1 – Introduction
1En Flandre, le débat sur la place de l’enseignement supérieur dans la relation avec les formations académiques revient de manière aiguë. Certains craignent que l’enseignement supérieur professionnel reste en arrière comme un orphelin suite à l’incorporation par les universités de toutes les formations académiques. De plus, tout le monde ne semble pas convaincu de la triple mission de l’enseignement supérieur professionnel. La mission de recherche de l’enseignement supérieur professionnel en particulier provoque parfois bel et bien des éructations acides dans le milieu universitaire. Finalement, l’identité de l’enseignement supérieur dans la société elle-même est aussi en discussion. Principalement, la question de savoir si l’enseignement supérieur a seulement une mission instrumentale, celle notamment de fournir des professionnels, ou s’il doit également assumer un rôle d’émancipation critique, n’est pas encore éclaircie. Nous optons pour cette dernière position. Une formation dans l’enseignement supérieur a d’une part une fonction critique par rapport à la société dans laquelle elle opère et doit d’autre part stimuler les étudiants à développer une position critique. Pour cela, il est nécessaire que les étudiants développent des opinions sur les problématiques de fond et les paradigmes sous-jacents des phénomènes du système sociétal. Tout aussi important est le fait que l’identité du travail social lui-même est aux prises avec une réflexion critique.
2C’est pourquoi, dans ce chapitre, nous nous centrons d’abord sur la dimension formative de l’enseignement supérieur social. Ensuite, nous abordons le rôle de la formation au travail social en relation avec le travail de terrain. Puis, nous formulons un point de vue sur la place que la recherche peut ou doit avoir dans ces formations. En conclusion, nous nous focalisons sur le rôle de la formation dans la société.
2 – La formation de professionnels compétents
3La première mission de l’enseignement supérieur professionnel en général et de l’enseignement supérieur social en particulier est la formation de professionnels compétents qui « peuvent immédiatement intégrer le monde du travail ». C’est une mission complexe dont nous mettons ici trois aspects sous la loupe. D’abord, nous analysons la finalité d’une telle formation ; ensuite, nous indiquons l’importance d’un développement professionnel permanent ; finalement, nous explicitons comment la formation doit prendre corps par le biais de l’intégration de la théorie et de la pratique. Cependant, il est nécessaire de d’abord décrire clairement quelle sorte de professionnels nous voulons fournir. Pour nous, ce sont des travailleurs sociaux débutants qui sont capables de collaborer à la réalisation du travail social comme décrit dans la définition internationale du travail social :
4« Le métier de travailleur social stimule le changement social, la solution de problèmes relationnels entre les personnes, “l’autonomisation” et la libération des personnes avec un œil sur l’amélioration de leur bien-être. Par l’utilisation de théories sur le comportement humain et les systèmes sociaux, le travail social intervient là où les personnes entrent en interaction avec leur environnement. Les fondements du travail social se trouvent dans les principes des droits de l’homme et de la justice sociale » (IFSW, 2001).
2.1 – Du profane au professionnel
5Dreyfus et Dreyfus (1986) ont développé un modèle influent d’expertise-développement en cinq phases. Dans les trois premières phases, l’étudiant se laisse surtout guider par les règles apprises. Dans les deux dernières, c’est aussi l’expérience qui est importante. Le tableau 1 résume ce modèle.
Un modèle de développement professionnel (Dreyfus & Dreyfus, 1986)
Un modèle de développement professionnel (Dreyfus & Dreyfus, 1986)
6Le modèle esquissé est une représentation idéale et typique d’un processus de développement. Le développement esquissé par le modèle ne se déroule pas linéairement et tient peu compte des nuances à apporter concernant les personnes et entre les personnes. Tous les travailleurs sociaux ne deviennent pas maître ou expert. De plus, les personnes ne se sont pas développées de la même manière dans toutes les dimensions de leur vie professionnelle. Quelqu’un peut, par exemple, être expert dans le fait de mener des entretiens d’aide et en même temps être un débutant avancé dans l’organisation du service. Un autre peut écrire des textes à la perfection mais ne pas dépasser le niveau d’un débutant comme utilisateur des TIC.
