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Article de revue

Ce que porter le hijâb aujourd'hui veut dire : usages et transactions symboliques

Pages 257 à 274

Notes

  • [1]
    Professeur de sociologie, Institut supérieur des Sciences humaines de Tunis, Université Elmanar, Tunis.
  • [2]
    Le recours à l’histoire et au Coran situe l’analyse dans une perspective dynamique et comparatiste. Les pratiques actuelles se réfèrent aux premières manifestations du hijâb et aux personnalités religieuses reconnues.

1 – Introduction

1Nous avons étudié le port du hijâb (voile) à l’université, par observation et entretiens, lors d’une enquête en 2008, laquelle éclaire le regain controversé de ce symbole religieux et de ses usages sociaux. Ce phénomène intervient dans un contexte de crise et de mise en question des modes de modernisation et de développement. La Tunisie, pays décolonisé en 1956, s’est engagée depuis dans un processus de réformes qui ont rétréci l’empire du religieux. Mais aujourd’hui une tendance contraire émerge, et voilà, c’est la manifestation publique de certains signes religieux qui fait problème : il s’agit du statut du hijâb.

2Nos interviewées, une dizaine d’étudiantes célibataires âgées de 22 à 26 ans, sont toutes originaires de milieux urbains ou semi-urbains (Tunis, Nabeul, Béja, Médnine, Ghomrassen, Djerba et Gafsa) et de groupes sociaux moyens ou modestes ; celles qui ont répondu à la profession de leur père déclarent : cadre de banque, agriculteur, professeur de collège, petit commerçant. Elles livrent leur expérience individuelle sur des épreuves et des souffrances où le port du hijâb exprime plutôt une réponse aux nouvelles conditions de vie et à la crise des liens sociaux qui pèse sur le fonctionnement des institutions. Mais étant donné les conditions politiques et sécuritaires du pays, ces interviewées ont été réticentes à s’exprimer et elles n’ont pas répondu à toutes les questions. Souvent, leurs réactions se sont limitées à des : « ah ! mm ! », des regards réservés ou des sourires.

3En tout état de cause, instrument de claustration des femmes ou, au contraire, symbole de leur émancipation, comme le soutiennent certaines voilées, le voile gagne en visibilité sur la scène publique. Parallèlement, parmi les hommes, le port de la barbe et d’un bonnet participe au regain des signes religieux. Peut-on parler alors d’un « individu incertain » (Mollénat, 2006, pp. 1-4) qui, par un bricolage des signes religieux, cherche à échapper en douceur aux contraintes d’institutions comme l’État et l’école, sans les affronter ? Ce qu’il invente relève-t-il d’un mode de religiosité « à la carte » (Mollénat, 2006, pp. 273-276) ? S’agit-il d’une individualisation des pratiques symboliques ?

4Intime et privé, pratiques religieuses et pratiques laïques : quel imbroglio ! Les contraires s’expriment et cohabitent sans difficulté, mais sous le signe du chaos et de la confusion des frontières. Il s’agit de rechercher les fondements d’une telle confusion dans les usages. Le port du voile oppose des stratégies institutionnelles et des dispositions individuelles, structurées par des opérations de socialisation et des processus de différenciation des univers sociaux et des conduites collectives et individuelles. Le sociologue doit développer une « disposition à poursuivre la vérité » dans l’invisible ou le non-évident, pour expliquer le malaise social. Comme le corps biologique, le corps social émet des signaux ambigus (Bourdieu, 1993, p. 1451). Porter le hijâb ne peut être attribué mécaniquement à une mobilisation idéologique ou identitaire.

5Nous analysons l’apparition du hijâb en trois temps. La première partie fournit quelques repères sur le contexte actuel, puis elle formule la problématique. La deuxième interroge l’impact des événements régionaux et internationaux sur les réactions des gens et les modes de religiosité. La dernière aborde les fonctions sociales et les usages du port du voile dans les nouveaux contextes.

2 – Repères : la règle et l’ordre social

2.1 – Le poids du religieux et les usages quotidiens

6Même si le hijâb est vu avant tout comme symbole, ses manifestations se situent dans un contexte de recomposition du religieux où des pratiques similaires se développent partout et notamment à l’université et à l’école. La Tunisie aujourd’hui n’est plus celle des années 1960 et 1970, époque de sécularisation de la société par le travail, la technologie, l’enseignement, etc. Les trois dernières décennies ont vu s’affirmer la revanche du refoulé, avec des expressions spectaculaires quoique bricolées, comme le hijâb. Certaines voilées ne se reconnaissant pas dans l’islamisme militant, elles puisent dans l’histoire de l’Islam les raisons du port du hijâb aujourd’hui. La résurgence d’une pratique historique par temps de crise n’est pas la copie à l’identique du modèle. Au-delà, elle pose problème : le nouvel usage et l’adaptation de la règle. Les fonctions religieuses de ce signe sont mises en avant dans les discours des enquêtées :

« J’ai mis le hijâb, en décembre 2001. Ce vêtement s’appelle hijâb ; il y a dans le hijâb un sens religieux et une fonction de protection ; c’est un symbole de pudeur et de décence. Le hijâb protège, youstour (cache). À Ghomrassen, au Sud, je m’habillais mini ; à Tunis, j’ai changé à cent quatre-vingts degrés ; j’ai mis le hijâb de façon brusque. »
(Fatma, 24 ans, voilée laïque, père enseignant, maîtrise en sociologie, Mednine)
« La yasif wa la yachif (le hijâb empêche de voir le corps et de le décrire). Le hijâb, les gants, la abaa (couverture) qui enveloppe le corps et empêche de mettre en relief ses saillies et ses reliefs doivent être en noir. J’ai mis le voile, il y a trois ans. Au début, je me suis habillée en vert, mais après j’ai mis le hijâb noir. Un jour, invité chez l’un de ses compagnons, le prophète a remarqué que son épouse n’était pas bien voilée ; elle avait un cheveu flottant en dehors du voile ; il a dénoncé ça et il a demandé à la femme de cacher le cheveu. Le hijâb cache tout, sauf les yeux, la bouche et le nez. »
(Fedia, 22 ans, voilée, deuxième année sociologie, père fonctionnaire, Mannouba)
« J’ai mis le hijâb en 2002, j’étais en sixième année au lycée ; à l’époque nous habitions à Zarziss, au Sud ; là, les femmes mettent le hijâb pour se protéger contre le soleil ; je me suis voilée contre le soleil. Mais après, quand je me suis mise à faire la prière, j’ai mis le hijâb en tant que symbole religieux. Moi, je veux m’habiller avec décence. On peut quitter le foulard, mais le hijâb c’est pour toujours ; je ne le quitte pas. Le hijâb, c’est dans le Coran. Les épouses du prophète étaient toutes religieuses et voilées ; elles portaient des jelbeb (robes amples). »
(Imen, 22 ans, quatrième année sociologie, père cadre bancaire, Tunis)
Par ses origines religieuses – il est cité dans le Coran –, ce vêtement renvoie, dans le monde musulman, au statut des femmes et à leur rapport avec les hommes, en dehors de la sphère privée et de la vie intime? [2]. D’ailleurs, Omar, le deuxième khalife musulman, révèle bien les ressorts sociaux de cette règle religieuse : en incitant les femmes du prophète à se voiler, il institue la position privilégiée de ces femmes parmi les croyantes et les situe dans un rang supérieur de la hiérarchie sociale émergente. Voiler tend à séparer, pour hiérarchiser (Yousfi, 2009, p. 23). Le voile fonde un rang social. Sans le citer, le verset 53/33 souligne le rôle de ce symbole comme instrument de séparation ou de distinction des femmes du prophète par rapport aux hommes (Masson, 1967). Mais ce n’est pas tout, car, ultérieurement, ce qui pose problème, c’est la propagation de la règle, selon les contextes et les conditions des gens. Cette pratique obéit à la fois à la logique interne de la pérennité du symbole religieux et aux effets de la structure religieuse et de ses rapports avec les autres sphères de la vie sociale comme le travail, le pouvoir politique, l’État et l’université.

