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Article de revue

Jeux d’argent en ligne : entre usages virtuels et problématiques réelles

Pages 43 à 52

Notes

  • [1]
    Docteur en Sciences de l’Information et de la Communication, Université Blaise Pascal, Clermont-Ferrand II. Enseignant-chercheur au sein du groupe IDRAC-Sup de Com (International School of Management) de Sophia-Antipolis (Alpes-Maritimes).
  • [2]
    Cette pratique consiste pour certains joueurs à recommencer uniquement les mêmes niveaux d’un jeu afin d’acquérir des pouvoirs ou des objets particulièrement difficiles à obtenir. Ces biens virtuels sont alors revendus sur des sites d’enchères contre de l’argent réel cette fois.
  • [3]
    Désigne à la fois une unité monétaire et le système de paiement qui permet sa diffusion. « Conçu en 2009 par un développeur non identifié utilisant le pseudonyme de Satoshi Nakamoto, le protocole a été employé pour la première fois par un logiciel écrit par Nakamoto en C++ et publié sous licence libre MIT. Grâce à des procédés cryptographiques et un protocole spécifique, le système décentralise la gestion de la monnaie et ne dépend pas de l’intégrité ou de la compétence d’un émetteur central » (http://fr.wikipedia.org/wiki/Bitcoin).
  • [4]
    Notion développée dans leur ouvrage commun Sexe, passion et jeux vidéo : les nouvelles formes d’addiction, Paris, Flammarion, 2003.
  • [5]
    Cf. Bateson G. (1977), « La cybernétique du Soi » : une théorie de l’alcoolisme », in G. Bateson, Vers une écologie de l’esprit, Paris, Seuil.
  • [6]
    Technologies de l’information et de la communication.
  • [7]
    Stora M. (2005), Guérir par le virtuel : une nouvelle approche thérapeutique, Paris, Presses de la Renaissance.
  • [8]
    Par l’utilisation de jeux vidéo notamment.
  • [9]
    Badach-Allouche C. (2007), « Psychothérapie » sur Internet ? Contribution à une réflexion psychanalytique sur les nouvelles formes de communication, thèse de doctorat, Psychologie clinique, Psychopathologie et Psychanalyse, UFR de Lettres, Arts, Sciences Humaines et Sociales de Nice, décembre 2007.
  • [10]
    http://psydocfr.broca.inserm.fr/toxicomanies/internet_addiction/cyber (consulté le 11 avril 2014).
  • [11]
    Nous pensons au public adolescent.
  • [12]
    Au sens où Voltaire l’entendait dans Candide.
  • [13]
    Joueur de jeux d’argent (en ligne ou non).
  • [14]
    NFC pour near field communication ou « communication en champ proche ». Technologie de communication sans fil à courte distance, notamment utilisée pour les paiements via smartphones.
  • [15]
    Joueurs « intensifs » de jeux vidéo.

1 – Introduction

1La littérature consacrée au jeu pathologique est pléthorique (Ladouceur et al., 2000 ; Valleur et Bucher, 2006 ; Belkacem, Reynaud et Venisse, 2011 ; Grall-Bronnec, 2012). Elle s’inscrit aujourd’hui dans une reconfiguration singulière, celle d’une virtualisation des usages. Car si la dépendance aux jeux d’argent est au moins aussi ancienne que leur apparition (Järvinen-Tassopoulos, 2010), l’année 2010 marque un tournant décisif dans l’analyse psychologique, sociologique ou « communicationnelle » (Oliveri, 2012) de la dépendance au jeu. En effet, à partir de cette date, l’ouverture des jeux d’argent et des paris sportifs en ligne est légalisée par l’État français, avec pour conséquence directe un afflux massif de nouveaux joueurs, qu’ils soient totalement néophytes ou véritablement expérimentés. La publicité (télévisée notamment) qui accompagne vigoureusement ce développement renforce et élargit d’autant plus un public dès lors rajeuni et jusqu’à présent essentiellement occasionnel. En outre, la (sur)médiatisation des joueurs professionnels par un principe de « starification » (Morin, 1957), la facilité d’accès via le numérique, la déculpabilisation engendrée par l’interposition de l’écran d’ordinateur ou la diffusion d’émissions de télévision dédiées aux différents championnats de poker par exemple, suscitent alors un engouement sans précédent en direction d’une pratique des jeux d’argent en ligne qui se veut affichée et assumée par les usagers, car désormais perçue comme valorisante. Dans le même temps, elle demeure une source latente de dépendance et d’endettement, dont il convient de se prémunir et que les élites politiques françaises tentent de contenir, prises toutefois en étau entre un désir flagrant de valorisation commerciale et une prise de mesures de protection à l’attention des citoyens-joueurs.