7Les auteurs eux-mêmes n’indiquent pas comment les étudiants évoluent d’une phase à la suivante. Un des mécanismes dans cette dynamique consiste à rendre explicite le savoir implicite. Ce qui caractérise les experts, c’est qu’ils interviennent de manière compétente sans en outre expliciter les règles d’intervention utilisées ni le savoir sous-jacent. Beaucoup de choses restent implicites. Il semble difficile comme expert d’expliciter le quoi, le comment et le pourquoi d’une intervention. Le débutant, par contre, va d’abord apprendre consciemment et donc explicitement à utiliser les règles d’intervention et le savoir nécessaire lors de l’intervention professionnelle. En outre, la réflexion critique et la participation à des activités authentiques sont des processus d’apprentissage efficaces. On parle aussi d’une participation croissante aux activités d’une « community of practice » (Teune, 2000). La collaboration entre les débutants et les experts chargés d’expérience constitue le noyau de l’apprentissage sur le lieu de travail. Les travailleurs expérimentés n’appliquent pas les règles sans raison mais travaillent, grâce à leur expérience, directement sur les aspects les plus importants d’une nouvelle situation (Huisman, 2001).
8Nous souhaitons ici faire également une distinction entre « pratique sensée » et « pratique technique, préprogrammée ». Les travailleurs sociaux qui n’investissent la pratique que d’une manière technique, utilisent les techniques existantes avec une réflexion sur soi limitée et ne mettent pas à profit leurs expériences acquises pour développer leur savoir (O’Sullivan, 2006). Ils manquent de créativité pour réagir en profondeur et de manière flexible à des situations concrètes. Une telle approche peut être effective uniquement dans des mandats très simples, mais jamais dans des situations complexes. Les travailleurs de terrain sensés sont en mesure de gérer effectivement l’incertitude et la complexité de situations réelles. Ils sont aussi capables de réflexion et utilisent leur savoir d’une manière créative. Ils créent du savoir, développent de nouveaux savoirs, d’abord sur base de réflexion et d’analyse à propos d’expériences. L’explicitation des règles d’action contribue également au développement ultérieur du savoir.
9Les étudiants ne commencent évidemment pas leur formation comme une page vierge. Ils ont acquis beaucoup d’expériences avec des personnes et ont développé des théories préscientifiques sur le comportement humain. Généralement, ils n’ont pas encore réfléchi de manière systématique à ce propos. De plus, il semble que les étudiants plus âgés qui affluent dans l’enseignement supérieur et qui ont déjà acquis de l’expérience pratique, manifestent d’autres besoins d’apprentissage que les étudiants qui ont uniquement une formation scolaire derrière eux. Avec la flexibilisation de l’enseignement supérieur et l’afflux de nouveaux groupes cibles, notamment les étudiants qui travaillent, ce point est important et digne d’attention. Ce groupe évolue en effet par le biais d’autres parcours vers la phase du professionnel compétent.
10Par ailleurs, il n’est pas certain que tous les étudiants parcourent simplement toutes les phases de ce modèle dans le même ordre. Le développement vers la quatrième et la cinquième phase surtout prend beaucoup de temps : cinq à sept années selon Berliner (2001) pour le développement vers le niveau quatre. Les étudiants plus âgés et porteurs de beaucoup d’expériences pertinentes, qui entrent dans l’enseignement supérieur, peuvent d’emblée mettre ces expériences à l’épreuve des règles qu’ils apprennent. Cela mène alors forcément à d’autres expériences d’apprentissage que celles vécues avec des étudiants qui peuvent beaucoup moins introduire de telles expériences pertinentes.
11Berliner (2001) signale aussi qu’il est de grande importance pour l’enseignement d’investir beaucoup de temps dans des processus d’apprentissage approfondis et dans la construction d’ensembles bien intégrés de savoir. Il constate que les professeurs qui en sont capables, montrent les caractéristiques suivantes :
- ils présentent le programme d’études de manière stimulante aux étudiants ;
- ils maîtrisent bien les concepts fondamentaux de leur propre spécialité et les appliquent de manière flexible en situation de cours ;
- ils maîtrisent l’habileté du moniteur dans le processus d’apprentissage des étudiants et donnent un bon feed-back.
