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Article de revue

Pour une formation interprofessionnelle englobant la santé et les services sociaux. Quelques leçons du Royaume-Uni

Pages 51 à 61

Notes

  • [1]
    Barr et Low (2013) présentent une mise à jour des programmes de formation interprofessionnelle, avec des exemples en Finlande, Australie, Danemark, Japon, Indonésie, Irlande, États-Unis, Royaume-Uni et Nouvelle-Zélande.

1 – Introduction

1En raison de la complexification accélérée du monde professionnel aujourd’hui, les champs d’expertise se développent et se démarquent les uns des autres. Ceci renforce la tendance au cloisonnement et à la hiérarchisation. C’est un moyen qui vise à contrôler des savoirs qui se renouvellent sans cesse ; en même temps, il a pour effet d’interdire toute vision globale ou holistique. Une préoccupation majeure des professionnels est la mise à jour de leurs compétences et le maintien de leur identité professionnelle. Les usagers des services médicaux et sociaux risquent de recevoir des soins spécialisés fournis par des professionnels entretenant peu de relations entre eux. Les systèmes de communication entre les différents secteurs et services dysfonctionnent souvent, avec des conséquences désastreuses.

2L’inertie, voire le refus inconscient, des professionnels pour imaginer une reconfiguration des relations entre les domaines d’expertise n’arrêtent pas pour autant les changements systémiques inéluctables. Dans ce cas, ces changements peuvent survenir « d’eux-mêmes », c’est-à-dire selon les logiques institutionnelles qui semblent structurer le monde social de façon autonome, en échappant au contrôle des acteurs. Ces changements se produisent à la manière des langues qui subissent à travers le temps des changements imperceptibles, dans leur structuration et dans le sens donné aux mots.

3Des mouvements positifs contrecarrent cette inertie très répandue. De nouvelles professions ont récemment émergé, par exemple les professions de l’environnement et celles de la médiation juridique. Dans le même sens, sans aboutir au statut de profession indépendante, on peut noter deux nouvelles fonctions institutionnelles pour contrer les tendances racistes et sexistes (par exemple, des « consultants » offrent des formations antiracistes et antisexistes dans les syndicats, écoles, administrations publiques, etc.). Ces tendances ont été tardivement reconnues comme profondément ancrées, souvent inconsciemment, dans la culture quotidienne. Les quatre exemples présentés plus loin montrent l’émergence de « passeurs » (Blanc, 1994, pp. 283-284), c’est-à-dire d’agents qui aident les personnes démunies à dépasser les frontières institutionnelles et culturelles.

4Mais le fond du problème demeure et il constitue un défi majeur pour les institutions, universités ou autres, en charge des formations professionnelles initiales et continues. Le besoin d’une collaboration plus étroite est reconnu depuis longtemps ; des réseaux internationaux et des revues, consacrés au développement de nouvelles pratiques et à la diffusion des recherches sur ce sujet, existent depuis plusieurs décennies. Mais une approche interprofessionnelle n’est pas encore entrée dans les mœurs des institutions. Le sexisme et le racisme sont loin d’être éradiqués de notre monde et les différents services, formellement dédiés au maintien du bien-être des personnes et des populations, en dépit de multiples réformes aux intentions louables, ne réussissent ni à se coordonner régulièrement, ni à répondre convenablement aux besoins urgents de leurs usagers.

2 – Scandales, réformes, scandales…

5Des réformes visent à mettre fin aux défauts systémiques, « pour qu’une telle défaillance ne puisse plus jamais advenir » ; mais les scandales s’obstinent à succéder aux réformes. Dans une municipalité de Londres (the London Borough of Haringey), deux « défaillances » récentes sont des exemples éclairants. Il s’agit d’abord de Victoria Climbié, jeune fille de huit ans, tuée en 2000 par sa tante et gardienne, avec l’aide de son partenaire familial. Au moins huit mois avant sa mort, beaucoup de services (travail social, police, santé, église locale, logement, enseignement et même une ONG pour la défense des enfants : National Society for the Prevention of Cruelty to Children) ont été en contact avec Victoria. Tous notaient les signes évidents de maltraitance, mais ces services, agences et professionnels n’ont pas su mettre en commun leurs perceptions et informations à cet égard. Ensuite, grand scandale, la tante et son partenaire ont été traduits devant la justice, condamnés et incarcérés pour le meurtre de Victoria.

