation et les difficultés contextuelles de nombreuses familles comme un facteur d’insécurité pour les enfants [14].
47Par exemple, la mesure de couvre-feu plébiscitée par les élus locaux sous couvert d’agir pour la protection de l’enfance diabolise la rue et l’associe aux risques et aux trafics. Les repères éducatifs utilisés comme générique sont imposés comme les normes de « bonne éducation » aux familles. Sans procéder à un examen critique du processus de désignation et de la violence symbolique que cette mesure coercitive sous-tend, une vision pragmatique constitutive du registre argumentatif politique peut être rapidement subvertie : en effet, quel sens revêt la sommation à quitter la rue pour un adolescent au vu de l’insalubrité, de la suroccupation et de la chaleur du taudis occupé par sa famille ?
48De même, que penser de la situation des mineurs isolés étrangers qui n’ont été pris en compte dans la rédaction du texte qu’à force d’acharnement de certains acteurs comme le positionnement de Claire Brisset alors défenseur des droits de l’enfant et l’avis de la Convention nationale consultative des droits de l’homme (CNCDH) : sont-ils des enfants en danger ou des enfants dangereux ? Le mode d’appréhension des pouvoirs publics, ici, relève davantage de la gestion d’un flux migratoire qu’il s’agit de juguler, que de celle d’enfants vulnérables qu’il est question de protéger, euphémisant ainsi l’expression de la culpabilité.
49Ces constats mettent en évidence une approche distinctive dans l’appréciation de la notion de danger ou de risque de danger et traduisent des points de vue discriminatoires au sens étymologique du terme, à savoir qu’ils établissent un point de séparation. La limite du registre dramaturgique est qu’elle autorise peu à peu l’expression de la controverse, de la pluralité des réalités et des positions et qu’elle revêt en ce sens une force anesthésiante qui va empêcher d’entendre les voix différentes, notamment celles des enfants concernés et de leurs familles.
50Pour autant, dans une perspective où le champ de l’enfance en danger sort de la prétention d’une vision formelle ou universaliste, la mise en œuvre des évaluations des situations familiales suite à une information préoccupante peut revêtir une dimension heuristique qui nous paraît intéressante dans l’outillage méthodologique pour les travailleurs sociaux.
4.1 – L’information préoccupante comme porte d’entrée
51À défaut de contours bien définis, la notion d’information préoccupante revêt un caractère aléatoire qui permet à chaque département, voire à chaque professionnel de faire le choix d’une interprétation large ou restrictive. Pour une formulation plus concrète, selon que l’on réside dans tel ou tel département, que l’on s’adresse à tel professionnel ou à tel autre, l’absentéisme scolaire, la violence conjugale, la fugue d’un adolescent deviennent ou pas objet de préoccupation au titre de la protection de l’enfance.
52Les organisations professionnelles et certains juristes dans un premier temps, puis les organismes en charge de l’évaluation des politiques sociales tels que l’ODAS ou l’ONED, soulignent que l’absence de définition précise de l’information préoccupante par le législateur présente des limites avec la mise en œuvre effective du texte (sa définition a d’ailleurs été amendée par le décret réglementaire n° 2013-994 du 7 novembre 2013). Pour le dire rapidement, ces derniers relèvent l’effet volume, avec une nette augmentation des éléments communiqués au titre de l’enfance en danger et l’impossibilité de se saisir de l’information préoccupante comme d’une unité de référence pour l’observatoire et la mutation qu’elle induit dans les rapports travailleurs sociaux/familles.
53Pour autant, les travailleurs sociaux ont, dans leurs pratiques professionnelles, l’habitude d’utiliser l’évaluation sociale comme support de leurs interventions. Et, il faut bien le formuler d’emblée, ni les familles ni les professionnels n’ont attendu l’information préoccupante pour connaître le trouble, car l’évaluation dans le cadre de la protection de l’enfance n’est en rien une observation distanciée ou un pronostic. Elle peut s’avérer déterminante pour l’avenir de l’enfant et de sa famille et la mise en œuvre d’une séparation parents/enfant entraîne de nombreux enjeux. En sens commun, évaluer signifie déterminer une valeur, apprécier, fixer approximativement une qualité. Ainsi, la définition générique souligne la dimension subjective et incertaine que sous-tend la démarche d’évaluation. Il s’agit de caractériser une situation a priori complexe à partir d’options théoriques et méthodologiques. Or ces choix techniques de l’évaluation ne sont pas anodins et ils traduisent les conceptions politiques à l’œuvre.
