Notes
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Docteur en sociologie, chargé de cours, chercheur à l’école sociale de Charleroi, Haute École Louvain-en-Hainaut, directeur/fondateur de la revue Pensée plurielle.
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Il existe sans doute d’autres types de stratégies. Notre propos ici n’est pas d’en construire la typologie mais de questionner la recherche sociale qui privilégie la pratique de terrain.
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Le modèle des cités s’inscrit dans une pragmatique du compromis, lequel constitue un accord pour le bien commun.
1La recherche sociale ou recherche en/dans/sur le travail social est liée à la position incertaine d’acteurs occupant une position intermédiaire : à la fois proche du champ universitaire tout en n’étant pas intégrée dans celui-ci et simultanément dans une relation de tension avec les intervenants/formateurs dans le champ de la formation sociale. Ces acteurs sont bien souvent titulaires d’un diplôme de troisième cycle en anthropologie, sciences de gestion ou en sciences de l’éducation... Ils sont – de par les contraintes du marché de l’emploi réduisant les possibilités d’intégration du monde académique – intervenants dans des services sociaux divers, formateurs et/ou, pour reprendre la terminologie en vogue, formateurs/chercheurs, formateurs/chercheurs/intervenants. En bref, praticiens/chercheurs.
2Nous faisons l’hypothèse que cette position peut permettre l’émergence d’analyses nouvelles et s’avérer riche de potentialités tant pour le développement des sciences humaines et sociales, et plus particulièrement dans le développement de la sociologie comme discipline scientifique, que pour l’optimisation des pratiques d’intervention.
3Par ailleurs, la réalisation et la valorisation de ce type de recherche s’inscrit dans une quête d’identité, de légitimité et de pouvoir, en bref de reconnaissance vis-à-vis de fractions du monde académique et du monde de l’intervention sociale.
4Cette quête donne lieu à diverses stratégies, par exemple : la construction de compromis transactionnels, l’identification à une vision positiviste de la science, la rupture qui repose sur la survalorisation de la pratique [2].
5Les tenants de cette orientation dite praxéologique ou de modalités de recherche-action nous semblent avoir fait l’option d’un empirisme étroit par rapport auquel nous souhaitons nous distancer. Selon nous, en effet, la recherche sociale doit raisonner en termes de paradoxe. On parlera volontiers d’un double paradoxe : entre structures et pratiques d’une part, entre le sujet analysant et le terrain analysé d’autre part. Nous nous inscrivons en ce sens dans une stratégie de construction de compromis transactionnels.
6Nous montrerons que cette stratégie de rupture se caractérise par une survalorisation de la parole des intervenants sociaux et/ou des usagers, en d’autres termes un intérêt quasi exclusif porté à la présentation discursive de la pratique et à l’intention qui la sous-tend. Il s’agit d’une forme de subjectivisme ou d’illusion du savoir immédiat légitimé par le détournement de la notion de recherche scientifique, laquelle s’inscrit dans une visée de théorisation.
7Dans un premier temps, nous rappellerons que les stratégies visant à une imposition légitime de la recherche sociale ont intérêt à être comprises à partir d’une lecture en termes de champ de la recherche sociale. Dans ce cadre, nous développerons les postulats sur lesquels repose cette orientation que nous qualifierons de « pratique ». Nous montrerons que sa logique repose d’une part sur une réduction des approches sociologiques, anthropologiques, économiques, etc., à une vision galiléenne de la science et une occultation de l’importance des recherches processuelles, et d’autre part sur une définition inadéquate de la théorie en sciences humaines et sociales. Nous montrerons que la posture positiviste est une radicalisation de la « coupure épistémologique », dont l’efficace consiste à délimiter l’espace de la non-science pour le disqualifier. Dans ce schéma, la science et, dans le cadre de notre propos, la recherche sociale se construisent « contre » l’obstacle de l’idéologie, de l’opinion, du savoir commun. La critique de cette définition de la recherche sociale nous orientera vers la présentation de la stratégie d’entre-deux.