2.2 – Le développement professionnel, tout au long de la vie
12De ce qui précède, il semble évident que le développement de travailleurs sociaux compétents ne se termine pas avec l’obtention du diplôme. La formation formelle en Haute École ne remplit dès lors que quelques phases du processus de développement. Nous définissons le développement professionnel de travailleurs sociaux avec Kelchtermans (2001) comme « le processus tout au long de la vie d’apprentissage et de développement de l’acquisition de compétences à partir d’une interaction pleine de sens entre le travailleur social et le contexte dans lequel celui-ci fait des expériences en permanence ». Il va de soi qu’apprendre à partir d’expériences occupe une place centrale. Cependant, l’acquisition d’expérience n’est pas encore une garantie d’apprentissage. Pour cela, il est nécessaire de relier ces expériences par une réflexion avec le savoir déjà présent. Ce développement professionnel doit avoir comme résultat des changements qualitatifs aussi bien dans l’intervention que dans la réflexion de la part du travailleur social.
2.2.1 – Intervenir
13Concernant l’intervention, cela signifie, selon Kelchtermans (2001), une effectivité toujours plus grande dans les activités professionnelles : le travailleur social est toujours mieux en état de prendre de bonnes décisions concernant les interventions qui ont le meilleur effet dans la situation donnée. Il peut puiser dans un répertoire d’interventions qui devient de plus en plus large et peut mettre cela en route de manière plus adéquate.
2.2.2 – Réfléchir
14Non seulement l’intervention va devenir plus effective pendant le processus de développement, mais aussi la réflexion ou le cadre personnel d’interprétation. Cet ensemble de conceptions « fonctionne comme la paire de lunettes à travers laquelle les travailleurs sociaux perçoivent leur situation professionnelle, lui donnent une signification et dans laquelle ils interviennent » (Kelchtermans, 2001, p. 15).
15Dans ce cadre personnel d’interprétation, Kelchtermans distingue deux dimensions : la compréhension professionnelle de soi et les théories subjectives sur le travail social.
2.2.3 – La compréhension professionnelle de soi
16La compréhension professionnelle de soi est l’ensemble de conceptions que quelqu’un a de lui-même comme travailleur social. Parmi les composantes de cet ensemble se trouvent l’image de soi (comment est-ce que je me vois en tant que travailleur social ?), l’estime de soi (dans quelle mesure je trouve que je fonctionne bien comme travailleur social ?), la motivation professionnelle (qu’est-ce qui me motive dans ce métier ?), la conception de la tâche (qu’est-ce que je vois être ma tâche en tant que travailleur social ?), la perspective d’avenir (quelles sont mes attentes concernant mon avenir dans ce métier ?).
2.2.4 – Les théories subjectives sur le travail social
17La théorie subjective sur le travail social est l’ensemble personnel de savoirs et de conceptions sur l’intervention en tant que travailleur social, sur le comment et le pourquoi quelqu’un doit intervenir. Le développement professionnel permanent signifie que le travailleur social accorde constamment mieux le contenu de son cadre personnel d’interprétation à la réalité concrète professionnelle, entre autres par la réflexion.
2.2.5 – Apprentissage tout au long de la vie
18Pour la formation, ce concept a d’abord comme conséquence que la formation doit développer non seulement des compétences de départ, mais aussi des compétences de croissance : des compétences pour se développer dans le métier de manière permanente et pour continuer à diriger soi-même le processus propre d’apprentissage et le développement propre. Ensuite, la formation doit prendre en compte les expériences amenées par les étudiants. Les étudiants disposent donc déjà d’un cadre personnel d’interprétation. Ce savoir, implicite ou non, doit recevoir une place dans la formation, afin que les étudiants apprennent à l’expliciter, à l’examiner de manière critique et à éventuellement le réviser.
2.3 – Intégration de la pratique et de la théorie
19Dans ce qui précède, il est apparu clairement que le développement professionnel, le développement du savoir et l’expérience de la pratique sont les conditions pour une intervention compétente dans le travail social.
20L’intégration de la théorie et de la pratique signifie que le travailleur social dispose d’une quantité logique et cohérente de savoirs qui lui permet de donner à des processus et à des expériences dans la réalité une signification et donc de les comprendre.
21Ensuite, l’intégration signifie que les travailleurs sociaux savent comment ils font les justes choix pour un problème donné à partir des cadres théoriques disponibles. Ils doivent par conséquent être en mesure d’éclairer la pratique avec la théorie.