6Le rapport de l’enquête publique (Laming, 2003) a jugé que Victoria aurait pu et aurait dû être sauvée à maintes reprises. Il met en cause la faillite professionnelle des individus et l’incompétence systémique dans et entre les professions. Le rapport a fait 108 recommandations pour réformer la situation. Le gouvernement les a rapidement adoptées, en édictant un décret en 2004 (The Children Act) qui met en place un ensemble impressionnant de nouvelles structures et de procédures administratives.

7Deuxième épisode : en 2007, dans la même municipalité de Haringey, un bébé de 17 mois (Peter Connolly) est mort dans des circonstances largement semblables, ce qui laisse supposer que les instances politiques et professionnelles dans cette municipalité n’ont pas su se saisir de ces réformes pour transformer en profondeur les mœurs et les pratiques institutionnelles et/ou professionnelles.

3 – Les apprentissages négligés

8Pourtant, depuis quelques décennies, des réseaux de chercheurs et de professionnels proposent une formation qui vise à remédier à cette lacune par une « formation interprofessionnelle ». Barr fait remonter l’émergence du concept de formation interprofessionnelle (interprofessional education) dans le Royaume-Uni aux années 1960. Des initiatives à petite échelle, dispersées et locales, cherchaient à dépasser les tensions entre les représentants des différentes professions, en promouvant le travail d’équipes multiprofessionnelles. Encastrées dans le contexte d’un travail à dominante professionnelle, ces initiatives restaient discrètes et elles ne laissaient guère de traces ; leurs écrits, surtout à diffusion interne, étaient rarement repris dans les journaux destinés au grand public. En 1987, le Centre pour l’avancement de la formation interprofessionnelle (Centre for the Advancement of Interprofessional Education, CAIPE) a été inauguré pour coordonner et développer ce champ et, dans le même but, le Journal of Interprofessional Care (Revue des soins interprofessionnels) a été créé en 1992 au Royaume-Uni. Ce Centre est maintenant solidement respecté et a acquis une envergure internationale [1].

9Au Royaume-Uni et dans d’autres pays, ces développements ont été stimulés par un rapport de l’Organisation Mondiale de la Santé (OMS) : Apprendre ensemble pour travailler ensemble pour la santé (1988). Selon ce rapport, la formation interprofessionnelle devrait atteindre sept objectifs :

  1. Modifier les attitudes réciproques.
  2. Établir valeurs, savoirs et compétences communs.
  3. Construire les équipes.
  4. Résoudre les problèmes.
  5. Répondre aux besoins des communautés.
  6. Transformer les pratiques.
  7. Transformer les professions.

10Au final, il s’agit d’objectifs « radicaux », car ils impliquent de reconnaître que l’ignorance, les préjugés et les stéréotypes ont des effets négatifs sur les rapports de travail (et les rapports de force) entre les professions. Ces effets pourraient être significativement atténués par une formation interprofessionnelle, en donnant l’opportunité d’apprendre en interaction directement avec l’autre, de l’autre et au sujet de l’autre (to learn with, from and about each other), afin d’améliorer la qualité des services aux usagers (Barr, 2003).

11Face aux manquements dans les services professionnels, la première (et malheureusement parfois la seule) réponse est souvent une réforme organisationnelle ; mais cette restructuration des responsabilités et des hiérarchies diffuse une forte dose d’insécurité parmi le personnel en place, ce qui peut faire obstacle aux améliorations recherchées. Il faut en outre tenir compte du fait qu’aucune réorganisation ne pourra éradiquer les déficits qui sont inhérents à toute institution sociale, à savoir le décalage entre le projet idéalement conçu et sa mise en œuvre pratique ; ce décalage est produit par « un incrémentalisme disloqué à partir du statu quo, lorsqu’une variété d’acteurs, aux perspectives différentes et parfois incompatibles, participent au même processus de prise de décision » (Weale, 1992). Ce décalage entre l’idéal et la pratique, nommé par Weale « institutional implementation deficit » (déficit institutionnel dans la mise en œuvre), ne dévoile pas un ordre établi, mais un certain « désordre établi », ancré dans la routine (Paris, 2010).