54Pour revenir au champ de l’enfance en danger, la praxis consiste ici à partir d’une analyse pluridisciplinaire (l’évaluation est menée par un assistant social et un éducateur ou une puéricultrice) et d’une démarche contrainte pour la famille (l’immixtion des pouvoirs publics dans la sphère privée), à apprécier les conditions de vie de l’enfant, à savoir la notion de risque ou de danger et les capacités des parents de remédier aux difficultés s’il y a lieu. Cette intervention est mise en œuvre à partir d’informations transmises par des tiers, professionnels (Éducation nationale, hôpital, etc.) ou personnes de l’entourage de l’enfant qui peuvent rester anonymes (voisins, membres de la famille, etc.). Son déroulement sur une durée d’environ 3 mois donne lieu à des rencontres régulières avec parents et enfants, des liaisons avec les professionnels susceptibles d’étayer la compréhension de la situation (médecin traitant, enseignant, etc.). À l’issue de l’évaluation, les travailleurs médico-sociaux rédigent un rapport et préconisent des orientations qui peuvent être consenties par la famille ou de nature coercitive (absence de suites données à la procédure, mise en place d’une aide éducative ou d’une technicienne d’intervention sociale et familiale, saisine de l’autorité judiciaire pour un placement de l’enfant, etc.). Les pratiques d’évaluation sont peu définies par le cadre législatif ou réglementaire et relèvent de constructions pragmatiques (Bouchereau, 2004). L’intuition et l’expérience liées à nos trajectoires nous permettent de savoir que les différentes formes de déclinaison de l’évaluation des situations familiales s’articulent avec les mutations sociopolitiques contemporaines, y compris l’évolution des situations familiales des travailleurs sociaux.
55Du référentiel cognitif aux logiques opérationnelles, les traumatismes collectifs (faits divers, l’image de la DDASS rapteuse d’enfants pour les familles) semblent nous avoir conduits insidieusement à penser que détecter, c’est maîtriser : ce serait la version postmoderne d’un possible vestige de l’État providence qui, à travers la détection, pourrait anticiper les risques et donc prévenir les conséquences. Au titre de la protection de l’enfance, la surveillance des familles s’élargit, quitte à sombrer dans une course éperdue du « tout maîtrisé » et nous observons le glissement de l’intervention de l’enfance en danger vers des finalités éloignées des fondements qu’elle affiche. Ainsi, la logique de protection fortement intériorisée par les professionnels justifie une ingérence au sein de la famille à partir de problématiques qui peuvent sembler bien excentrées du champ de l’enfance en danger, à savoir : la gestion de l’ordre public avec de nombreuses sollicitations pour absentéisme ou problèmes de comportements au sein de l’institution scolaire, les informations relatives aux problématiques adolescentes et la gestion des affaires familiales et/ou des mœurs avec des procédures d’informations préoccupantes en lien avec des questions d’hygiène, de santé, de conjugalité, etc. [15]
56Mais la probabilité que nos propres conduites parentales soient explorées à la loupe par les pouvoirs publics reste aléatoire, car l’information préoccupante procède d’un double mouvement : une extension qui laisse penser qu’elle concerne avant tout les pauvres et, dans le même temps, elle produit un effet de catégorisation. Ainsi, la prédominance de la catégorie des femmes élevant seules leur(s) enfant(s) rappelle que nous ne sommes pas tous égaux face au risque de l’information préoccupante. Ce qui fonde le procédé de catégorisation au travers de l’information préoccupante, c’est la fragilisation sociale dans la mesure où elle assigne à vivre sous le regard et le jugement des autres : la visibilité est un piège qui permet aux uns (professionnels et institutions) de regarder les autres (les familles) parfois à leur insu, voire à leur détriment. Nous entrevoyons les effets d’une logique de dépistage avec un emballement de tous qui ne résout pas les objectifs qui lui sont assignés, à savoir l’aide et la protection des enfants dans leur famille. L’institutionnalisation des données via l’information préoccupante n’est en rien anodine et elle laisse des traces ; elle agit comme une préemption implicite de culpabilité pour les parents, celle d’être envisagé comme ces monstres qui défraient la chronique. Elle donne lieu à un enregistrement informatique, statistique, la rédaction d’un rapport qui consigne l’expression institutionnelle des fragilités supposées de la famille.