22Finalement, cette intégration amène le travailleur de terrain à fournir, sur base de ses expériences, une contribution au développement ultérieur du large cadre de savoir du travail social. Il peut faire cela en communiquant les résultats de l’apport de ce genre de savoir aux collègues et au monde scientifique. Il peut aussi faire cela en mettant à l’épreuve dans la pratique de nouvelles hypothèses sur l’origine de problèmes sociaux (Sheldon, 2004).
23Dans la réalité, il semble cependant se développer deux orientations dans le travail social. Sheldon (2004) parle d’une subculture théorique, qui aurait du succès plutôt dans les universités et les hautes écoles, vis-à-vis d’une subculture pratique, qui, antithéorique de nature et plutôt méfiante par rapport à la recherche, se développerait plutôt à partir du travail de terrain lui-même. La première serait surtout soucieuse de fiabilité, d’évidence et de validité ; la seconde se baserait surtout sur les impressions personnelles avec l’accent mis sur l’unicité de chaque situation. Cette dualisation nous semble peu fructueuse, parce qu’elle hypothèque le développement de théories sociales pertinentes plutôt que d’y contribuer. C’est pourquoi, dans la partie suivante, nous allons traiter de la relation entre la formation et la pratique.
3 – Partenariat avec le travail de terrain
3.1 – Acteur dans un réseau
24L’enseignement social supérieur doit réorganiser ses relations avec le travail de terrain plutôt que de rester dans la pure logique fonctionnelle de la relation offrant-client. Le travail de terrain est aussi bien partenaire dans la formation des étudiants que partenaire dans la conduite de la formation. Pour cela, il est nécessaire que la formation développe des pratiques relationnelles avec les partenaires du travail de terrain. La signification d’une formation comme organisation change de ce fait en profondeur.
25Pour être acteur dans un réseau, la formation se trouve confrontée au défi de développer des relations de collaboration avec toutes sortes d’organisations de travail de terrain. Pour autant que ce ne soit pas encore le cas actuellement, la conception de la tâche des professeurs dans l’enseignement social supérieur change de ce fait en profondeur : plus d’ouverture et de collaboration avec des partenaires en dehors de la formation aussi bien dans l’accompagnement d’étudiants que dans les projets de services sociaux et de recherche. Le large paysage de l’enseignement devient plus complexe, notamment par la formation d’associations. Dans ce réseau complexe, la formation doit développer la compétence relationnelle pour, en contact avec le travail de terrain, définir l’identité propre et la poser clairement. Cela peut mener à la situation de danser sur une corde molle. Une trop forte orientation vers la spécificité peut mener à l’entêtement et à l’isolement ; une trop grande dépendance vis-à-vis des contacts externes peut mener à la perte de la spécificité et de l’indépendance (Bouwen & De Witte, 1996).
3.2 – Pratiques relationnelles
26Pour caractériser adéquatement la relation entre la formation et le travail de terrain, nous utilisons la notion de « pratique relationnelle ». La pratique relationnelle avec le travail de terrain va plus loin que la formation pratique des étudiants par le travail de terrain. Dans la triple mission de l’enseignement social supérieur, la pratique relationnelle peut avoir un rapport à la fois avec la formation des étudiants, avec le service social et avec la recherche. La façon dont la formation va associer ces trois aspects a des conséquences en termes de relations et de résultats de collaboration. Appliquée à la relation formation-travail de terrain, nous caractérisons la pratique relationnelle comme suit :
- la formation et le travail de terrain partagent la propriété de certaines tâches, par exemple la formation pratique des étudiants. Le travail de terrain a un apport dans le projet et l’organisation de la formation ;
- la formation et le travail de terrain communiquent d’une manière ouverte, concrète et personnelle ;
- la relation doit prendre forme dans des activités qui stimulent et valorisent de manière réciproque ; les deux parties doivent en devenir meilleures ;
- dans le développement de visions, de nouveaux concepts, de recherche en lien avec la pratique, la formation a tout intérêt à intégrer les opinions et l’expérience du travail de terrain et à les confronter avec les visions et pratiques propres ;
- aussi bien pour la formation que pour le travail de terrain, la relation doit rendre possible l’apprentissage en profondeur, afin de continuer le développement de la pratique relationnelle.