1 – Champ de la recherche sociale et positionnement en termes de pratique
8Selon Bourdieu, parler de champ, « c’est accorder la primauté à ce système de relations objectives sur les particules elles-mêmes » (1982, p. 82). Mais les « agents sociaux » ne sont bien entendu pas des particules, mécaniquement liées ou poussées par des forces extérieures : ce sont plutôt, nous dit Bourdieu, « des porteurs de capital et, selon leur trajectoire et la position qu’ils occupent dans le champ en vertu de leur dotation en capital (volume et structure), soit vers la conservation de la distribution du capital, soit vers la subversion de cette distribution » (1982, p. 84).
9Le principe du mouvement perpétuel qui agite un champ réside donc dans les « tensions » qui, produites par la structure constitutive du champ, tendent à reproduire cette structure ou à la faire évoluer. En effet, les champs sociaux sont des champs de forces mais aussi des champs de lutte pour conserver ou subvertir ces champs de forces (Bourdieu, 1982, p. 44-46).
10Traitant du champ scientifique, Bourdieu écrit : « La sociologie de la science repose sur le postulat que la vérité du produit – s’agirait-il de ce produit très particulier qu’est la vérité scientifique – réside dans une espèce particulière de conditions sociales de production ; c’est-à-dire, plus précisément, dans un état déterminé de la structure et du fonctionnement du champ scientifique » (Bourdieu, 1976, p. 95). L’univers « pur » de la science la plus « pure » est un champ social comme un autre, avec ses rapports de forces et ses monopoles, ses luttes et ses stratégies, ses intérêts et ses profits, mais où tous ces invariants revêtent des formes spécifiques.
11Le champ scientifique comme système des relations objectives entre les positions acquises (dans les luttes antérieures) est le lieu (c’est-à-dire l’espace de jeu) d’une lutte de concurrence qui a pour enjeu spécifique le monopole de l’autorité scientifique inséparablement définie comme capacité technique et comme pouvoir social, ou, si l’on préfère, le monopole de la compétence scientifique, entendue au sens de capacité de parler et d’agir légitimement (c’est-à-dire de manière autorisée et avec autorité) en matière de science, qui est socialement reconnue à un agent déterminé.
12C’est le champ scientifique qui, en tant que lieu d’une lutte politique pour la domination scientifique, assigne à chaque chercheur, en fonction de la position qu’il occupe, ses problèmes, indissociablement politiques et scientifiques, et ses méthodes, stratégies scientifiques qui, du fait qu’elles se définissent expressément ou objectivement par référence au système des positions politiques et scientifiques constitutives du champ scientifique, sont en même temps des stratégies politiques. Il n’est pas de « choix » scientifique – choix du domaine de recherche, choix des méthodes employées, choix du lieu de publication – qui ne soit, par un de ses aspects, le moins avoué ou le moins avouable évidemment, une stratégie politique de placement au moins objectivement orientée vers la maximisation du profit proprement scientifique, c’est-à-dire de la reconnaissance susceptible d’être obtenue par des pairs-concurrents (Bourdieu, 1982, p. 91).
13Dans le prolongement, une analyse du champ de la recherche sociale suppose une analyse des stratégies, positions, dispositions, compétences, habitus professionnels, s’incarnant dans des rapports de forces dont l’enjeu réside dans le droit à la parole et la reconnaissance à produire au sein même de la recherche sociale.
14Si la recherche sociale ne doit sa définition que de l’affrontement que se livrent les différents acteurs sociaux s’y engageant, il importe de saisir comment cette lutte pour la domination et/ou pour l’autorisation de parole se traduit dans les produits de cette activité. Si donc des stratégies conflictuelles structurent l’espace des positions et attribuent des légitimités d’énonciation, l’engagement à faire de la recherche procure des profits symboliques et politiques, tout le travail d’« identitarisation » et de différenciation doit se matérialiser et se révéler dans la production de la recherche (Soulet, 1987).