2.2 – Les nouveaux temps : le bricolage des signes religieux

7Le port du voile, symbole, ces deniers temps, d’une religiosité bricolée, est soumis à un travail individuel de réadaptation de la règle. Le religieux redevient un principe de structuration et de gestion de l’ordre social (espaces, relations, gestes). Et la réflexion sur ce phénomène, en termes d’opposition (modernisme et conservatisme, hijâb traditionnel et hijâb révolutionnaire) ou de symbole identitaire (Samandi, 1999, pp. 39-47) reste limitée. Par contre, focaliser l’analyse sur les usages, cela renvoie aux formes de perception et d’appréhension, liées aux conditions individuelles et sociales, seules susceptibles de conférer sens à cette pratique. Certes, on manifeste son identité culturelle en se voilant, mais on fait également face aux nouvelles conditions : en réaction à une injustice quelconque, par exemple au comportement arrogant d’un parent, le recours devient une expérience de confrontation symbolique. Ainsi, à des trajectoires individuelles différentes correspondent des adaptations et des bricolages symboliques différents, même si la fonction d’homogénéisation du symbole agit toujours comme instrument de cohésion.

8Partie intégrante du champ religieux, le voile fonctionne comme un « impensé inscrit dans l’héritage » (Bourdieu, 1971) et non comme un état de conscience ou une position politique. Ses variations sont produites par des transactions symboliques entre les groupes. Et l’état du rapport entre la religion et les autres sphères sociales, cela contribue souvent au statut du voile : les bricolages s’éloignent de l’archétype, mais il reste un code de conduite sociale. Ceci explique le va-et-vient de certaines voilées, selon les circonstances, entre port et enlèvement de ce vêtement. Pour participer à une fête de mariage, ou pour sortir pour une baignade, certaines voilées quittent le voile puis le remettent, comme si de rien n’était. L’oscillation révèle un malaise profond et un déficit de repères. À l’heure où les automatismes sociaux de la modernisation s’essoufflent, le fait religieux, riche en symboles, refait surface, dans des formes individuelles, en dehors des institutions ; il sert de régulateur, ou de garde-fou social. Ce faisant, l’individu et son corps se transforment en supports de la survie de la religion en tant qu’institution, face aux effets néfastes des changements sur les représentations et les systèmes symboliques.

9Dans cet état de choses, les processus de différenciation des domaines sociaux influencent-ils les représentations religieuses et les usages symboliques ? Quel est le poids de ces processus sur les expériences individuelles et collectives et sur les nouvelles religiosités ? Comment le port du voile est-il à l’origine de nouvelles formes de lien social et de pratiques communautaires de communication et de solidarité qui rivalisent avec des solidarités laïques en crise, comme les solidarités syndicales ou associatives ? Au-delà des usages du foulard religieux, quelles sont les stratégies de celles qui le portent ? Assiste-t-on à la banalisation d’une pratique doctrinale ou à un exercice d’ancrage et de réinterprétation d’une pratique révolue, en réponse à une nouvelle demande en matière de religiosité ?

10L’analyse sociologique et anthropologique devrait souligner le rôle des processus de différenciation même si les rythmes d’autonomisation des domaines sociaux sont lents et les historicités sont faibles et fragiles : le politique et le religieux, par exemple, empiètent l’un sur l’autre. Ici, ces deux sphères ne sont pas vues en termes de fusion, thèse soutenue par la vision religieuse dominante. L’idée de fusion entre dîn (religion) et dunia (monde d’ici-bas) confère au religieux le statut de principe fondateur du monde, voire de principe hégémonique, négligeant les processus de distinction qui président à l’émergence des faits sociaux.

11De notre point de vue, les tensions et les conflits influent sur les rapports, entre les sphères et les groupes sociaux. L’expérience historique des sociétés maghrébines le prouve : les demandes de biens de salut sont souvent précédées, sinon générées par des crises et des conflits sociaux aigus. La religion, ses configurations et ses accommodements fonctionnent comme des réponses symboliques aux crises et aux malaises sociaux. Nous traitons du port du voile à partir des conditions des gens et de leur trajectoire sociale.

12Dans la tradition française, Bourdieu et Durkheim posent la question des conditions sociales des univers symboliques. Agissant comme formes de classification socialement construites, ces univers cessent de fonctionner comme des catégories universelles et deviennent des formes sociales (Bourdieu, 1971, pp. 295-300). Le symbolique agit dans des structures sociales qu’il marque et oriente, tout en subissant un effet en retour de ces structures sur son fonctionnement. Les données culturelles pèsent sur les conduites sociales, mais elles en dépendent pour se propager et perdurer.

13Le port du voile repose sur un système de dispositions culturelles ; c’est un code qui agit dans la confrontation avec des situations objectives (demandes symboliques et dispositions structurelles de religiosité ; institutions et pratiques de culte). Ainsi, la notion de retour du religieux exprime avant tout les différentes dynamiques de ce système de règles marquées du sceau des contextes : les pratiques éclipsées, ou reléguées à des rangs secondaires, sont réinvesties au moment favorable. C’est un capital dont le réinvestissement exprime une nouvelle adéquation entre l’offre et la demande en matière de biens de salut. Comme tout fait social, le sacré change (rythme, forme, etc.), s’éclipse et disparaît même, mais il demeure toujours disposé à resurgir en tant que pratiques, avec ses invariants et sa plasticité, sa fonction de source de sens et de satisfaction d’une catégorie de besoins spécifiques. S’agissant de sa résurgence, le religieux, qui a subi de plein fouet les assauts de la modernisation, peut servir de source de sens et de réassurance des individus, dans un contexte d’éclatement et de désagrégation des grands systèmes.