4 – L’inertie des institutions

12Selon Isaac Newton, l’inertie est le pouvoir de résistance par lequel tout corps essaie si possible de préserver son état actuel. Newton parle d’objets physiques, mais on peut suggérer que les mêmes résistances sont à l’œuvre dans toute institution sociale : la structure est produite par sa propre histoire ; elle fournit des réponses aux pressions externes et internes ; elle est valorisée autant pour son identité que pour des raisons instrumentales, mais, si elle est capable de générer de nouveaux objectifs et de nouveaux problèmes, elle reste au fond travaillée par le souci majeur de garantir sa propre survie.

13Toute organisation est le produit de multiples compromis ; de ce fait, nul acteur individuel ne s’y trouve véritablement à l’aise. Il (elle) finit par se résigner, comme si l’expérience répétée des insatisfactions faisait inévitablement partie du vécu d’une organisation. Autrement dit, puisqu’on ne peut jamais se délivrer de ces déficits institutionnels, une simple « réorganisation » ne pourra jamais remédier à une défaillance ponctuelle. Il faut veiller en permanence à ce que l’organisation (un corps professionnel par exemple) ne se réifie pas et ne s’attribue pas une sorte d’autonomie incontrôlée, ignorante des vouloirs individuels de ses acteurs-membres.

14Mais cet état d’autonomie de l’organisation, échappant à tout contrôle, peut facilement satisfaire les volontés individuelles, par exemple pour « l’utilisation privative du service public […], l’écart entre la norme officielle telle qu’elle s’énonce dans le droit administratif et la réalité de la pratique administrative avec tous les manquements à l’obligation de désintéressement […] et [les effets] de toutes les formes de “pieuse hypocrisie” que la logique paradoxale du champ bureaucratique peut favoriser » (Bourdieu, 1994, pp. 132-133). Dans ce cas, même si ces individus sont sans doute résignés et insatisfaits, comme tout un chacun, ils n’ont pas intérêt à remettre en cause l’inertie de base, qu’ils savent exploiter avec finesse à leur profit.

15À plus grande échelle, toute personne est aux prises avec son univers institutionnel particulier (section ou département, syndicat, famille, vie associative, parti politique, réseaux d’amis, ethnie, langue, genre, etc.). Ces adhérences multiples véhiculent leurs lots de loyautés, parfois contradictoires ; elles s’interpénètrent et s’imbriquent inégalement. Suivant les contextes et les enjeux, les personnes concernées tendent à les représenter avec des loyautés subtilement hiérarchisées, des négociations intérieures et discrètes qui cherchent le plus souvent à déstabiliser le moins possible le statu quo général. Exemple simple : un bon syndicaliste peut être non gréviste parce que sa famille dépend de son salaire.

16Pour aborder l’inertie des institutions sociales, l’intelligence sociologique est nécessaire pour saisir deux aspects de base : le changement est permanent, comme déjà indiqué ci-dessus ; les individus, personnellement ou collectivement, disposent d’un potentiel précieux, qui leur permet d’exercer leur capacité de discernement, afin d’influencer les changements à venir dans le sens le plus satisfaisant à leurs yeux.

5 – Développement institutionnel endogène

17Une caractéristique essentielle de l’acteur social est sa compétence à participer au développement endogène des institutions dans lesquelles il (elle) est impliqué(e). Si chaque institution crée sa propre culture spécifique, il en découle que négocier à l’intérieur ou à l’extérieur des frontières institutionnelles est inéluctablement une activité culturelle ou interculturelle. Une prise intelligente sur la dynamique (inter)culturelle est une condition préalable pour agir de façon compétente : la culture se fonde sur l’intersubjectivité ; les représentations réifiées exercent une influence forte sur les pratiques sociales.

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« La culture n’est pas une réalité sui generis extérieure et supérieure aux individus ; en fait, les individus ne réagissent qu’à d’autres individus. Mais il existe un processus psychologique de réification et c’est cette culture réifiée qui exerce une influence sur les personnes en tant que composante de la personnalité de chacun ».
(Bastide, 1977)

19Les institutions de formation professionnelle devraient être les premières à promouvoir une offre permettant des apprentissages cohérents et adaptés à leurs étudiants. Les professeurs et étudiants étant membres d’une même institution, serait-il possible de prendre ce contexte existentiel partagé comme objet d’étude ? Au Royaume-Uni, les interrogations de ce genre sont débattues régulièrement à l’Open University (Université ouverte) qui cherche en permanence à améliorer l’ouverture, c’est-à-dire l’accès aux savoirs à tous les niveaux, avec une grande flexibilité institutionnelle. La méthode adoptée est de prendre « l’ouverture » comme un idéal qui n’est jamais entièrement atteint et de travailler les « déficits », c’est-à-dire les obstacles qu’il faut identifier et modifier dans les approches pédagogiques, les structures et les fonctionnements. Les obstacles qui entravent l’accès de certaines catégories d’étudiants produisent de la « fermeture ».