2 – La praxéologie et la recherche-action : trouble-fête du modèle théorico-expérimental
15Ces deux démarches, même si leur langage diffère, relèvent de la même matrice idéologique en accordant une primauté ontologique à la pratique. Elles sont en rupture avec la vision galiléenne et apportent une validité nouvelle à l’idéologie professionnelle des intervenants sociaux, se fondent sur la capacité professionnelle des intervenants en situation de produire du sens et réduisent l’action professionnelle à une production discursive du rapport de l’intervenant au monde professionnel tel que défini (Couturier, 2000).
16Pour ce, elles opèrent une réduction arbitraire de la démarche scientifique en réduisant la démarche sociologique à une vision galiléenne et non processuelle du monde social. Elles se définiront « moins comme connaissance du monde que comme connaissance des processus de transformation du monde » (Barbier, 2001, p. 306) ou encore « accompagnant les processus et partant sur les processus ».
17La définition galiléenne de la science définit celle-ci à partir du mode expérimental selon lequel toute variation d’un fait est liée à une variable explicative. « Les vecteurs qui déterminent la dynamique d’un phénomène ne peuvent être définis qu’en fonction de la totalité concrète, qui comprend à la fois l’objet et la situation » (Lewin, 1967, p. 52).
18Il s’agit de la position déterministe classique que Simiand formulait très bien. Elle consiste à rechercher des régularités en faisant la part des variables aléatoires considérées comme négligeables. C’est le raisonnement des modèles statistiques de type y = f(X ) + où y est la variable à expliquer, X l’ensemble des variables explicatives, f la fonction de composition de ces variables explicatives, et la part de hasard, qui se distribue selon une loi de probabilité donnée (loi de Pareto, loi de Gauss, loi de Poisson, etc.).
19Or ce que ne semblent pas percevoir les tenants de la pratique, c’est l’existence de deux régimes de scientificité. Dans le domaine des sciences naturelles, Isabelle Stengers (1993) distingue les sciences expérimentales (la physique, la chimie, la biologie moléculaire, dans lesquelles la découverte se produit à partir d’une expérience) et les sciences d’ascendance darwinienne comme la géologie, la météorologie, la climatologie qui n’ont pas d’objet d’expérience, mais essayent de reconstituer des processus d’expérience. Il conviendrait donc de différencier les sciences de terrain, impropres à la mise en place de dispositifs expérimentaux permettant au chercheur de tester ses hypothèses, mais offrant seulement la possibilité de rassembler des indices, des traces, des sciences de laboratoire, qui peuvent, elles, accéder au paradigme galiléen : « L’incertitude radicale est la marque des sciences de terrain. Elle ne tient pas à une infériorité, mais à une modification des rapports entre “sujet” et “objet” » (ibid., p. 163). Le terrain n’autorise pas ses représentants à le faire exister ailleurs que là où il est. Il ne les autorise pas non plus à prouver la stabilité des relations qui permettent de le décrire par rapport à un changement de circonstances ou l’intrusion d’un élément nouveau. La dynamique du « faire exister » et celle de la preuve ne sont plus affaire de pouvoir, mais de processus qu’il s’agit de suivre. Le temps de la preuve, qui, au laboratoire, appartenait à la seule temporalité scientifique, est en effet associé ici au temps même des processus diagnostiqués, au temps, qui, éventuellement, transformera un mode incertain en processus quantifiable, mais peut-être irréversible. En ce sens, les scientifiques de terrain sont bien plus des trouble-fête que des alliés intéressants pour le pouvoir car ils s’intéressent précisément à ce que le pouvoir, lorsqu’il s’adresse aux sciences théorico-expérimentales, fait oublier « au nom de la science ».