2.3 – Les années 1980 à 2000 : un regain phénoménal du religieux

14La question du voile en Tunisie se pose aujourd’hui dans des termes très différents de ceux du début de la décolonisation. L’invariant, le code, fonctionne selon les rythmes sociaux et les besoins des gens. En raison de cela, d’ailleurs, la pratique du jeûne a décliné dans les années 1960 et 1970, époque dominée par l’idéologie du travail et de la production. Dans l’expérience tunisienne postcoloniale, le politique a sacralisé le parti au pouvoir et le mouvement de libération nationale. Il s’est substitué à l’empire du religieux et s’est même octroyé la légitimité de le réinterpréter et de s’en servir pour un nouveau projet de domination fondé sur des idéaux, comme le progrès et le développement. L’État centralisateur et jacobin n’a pas rompu avec la référence religieuse et son système de valeurs, mais il s’est attaqué aux structures de cette institution, en démantelant les formes traditionnelles de culte, de juridiction et d’enseignement.

15L’État s’est érigé en nouvelle autorité sacrée, donnant à son projet une attraction mobilisatrice, en appelant à l’épanouissement et au rattrapage du monde avancé. Ceci explique le culte du chef de l’État, comparé à un combattant, ainsi que l’hostilité de la classe dirigeante aux religiosités populaires et locales (zarda, wa‘da, ziyâra) et aux institutions qui les abritaient (zaouïas et sanctuaires).

16On est en présence d’un retour en force de ce qui a été refoulé au nom de la modernisation. La dynamique actuelle du religieux est un indicateur de son repositionnement dans l’espace social, de son ampleur et de ses nouvelles frontières. Le bikini se fait de plus en plus rare sur les plages. On ne voit plus de maillots deux pièces, sauf dans les espaces réservés au tourisme. De même, les pantalons courts remplacent les maillots de bain chez les hommes, sur la plage et même dans les bains maures. La généralisation du « voile » imposera-t-elle à tous, hommes et femmes, de se couvrir ?

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« Les femmes ont le hijâb, les hommes ont le quamis (robe ample), la arraguilla (bonnet) et la barbe. Les femmes et les hommes, ce n’est pas la même chose ; les femmes mettent le voile noir qui couvre tout ; tout est couvert sauf les yeux. Le voile intégral couvre même le nez et la bouche, on n’y voit que les yeux », affirme Fedia, 22 ans, voilée laïque, deuxième année sociologie, père fonctionnaire, Mannouba.

18Dans cet état de repositionnement du religieux, le corps ne deviendrait-il pas le substitut du champ politique qui se rétrécit de plus en plus ? Les frontières se déplacent et les sphères se chevauchent et s’interpénètrent, mais les pratiques de transaction atténuant les manifestations du religieux offrent des formes de compromis dans les rapports conflictuels. Socialement construit, le fait religieux est socialement négociable. Plusieurs agents sont impliqués : la femme voilée négocie le port du voile au sein de la famille (avec le mari, les parents et les frères) et sur la scène publique (avec les autorités des lycées, universités ou entreprises). La négociation du signe religieux est un phénomène social total qui provoque des conflits et des tensions et aboutit à des concessions et des bricolages.

3 – Le port du hijâb : un statut negocié du religieux

3.1 – L’impact limité des événements régionaux et internationaux sur la religiosité

19Si le 11 septembre 2001, la chute de Bagdad en 2003, puis la montée des mouvements religieux ont marqué le monde arabe et musulman (notamment l’Égypte, l’Algérie et le Maroc) et si le port du voile et la vague de religiosité qui se développe ces derniers temps pouvaient renvoyer l’analyse à une réaction symbolique contre un contexte de guerres et de violences. A contrario, dans le monde musulman, le port du voile a toujours constitué une pratique culturelle courante, par temps de paix ou de crise. Toutefois, nous avançons l’hypothèse que l’émergence grandissante de ce symbole aujourd’hui ne pourrait s’expliquer que comme une expression de ce que les gens ressentent. Le voile ayant déjà servi, à l’époque coloniale, de symbole de mobilisation et d’action politique pourrait-il véhiculer, ces jours-ci, un certain ressentiment symbolique contre ces événements ?

20À en croire les réserves des enquêtées sur ce qui s’est passé le 11 septembre et leur dénonciation (gestes et grimaces de dégoût), de la violence comme instrument de changement, cette hypothèse semble fragile et sans ambition heuristique. Ni la chute de Saddam Hussein, ni celle des tours de New York, ni même l’impact de la mouvance religieuse n’ont suscité une telle vague de religiosité. L’impact de ces événements sur le développement de certaines pratiques religieuses se révèle très limité, sinon absent : les interviewées soulignent une certaine distance par rapport à l’islam politique, et situent leurs pratiques dans leur mode de vie. C’est ce qu’on déduit de l’attitude de Monia et Besma.

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« Moi, je n’accorde pas d’importance aux mouvements religieux, dans les circonstances actuelles, ces mouvements dilapident leur énergie, on ne les laisse pas faire quelque chose », commente Monia, 26 ans, étudiante en sociologie, père fonctionnaire, Gafsa.
« Je connais les frères musulmans. Ils sont partout, en Jordanie, en Égypte, en Syrie, mais je ne connais pas leurs programmes. Ils lient la politique à la religion. Je sens que ces mouvements sont exclus et qu’ils tournent dans un cercle vicieux ; on ne les laisse pas. J’ai mis le hijâb de mon propre chef et sans l’intervention de quelqu’un ni l’influence des mouvements religieux. Personne ne m’a demandé de mettre le hijâb ; mais c’est, j’imagine, l’effet indirect de mes parents et de ma famille. Moi, j’observe le jeûne rituel du ramadan et parfois du mois de Chewal (le mois après le ramadan) ; cette année, j’ai jeûné seulement quatre jours de Chewal. J’écoute les chants religieux, j’achète des cassettes de chants ; j’écoute les conférences religieuses et les discours de prêche. Mettre le hijâb ça ne commence pas ex nihilo », déclare Besma, 24 ans, quatrième année sociologie, père commerçant, Djerba.