- la création de signification (chercher ensemble de la signification) ;
- la participation (participer à un projet collectif) ;
- le développement de savoir.
3.2.1 – Chercher ensemble la signification
27Un professeur et un travailleur social se penchent ensemble sur les prestations d’un étudiant en stage. Dans cet exemple, ils font bien autre chose que de mettre ensemble les pièces objectives du puzzle. À partir de leurs différents contextes, perspectives et expériences avec l’étudiant, ils essaient de donner une signification au niveau de compétence de l’étudiant. Ceci est un exemple de la manière dont la formation et le travail de terrain créent de la signification dans une pratique relationnelle.
28Dans une pratique relationnelle, tous les partenaires doivent être attentifs au fait qu’ils vivent apparemment différemment des expériences en commun et qu’ils formulent des questions importantes autrement. Pensons, par exemple, à une approche d’une intervention accrochante. Quand bien même il existerait déjà une définition commune, les intervenants semblent encore très différemment y donner forme dans leur pratique et en estimer la valeur. La signification que les clients donnent à cette façon de gérer l’intervention n’est pas souvent claire.
3.2.2 – Langage
29De plus, manier le même langage ne signifie pas encore qu’on donne aux mots et aux notions les mêmes significations. Prenons le terme « compétent » comme exemple. Pour l’un, cela peut signifier qu’un étudiant a les qualités minimales pour démarrer le travail de terrain et continuer là à parfaire le métier. Pour l’autre, être compétent signifie intervenir de manière complètement autonome.
30C’est pourquoi, nous admettons que, dans la pratique relationnelle entre formation et travail de terrain, différents langages sont en interaction les uns avec les autres : le langage du travailleur de terrain, le langage du client, le langage de l’étudiant, celui du professeur, celui du chercheur, etc. Le défi consiste à entrer en interaction avec ces langages différents, en essayant cependant de se comprendre à partir de contextes divers, puis en cherchant ensemble la signification des expériences et des problèmes.
31Prenons pour exemple un projet de service social dans lequel la formation coache un pouvoir public local dans le développement d’un plan politique social local. Ici, les différentes parties jouent un rôle important : la formation comme coach, les politiciens, le CPAS, les conseils locaux, éventuellement des spécialistes, etc. Arriver à une compréhension commune des objectifs d’un tel plan politique est déjà en soi un fameux défi.
32Manager les pratiques relationnelles de la formation et du travail de terrain demande d’éclaircir et d’orchestrer le dialogue, afin que les partenaires continuent à se développer à l’avenir avec une envie renouvelée (Bouwen & De Witte, 1996). Le rôle et la place d’une formation dans le réseau des pratiques relationnelles doivent par conséquent dépasser de loin la relation classique offrant-client.
3.2.3 – Identité
33Une bonne communication dans une pratique relationnelle ne se contente d’ailleurs pas d’échange de termes et de significations. Dans les pratiques relationnelles, les partenaires acceptent et confirment aussi mutuellement leur identité. Les différentes identités de professeurs, de travailleurs de terrain, de clients, d’étudiants, etc., doivent toutes être reconnues dans leur spécificité. Plus encore, la diversité des parties doit être vue comme une plus-value pour l’activité commune. Le fait que des partenaires d’horizons très divers contribuent à des opinions, des expériences et des propositions, rend possible une solution plus riche que lorsque des personnes partageant toutes le même avis travailleraient ensemble. Pour des formations au travail social, un défi stimulant peut, par exemple, consister à impliquer à chaque fois les clients comme partenaires dans les pratiques relationnelles de formation, de recherche et de service social. Les clients élargissent l’approche des problèmes d’une manière que les professeurs et les travailleurs sociaux seuls ne pourraient pas atteindre. Chaque partie doit jouer son rôle dans les différentes rencontres pour réaliser une bonne intervention, recherche, formation ou quoi que ce soit.
34Le développement des pratiques relationnelles avec des partenaires du travail de terrain est, pour une formation au travail social, une aventure dont l’issue n’est pas certaine d’avance. Il s’agit de bien plus que d’une simple relation instrumentale dans laquelle le travail de terrain ne joue qu’un rôle limité dans la formation pratique des étudiants. Dans la pratique relationnelle en lien avec le travail de terrain, la spécificité de la formation, les compétences auxquelles elle forme, ses objectifs et sa vision du travail social suscitent la discussion.