20Transposée dans les sciences humaines et sociales, elle fonde la pertinence de l’orientation épistémologique majeure de la sociologie contemporaine. Celle-ci pose d’une manière nouvelle le rapport entre la théorie et le terrain. Par rapport à la fameuse coupure épistémologique, dont nous sommes tous originaires depuis Bachelard, les sociologues actuels ne choisissent plus entre deux positions antinomiques : l’une qui serait d’être du côté de la coupure, et l’autre contre. L’important est de ne pas choisir, d’adopter une position de transmutabilité, de double réversibilité entre les deux.
21Cette distinction entre sciences expérimentales et sciences de terrain n’est pas irréductible. Elle est plutôt de l’ordre du modèle des cités au sens de Boltanski et Thévenot [3] (1991) qu’un partage définitif entre deux modes de scientificité. La différence réside surtout dans le mode de position du sujet par rapport à la question qu’il pose. Dans les sciences de laboratoire, les sciences théorico-expérimentales, le scientifique est celui qui décide, comme l’a souligné Kant. Elles ne peuvent constituer un modèle universalisable de scientificité. Stephen J. Gould (1991) insiste sur la nouveauté, la singularité de la biologie évolutionniste, dont les critères diffèrent de ceux des sciences expérimentales. Gould montre qu’il existe d’autres modèles davantage tournés vers l’historicité.
22Une autre caractéristique des tenants de cette stratégie est la méfiance à l’égard de la théorie. La théorie est perçue comme une totalité fournissant une lecture globale et réductrice du réel.
23Mais la sociologie parle non pas de théorie, mais de théorie formelle. Il nous semble nécessaire de préciser ces rapports entre les notions de théorie, de paradigme et de modèle.
24Une théorie, en sociologie, doit être considérée comme une théorie formelle (Boudon, 1984). Une théorie formelle ne s’applique à aucune situation réelle. On ne peut en tirer aucune prédiction, ni conclusion empirique. Elle n’est pas réfutable au sens de Popper, puisqu’elle ne comporte aucune affirmation sur le réel. Toujours au sens de Popper, elle n’est pas une théorie scientifique. Mais il est clair qu’elle n’est pas non plus une théorie métaphysique. Les catégories poppériennes ne permettent donc pas de la classer.
25À la suite de Simmel (1981), nous utilisons l’expression de théorie formelle pour désigner la catégorie des théories fondamentales dans les sciences sociales. La théorie est formelle, en ce sens qu’elle ne s’applique à aucune situation réelle et qu’elle représente une sorte de cadre qui doit être rempli à partir du moment où on se propose de l’utiliser pour rendre compte d’observations réelles. Elle est générale, non au sens où elle rendrait compte de toutes les situations qu’on peut observer, mais au sens où elle peut être utilisée pour rendre compte de situations très diverses, à condition que des précisions lui soient apportées en chaque cas.
26Pour nous, les notions de théorie formelle ou de modèle formel sont semblables. Un modèle est formel en ce sens qu’il ne s’applique à aucune réalité précise. Prenons la distinction classique introduite par Tönnies entre la Gemeinschaft (communauté) et la Gesellschaft (société). Cette distinction fournit un schéma d’intelligibilité formel. En tant que telle, cette distinction ne s’applique à aucune réalité sociale particulière. Elle est plutôt une idée directrice permettant d’attirer l’attention du chercheur sur les différences qu’il peut observer, lorsqu’il compare aussi bien des groupes restreints que des sociétés. En ce sens, elle a donc une grande généralité. Mais la distinction ne prend véritablement sens et ne peut être convenablement utilisée que dans les comparaisons entre des groupes réels ou des sociétés réelles.
27Le piège du réalisme, auquel Simmel a consacré un livre (1984), consiste à interpréter comme propriété des choses ce qui n’est que schéma d’intelligibilité, à confondre forme et réalité. « Ces constructions sont des représentations symboliques de l’objet auquel elles s’appliquent, loin d’en être le décalque » (Simmel, 1984, p. 99).