22Le lien entre le contexte international et la vague de religiosité étant implicite, sinon inexistant, la recherche a interrogé d’autres variables : le vécu des gens, les rapports conflictuels entre sphères sociales, notamment entre l’État et la religion, les modes de socialisation, ainsi que les conditions de vie. Tout semble résider dans l’adéquation entre mode de socialisation et conditions sociales. Pour nos enquêtées, le port du voile ne s’explique ni par une attitude hostile ni par un état de mécontentement. De même, l’analyse en termes d’effet de mode est jugée limitée, d’autant plus que certaines voilées distinguant sciemment entre le politique et le religieux évoquent l’effet de la concurrence et de l’instrumentalisation :

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« Il y a des mouvements qui veulent l’Islam et le pouvoir et d’autres qui veulent l’Islam et Dieu », affirme Besma, 24 ans, sociologie, père commerçant, Djerba.

24Certaines formes de religiosité se cultivent, en opposition avec les mouvances idéologiques dominantes, de manière individuelle ou sous l’effet des trajectoires sociales :

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« Je ne suis pas à la page. Je ne connais pas ces mouvements. Moi, j’ai mis le voile, c’est entre moi et Dieu, je n’appartiens à aucun mouvement ».
Wafa, 24 ans, maîtrise en sociologie, religieuse fervente, père artisan, Nabeul

26Toutefois, la surmédiatisation des violences des guerres d’invasion de l’Irak et de l’Afghanistan n’est pas restée sans effets sur les représentations collectives. Images, discours, débats religieux, fatwa, témoignages et reportages auraient plus d’impact que l’événement lui-même. Dans des sociétés surmédiatisées, l’image crée la réalité (Crêtiez, 2008, p. 101).

3.2 – Le signe religieux : un conflit de dénomination

27a) Hijâb, foulard ou khimâr ?

28Dans le contexte maghrébin, le fonctionnement de la religion est marqué par les rapports entre l’État et les communautés. Certains conflits s’apaisent et s’exacerbent, en fonction des rapports de forces et des moyens mobilisés, dont les pouvoirs symboliques (sainteté locale, notabilité, piété, charisme). En raison de cela, si l’État peut admettre certaines manifestations publiques de la vie religieuse, ici le voile, il n’admet pas que la communauté religieuse se transforme en un concurrent politique : la visibilité de certains symboles pose alors problème et menace la légitimité. De là, la concurrence entre producteurs de biens symboliques (l’État et les mouvements religieux) agit sur le produit proposé, en fonction de la satisfaction recherchée (ici le sens de la vie). L’État tunisien, à la fois producteur de symboles et agent de régulation, offre « le foulard tunisien » contre le hijâb ou le khimâr (voiles religieux), revendiqués par certains groupes religieux et se sert de la régulation pour déposséder le fondamentalisme d’un symbole important, le confiner dans des expressions rituelles et contrôlables. L’État chasse le religieux de l’action politique, tout en se réservant le droit de l’interpréter et de s’en servir contre les dissidences sociales.

29Le voile devient l’enjeu d’un conflit où les adversaires procèdent par des compromis et par un travail de réinterprétation du comportement religieux, en touchant à la forme du foulard, ce qui atténue ou, au contraire, renforce sa dimension politique. Si le voile traduit une vision du monde et du corps, sa charge sociale et politique le situe au cœur des logiques sociales et politiques.

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« Les symboles sont les instruments de “l’intégration sociale” : en tant qu’instrument de connaissance et de communication, ils rendent possible le consensus sur le monde social qui contribue fondamentalement à la reproduction de l’ordre social ; l’intégration “logique” est la condition de l’intégration “morale” ».
(Bourdieu, 2001, p. 205)

31Ainsi, les nouvelles manifestations du voile (couleurs gaies, cohérentes et ajustées aux couleurs des autres vêtements : jupe, pantalon, chaussure) tiennent à une charge de sens et de définition, négociée au quotidien. Atténuée (couleurs gaies) ou amplifiée (couleur noire), la visibilité du voile est le fruit d’une transaction sociale ; mais du point de vue de certaines voilées, amplifié ou atténué, le voile agit toujours comme un symbole et sa charge religieuse est toujours de mise : c’est bien là le hic.

32Par ailleurs, ces faits ne changent guère la gestion politique des tensions suscitées par le port du voile : sur la scène publique, les voilées sont qualifiées de mutadayinet (religieuses), ce qui donne à leur manifestation un sens non recherché individuellement : le voile devient l’incarnation de la communauté, al-jamâa (Tozy, 1999, p. 233) et de là son instrumentalisation.

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« Le voile, khimâr ou autre, moi je le considère foulard de religiosité, c’est une chose nécessaire dans l’islam. Aujourd’hui, les gens le trouvent un problème et le considèrent comme symbole étranger, ils ne comprennent pas que, pour l’islam, la femme tout entière est considérée comme une indécence (awra). Le foulard, c’est comme le pantalon, c’est un vêtement nécessaire ».
Monia, 26 ans, maîtrise en sociologie, père fonctionnaire, Gafsa

34Le port du voile a une fonction de décence et de pudeur (sitr), jusqu’à en faire un qualificatif : certaines préfèrent le mot sitr à celui de voile et elles l’utilisent dans le même sens : « cela fait une année que j’ai mis le sitr, le voile » Monia. Le radical satara (cacher ou couvrir), à connotation religieuse, est le plus utilisé par nos interviewées : « le voile couvre, il a une fonction religieuse, le voile yustur (cache) » Fatma, 24 ans, voilée laïque, quatrième année sociologie, Mednine.

35Si les transactions entre la communauté et le pouvoir agissent sur la tenue religieuse, la relation du signifiant au signifié reste au service d’une stratégie de distinction individuelle :

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« Ce que je porte, moi je l’appelle hijâb, les autres, ils l’appellent foulard tunisien. Pour eux, le nœud (la tqarfita tunisienne) fait la différence. Pour moi, le foulard, c’est un voile ».
Besma Mel, 23 ans, troisième année sociologie, religieuse pratiquante, père agriculteur, Béja

37Dans certains cas, le signifiant ne dit pas exactement le signifié recherché. Il revient à l’usage de concilier les mots et les choses. C’est un travail de bricolage, d’adaptation et d’ajustement du symbole et du sens. Prises dans une logique de conflit et de bricolage du sens religieux, certaines voilées changent de comportement, en fonction des lieux : à Tunis, elles quittent le voile, pour le remplacer par un chapeau moderne ou par un bonnet. Chez elles, dans la province, elles le remettent.