2Ainsi, les cas de dépendance aux jeux d’argent en ligne se multiplient, « proportionnellement à la population qui s’y adonne » (Lejoyeux, 2013). Les conséquences sociales, psychologiques et relationnelles sont alors aussi variées que problématiques chez les individus les plus fragilisés ou « hypersensibles » (Lowenstein, 2005). Le rapport à l’argent, ici idéalisé par un sentiment démultiplié d’accessibilité accrue, vient brouiller chez le joueur une perception entre ce qui relève d’un côté du virtuel, injustement perçu comme du « faux », et d’un autre côté d’une réalité sociale où la paupérisation d’un public toujours plus large n’est jamais bien loin. Le statut de l’argent s’en trouve lui aussi reconfiguré. Qu’il s’agisse de farming[2], du commerce de biens virtuels, de poker, de paris sportifs en ligne ou plus récemment de bitcoin[3], l’argent, dans sa version numérique, accentue son aspect dématérialisé, intangible et volatile. Pour les joueurs, toujours grands perdants, les conséquences sociales désastreuses apparaissent pourtant bien réelles. C’est sous cette approche originale du rapport à l’argent dit « virtuel », mais qui n’est pourtant qu’une des faces du réel, et aucunement « son opposé » (Lévy, 1997), que doit être comprise notre démarche. Le but étant de comprendre comment le mécanisme d’un aller-retour manqué entre le virtuel et le réel se manifeste chez certains joueurs, dès lors incapables d’opérer cette distinction majeure et nécessaire, afin de canaliser cette pratique ludique qui continue d’alimenter la controverse au sein de l’espace public, médiatique et scientifique.

2 – Les mécanismes psychologiques de la cyberdépendance

3En France, Marc Valleur, psychiatre et médecin-chef à l’hôpital Marmottan, et Jean-Claude Matysiak travaillent principalement sur ce qu’ils nomment « les nouvelles formes d’addiction » (Valleur et Matysiak, 2003), en présentant un changement de paradigme sur la notion de dépendance. En effet, si jusque-là les différentes formes de toxicomanies étaient accompagnées de la consommation physique d’un produit associé, ils énoncent désormais un principe de « toxicomanies sans drogue » [4] (Valleur et Matysiak, 2003). Alors qu’aux États-Unis ces addictions font l’objet de nombreux groupes de travail thérapeutiques depuis le milieu des années 1990, mobilisés pour lutter contre la dépendance informatique, la France voit également naître des consultations spécialisées, conçues sur le modèle des Alcooliques Anonymes [5]. Le docteur Valleur précise : « Ainsi, tout commence par et pour le plaisir. Puis on a du mal à s’arrêter. De plus en plus de mal. […] Ce peut être le début d’un processus addictif : poursuivre une conduite ou une relation plus longtemps qu’on avait pensé le faire initialement et ne pas parvenir à s’arrêter » (Valleur et Matysiak, 2003). Comment s’articule le rapport entre le plaisir de jouer et la potentialité d’en dépendre ? Serge Tisseron, également psychiatre, inclut dans ses travaux le rapport de l’individu face au virtuel, en explorant les multiples facettes de cette relation si particulière. Il avance : « Qu’on se réjouisse ou qu’on s’inquiète de ces bouleversements [numériques], ils montrent que nous sommes déjà entrés dans un monde où nous pensons différemment le corps, le désir, l’autre, et même la réalité… » (Tisseron, 2008). Autrement dit, pour tenter de profiter de ces transformations techniques tout en conservant un rapport au réel efficace, un individu doit être capable d’« apprendre » le virtuel, dans un souci de responsabilisation du sujet devant son écran. À l’instar de l’apprentissage scolaire, cet « apprentissage du virtuel » se présenterait alors simultanément comme une étape décisive dans la maîtrise du cyberespace, mais également comme un outil de compréhension du phénomène de cyberdépendance. Pourtant, il convient de s’interroger sur le paradoxe situé entre une volonté de maîtriser le virtuel en le fréquentant assidûment et le danger de s’y enfermer.