3.2.4 – Marge de manœuvre
35Pour développer les pratiques relationnelles dans la société, les formations doivent obtenir des marges de manœuvre de la part du politique. Cela vaut aussi bien pour le niveau des hautes écoles que pour les pouvoirs publics. Quelques hommes politiques, inspections et commissions externes estiment encore trop souvent qu’investir dans les pratiques relationnelles est peu efficace et que peu d’indicateurs quantitatifs s’y retrouvent. Selon notre expérience, susciter l’implication de tout le monde dans l’organisation lors du développement des pratiques relationnelles est le grand défi qui justement se trouve menacé si l’efficacité est le seul critère directeur. Les formations méritent un soutien politique modéré pour s’occuper de manière innovante de leurs partenaires. Elles ont surtout besoin d’un moratoire, d’un espace d’expérimentation pour développer de nouvelles relations avec des organisations et des groupes dans la société.
3.2.5 – Participer à un projet collectif
36Pour établir une pratique relationnelle, il faut plus qu’une division de tâches et de bons accords entre la formation et le travail de terrain. Les partenaires doivent investir ensemble un projet collectif dans lequel ils partagent la responsabilité. Le terme de « participation interactive » éclaircit la nature de la collaboration entre la formation et le travail de terrain dans la pratique relationnelle. Par une bonne concertation, les partenaires participent à la réalisation de projets communs. Nous pensons, par exemple, à une recherche qu’une formation réalise ensemble avec quelques organisations du travail de terrain, avec des représentants d’autorités locales et avec des groupes de clients.
37Nous préciserons, dans la partie suivante, comment nous voyons se dérouler ce genre de recherche. De diverses manières, les partenaires contribuent dans une pratique relationnelle au développement, à la préparation et à la mise en œuvre de plans, à l’élaboration de solutions, ainsi qu’à l’application et la diffusion des résultats (Bouwen & Tallieu, 2004). Les partenaires ne sont pas seulement impliqués indirectement et de manière limitée, ils sont aussi partiellement responsables des conséquences des projets. Cela mène finalement à une responsabilité partagée.
38Nous zoomons un instant sur le processus d’« autonomisation » qui forme la colonne vertébrale de chaque pratique relationnelle. Il ne suffit pas que les partenaires reçoivent une voix au chapitre. Ils doivent aussi recevoir de réelles compétences concernant ces questions pour lesquelles ils sont compétents. L’« autonomisation » procure aux partenaires la possibilité de mettre à profit leurs compétences et possibilités, de poursuivre des buts importants, d’accroître leur confiance en soi et de s’engager pour gérer ensemble des projets. Dans une pratique relationnelle, l’apport et la contribution de tout le monde est en effet d’un intérêt essentiel.
3.2.6 – Le développement du savoir
39Échanger des expériences et introduire un savoir propre et des compétences pour apprendre ensemble à partir de là, est le processus central dans une pratique relationnelle. Il s’agit de construction, de développement et de partage de savoir.
40Chaque savoir a aussi bien un aspect substantiel que relationnel. Le savoir traite toujours de quelque chose, mais construit en même temps la relation entre les parties concernées (Bouwen, Craps & Dewulf, 2005). L’expertise des professeurs et la connaissance par l’expérience des partenaires du travail de terrain sont complémentaires et sont à considérer comme des activités successives dans le cycle du développement de la qualité du travail social.
41Les personnes créent collectivement du savoir en s’engageant dans des actions collectives, en y partageant et en y échangeant des expériences de pratique. C’est ainsi que se forme ce que Wenger (1998) nomme une « community of practice » ou communauté de pratique et c’est ce que nous décrivons comme une pratique relationnelle. Chaque partenaire dans la pratique relationnelle apprend par la participation, la création et la transformation permanente de liens de collaboration avec comme objectif d’échanger des expériences. Pour cela, une forme de participation est nécessaire qui ne soit pas troublée par une asymétrie dans le pouvoir. Les différences de pouvoir existantes sont minimalisées quand tous les partenaires partagent leurs compétences. De plus, il est nécessaire que les partenaires soient sensibles et conscients des différences de pouvoir dans les relations pour arriver à une vraie collaboration. De cette manière, un sentiment fort de copropriété peut grandir.