57Les professionnels témoignent ainsi de leur souci que la famille soit transparente, autrement dit qu’elle se livre à un récit de soi à partir d’une sommation à l’authenticité et à la sincérité. L’énoncé des difficultés passe par un effort d’introspection et la famille devient objet d’une observation à la loupe. Dans cette logique, les conduites des parents et enfants qui résistent et ne veulent pas s’ouvrir ne peuvent être envisagées qu’à l’aune de la suspicion et du doute : il s’agit de fouiller au point de destituer les familles du peu qu’il leur reste, à savoir leur vie privée. Cette évolution n’est pas sans impact sur le rapport entre familles et travailleurs sociaux et elle dénote une situation paradoxale : à l’heure où la transparence est sacralisée, il n’a jamais été si risqué de s’échapper aux confidences. Mais à l’ère du Big Brother, lever ainsi le voile revient à mettre à mal les valeurs constitutives du travail social (le respect de la dignité, de la confidentialité, etc.) et génère des postures de défiance auprès des familles. La surveillance opérationnalisée par l’information préoccupante met en scène de façon systématique les risques potentiels, le plus souvent déjà présents dans l’imaginaire des intervenants. La défiance s’instaure avant même que la relation puisse s’installer et donner une chance à la confiance de ramener le souci autour de l’enfant et de sa famille. Pour que s’engage cette relation de confiance, il faudrait que la peur disparaisse pour les travailleurs sociaux de s’affronter aux reproches émis dans l’arène publique quant à leur incompétence et qu’ils soient en capacité de mettre en œuvre le travail réflexif nécessaire face à leurs implications dans les évaluations des situations familiales : en d’autres termes, reconnaître leur propre vulnérabilité face aux rapports de force engagés d’une part du point de vue de la morale et d’autre part du point de vue des mécanismes d’exclusion et de relégation sociale. Ainsi, le déni levé face à ce rapport social asymétrique, il sera peut-être possible d’engager relation et dialogue et voir ce qui est invisibilisé par ce climat de suspicion.
58De fait, nous interrogeons les effets du risque zéro traduit par le mythe de l’évaluation idéale et des logiques correctives adoptées au nom de la protection de la société, mais les énoncer ne signifie pas renoncer à l’amélioration des pratiques : bien au contraire. La finalité est de parvenir à rassurer chacun des acteurs (familles, institutionnels, travailleurs sociaux) pour sortir du traumatisme collectif et œuvrer dans un contexte plus serein qui vise la qualité des interventions. Pour le dire plus simplement, c’est dépasser l’opprobre du « ils n’ont rien vu ! » en déterminant collectivement les contours d’une évaluation réfléchie et réflexive. Cet objectif tend à fiabiliser le dispositif par l’élaboration de relations de confiance et une disponibilité plus ouverte à la fois à l’ensemble des échanges et à la contextualisation de ceux-ci : on a tous expérimenté comment un propos évaluatif du côté social peut se transformer au tamis de la décontextualisation de celui-ci, par exemple repris dans un cadre de pensée construit du côté de la psychologie ou de la psychanalyse. Il s’agit bien de mettre en pratique une plus grande attention aux situations de maltraitance et un renfort des actions de prévention. Être préoccupé devient ainsi, pour les professionnels et les institutionnels, donner à voir la part invisible du travail, celle qui ne défraie pas la chronique et ne limite pas l’évaluation à l’entrée dans un dispositif, notamment par une attention aux trajectoires des familles et des personnes dans le réel de leurs conditions de vie tant du point de vue social que psychologique.