4Pionniers en matière du traitement de troubles mentaux par le biais des TIC [6], les travaux du psychologue et psychanalyste Michael Stora ont permis, d’une part, de traiter des individus clairement identifiés comme « cyberdépendants » et, d’autre part, la mise en place d’un protocole expérimental basé sur un modèle de type « mal par le mal ». Les travaux de Michael Stora permettent en effet de comprendre que ce ne sont pas tant les outils techniques permettant l’immersion virtuelle qui sont à combattre, mais plutôt les facteurs socioculturels (cadre familial, scolaire, histoire personnelle, etc.) qui alimentent la propension à fréquenter abusivement le virtuel. Et quel autre meilleur moyen de recourir justement aux technologies afin de comprendre quelles sont les attentes que cherche à combler un individu cyberdépendant ? Les travaux de Michael Stora ont donc abouti à la mise en place d’ateliers thérapeutiques [7] lors de ses consultations afin de déterminer, toujours par la voie technologique [8], quelles sont les sources d’un mal-être, d’une dépendance ou d’un repli identitaire chez un individu usager des réseaux, a fortiori joueur. Le psychologue évoque la nécessité de parvenir à mieux maîtriser les mondes virtuels afin de mieux les comprendre. « Les mondes virtuels sont bel et bien là, comme une culture émergente. Mieux vaut se familiariser avec leurs codes, leurs habitudes et leur langage, plutôt que de s’installer dans un comportement de mauvais joueur qui ne cherche pas à en comprendre les règles, ou qui refuse de participer » (Stora, 2005). La responsabilisation du joueur est encore une fois avancée et vient témoigner de la nécessité d’un apprentissage du virtuel par les utilisateurs. Néanmoins, le traitement préconisé ici reste largement discutable, au même titre par exemple que les traitements contre la cyberdépendance proposés directement… en ligne [9].