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« Ce que je porte, je le considère comme hijâb. À Tunis, à la fac, je mets la marseillaise, mais à Nabeul, je remets le hijâb. L’administration de la fac est très autoritaire, ces agents nous gênent excessivement, ils nous harcèlent. L’ancien directeur fait des tours de contrôle lui-même et il s’adresse directement aux étudiantes voilées. Moi, il ne m’a pas interpelée, il ne m’a pas croisée, pourtant je viens souvent voilée. Une fois, au cours des examens, il est entré dans la salle d’examen, mais il ne m’a pas vue. À Nabeul, un jour, les agents de police m’ont arrêtée au marché et m’ont emmenée au poste où ils m’ont fait signer un engagement de ne rien mettre sur la tête, ni foulard, ni hijâb, ni casquette. Ils m’ont dit que, si je veux mettre le hijâb, je dois changer le nœud et la forme ; pour eux, c’est une question de forme ; le hijâb religieux dénote un certain engagement avec les frères musulmans ; la manière par laquelle je me voile les gêne ; moi, je tiens le hijâb par deux épingles, l’une au niveau du cou, l’autre au niveau de la tête, ainsi il ne bouge pas. La police m’a épinglée une autre fois à Tunis, ils m’ont emmenée à Sidielbechir ; mais je connais une autre voilée à qui ils ont interdit même le port du foulard tunisien ».
Wafa, 24 ans, maîtrise en sociologie, religieuse fervente, père artisan, Nabeul

39Le fait religieux agit essentiellement par la communauté, c’est l’espace de production, de reproduction et de validation des biens du salut. Espace de liens sociaux, la religion sert pertinemment de cadre de résurgence et de réanimation du communautarisme, à l’heure où les structures archaïques (famille étendue, tribu, notables locaux) sont en recul. Le religieux ne prend racine et sens que dans le collectif, voire dans le communautaire, contrairement à la magie (Durkheim, 1990, p. 65) qui agit, en dehors des cadres collectifs (églises et autres) et des liens durables (Willaime, 1995, p. 16).

40b) L’effet des trajectoires individuelles

41En partant de l’idée de Durkheim sur l’origine sociale de la religion, porter le voile est à la fois un fait institutionnel et de socialisation, et le produit d’expériences individuelles, marquées du sceau de la société. D’ailleurs, issues de familles religieuses ou conservatrices, certaines étudiantes ont été préparées, de manière implicite ou explicite, à porter plus tard le voile. Il y a adéquation entre les prédispositions façonnées par les familles et les acquisitions cultivées dans l’expérience individuelle (socialisation par les pairs, à l’université ou au travail) : « Mes amies déjà voilées m’ont incitée à porter le voile. Elles se sont réjouies le jour où j’ai porté le voile » Monia, 26 ans, maîtrise en sociologie, voilée fervente, père fonctionnaire, Gafsa.

42Wafa souligne le rôle d’une connaissance (son ex-fiancé fut un religieux pratiquant). Puis, elle évoque l’effet des sympathies et des liens d’amitié tissés dans le foyer universitaire sur son comportement et sa religiosité : on ne devient pas religieux seulement par un effet de socialisation ; les stratégies individuelles et les contextes ont leur place dans cette affaire.

43À cela on ajoute que les mutations sociales n’ont épargné ni les formes de notabilité ni les positions prestigieuses, notamment celles liées à la culture et à la connaissance religieuse (oulémas ou savants religieux). Pour cette raison, si descendre d’une famille religieuse ou conservatrice marque encore les relations sociales et pèse sur les dynamiques de domination, d’autres éléments se sont imposés aujourd’hui : la profession et le diplôme sont les nouveaux capitaux investis dans les projets matrimoniaux. D’ailleurs, certaines familles, craignant la stigmatisation politique, agissent contre le port du voile et incitent leurs filles à s’en éloigner. Certaines mères, animées par un certain principe de plaisir, incitent leurs filles à « vivre leur vie », et trouvent dans le port du voile une pratique de passage entre le célibat et le mariage. Porter le voile marque donc un tournant existentiel ; il sépare deux temps, le premier est consacré à l’individualité, à l’épanouissement du corps, c’est avant le mariage. Le deuxième temps, après le mariage, est celui du principe de réalité.

44Les usages instrumentalisent la règle : le port du voile, indice de rectitude et de chasteté, serait sollicité dans les transactions sociales (mariages, contrats de travail). Contre Éros (principe de plaisir) et Thanatos (principe de réalité), Socius impose un autre Logos : le voile répond à des stratégies. Ainsi, se voiler après le mariage témoigne de l’importance des conduites religieuses dans la gestion des liens matrimoniaux. Le voile, c’est pour sceller l’institution. Chez les très jeunes filles, manifester un symbole de religiosité est un garant de chasteté et un capital de négociation du statut social : « bent familia » (fille de famille), « mutrabbia » (éduquée), « taarif rabbi » (elle connaît Dieu), ces catégories de jugements sociaux sont encore de mise.

45En temps de mutations, le port du voile exprime plutôt un usage négocié du religieux, ça y est la règle absolue ou anhistorique ! Il reste à comprendre les formes et les significations des conduites négociées, car certaines voilées ne cherchent pas à imposer une vision religieuse, mais plutôt à être reconnues sur la scène publique comme voilées, ce qui pourrait être une forme d’expression du sujet (Touraine, 1992). Sans lien avec l’islam politique ; nos interlocutrices soulignent leurs divergences avec ce dernier :

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« Je ne connais pas ces mouvements, mais je sens qu’ils ne cherchent pas à se distinguer par la religion. Il n’y a pas de raison pour qu’ils traitent les gens avec dédain, comme s’ils étaient les seuls croyants. Il y a des mouvements qui cherchent le pouvoir, mais au nom de la religion. Or non, ce n’est pas l’islam qui veut changer la vie ».
Besma, 24 ans, quatrième année sociologie, père commerçant, Djerba.

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« Je ne suis pas à la page, je ne connais pas bien les mouvements religieux, ni ce qu’ils font ou ce qu’ils disent ; moi, je n’en fais pas partie. Un foulard entre moi et Dieu ; je n’ai pas d’appartenance politique. Les autres mouvements, comme l’UGET (Union Générale des Étudiants de Tunis) ne disent rien et ne font rien ; ils ne changent rien ».
Wafa, 24 ans, maîtrise en sociologie, religieuse fervente, père artisan, Nabeul

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« Il y a des mouvements qui affichent un label religieux, alors qu’ils sont en réalité des groupes politiques. Je n’ai pas une idée précise sur cette question ; mais je peux dire que ces mouvements ne remplacent pas la religion, comme principe de vie de conduite : le foulard, ça fait partie du comportement ».
Fatma, 24 ans, voilée laïque, quatrième année sociologie, père enseignant, Mednine

49Sur le plan politique, si ces avis, exprimés en 2008, n’augurent rien de l’arrivée, octobre 2011, de l’islam politique au pouvoir, il n’en demeure pas moins qu’ils témoignent de l’importance objective et structurelle du phénomène religieux, assise culturelle de toute instrumentalisation politique de la religion.