20Le sens commun admet facilement que le monde institutionnel est encastré dans un immobilisme à l’intérieur duquel l’individu est impuissant. Le dualisme des analyses structuro-fonctionnalistes va dans le même sens : le rôle de l’acteur à la périphérie semble voué à l’échec. Heureusement, d’autres analyses sont moins pessimistes :

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« Mais l’alternative existe : puisqu’il n’y a pas de consensus effectif, vérifié actuellement et concrètement, la possibilité de diversité et de déviance est effective. Certains acteurs vont d’ailleurs être provoqués par le défi qu’ils voudront relever en transgressant les limites définies par l’institution, affrontant ainsi le risque de la réprobation et de la sanction. D’autres, plus nombreux, profitant plus ou moins inconsciemment de l’absence effective de contrôle que permet la supposition de consensus, dérogeront à la règle dans les failles et les interstices laissés par celle-ci : ils introduiront ainsi les premiers jalons de la transformation de la règle et de l’adaptation de l’institution aux changements des circonstances et de l’environnement, et aux glissements des représentations et des évaluations ».
(Voyé, 1992, p. 204)

22Voyé pose que « le consensus n’est jamais que supposé et que le dissensus est toujours latent » (ibid., p. 212). Plus encore, une règle, ou une norme, est une sorte d’abstraction autour de laquelle diverses interprétations « honnêtes » sont réunies ; sans vouloir nécessairement invoquer le dissensus, elles ne peuvent qu’assurer un changement constant et incertain.

23Dans la même ligne, la théorie de la structuration d’ Anthony Giddens va à l’encontre d’un « dualisme » qui marginalise l’acteur et elle le place au centre du drame social. Chaque acteur a des règles et des ressources à sa disposition. Les règles ici sont du même genre que celles qu’un enfant apprend pour parler sa langue maternelle. Si l’enfant maîtrise l’usage de sa langue sans savoir en expliquer la grammaire, il en va de même pour l’acteur qui sait, grâce à sa conscience pratique (practical consciousness), comment s’y prendre avec les routines de sa vie quotidienne, sans pouvoir nécessairement en rendre compte au niveau discursif. La notion d’action comprend celle de pouvoir et, en parlant de ressources, Giddens indique la capacité de l’acteur à mobiliser son pouvoir, donc son intelligence, pour mener à bien ses projets.

24Les structures, donc les institutions, dépendent des actions et des interactions des acteurs : « les structures existent de façon paradigmatique comme un ensemble absent de différences, temporellement “présentes” seulement dans leur instanciation, c’est-à-dire dans les moments constitutifs des systèmes sociaux » (Giddens, 1979, p. 64). La structure n’est pas conçue comme une barrière à l’action, mais comme impliquée dans le caractère récursif de la vie sociale. « Les propriétés structurelles des systèmes sociaux sont à la fois le véhicule (medium) et le résultat (outcome) des pratiques qui constituent ces systèmes » (ibid., p. 67).

6 – Transgressions intelligentes

25On peut supposer que le désir de changement est faible et que c’est dû à la volonté assez répandue de ne perturber ni les routines ni les loyautés institutionnelles déjà établies et connues. Peut-être aussi cherchons-nous sans le dire à nous dérober à la liberté à laquelle nous sommes, selon Sartre, condamnés ; par cet acte de « mauvaise foi », ces loyautés deviennent un alibi : « Toute institution sociale peut être un alibi, un instrument d’aliénation de notre liberté » (Berger, 1963, p. 167). C’est faire le choix de rester une marionnette n’osant pas percevoir la machinerie qui la manipule et, paradoxalement, ne se rendant même pas compte de l’avoir choisie sans le savoir. Pourtant, « c’est seulement celui qui comprend les règles du jeu qui a la possibilité de tricher » ; cette logique valorise « l’insincérité » intelligente, au lieu de la « sincérité » de celui qui joue loyalement les rôles qui lui sont attribués (ibid., p. 173).