5Dan Valéa, psychiatre à l’hôpital Marmottan, ajoute qu’Internet « allie les avantages offerts par la facilité de communication sans frontières et sans limites, par la convivialité de travail, la qualité, la précision et la rapidité des moyens de recherche, l’étendue de ses réseaux, mais aussi d’un espace ludique interactif et d’un moyen sans précédent en termes d’accessibilité. Le plus attrayant reste le développement du monde virtuel, qui se mélange avec le monde réel, avec la représentation du monde de l’imaginaire. La question qui se pose est de savoir s’il y a complémentarité entre les deux mondes, plus précisément si le monde virtuel n’est pas en train de se substituer à l’autre et d’apparaître effectivement plus disponible, plus facile à vivre et à supporter que le monde réel [10] ». Effectivement, on peut se demander si les commodités offertes par le virtuel peuvent être à l’origine d’une forme de dépendance pour l’informatique et les jeux d’argent, entraînant consécutivement un risque de confusion entre le réel et le virtuel chez les utilisateurs les plus assidus. Les travaux de Dan Valéa font également état d’un rapprochement entre le sujet cyberdépendant et le joueur pathologique. Ainsi, il applique les méthodes traditionnelles de traitement des addictions chez les joueurs compulsifs (jeux d’argent) aux individus cyberdépendants. En France, d’autres psychologues poursuivent ces travaux menés sur la cyberdépendance, tel Sylvain Missonnier, dont l’approche « pyscho(patho)logique du virtuel » (Missonnier, 2006) défend l’hypothèse selon laquelle la prise en compte de l’environnement non humain d’un individu doit contribuer efficacement à l’analyse de sa construction identitaire et de son rapport aux technologies. Dès lors, qu’en est-il du public français, inconditionnel de jeux d’argent en ligne ? Comment la cyberdépendance peut-elle naître chez un individu en pleine phase de construction identitaire [11] par exemple ? William Lowenstein, pour sa part, préconise dans son analyse de la dépendance le traitement du « comment » et non du « pourquoi ». Autrement dit, face à un sujet dépendant, « il convient de trouver le moyen de l’aider à en sortir avant même de savoir ce qui l’a poussé à devenir addict » (Lowenstein, 2005). Cette approche vient renverser un schéma plutôt classique et généralisé chez ses confrères, qui consiste à déterminer préalablement l’origine d’un mal-être, afin de le traiter plus efficacement. William Lowenstein détermine par ailleurs que la plupart des individus qu’il rencontre dans ses consultations présentent la caractéristique suivante : « Après plus de vingt ans de pratique clinique, la seule certitude étiologique que je possède se résume à cette simple constatation : les addictions concernent avant tout des personnes “hypersensibles” » (Lowenstein, 2005). Michel Lejoyeux apporte également des éléments de réponse. En effet, dans son analyse, il place le désir de recouvrer la liberté au centre de l’éradication d’une dépendance. Il énonce ainsi que « la névrose du siècle est bien celle de la dépendance » (Lejoyeux, 2007). Ainsi, si la cyberdépendance fait aujourd’hui en France l’objet d’un intérêt particulièrement marqué, c’est qu’un nombre croissant d’individus y sont confrontés. Effectivement, selon un numéro spécial d’Insee Première dédié aux jeux d’argent, « en France, l’attirance pour les jeux d’argent n’a cessé de progresser jusqu’en 2004-2006 (0,9 % de la consommation des ménages) et s’érode depuis peu (0,8 % en 2012). Entre 2000 et 2012, les sommes misées ont augmenté de 76 % en valeur et atteignent 46,2 milliards d’euros en 2012. Sur la même période, les dépenses des joueurs, nettes des gains, ont augmenté de 48 %, passant de 6,4 à 9,5 milliards d’euros » (Rakedjian et Robin, 2014). Ces chiffres laissent supposer un nombre croissant d’individus susceptibles de consulter dans les mois ou années à venir, afin de traiter de problèmes de dépendance aux jeux d’argent.

3 – Le virtuel, c’est du réel

6Parvenir à définir le passage de la réalité à la virtualité n’est concevable qu’à la condition première de parvenir à un cadrage précis de la notion de virtuel et de son influence toujours plus importante sur nos environnements, qui indéfiniment se numérisent et s’informatisent. Les bouleversements occasionnés par cet accroissement de la virtualité stimulent depuis de nombreuses années les observateurs des mondes réseautiques, qui voient là un nouveau paradigme, une nouvelle manière d’apprécier et de vivre le monde. Prenant ainsi la mesure des changements socioculturels engendrés, le spécialiste des télécommunications Philippe Quéau assure que « les mondes virtuels représentent une révolution copernicienne. Nous tournions autour des images, maintenant nous allons tourner dans les images. On ne se contente plus de les effleurer du regard ou de les feuilleter des yeux. On les pénètre, on se mélange à elles, et elles nous entraînent dans leurs vertiges et dans leurs puissances » (Quéau, 1993). Pierre Lévy lui rend immédiatement la pareille, dans sa formulation de la portée de la virtualité, en précisant qu’« un mouvement général de virtualisation affecte aujourd’hui non seulement l’information et la communication, mais aussi bien les corps, le fonctionnement économique, les cadres collectifs de la sensibilité ou l’exercice de l’intelligence » (Lévy, 1998). Paradoxalement, le virtuel s’ancre sur un terrain réel, solide, quantifiable, celui de la réalité qui l’accueille. L’abstraction n’est pas la condition de la virtualité, il est tout à fait possible de l’aborder d’un point de vue concret, technique et pragmatique, en se concentrant sur ses applications physiques. Ainsi, une définition proprement cartésienne du virtuel est envisageable. Pour Philippe Quéau, « un monde virtuel est une base de données graphiques interactives, explorable et visualisable en temps réel sous forme d’images de synthèse tridimensionnelles de façon à donner le sentiment d’une immersion dans l’image » (Quéau, 1993). L’ancrage de la virtualité s’effectue donc dans un milieu réel, fait de connexions informatiques, de capteurs sensibles, de puces électroniques, de liaisons numériques et de dispositifs réseautiques ou vidéoludiques. Les questionnements sur la nature du virtuel s’orientent inévitablement vers une confrontation possible entre réalité et virtualité. Dans cette optique, il semble opportun d’opérer une distinction entre les deux termes, sans pour autant faire émerger un principe antagoniste, pourtant évident de prime abord. Entendons que « le virtuel est un état du réel, et non pas le contraire du réel. […] Le virtuel, c’est le principe actif, le révélateur de la puissance cachée du réel » (Quéau, 2000).