4 – Le hijâb et le vécu

50On souligne les fonctions suivantes :

51Il s’agit d’un artefact social qui donne accès à la sphère de la polis. La conquête de cette sphère pose problème en terre d’Islam, notamment en Tunisie et renvoie l’analyse à l’opposition classique entre l’agora (koïné) ou la chose commune et l’espace individuel (oïkos) (Habermas, 1993, pp. 15-16). Sans oublier qu’en Tunisie, le rôle de l’État-nation et des mouvements sociaux dans la production de l’espace public (universités, écoles, etc.), géré autrefois par l’institution religieuse, est d’une importance particulière.

  • Le vêtement religieux assure une forme de communication et de solidarité entre les membres de la communauté, et un rapport de force symbolique.
  • Le voile véhicule à l’échelle de la communauté une certaine forme de distinction des conduites sociales.
  • Le port du voile est un mode de religiosité.

4.1 – Le hijâb, instrument d’accès à l’espace public : une fonction de régulation sociale

52Le voile renvoie à une vision qui repose sur la séparation entre l’espace des hommes et celui des femmes. La religion fait une distinction sui generis où l’on établit une transaction symbolique qui permet de concilier la règle religieuse gérant la décence et la pudeur avec la manifestation publique des femmes, comme exigence sociale. Se voiler est une règle, ne serait-ce que pour observer une prière collective.

53Si les règles de civilité religieuse agissent comme une gestion de la domination masculine, l’interprétation du discours religieux a transformé cette tendance en un code de conduite qui stigmatise le corps de la femme et le considère comme source d’impureté (‘awra), d’où l’appel fervent au port du voile. Paradoxalement, le contexte moderne favorise l’interprétation du voile en termes d’émancipation, car il permet à certaines femmes de sortir. Selon certaines voilées, il facilite l’accès au public, sans s’exposer aux dénonciations.

54On parle généralement de deux visions opposées : le projet sociétal qui accorde une importance au corps et au rôle des femmes dans la société, la réaction religieuse fondamentaliste, qui réduit la visibilité des femmes aux rôles prescrits par la religion. Cette opposition tient à un processus de différenciation dans les rapports entre sphères sociales : entre le politique et le religieux, entre les hommes et les femmes. Les relations de la politique avec la religion fonctionnent dans des rapports de force. Ainsi, la religion, fait qui s’est exposé à la marginalisation par les processus de sécularisation sociale et politique (urbanisation, travail, autoritarisme politique, etc.), connaît aujourd’hui un retour en force, à l’heure de l’épuisement du projet national.

55De retour, le voile joue un rôle de garde-fou social ; certaines voilées s’interdisent le cinéma, sauf pour regarder un film religieux ; elles dénoncent l’instrumentalisation du voile à des fins mondaines (sorties amoureuses). Le voile permet de sortir, mais il exige de la retenue ; il est le ciment d’un lien social, en crise, partout, à l’école, au travail, au sein de la famille. Le cadre collectif, agent depuis toujours de validation de l’acte religieux, est marqué lui-même du sceau des contextes.

4.2 – Le hijâb, un instrument de communication et d’intégration du groupe

56Le voile dénotatif indique une catégorie de femmes, de mutadayinet (religieuses) et exerce un pouvoir symbolique, expressif, conatif (par injonction sur le récepteur) et surtout phatique, en créant une situation de communication entre voilées. Le code agit comme un appel : « Le pouvoir symbolique est ce pouvoir invisible qui ne peut s’exercer qu’avec la complicité de ceux qui ne veulent pas savoir qu’ils le subissent, ou même qu’ils l’exercent » (Bourdieu, 2001, p. 202).

57D’autre part, fondateur d’une forme de lien social, le port du voile fonctionne comme une disposition à la communication. N’oublions pas qu’il est à l’origine d’une sorte de consensus sur le sens du monde. Le voile sous-tend une forme d’intégration, de solidarité et d’entraide entre les voilées. Et des catégories comme « les frères » (al-ikhwân) et les dominés (al-mustadh‘afîn), ne sont évoqués que pour qualifier la communauté.

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« Si tu es voilée, les femmes qui te croisent dans la rue te saluent, même si elles ne te connaissent pas. Seules les femmes te saluent en disant : essalamu ‘alaykum (bonjour), les hommes non, ils ne saluent pas. Mes frères me disent : “vous vous parlez dans l’argot des mutadayinet” (sœurs religieuses). Les voilées se saluent parce qu’elles se ressemblent. Dans mes relations avec les autres, le hijâb ne m’a pas empêchée de développer et de tisser des liens d’amitié ; sauf que moi, de nature, je ne veux pas faire des relations ».
Wafa, 24 ans, maîtrise en sociologie, religieuse fervente, père artisan, Nabeul

59À l’intérieur de la communauté, les femmes voilées s’attirent respect et vénération : « Pendant les réunions de travail, les non-voilées disent qu’elles se sentent embarrassées, timides et troublées face à nous, les voilées. Elles ont le sentiment qu’elles sont nues » Monia. Mais, face à l’État, ce vêtement revêt parfois l’aspect d’un enjeu, il est l’incarnation d’un conflit qui oppose groupes dissidents et pouvoir politique dominant.

60

« Le voile crée une sorte de coalition (hilf). Si une religieuse (mutadayina) me croise dans la fac, elle me prévient de la présence du directeur et de ses agents. Elle me dit, attention ! Tout comme les chauffeurs des taxis clandestins qui se renseignent sur les rondes des gardiens de la circulation ! Ce sont les étudiantes voilées et parfois des non-voilées qui me préviennent à l’entrée de l’existence d’un agent de contrôle et des tours de contrôle du doyen », avoue Besma Mel, 23 ans, troisième année sociologie, religieuse pratiquante, père agriculteur, Beja.

61Malgré les investissements énormes de l’État en faveur de la religion (mosquées, zaouïas, etc.), la communauté le désavoue. Elle ne reconnaît pas à l’État, ou au politique, une autonomie quelconque. La religion revendique tout, l’au-delà et l’ici-bas. C’est ce qui explique l’action des formes communautaires qui tournent autour des catégories absolues, comme « l’identité religieuse », « le fondamentalisme religieux », l’islam « dînunâ » (notre religion), « l’islam dîn et dunyâ » (l’islam, religion et monde d’ici-bas) et des symboles comme le voile. Et même si l’État a produit sans conteste des dynamiques modernes (Pirson, 1978, pp. 147-178), on le voit se heurter le plus souvent, depuis près d’un demi-siècle, à la persistance d’une mobilisation contre ses orientations modernistes.