26À la différence des événements collectifs (par exemple, les soulèvements populaires pour revendiquer de nouveaux droits), ces « transgressions intelligentes » sont davantage le fait d’individus isolés, ce qui exige manifestement le courage de se tenir visiblement à l’écart de son groupe et de prendre le risque de l’irriter, voire d’aliéner sa sympathie. Le cas limite, dramatique, est le « lanceur d’alerte » (whistle blower) : celui ou celle qui, au sein de son institution, met dans le domaine public le détail des pratiques institutionnelles qui lui sont insupportables et inacceptables, notamment pour des raisons de corruption ou d’abus.

27Alison Taylor est un bon exemple de lanceur d’alerte. En 1987, elle dirigeait un foyer résidentiel public pour enfants vulnérables. Ce foyer faisait partie d’un réseau d’établissements géré par le Département (County) et il arrivait que des enfants d’autres foyers soient placés dans le sien. En parlant avec ces enfants, elle a accumulé des preuves sur des incidents récurrents de pédophilie et d’abus physique dans d’autres foyers. Elle a aussi découvert qu’il y avait des collègues, travaillant comme elle dans les foyers, ainsi que des travailleurs sociaux qui les visitaient, qui avaient déjà officiellement informé leur hiérarchie de ces méfaits, mais sans déclencher la moindre enquête. Alors, de sa propre initiative, elle a dénoncé ces délits à l’administration du Département, mais sa déposition n’a pas été enregistrée ; on lui a d’abord interdit de poursuivre son activité, puis elle a été licenciée. Ce rejet l’a convertie en militante et elle n’a cessé de mener des campagnes en faveur des jeunes victimes d’abus dans ces foyers.

28En 1997, le gouvernement a enfin nommé une commission d’enquête présidée par un juge de la Haute Cour (Sir Ronald Waterhouse), pour examiner les centaines d’allégations d’abus contre les enfants dans ces foyers, de 1974 à 1990. Dans le domaine de la protection de l’enfance, le Waterhouse Report (2000), publié après trois ans d’enquête, a été le plus long (500 000 mots) et le plus cher (13,5 millions de livres sterling, soit 15 millions d’euros) dans l’histoire du Royaume-Uni. Il dévoile un système miné par des insuffisances, des complicités, des cruautés, des manques de compassion. Construit avec l’objectif de protéger les enfants contre des parents et des familles abusifs, ce système de foyers est lui-même accusé d’avoir infligé aux enfants des abus tout aussi graves, parfois pires. Par exemple, des 12 (oui, 12 !) enquêtes internes auparavant menées dans le Clwyd (le Département en question), seulement deux ont été intégralement communiquées aux élus locaux. Selon Waterhouse, malgré les fautes professionnelles constatées, personne n’a été poursuivi.

29Le système était largement contaminé par une conspiration du silence. Aucun élément du système (services sociaux, élus, police, gouvernement) n’échappe à la critique. Les 72 recommandations proposées ont été adoptées par le gouvernement. Sir Ronald Waterhouse a aussi loué Alison Taylor, déclarant que son militantisme acharné était pleinement justifié et que sans elle il n’y aurait eu aucune enquête officielle. Alison Taylor a fait un commentaire désabusé : « L’abus des enfants fait partie de la gamme de la conduite humaine depuis le début de l’histoire et il ne va pas disparaître » (The Guardian, 16 février 2000).

30On devient lanceur d’alerte en faisant ce genre de transgression intelligente, en franchissant ce seuil afin de sortir du piège d’un dilemme moral grave, provoqué par des pratiques et des mœurs institutionnelles ; c’est un acte décisif et sans retour possible, qui comporte un risque radical de provoquer des ruptures profondes dans sa vie professionnelle aussi bien que personnelle.