7Philippe Quéau précise dans son analyse que « le virtuel n’est pas le contraire du réel, c’est l’une des formes du réel, l’un de ses masques » (Quéau, 2000). Une pensée partagée par Pierre Lévy, qui à son tour, envisage le virtuel comme l’un des états du réel, mais en aucun cas comme une entité opposée au principe de réalité. Son postulat est que « le virtuel n’est pas du tout l’opposé du réel. C’est au contraire un mode d’être fécond et puissant, qui donne du jeu aux processus de création, ouvre des avenirs, creuse des puits de sens sous la platitude de la présence physique immédiate » (Lévy, 1998). Un nouvel éclairage invite en outre à la prudence dans l’utilisation des termes « réel » et « virtuel ». Il s’agit cette fois-ci d’une approche étymologique : « Le mot virtuel vient du latin virtualis, lui-même issu de virtus, force, puissance. Dans la philosophie scolastique, est virtuel ce qui existe en puissance et non en acte. Le virtuel tend à s’actualiser, sans être passé cependant à la concrétisation effective ou formelle. L’arbre est virtuellement présent dans la graine. En toute rigueur philosophique, le virtuel ne s’oppose pas au réel, mais à l’actuel » (Lévy, 1998). Étymologiquement, l’usage du terme virtuel est donc erroné et ne désigne que de façon incorrecte ou partiellement du moins ce qu’il cherche à qualifier comme quelque chose d’absent, qui n’existe pas. Comprenons désormais la virtualité comme la possibilité d’être, l’acte en devenir, l’éventualité de la réalisation, et non plus une création issue de l’imaginaire, à jamais impalpable. Précisons d’ailleurs que c’est le terme anglais virtual et sa mauvaise traduction, qui fut à l’origine d’une telle confusion. La culture anglo-saxonne fournit comme synonymes possibles de virtual, les termes actual, real, true, effective, potential.