3 – La praxéologie : la pratique entre vécu et structuration
28La praxéologie est fréquemment définie en référence aux travaux d’Ardoino (1980) qui la considère comme « science de l’action, ou plus exactement logique de l’action, orientée essentiellement vers la connaissance raffinée de la pratique en vue de son optimisation. La démarche praxéologique se donne pour objet d’établir une connaissance générale et ordonnée des comportements, des conduites et des situations, tous éléments dynamiques et dialectiques temporels, c’est-à-dire existentiels et historiques d’une praxis » (p. 18).
29Il fait la distinction entre pratique et praxis. « Celle-ci, parce que devenue habituelle, ritualisée, si ce n’est professionnalisée, perd ses capacités instituantes et créatrices au profit des “allants de soi”, tandis que celle-là dans la mesure où elle est effectivement conçue et représentée comme dialectique, conserve toute sa disponibilité à reconnaître l’altération… » (Ardoino, 1989).
30La praxéologie a une visée utilitariste. L’excellence de l’action est au fondement de la praxéologie. Ainsi, pour reprendre une définition largement diffusée, « la praxéologie est entendue comme une démarche construite (visée, processus, méthode…) d’autonomisation et de conscientisation de l’agir (à tous les niveaux d’interaction sociale : micro, méso, macro) dans son histoire, dans ses pratiques quotidiennes, dans ses processus de changement et dans la mesure de ses conséquences » (Lhotellier, 1995, cité dans Druard, 2006, p. 4).
31La praxéologie, revendiquée comme discipline de la totalité de la réalité en action ne peut se construire qu’en se distinguant, en s’opposant, en réduisant. Selon Barbier (2001), lorsqu’elles ont pour visée de correspondre à des champs de pratique, les démarches de recherche paraissent présenter sur le plan de leurs agents un triple caractère :
- « Tout d’abord, les contours de ces objets ne sont pas prédéterminés par une discipline, mais ont pour ambition de correspondre aux contours de signification donnés par les acteurs. »
- « Ensuite, ces objets peuvent difficilement éviter la question de ce qui fait leur caractère inédit, singulier. »
- « Enfin, ces objets peuvent difficilement être isolés de leur contexte, de leur environnement. »
32Cette référence de nombre de ces auteurs aux courants sociologiques positivistes élimine pour les nécessités de l’argumentation l’ensemble de la sociologie compréhensive. Notre propos n’est pas de développer celle-ci, mais de souligner ce que tout étudiant de première année en sociologie sait, à savoir que Max Weber, à l’instar de Durkheim a su aussi bien fonder épistémologiquement qu’éprouver pratiquement les règles d’un programme d’étude scientifique des phénomènes sociaux. À la différence de l’école française, il considère que le travail spécifiquement sociologique commence là où s’arrêtent les possibilités d’une explication par les régularités causales. Dans la mesure où l’activité humaine n’est pas réductible à des rapports de cause à effet, mais manifeste l’intentionnalité des acteurs, le sens qu’ils donnent à leur action, elle requiert une autre méthode que celle en œuvre dans les sciences de la nature, précisément celle de la compréhension par interprétation. Ainsi, construction de l’objet et détermination de la méthode sont liées de manière interne.