59Cette orientation est actuellement préconisée sur le plan national par l’ODAS (mission Grévot) et soutenue par le groupe départemental qui travaille sur un programme de reconfiguration de la protection de l’enfance au sein du conseil général. Les membres de ce groupe rédigent un document intitulé « Avis technique dans le cadre d’une évaluation suite à une information préoccupante », qui fait sommairement état des repères législatifs, réglementaires mais aussi des questionnements éthiques qui traversent les pratiques. C’est donc à un exercice périlleux d’énonciation que se sont livrés les professionnels en acceptant de témoigner à partir d’une pratique forcément engageante puisqu’elle relève d’un choix de perspectives, d’une mise en scène de sa vision du monde. Au prix de paroles engagées, voire intimes, ils fragilisent les évidences, les idéologies : comment se détacher du fantasme archaïque d’emprise protectrice ? S’approprier la notion insaisissable de risque. Pour approfondir la réflexion, le groupe conclut à une préconisation de recherche-action sur la conduite des évaluations familiales [16].
60S’il n’est pas ici question d’alimenter le mythe de l’intervention idéale sans risque et sans erreur, les analyses produites conduisent à penser que la lisibilité de la pratique d’évaluation constitue un enjeu nodal. À la fois enjeu démocratique puisque la gravité des décisions prises au terme de ce travail appelle forcément à dépasser l’opacité des procédés qui les fondent, et moyen d’aller au-delà de la sommation sécuritaire en restituant les points d’appui méthodologiques. Autrement dit, l’évaluation est ici envisagée comme la finalisation d’un raisonnement soumis à débat et explicité qui postule l’hypothèse du passage de l’information préoccupante à l’idée d’une préoccupation partagée (ONED, 2013). Le risque majeur dans la pratique d’évaluation, c’est avant tout d’oublier qu’elle constitue un moment d’opportunité, à savoir une condition favorable, un avantage d’induire par le biais de la rencontre la production d’un sens commun de la préoccupation et la définition d’un projet avec la famille. Le risque, c’est également de voir l’action des travailleurs sociaux rabattue à une fonction d’encadrement des familles et de s’éloigner des objectifs d’émancipation, de solidarité et de transformation sociale au fondement de l’éthique et du travail social [17].
5 – Conclusion
61De sa genèse à son itinéraire et sa traduction locale, l’information préoccupante a été ainsi entrevue comme un ressort juridique et politique de la recomposition de l’action publique. Le processus de dépolitisation qui s’étend des médias aux sphères scientifiques et politiques met en lumière la circularité des idées et la puissance quasi anesthésiante de la thématique de la protection de l’enfance qui mènent au consensus lors de la production normative. Notre réflexion souligne le caractère diffus des visions du monde et l’assujettissement du champ de l’enfance en danger au paradigme sécuritaire ; et ce, notamment à travers l’interdépendance entre les faits divers et l’agenda juridique : même si les acteurs s’en défendent, nous avons vu que des lois contextuelles émergent, laissant envisager que le texte du 5 mars 2012 aurait pu être baptisé « loi Marina » en référence au modèle des États-Unis où certaines lois portent le nom des victimes, et l’extension du sentiment d’insécurité au champ de l’enfance en danger avec l’introduction de la notion de risque et la prévalence de l’objectif de dépistage. Du référentiel cognitif aux logiques opérationnelles, l’idée est qu’être préoccupé renvoie d’abord à un état émotionnel et à l’illusion que rendre visible, c’est maîtriser.
62Le care donne à voir ce qui paraît évident et n’est jamais remis au tamis de l’observation critique (les présupposés, les impensés) et rend visible les apories. C’est aussi une méthodologie qui s’appuie sur de la description, de la narration et oblige à situer les propos tant sur une échelle de temps que d’espace. Dans le care, l’attention aux autres dans leur intégrité et leur spécificité est d’une importance primordiale. Ce type d’engagement moral contraste avec celui impliquant une attention aux règles, aux valeurs et aux principes généraux. Il s’agit donc de bien identifier qui fait et dit quoi, où et comment. Au travers de cette approche de l’éthique du care, nous voyons que l’information préoccupante est issue d’une confusion entre l’enfant victime et l’enfant dangereux, confusion nécessaire à la société du risque face à la déconstruction à l’œuvre des références patriarcales. Si notre approche se situe volontairement sur l’analyse des conditions d’émergence à la fin des années 1990, il n’en reste pas moins que cela prend appui sur le temps long et notamment dans l’élaboration de la question sociale au cours des XIXe et XXe siècles. La société du risque est un concept construit à la fin des années 1980 où les Trente glorieuses déclinantes faisaient resurgir de façon immanente la vulnérabilité sociale invisibilisée durant cette période. L’analyse à partir de ce point de vue (celui de la société du risque) oublie de tracer les responsabilités et leur place dans les mécanismes du capitalisme et notamment la montée en puissance de la vision sécuritaire comme façon de masquer la relégation sociale et d’instruire le mépris social.