4 – La virtualisation monétaire comme facteur aggravant

8Cette clarification des termes devient alors légitime, tant elle éclaire une hétérogénéité bien plus liée à une erreur de manipulation de la langue, qu’à une réelle opposition du sens. Mais au-delà des mots, quid des individus ? Devenir un être virtuel ne revient pas à atteindre un eldorado [12] hors de la réalité. Au contraire, il va s’agir pour la personne concernée de recentrer son existence, a priori jugée insuffisante dans la réalité, dans une sphère qui élève son âme et son être, tout en lui donnant le sentiment de pouvoir se construire et alimenter une nouvelle identité, cette fois acceptée, car valorisante (c’est le cas d’une population nouvellement adepte du gambling ou jeux d’argent en ligne). La virtualité suggère également l’idée d’une projection hors de soi, d’extirpation de son corps. Le réseau octroie effectivement ce don d’ubiquité mêlé à un sentiment de pouvoir être ici et ailleurs à la fois. La cyberculture facilite donc, chez certaines populations présentes en son sein (les cyberjoueurs), cette capacité de devenir un autre, plus intelligent, plus riche. Pourtant, toute une série de craintes latentes viennent se fixer sur le programme de vie idéalisé que le virtuel est censé prodiguer. L’étude des dysfonctionnements relationnels rencontrés dans la pratique des jeux d’argent invite par exemple à la plus grande prudence quant à l’analyse de l’influence du virtuel sur les comportements humains. Car si les jeux d’argent, et plus spécialement ceux en ligne, peuvent effectivement devenir le moteur d’une paupérisation de certains individus à la consommation excessive, l’isolement et l’affaiblissement de la qualité relationnelle apparaissent quant à eux comme l’incarnation d’un appauvrissement social, tout aussi condamnables et contre lesquels les pouvoirs publics doivent lutter efficacement. Alors que la valeur ajoutée de la technique se situerait autour de la notion d’un rapprochement de la réalité par un décodage de plus en plus pointu de son fonctionnement, les technologies, au contraire, nous en éloigneraient par l’exactitude des formes de reproduction et d’imitation de la réalité. Le paradoxe des technologies de l’information et de la communication se situe alors au carrefour entre des moyens techniques dont disposent les joueurs et l’usage effectif qu’ils en font. Le danger qui guette le gambler[13] est identifiable à ce niveau-là. L’outil n’est pas dangereux en soi, son usage si. « La fuite hors du “véritable” réel et le refuge dans des réels de synthèse vont sans doute permettre à nos sociétés envahies par un chômage structurel de fournir à des millions d’oisifs forcés des hallucinations virtuelles, des drogues visuelles, capables d’occuper les esprits et les corps, tout en développant de nouveaux marchés, et aussi sans doute de nouvelles formes de contrôle social » (Quéau, 1993). Ce point de vue plutôt alarmiste recouvre cette dimension de la virtualisation comme « effet antalgique » des maux des sociétés modernes, principe que l’on rencontre chez de nombreux joueurs, particulièrement sensibles au discours utopique d’un changement soudain de vie suite à un gain extraordinaire.

9L’abandon à une virtualité « désocialisante » serait la conséquence du manque de maîtrise d’un outil auquel peu de personnes sont finalement formées pour en assurer un usage prolifique. Les soupçons du danger potentiel du virtuel ne s’arrêtent pas là : « Par ailleurs, il faut sans nul doute commencer à s’inquiéter des conséquences psychologiques qu’entraîne une surconsommation des univers virtuels. Une tendance à la déréalisation saisit toutes les personnes qui prennent trop goût à la perfection propre des mathématiques ou bien à la rigueur ludique de l’informatique. La technologie de la simulation virtuelle ne peut que renforcer ce risque de déréalisation en donnant un caractère pseudo-concret et pseudo-palpable à des entités imaginaires et à des pseudo-mondes » (Quéau, 1993). La planète cyber est donc « virtuellement » dangereuse, c’est-à-dire qu’elle contient intrinsèquement les éléments de sa propre dangerosité. Finalement, plus nous croyons en notre capacité de saisir le réel et plus nous nous confondons dans le virtuel. Chez le cyberjoueur, il s’agit en effet d’une rupture avec la réalité dont il souhaite s’affranchir, au profit de l’adoption d’une virtualité dont il saura apprécier les multiples possibilités d’épanouissement, financières notamment. De plus en plus, on pourra désirer se contenter de ces simulacres de réalité, pour peu que le monde semble trop hostile, trop inhospitalier ou pour peu que ses voies d’accès semblent hors d’atteinte. Nul doute que le virtuel devienne dès lors un nouvel « opium du peuple » (Quéau, 1993). Paradoxalement, si la virtualisation des pratiques ludiques liées à l’argent est en forte croissance, seulement 7 % des jeux d’argent s’effectuent en ligne. Ce qui est peu, au regard du marché global des jeux d’argent en France. Toutefois, ce faible chiffre ne saurait occulter la difficulté, pour les joueurs concernés, de réfréner leur propension à se laisser griser plus facilement dans le virtuel. De même, la numérisation des pratiques depuis 2010 a eu pour effet quasi immédiat de diversifier en profondeur les cibles historiques des jeux d’argent, à savoir les seules populations d’individus dont l’âge se situait jusqu’ici au-delà de 40 ans. Car, comme le précise la publication Insee Première, si « en moyenne, les joueurs actifs sont nettement plus souvent des hommes (15,7 % contre 8,9 % de femmes), plus âgés (47 ans en moyenne) […], concernant les jeux en ligne, la clientèle est plus jeune et plus diplômée que la moyenne » (Rakedjian et Robin, 2014). Cette diversification des publics touchés ainsi que ce rajeunissement ont de quoi retenir l’attention.