33Dans un essai de 1904, Weber opposait au modèle causaliste et déductif des sciences de la nature, le problème fondamental des sciences sociales : « Comment une explication causale d’un fait singulier est-elle possible en général – étant donné que même la description du plus petit fragment de réalité ne peut jamais être pensée de manière exhaustive ? »
34L’approche contemporaine des sociologues relève aussi d’un type de praxéologie, même si le terme n’est pas utilisé. Du point de vue sociologique, toute théorie de l’action qui prétend être une théorie de la société doit résoudre trois problèmes fondamentaux : 1) Comment appréhender l’action humaine ? Qu’est-ce qu’agir individuellement et collectivement ? (problème de l’action) 2) Comment saisir la manière dont l’action humaine est structurée ? Que faut-il entendre par « structure » et quelles sont les structures sociales existantes ? (problème de la structure) 3) Comment conceptualiser le lien entre structure et action ? (problématique du rapport structure/action)
35Par rapport à ces questions, les théories de l’action ont en général un concept assez restreint de la société, surtout lorsqu’elles assimilent la société au monde vécu. Les théories des systèmes se satisfont fréquemment d’un concept étriqué de l’action, dans lequel le comportement humain ressemble aux mouvements de marionnettes dont les fils sont tirés par les lois systémiques de la vie de la société. Les théories de la structuration, en revanche, se placent à la jonction de la pratique qui s’effectue à l’intérieur d’une société et de l’action pragmatique, à l’articulation entre théorie et action. À la suite de la discussion autour des analyses micro/macro, ce point est devenu central ces dernières années, au point de recouper les définitions les plus récentes de la sociologie selon lesquelles l’objet de la sociologie est la constitution réciproque de l’action sociale et des structures sociales. Bourdieu est sans doute l’un des tenants les plus brillants de l’analyse de cette tension. Compte tenu des critiques qu’il adresse au structuralisme, il serait légitime d’attendre que Bourdieu se positionne à l’autre extrémité du champ épistémologique. Tel n’est pas le cas, comme le montrent sa critique acerbe de Sartre et sa critique générale de l’interactionnisme symbolique, de la phénoménologie et de l’ethnométhodologie. Les écoles microsociologiques le convainquent encore moins. Elles dissolvent la société dans les interactions et par conséquent ne disposent pas d’un concept adéquat de la structure sociale, ce qui s’explique par des limites méthodologiques et théoriques, et par une incapacité à mener une critique de l’idéologie. Le monde vécu est certes un objet de recherche intéressant, mais il est désastreux d’en tirer un principe méthodologique qui affirme que les limites de la connaissance sociologique sont liées aux limites du monde social. Si l’on considère qu’il est impossible, au sens strict, d’aller au-delà du monde vécu, le savoir scientifique n’est alors qu’un savoir à peine plus élaboré que le sens commun. À partir de points de vue corrects (le monde vécu comme objet de recherche et le fait que le chercheur soit impliqué dans le monde social qu’il étudie), ces courants ont tiré une règle méthodologique erronée, à savoir l’impossibilité de dépasser les limites des expériences du monde vécu naturel.
4 – La recherche-action dans l’intervention sociale : empirisme étroit et artificialisme
36La recherche-action dans le champ de l’intervention sociale se caractérise, elle aussi, par une sorte de primauté ontologique de la pratique. Il en résulte une survalorisation de l’empirisme. La logique de ce type de recherche peut être schématisée comme suit :
37Diagnostic --- intervention --- évaluation des effets --- nouveau diagnostic
38La recherche-action ne date pas d’aujourd’hui et, comme la sociologie, est éclatée en divers schèmes d’intelligibilité (Berthelot, 1990) ; elle constitue un ensemble hétérogène.
39Fin des années 1970, début des années 1980, on relevait, par exemple : les interventions socio-psychologiques (courant lewinien, sociométrique et non directif), les courants de psychothérapie organisationnelle, les courants de travail psycho-analytique dans le groupe, le courant de schizo-analyse, le courant de psychosociologie systémique, le courant de socio-psycho-analyse industrielle, les courants d’analyse des organisations, les courants de socio-psychanalyse, les courants des mouvements sociaux, la recherche-action stratégique, etc.
40Par rapport à cette typologie qui reprend des approches relevant de la psychologie et de la psychanalyse, nous voudrions dire quelques mots de la sociologie d’intervention, qui occupe une place importante dans le domaine du champ de la discipline sociologique.
41G. Minguet (1998) construit une taxinomie particulièrement intéressante. Il dégage une dizaine de courants distincts : la recherche-action, le courant sociotechnique, le développement structurel, la contingence organisationnelle, la théorie de l’apprentissage, l’analyse politique, l’identité culturelle, l’actionnalisme, la socioanalyse, la clinique.