Bibliographie
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Mots-clés éditeurs : information préoccupante, care, enfance en danger
Date de mise en ligne : 04/04/2016
https://doi.org/10.3917/pp.041.0137Notes
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[1]
Cet article est issu du mémoire DEIS de Stéphanie Canovas (voir bibliographie).
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[2]
Traduction française en 2009 d’un ouvrage publié en 1993 aux États-Unis ; cet ouvrage est préfacé par Liane Mozère, professeur de sociologie. Elle décrit dans cette préface la révélation qu’elle a eue en écoutant Joan Tronto, dans la proximité qu’elle y voit avec les travaux de Jean Oury à La Borde et où travaillait également Félix Guattari.
-
[3]
C’est à la même époque qu’apparaît la deuxième vague autour de l’empowerment issue des luttes féministes, du travail social et de la psychologie communautaire ; et pour la « petite histoire », l’empowerment, conceptualisé par le travail social, est repris dans d’autres disciplines dans les années 1990 par les sciences de l’organisation ou de gestion dans les institutions internationales, sans jamais faire référence à la conceptualisation de ces années.
-
[4]
C’est le cas du travail social en particulier, en France, notamment avec la création du premier diplôme en 1917 des ancêtres du travail social que sont les surintendantes d’usine : étrange figure que ces femmes au milieu des entreprises et dans ce monde patriarcal.
-
[5]
Pour illustrer, nous pouvons évoquer l’idée d’une supérette des pratiques incestueuses et pédophiles parmi les exclus à Outreau ou l’image de l’enfant sauvage, hors civilisation, à Drancy.
-
[6]
À propos de l’affaire d’Angers, Le Figaro titre « L’inertie des services sociaux en accusation », le 28 février 2005 et Libération dénonce « Les œillères des services sociaux face à la misère » le 9 avril 2005.
- [7]
-
[8]
http://www.lemonde.fr/politique/article/2010/08/03/pour-la-presse-anglo-saxonne-nicolas-sarkozy-reprend-son-role-de-super-flic
- [9]
-
[10]
Seul organisme en mesure de diffuser des éléments quantitatifs puisqu’à cette période l’Observatoire national de l’enfance en danger (ONED) a peu de recul (création en janvier 2004).
-
[11]
Il n’est pas ici question de relativiser la gravité de ces situations mais de rendre compte d’un traitement équilibré et raisonné de ces questions.
-
[12]
L’invocation des affaires par le nom des villes marque le procédé d’ellipse et renvoie à l’indicible (le raccourci passe sous silence des éléments nécessaires à la compréhension) : le ministre s’adresse aux citoyens par un implicite qui fait appel à la formulation journalistique.
-
[13]
Les interventions de Maurice Berger pédopsychiatre sont illustratives sur ce point. Sollicité tant à la télévision (émission « Télé matin » France 2) que lors d’une chronique sur France Culture, il propulse la controverse par le biais de formulations-chocs ; il titre ses ouvrages « Ces enfants qu’on sacrifie… au nom de la protection de l’enfance », « L’échec de la protection de l’enfance », etc.
-
[14]
Lors du travail législatif sur le texte de 2007, le groupe communiste a bien usé de la terminologie « maltraitance sociale » en lien avec la montée exponentielle des situations de précarité, mais l’imputation causale n’a pas été retenue.
-
[15]
Données issues d’entretiens avec dix professionnels et de la consultation de dossiers référant à des évaluations suite à informations préoccupantes.
-
[16]
Cette recherche-action pourrait œuvrer à l’élaboration d’un référentiel d’évaluation des situations familiales à partir d’une approche ascendante et démocratique du champ d’expertise (modes de diffusion, constitution du forum, expression du contradictoire, etc.).
-
[17]
International Federation of Social Workers (http://ifsw.org/policies/definition-of-social-work/).