5 – Conclusion

10Le virtuel, de manière difficilement contournable pour une majorité d’utilisateurs, favorise une « déculpabilisation numérique ». Le rapport à l’argent sous sa forme numérique s’en trouve alors faussé. De plus, le sentiment de distanciation face à des prises de risques aux conséquences bien réelles (jouer plus longtemps ou miser plus) semble largement s’accentuer dans le virtuel, renforçant alors l’impression d’une dangerosité qui s’éloigne, car injustement évaluée comme impalpable ou qui ne concernerait pas directement un utilisateur lambda. Pourtant, les travaux récents sur les addictions (Picherot et Stheneur, 2014 ; Hautefeuille et Valéa, 2014 ; Dodin, 2014) insistent au contraire sur la complexité de la relation qui unit le gambler à la sphère numérique, tant dans sa dimension sociale que psychologique. Des usages, des comportements et des statistiques qui ne cessent alors d’alerter les observateurs attentifs, face par exemple à la recrudescence d’individus qui consultent un professionnel afin d’enrayer une pratique des jeux d’argent en ligne devenue clairement problématique pour eux et/ou leur entourage familial. Nous avons tenté de montrer comment la virtualité contenait en elle, quasiment même dans sa terminologie, les principes d’une déresponsabilisation des usages. Pour beaucoup de joueurs, la distinction entre réel et virtuel semble pour le moins floue, ou du moins ambiguë, comme si d’une certaine manière les excès virtuels ne devaient pas forcément entraîner de répercussions dans la réalité. Ce raisonnement galvaudé apparaît comme transposable aux moyens actuels de paiement dématérialisé (type monnaie électronique classique ou NFC [14]), où le sentiment de perte d’argent au moment de l’achat apparaît moins « coûteux » pour l’utilisateur, qui le fait pourtant de manière parfaitement identique au moment de régler un achat en monnaie numéraire. Le ressenti de « perte » semble toutefois différent dans ces deux cas, le caractère virtuel de la transaction numérique entretenant insidieusement une mise à distance quant aux effets réels.

11Malheureusement, les études de terrain récentes (Rakedjian et Robin, 2014) confirment une paupérisation de certaines catégories d’individus, à travers une population touchée toujours large et socialement diversifiée. Cependant et malgré ces prédispositions, il convient de souligner que le caractère ludique des pratiques évoquées ici n’est pas la cause directe de ce manque de discernement entre le réel et le virtuel. Les joueurs de jeux vidéo par exemple, même lorsqu’ils sont qualifiés de hardcore gamers[15], entretiennent généralement avec le jeu une relation passionnelle, sportive et compétitive, sans pour autant que cela interfère avec leurs prérogatives sociales (famille, scolarité, travail, amis, etc.). La prise en compte du facteur argent vient pour sa part altérer une représentation fantasmée du virtuel chez certains individus, où la réalisation d’actes numériques serait dénuée d’incidences sur le réel, avec toujours en filigrane cette opposition supposée entre réel et virtuel. Pourtant, le virtuel est « réellement » du réel, d’une moins une de ses facettes, ce que les victimes des jeux d’argent en ligne ont malheureusement appris à leurs dépens.