42Ces courants s’inscrivent dans des ancrages conceptuels, plus précisément dans ce que Berthelot (1990, p. 23) qualifie de schème d’intelligibilité qu’il définit comme suit : « Un schème d’intelligibilité […] est une matrice d’opérations […] permettant d’inscrire un ensemble de faits dans un système d’intelligibilité, c’est-à-dire d’en rendre raison ou d’en fournir une explication (au sens non restrictif). »
43L’usage dominant de la recherche-action par les intervenants sociaux repose sur ce que Bourdieu (1968, p. 37) qualifie d’« artificialisme », c’est-à-dire « une représentation illusoire de la genèse des faits sociaux selon laquelle le savant pourrait comprendre et expliquer ces faits « par le seul effet de sa réflexion privée ». L’artificialisme repose, en dernière analyse, sur le présupposé de la science infuse qui, enracinée dans le sentiment de familiarité, fonde aussi la philosophie spontanée de la connaissance du monde social ».
44La recherche-action est un objet méthodologique complexe. Elle est, souligne Mucchielli (2011, p. 215), quadruple : recherche appliquée, recherche impliquée, recherche imbriquée, recherche engagée.
45Pour quil y ait recherche-action, il faut que les critères de scientificité, construction dans et par la recherche du cadre théorique, construction conjointe et négociée des hypothèses de recherche, clarification des méthodes, soient respectés. (Verspieren, 1990).
46Nous voudrions insister sur le fait que pour le praticien être issu d’un milieu dont il a une connaissance spontanée constitue à la fois un atout permettant un accès plus aisé à la connaissance scientifique de ce même milieu et un obstacle à la compréhension de la réalité. C’est pourquoi la recherche-action doit se montrer exigeante sur l’usage de modèles théoriques et de la méthodologie de la recherche.
5 – Conclusions : l’entre-deux comme stratégie de recherche
47La valorisation de l’empirisme et du vécu n’est pas sans effets pervers. Cette règle méthodologique n’est pas sans conséquences importantes. La société devient interaction, la structure communication. La structure sociale apparaît sous la forme de facteurs situationnels et non plus comme contexte systémique. Cette conception subjectiviste conduit à une théorie spontanée de l’action, qui comprend celle-ci comme un acte libre et créateur. Cette définition erronée des rapports entre structure et action montre ses limites. Celui qui confère le statut d’un monde vécu naturel à la réalité spatio-temporelle et historique se contente d’enregistrer le « donné tel qu’il se donne » (Bourdieu, 1972) et prête involontairement main-forte à l’ordre établi. Le mode de connaissance praxéologique doit intégrer les relations dialectiques entre les structures et les pratiques.
48Deux postures sont à éviter. La première est celle qui consiste à adopter une position à la Sirius, à construire une science potentiellement capable de tout expliquer, qui dissiperait les pièges de l’obscurantisme et de la tradition ; qui consisterait à construire une sorte de dogme scientifique, sorte d’universalité théorique posée a priori. La seconde est celle du rapport entre distanciation et immersion et entre observateur et acteur.
49La construction de la recherche sociale ne peut se faire ni entièrement du côté de l’immersion, ni du côté de la distanciation. Elle est dans la démarche de l’entre-deux, de l’entre-temps, entre les deux pôles. Cela nous fait beaucoup penser à Simmel, ce sociologue allemand qui à la différence de Durkheim son contemporain n’avait pas tellement porté d’attention aux sociétés constituées, aux faits établis, mais à tout ce tissu conjonctif d’objets, de rites, de rythmes, apparemment anodins et pourtant essentiels, qui lui font dire que la vie sociale, les phénomènes de socialisation se forment et se défont dans les entre-deux. « L’essentiel est toujours entre », disait-il. Cette question de l’intimité/distance est d’autant plus importante que les sciences humaines et sociales, sorties du milieu fondateur de leurs origines – l’université –, ont connu un vaste phénomène de socialisation, mettant en scène toutes sortes de procédures d’immersion du sociologue dans la cité.