7 – La discrétion, l’autonomisation, l’individuation

31Emmanuel Mounier a fondé en 1932 la revue Esprit, visant à « en finir avec un “désordre établi” » (Paris, 2010), c’est-à-dire l’État et l’ensemble des institutions en place (avec toute la gradation des petites institutions comprises dans le système des institutions majeures, par exemple les administrations publiques, les corporations, les universités, etc.). Le désordre établi a fortement tendance à rejeter les lanceurs d’alerte comme des corps étrangers. Il prétend qu’avec de la bonne volonté et des intentions sincères on peut mettre en place un nouveau règlement, un nouveau code de pratiques professionnelles, un nouvel organigramme et des programmes de formation pour faciliter les changements envisagés ; mais cela aboutit rarement à un changement en profondeur de la culture en place, ou à la fin de la conspiration du silence qui semble protéger les malfaiteurs parmi les personnels. L’injonction venant d’en haut (top-down) ne suffit pas à elle seule et les « apprentissages négligés » sont indispensables.

32Ceci renvoie au contexte plus large du corps politique, dans lequel tout professionnel est aussi un citoyen. Il faut prendre en compte la relation dans le corps politique entre l’État et la société civile, mettant en jeu une tension fondamentale entre le désordre établi qui cherche à perdurer et la volonté citoyenne d’interroger et de modifier l’ordre qui encadre et influence les mœurs en vigueur dans les institutions d’une société. Dans la tradition centraliste française, l’État est d’habitude l’élément dominant de ce couple et il a tendance à chercher à tout coordonner, contrôler et réglementer, tandis que la société civile est bien plus fragmentée et querelleuse. Si elle ne rencontrait pas de résistances, la tendance de l’État pourrait aboutir à une clôture sociale ; la société civile sert d’espace à partir duquel les résistances à cette clôture peuvent prendre forme, afin de négocier en permanence l’invention de la société.

33La société civile est donc un espace de « discrétion », c’est-à-dire permettant ou donnant « le discernement ou le pouvoir de décider » (Le Petit Robert). De vocation associative, la société civile privilégie (entre autres) les actions, voire les inventions sociales et citoyennes. Les lieux de renouvellement démocratique doivent se tenir à une certaine « distance » du pouvoir étatique. En d’autres termes, le couple opposant la réglementation à la discrétion (telle qu’elle vient d’être définie) sert de référentiel au couple de l’État et de la société civile. Même si on peut parler à juste titre des « institutions intermédiaires » qui la structurent, la société civile se définit d’abord comme un espace accueillant et ouvert aux approches hétérodoxes des problèmes publics. Dans ces termes, la distance aux pouvoirs de l’État est finalement moins la mesure d’une différence institutionnelle qu’une certaine non-conformité radicale, une certaine disposition « hérétique », une approche qui peut se manifester au cœur même des instances d’État (Storrie, 2014). La société civile étant normalement le partenaire faible du « couple », sa consistance a besoin d’un renouvellement continu qui est stimulé par les actions citoyennes et par les personnes qui osent s’exprimer librement et agir, soit individuellement, soit ensemble, dans le but de contribuer à un meilleur avenir, en principe pour tous. Le courage insigne des lanceurs d’alerte nourrit la société civile, en même temps qu’il se nourrit d’elle.

34L’autonomisation s’enclenche en développant ce « discernement » sur les faits sociaux autour de soi, processus par lequel on perçoit mieux comment se font les jeux de pouvoir dans le monde actuel et comment y participer, comment enfin jouer avec efficacité les rôles sociaux déjà reconnus qui permettent de manipuler le pouvoir. Si l’autonomisation accentue la maîtrise des rôles – empowerment – dans un domaine public déjà constitué, l’individuation – self-realisation – renvoie par contre à l’aspiration personnelle à mener une vie pleinement satisfaisante, aspiration qui peut être difficile à nommer et dont on a peut-être peur qu’elle ne cadre pas bien avec les mœurs culturelles ou les morales strictes clairement affichées.

35Une belle illustration est donnée par Betty Friedan (1963), qui traite « d’un problème qui n’a pas de nom ». La « mystique féminine » serait la contrainte culturelle qui tient la vie des femmes dans une posture de

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« passivité sexuelle, domination masculine et amour maternel nourrissant. […] Le problème restait enterré, non articulé, pour beaucoup d’années dans les esprits des femmes américaines. C’était une agitation étrange, une insatisfaction, un désir dont souffraient les femmes au milieu du XXe siècle aux États-Unis. Chaque épouse de banlieue luttait seule avec ce malaise. En faisant le ménage et les courses […] elle avait peur de poser, même à elle-même, la question étouffée : “est-ce tout ?” En dessous de ce problème qui n’avait pas de nom, la vraie question était : “qui ai-je envie d’être ?” ».
(Friedan, 1963, p. 61)