Bibliographie

Bibliographie

  • Badach-Allouche C. (2007), « Psychothérapie » sur Internet ? Contribution à une réflexion psychanalytique sur les nouvelles formes de communication, thèse de doctorat, Psychologie clinique, Psychopathologie et Psychanalyse, UFR de Lettres, Arts, Sciences Humaines et Sociales de Nice, décembre.
  • Bateson G. (1977), « La cybernétique du Soi : une théorie de l’alcoolisme », in G. Bateson, Vers une écologie de l’esprit, Paris, Seuil.
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  • Dodin V. (2014), Guérir les addictions chez les jeunes. 100 questions-réponses, Paris, Desclée de Brouwer.
  • Grall-Bronnec M. (2012), Le jeu pathologique. Comprendre, prévenir, traiter, Paris, Elsevier Masson.
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  • Stora M. (2005), Guérir par le virtuel : une nouvelle approche thérapeutique, Paris, Presses de la Renaissance.
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  • Valleur M., Bucher C. (2006), Le jeu pathologique, Paris, Armand Colin.
  • Valleur M., Matysiak J.-C. (2003), Sexe, passion et jeux vidéo : les nouvelles formes d’addiction, Paris, Flammarion.

Mots-clés éditeurs : réel, cyberdépendance, virtuel, jeux d’argent en ligne, paupérisation

Mise en ligne 20/03/2015

https://doi.org/10.3917/pp.037.0043

Notes

  • [1]
    Docteur en Sciences de l’Information et de la Communication, Université Blaise Pascal, Clermont-Ferrand II. Enseignant-chercheur au sein du groupe IDRAC-Sup de Com (International School of Management) de Sophia-Antipolis (Alpes-Maritimes).
  • [2]
    Cette pratique consiste pour certains joueurs à recommencer uniquement les mêmes niveaux d’un jeu afin d’acquérir des pouvoirs ou des objets particulièrement difficiles à obtenir. Ces biens virtuels sont alors revendus sur des sites d’enchères contre de l’argent réel cette fois.
  • [3]
    Désigne à la fois une unité monétaire et le système de paiement qui permet sa diffusion. « Conçu en 2009 par un développeur non identifié utilisant le pseudonyme de Satoshi Nakamoto, le protocole a été employé pour la première fois par un logiciel écrit par Nakamoto en C++ et publié sous licence libre MIT. Grâce à des procédés cryptographiques et un protocole spécifique, le système décentralise la gestion de la monnaie et ne dépend pas de l’intégrité ou de la compétence d’un émetteur central » (http://fr.wikipedia.org/wiki/Bitcoin).
  • [4]
    Notion développée dans leur ouvrage commun Sexe, passion et jeux vidéo : les nouvelles formes d’addiction, Paris, Flammarion, 2003.
  • [5]
    Cf. Bateson G. (1977), « La cybernétique du Soi » : une théorie de l’alcoolisme », in G. Bateson, Vers une écologie de l’esprit, Paris, Seuil.
  • [6]
    Technologies de l’information et de la communication.
  • [7]
    Stora M. (2005), Guérir par le virtuel : une nouvelle approche thérapeutique, Paris, Presses de la Renaissance.
  • [8]
    Par l’utilisation de jeux vidéo notamment.
  • [9]
    Badach-Allouche C. (2007), « Psychothérapie » sur Internet ? Contribution à une réflexion psychanalytique sur les nouvelles formes de communication, thèse de doctorat, Psychologie clinique, Psychopathologie et Psychanalyse, UFR de Lettres, Arts, Sciences Humaines et Sociales de Nice, décembre 2007.
  • [10]
    http://psydocfr.broca.inserm.fr/toxicomanies/internet_addiction/cyber (consulté le 11 avril 2014).
  • [11]
    Nous pensons au public adolescent.
  • [12]
    Au sens où Voltaire l’entendait dans Candide.
  • [13]
    Joueur de jeux d’argent (en ligne ou non).
  • [14]
    NFC pour near field communication ou « communication en champ proche ». Technologie de communication sans fil à courte distance, notamment utilisée pour les paiements via smartphones.
  • [15]
    Joueurs « intensifs » de jeux vidéo.
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