50La question des rapports entre l’observateur et l’acteur prend toute son importance. Nous formulerons l’hypothèse que les périodes où se produisent des espaces de frottement entre acteurs et observateurs sont des périodes de crise où il n’y a pas de modèles. Et s’il se passe quelque chose, c’est parce que de part et d’autre les protagonistes disposent d’une certaine marge de liberté, les acteurs, par rapport à leurs « corps » rattachement, les chercheurs par rapport aux leurs.
51Dans notre perspective, le chercheur est avant tout un passeur. Il est un passeur à différents titres : entre de la théorie et de la pratique, entre de l’immersion et de la distanciation, entre les « exclus » et les intervenants sociaux, entre ceux-ci et la « société », entre sujet et objet, etc.
52Il n’y a passage que s’il y a production de sens. L’un des rôles qui incombent aux sciences humaines et sociales est peut-être de réajuster les discours qu’une société tient sur elle-même, ou, par rapport à notre propos, les discours que les acteurs du champ de l’intervention sociale tiennent sur eux-mêmes, parce qu’à la fois immergées et distanciées, ces sciences sont le mieux à même de ressentir le décalage qui existe entre l’inertie de ces discours et les nouvelles réalités qu’elles découvrent.
53Mais ce qui donne une certaine intelligibilité, ce n’est pas seulement les aptitudes analytiques (encore que ces qualités soient indispensables) mais peut-être beaucoup plus la capacité que l’on acquiert de circuler, de déplacer le regard, de faire comme les cinéastes du zoom dans l’entre-deux des termes considérés comme antagoniques (le micro et le macro, l’universel et le singulier…).
54Le métier de passeur commence lorsqu’on est capable de sortir du manichéisme, de construire de la pratique sociale et du sens dans l’entre-deux, c’est-à-dire d’ouvrir des espaces transactionnels et transitionnels, des lieux ouverts pour échapper à la radicalité du tout ou rien, qui est une impasse théorique et pratique.
55Autrement dit, pour qu’il y ait passage, il ne suffit pas d’instaurer une négociation entre des termes potentiellement antagoniques. Encore fait-il déplacer le champ de la relation sur de nouveaux objets, dans la partie opaque des rapports antagoniques. En déplaçant les conditions du rapport, le passeur ouvre une autre scène sur laquelle les adversaires doivent recomposer les termes de leur affrontement.
56Il est enfin une dernière observation. Le passeur n’est pas seulement celui qui reçoit la parole mais celui qui la restitue, non pas seulement au cercle relativement étroit de ses pairs, mais aussi à ceux à partir desquels il l’a construite, aux gens sur qui il travaille. Cela veut dire qu’il y a dans ces processus restitutifs et dans ce jeu de miroir entre le chercheur et son sujet, production d’une nouvelle intelligibilité qui m’apparaît essentielle à la démarche en sciences humaines.
Bibliographie
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Mots-clés éditeurs : empirisme formateur/praticien/chercheur, recherche-action, champ de la recherche sociale, théorie, modèle, modèle théorico-expérimental, praxéologie
Mise en ligne 16/12/2012
https://doi.org/10.3917/pp.030.0269Notes
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[1]
Docteur en sociologie, chargé de cours, chercheur à l’école sociale de Charleroi, Haute École Louvain-en-Hainaut, directeur/fondateur de la revue Pensée plurielle.
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[2]
Il existe sans doute d’autres types de stratégies. Notre propos ici n’est pas d’en construire la typologie mais de questionner la recherche sociale qui privilégie la pratique de terrain.
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[3]
Le modèle des cités s’inscrit dans une pragmatique du compromis, lequel constitue un accord pour le bien commun.