37Le concept d’individuation, introduit par Carl Jung au début du XXe siècle, concerne les individus et signale qu’ils doivent surmonter de grandes difficultés psychoculturelles en cherchant à transformer, peut-être radicalement, leur agir sur la place publique. À la fin du siècle précédent, en 1988, l’OMS (voir ci-dessus) a fait un appel aux professionnels de santé pour transformer leurs pratiques et leurs professions. Cet appel aux groupes est aussi radical que celui fait auparavant par Jung aux individus. Puisque les professions ne sont que des associations de personnes, cet appel de l’OMS s’adresse à vrai dire aux individus, mais dans leurs identités professionnelles. La séquence « scandales-réformes-scandales » étant difficile à interrompre, les bonnes intentions d’en haut ne réussissent pas à remodeler suffisamment les pratiques professionnelles face aux besoins urgents et complexes des usagers, ce qui illustre la puissance de l’inertie culturelle en vigueur. Il faut engager en même temps une dynamique « par le bas » (bottom-up), élaborer des approches interprofessionnelles capables de contrer cette inertie des professions et sortir de l’état de manque de communications et d’échanges entre elles, qui n’est malheureusement pas à la hauteur des enjeux.

8 – Quelle pédagogie pour les formations interprofessionnelles ?

38La pédagogie d’une formation interprofessionnelle, à base culturelle, se fonde sur la rencontre des différences, des interactions et des échanges. En apprenant ensemble avec l’autre, de l’autre et au sujet de l’autre (learning with, from and about each other), il y aura des résultats transactionnels. Il ne s’agit pas seulement d’échapper à l’emprise de l’ignorance, des préjugés et des stéréotypes vis-à-vis des autres professions, mais de former des personnes capables d’envisager les transformations touchant leur propre profession, voire une famille de professions associées. Cette approche est incompatible avec la formule d’un enseignant censé transmettre un savoir préétabli à des étudiants totalement ignorants ; il devient plus pertinent de parler d’apprentissages mutuels et interculturels. Le rôle de l’enseignant est alors d’assurer un questionnement et un accompagnement appropriés et adaptés.

39Pour profiter au maximum des interactions qui devraient stimuler les questions pertinentes, l’observation participante est conseillée, mais en l’adaptant aux finalités de la recherche. À la différence de l’usage classique de cet outil où l’anthropologue cherche « objectivement » à construire les profils ethnographiques des autres groupes (ici, il s’agirait des professions concernées), l’objectif est de saisir, dans les interactions entre les personnes, les incidents critiques qui surprennent et qui intriguent, pour y réfléchir par la suite, si possible avec l’autre ou les autres concerné(s).

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« Il faut que le sociologue, en pénétrant dans le monde social, ait conscience qu’il pénètre dans l’inconnu. […] Il faut qu’il se tienne prêt à faire les découvertes qui le surprendront et le déconcerteront ».
(Durkheim, 1993, p. XIV)

41La parole, la posture ou l’approche de l’autre peuvent surprendre. Peu importe que la surprise soit positive et déclenche des rires sympathiques ou qu’elle dégonfle les tensions par des gestes esthétiques inattendus ; peu importe que la surprise soit négative, soulevant peut-être des mécanismes de défense, d’irritation ou de colère. Il suffit d’être intrigué par les excentricités supposées des positionnements des autres, de vouloir mieux en saisir les moteurs. De même, ceci peut engendrer un questionnement sur ses propres cadres de référence, par les autres mais surtout par soi-même – c’est l’essentiel. Dans le cadre d’une observation participante réflexive, la singularité dynamique de sa propre implication dans ces échanges intersubjectifs est pour chacun(e) le principal enjeu (Storrie, 2006).

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Mots-clés éditeurs : développement endogène, inertie, discrétion, apprentissage mutuel

Date de mise en ligne : 20/08/2015

https://doi.org/10.3917/pp.039.0051

Notes

  • [1]
    Barr et Low (2013) présentent une mise à jour des programmes de formation interprofessionnelle, avec des exemples en Finlande, Australie, Danemark, Japon, Indonésie, Irlande, États-Unis, Royaume-Uni et Nouvelle-Zélande.

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