62En tant que fait vécu, le port du voile renvoie d’abord à une expérience individuelle qui passe par des transactions qui sont autant de bricolages individuels, puisant dans un répertoire riche en symboles et en appellations : dans le monde islamique, il y a 19 désignations du voile (Chebel, 1995, p. 442). Quant aux qualificatifs, comme « les frères », « les sœurs », « les croyants », ils fonctionnent surtout comme notions de mobilisation idéologique. Comme le pur et l’absolu, ces catégories sont des catégories exposées aux conditions sociales et aux contextes. Paradoxal ou plastique, le fait religieux agit avant tout comme fait social susceptible de se rétrécir et de ressurgir en fonction des dynamiques de conflit et de différenciation des domaines sociaux.

4.3 – Paradoxe ou plasticité du fait religieux ?

63

« La société idéale n’est pas en dehors de la société réelle ; elle en fait partie. […] Loin donc que l’idéal collectif que le religieux exprime soit dû à je ne sais quel pouvoir inné de l’individu, c’est bien plutôt à l’école de la vie collective que l’individu a appris à idéaliser. […] C’est en assimilant les idéaux élaborés par la société qu’il est devenu capable de concevoir l’idéal ».
(Durkheim, 1990, p. 604)

64À la lumière de la thèse durkheimienne, nous ajoutons que, si le voile rassemble, les origines sociales des voilées les désassemblent. Le prix des voiles, la qualité du tissu et les manières d’ajuster les pièces et les couleurs dessinent un clivage social entre catégories de voilées. Si le langage religieux parle du voile au singulier, la pratique sociale montre plutôt des voiles, voire des usages et des positions sociales. Wafa évoque pleine d’amertume un cas particulier :

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« Je connais une fille à la fac qui s’habille avec recherche. Les vêtements chers, c’est son premier souci. Même après être devenue religieuse, elle n’a pas cessé de s’habiller cher. Les gens jugent les autres sur ce qu’ils portent, sur l’aspect externe ».
Wafa, 24 ans, maîtrise en sociologie, religieuse fervente, père artisan, Nabeul

66Quant à Besma Mel, reconnaissant les différences de position, elle ramène la conduite de consommation des biens symboliques à la division des marchés :

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« À Elmanar, le voile, c’est cher : il varie entre 30 et 35 dinars. Dans les souks de la médina, non, c’est moins cher ».
Besma Mel, 23 ans, troisième année sociologie, religieuse pratiquante, père agriculteur, Beja.

68Le phénomène religieux, même s’il se définit par la distance spirituelle qui le sépare du monde des objets, fonctionne comme un espace de contrastes sociaux : « Chacun, selon ce qu’il peut. Il y a des gens qui achètent des foulards à 25 et à 30 dinars, mais il y en a d’autres qui s’habillent à petits frais, ils vont à la friperie » Imen.

69Le bricolage du voile n’est pas le seul aspect de la dynamique du religieux ou de ses usages ; par sa plasticité, la religion s’accommode des différences de condition et non le contraire. Le somptueux et le frugal, le faste et l’ascèse, vont de pair dans la construction religieuse du monde social. Aïcha, l’épouse du prophète, est souvent évoquée comme un modèle d’humilité. Monia, dénonçant certaines attitudes modernes, le dit :

70

« Un jour, à l’heure où l’on appelait à la prière, Aïcha, n’ayant pas trouvé son voile pour sortir, elle a mis le tapis sur lequel elle s’était couchée ! Aujourd’hui, certaines disent qu’elles n’ont pas de vêtements convenables pour se voiler, faute de quoi elles préfèrent sortir tête découverte ! ».
Monia, 26 ans, maîtrise en sociologie, père fonctionnaire, Gafsa

71Mais ce n’est pas tout, l’acte religieux, analysé dans ses pratiques et ses représentations, renvoie à un processus de repositionnement de la religion dans les nouvelles dynamiques sociales. Il faut examiner maintenant les formes de ce processus.

4.4 – Le port du voile et le repositionnement du religieux dans l’espace social

72Méthodologiquement, nous analysons le port du voile dans ses liens avec l’observance d’autres rites comme la prière et le jeûne. Dans le contexte tunisien, la modernisation et l’industrialisation ont engendré une sécularisation et un appauvrissement en matière de religiosité, ce qui a contribué au désenchantement du monde social (Weber, 1963, p. 90).

73Mais en réaction à cette tendance, la religion se restructure aujourd’hui pour récupérer le monde perdu. Sa fonction principale est de lutter, comme le dit Roger Bastide, contre l’anomie (Bastide, 1970, p. 163). Le voile a un sens comme symbole de ce que les gens sont, vivant dans une communauté qui ne sait se définir en dehors du cadre de la religion. « Je fais la prière, j’observe le jeûne, je lis le Coran (Al-qur’ân). Pour cela, le voile [silence], c’est nécessaire », ajoute Monia.

74

« Je fais la prière, toutes les prières, je fais an-nawâfil, en plus des cinq. Le jeûne, c’est sacré dans la famille. J’aimerais apprendre à chanter le Coran (Al-qur’ân), mais il n’y a pas où… J’ai appris à prier depuis le bac. Petit à petit, ma façon de m’habiller a changé : manches longues, puis le voile, que je n’ai pas quitté depuis. Porter le hijâb n’est pas le seul signe de religiosité ; certaines religieuses ne le portent pas. Je ne juge pas les gens à partir du signe. La religion, c’est avant tout une conduite, d’autant que certaines femmes ne peuvent porter le voile, pour des raisons politiques ou sécuritaires. Mon fiancé, moi travaille à la CNSS (Caisse Nationale de Sécurité Sociale) ; il est fonctionnaire, il veut faire la prière, mais il ne peut pas ».
Besma Mel, 23 ans, troisième année sociologie, religieuse pratiquante, père agriculteur, Beja

75La religiosité est cultivée par l’individu qui, dans une trajectoire de distinction, apprend à bricoler des formes individuelles de religiosité et à situer son existence sociale dans un cadre symbolique cohérent, à partir des règles générales de la religion. Manières de s’habiller, loisirs, activités quotidiennes, tout est vu dans une optique religieuse qui confère aux pratiques séparées une cohérence d’ensemble.

76

« Je fais la prière, je lis le Coran (Al-qur’ân), je le termine (nakhtmu) ; j’ai déjà fait quatre fois la lecture complète (khatma) du Coran ; je regarde les émissions religieuses sur la chaîne Echerika. L’émission d’Amrou Kahled, ‘ala khoutâ al-habîb, me plaît beaucoup. Après avoir mis le voile, j’ai appris à chercher des livres sur la vision religieuse des choses et pour savoir ce que je suis en train de faire : un religieux sans savoir ! ».
Wafa ? 24 ans, maîtrise en sociologie, religieuse fervente, père artisan, Nabeul

77

« Je fais la prière, je jeûne, je fais la prière de l’après-minuit (qiyâm al-layl) et d’avant l’aube (qiyâm al-fajr). Je jeûne le lundi et le jeudi. Je jeûne des jours de Chawâl ; cette année, j’ai jeûné quatre jours. Je lis les livres religieux, j’écoute les cassettes de prêche. Je donne de l’argent pour la construction des mosquées. Le voile, je ne le quitte pas ; je dors avec ! ».
Besma

78

« Je lis sur Aïcha, l’épouse du prophète, du vivant de Sidna (le prophète) et après sa mort. C’est la femme qu’il a aimée ; il l’a épousée très jeune. Moi, je suis contente de ce que je fais, de porter le hijâb. Je n’accorde pas d’importance aux gens ; l’essentiel, c’est de satisfaire Dieu. Mon fiancé est religieux lui aussi ; il tient au port du hijâb ; pour lui, c’est une condition sine qua non de notre relation. Ma vie a changé depuis que j’ai mis le hijâb. Quelqu’un a vu un couple sur la plage dans un état ! [silence] la femme était voilée ! Le hijâb impose des limites ; une religieuse ne peut pas aller danser dans une discothèque ».
Besma Mel, 23 ans, troisième année sociologie, religieuse pratiquante, père agriculteur, Beja

79Les mutations des conditions sociales jouent donc un rôle dans la réanimation du religieux aujourd’hui. Et si ce phénomène a refait surface en raison des terrains qu’il a conquis, ou reconquis, la religion ne nie pas le changement, mais elle ne l’envisage que sous l’angle d’une perte ou d’une régression (Bastide, 1970, p. 158). De là, son retour en force agit comme une reconquête de ce qui avait échappé à son contrôle.

80Historiquement, la culture religieuse en Tunisie fut instrumentalisée contre le phénomène colonial : soutien au voile comme symbole identitaire en 1929, hostilité du mufti à l’enterrement des naturalisés dans les cimetières des musulmans, en 1932, etc. Mais au lendemain de l’indépendance en 1956, la donne a changé. Ainsi, oulémas (savants religieux), fatwas ou avis jurisprudentiels (madhâhib) furent marginalisés. La nouvelle classe dirigeante voyait dans le clergé de la Zitouna un obstacle au développement et un concurrent politique redoutable.

81Et voilà après l’aggravation de la crise sociale des années 1970 et 1980, de nouvelles frontières entre l’État et le religieux ont été dessinées, ce qui a réduit l’hégémonie du religieux et son empire institutionnel. C’est une sorte de réislamisation de la société par le haut qui se déclencha à la fin des années 1980. La réhabilitation de la symbolique religieuse, dans l’appareil idéologique de l’État, orienté par une stratégie d’exclusion de l’islam politique, a repositionné la religion comme phénomène social : médiatisation de l’appel à la prière, réhabilitation de la visibilité du Croissant à l’œil nu, identification du mois de Ramadan, commémoration solennelle et officielle des rites piliers de l’islam doctrinaire et de certaines formes de religiosité populaire.

82S’agissait-il d’un processus de régulation du marché des biens de salut, en réponse à une dérégulation du marché économique dans les années 1980 (démarrage du programme d’ajustement structurel en Tunisie PAS, en 1986) ? Quelle ambivalence dans l’action étatique ! Régulation symbolique par le haut (pour contrecarrer l’islam politique), dérégulation économique, par le haut également, pour répondre aux injonctions des instances financières internationales. Ces deux tendances pourraient-elles aller de pair ? L’État a cédé face à l’économique, mais il s’est investi dans le marché des biens de salut. C’est un processus qui ne rassure pas : combler le déficit social par la réanimation du religieux est voué à l’échec. Car c’est du côté du social que va naître, en 2008 et en 2010, la mise en question du pouvoir.

83Ce repositionnement du fait religieux a eu lieu dans un contexte de malaise social : « les événements du pain » (1983-1984), le conflit pouvoir-syndicat (1985), le conflit pouvoir-islamistes (1986-1987). Les écoles, universités, administrations et autres espaces laïcisés par l’action étatique dans les années 1960 et 1970 ont été inondés de symboles religieux : voile, barbe, observance majestueuse de la prière du vendredi et du jeûne de Ramadan, etc. Revanche du dominé, les années 1980 et 1990 ont connu une montée phénoménale des pratiques religieuses, des croyances populaires et des rites locaux.

5 – Conclusion

84Trajectoires sociales, modes de socialisation, déclins institutionnels et crises des modes de développement marquent les représentations collectives et le statut social du religieux. Dans les transactions sur le port du hijâb, ce n’est pas l’individu qui s’affirme, mais l’institution religieuse qui ressurgit : les voilées tissent, sur la scène publique, des liens de communication et elles développent des formes de solidarité, s’affirmant comme une communauté soudée et à distance de l’État et des groupes laïques. Ainsi, l’individu qui échappe aux carcans d’une institution en crise (famille, école ou entreprise) est repris par une autre. La religion, institution plastique, est susceptible de se déformer, sans pour autant perdre de consistance en matière de salut symbolique et d’encadrement des modes de vie.

85S’agissant des bricolages des foulards religieux, ces pratiques semblent exprimer des modes de transactions qui façonnent le social et lui confèrent sens et usages. Les différents ports du foulard religieux fonctionnent comme modes de réponse symbolique favorisés par le repositionnement du religieux dans la vie sociale. Le malaise symbolique manifeste repose sur un malaise sociétal latent.

86Par ailleurs, les témoignages sur les ports du voile, recueillis en 2008, auguraient du statut grandissant du fait religieux dans les sociétés maghrébines. La donne a commencé à changer en Algérie depuis octobre 1988. Le 17 décembre 2010 déclenche un autre séisme social qui porte l’islam politique au pouvoir, en Tunisie, au Maroc, en Libye et en Égypte. Et un tel regain du religieux n’est pas sans écho en Europe, notamment en France. Là où les frontières séparant le public et le privé, le religieux et le politique sont nettes, les manifestations du hijâb suscitent un débat houleux. L’école laïque, la République et l’espace public se révèlent encore de mise dans la gestion du religieux.

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Mots-clés éditeurs : domination, historicité, pratique sociale, contexte social, hijâb, transaction, recomposition

Date de mise en ligne : 21/01/2014

https://doi.org/10.3917/pp.033.0257

Notes

  • [1]
    Professeur de sociologie, Institut supérieur des Sciences humaines de Tunis, Université Elmanar, Tunis.
  • [2]
    Le recours à l’histoire et au Coran situe l’analyse dans une perspective dynamique et comparatiste. Les pratiques actuelles se réfèrent aux premières manifestations du hijâb et aux personnalités religieuses reconnues.

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