42En conclusion, c’est notre rêve comme formation en travail social de développer avec beaucoup de partenaires dans la société un réseau de pratiques relationnelles. En cela, les partenaires prennent une responsabilité partagée :
- pour la formation de jeunes personnes ;
- pour le développement d’un nouveau savoir qui est pertinent pour le travail social ;
- et pour le développement de pierres de construction pour une société forte.
4 – Travail social et science
43En Flandre, un mouvement est en route pour le moment qui stimule et valorise la recherche dans l’enseignement supérieur professionnel. La recherche scientifique fait partie en effet des trois tâches principales de l’enseignement supérieur. Tout le monde ne s’est pas encore réconcilié, dans le monde académique, avec le fait que la recherche ait lieu également dans l’enseignement supérieur professionnel. Certains essaient d’établir des frontières en confiant la recherche fondamentale aux universités et en confiant la recherche basée sur la pratique aux hautes écoles. Pour d’autres, la ligne de partage se situe autrement : les hautes écoles font et les universités pensent. Dans la pratique, ces partages ne semblent pas fonctionner. Des institutions universitaires de recherche s’orientent également vers des recherches basées sur la pratique, par exemple lors de recherche de soutien politique pour toutes sortes de pouvoirs publics. En Flandre, on en est encore au stade où s’occuper scientifiquement du travail social, c’est une entreprise hétérogène dans laquelle aussi bien les universités que les hautes écoles essaient d’acquérir leur place.
4.1 – Conditions
44Nous plaidons pour effectuer de la recherche en travail social dans un partenariat de chercheurs et de travailleurs de terrain. Il est d’abord nécessaire d’impliquer dès le début des travailleurs de terrain dans des projets de recherche. La mesure dans laquelle les partenaires développent des projets de recherche dans les pratiques relationnelles détermine la spécificité et la plus-value de ce genre de recherche. Ensuite, des chercheurs experts ayant de l’expérience doivent faire partie de l’équipe des formations professionnelles, tant pour y développer une bonne recherche que pour laisser s’infiltrer les résultats d’une recherche à soi ou d’une autre dans le programme d’études. L’enseignement supérieur social doit lui aussi stimuler le développement professionnel des étudiants sur base d’opinions actuelles basées également sur la recherche, à propos des processus et des résultats du travail social.
45Nous insistons sur l’approche relationnelle, parce que les travailleurs de terrain perçoivent encore souvent la manière dont les chercheurs les approchent comme une forme d’ingérence, de contrôle et de jugement. Cela est souvent alimenté par une méfiance vis-à-vis de tout ce qui est en connexion avec le politique. Les chercheurs formés traditionnellement ont fréquemment une attitude visant à ne pas impliquer le travailleur de terrain comme partenaire dans leur recherche. Ils se retranchent derrière une pseudo-attitude d’objectivité qui cherche à éviter un lien trop étroit avec la partie examinée. Il est alors à peine question d’un projet commun.
46Du côté des travailleurs de terrain, cette approche demande une attitude observatrice. Une telle attitude observatrice n’est pas la même que la façon méthodique avec laquelle le chercheur scientifique aborde les choses. Une attitude observatrice se retrouve surtout chez les travailleurs de terrain qui réfléchissent de manière critique sur leur propre pratique sur base de faits en guise de matériel. Pour cela, ils doivent aussi rassembler avec soin des données et mettre sur papier les effets de la pratique. La confrontation entre le savoir propre et les conceptions à partir de données de fait mène d’abord à une meilleure compréhension de son propre agir et du contexte dans lequel cela se produit. Ensuite, ce processus est aussi la condition qui permet d’affiner le cadre propre d’interprétation et d’en augmenter la validité. Lorsque les travailleurs de terrain discutent les uns avec les autres de leurs constatations à partir de cette attitude observatrice, cela peut mener à un développement ultérieur du savoir de la pratique (Kelchtermans, 2001). Dans les pratiques relationnelles dans lesquelles de tels travailleurs de terrain collaborent avec des chercheurs scientifiques, il peut se former une opinion plus fondée à propos des situations, ce qui vient à point pour la bonne qualité d’un agir professionnel.
4.2 – Thèmes de recherche
47Par leur emboîtement dans le travail de terrain par le biais entre autres du stage et du service social, leurs contacts étroits avec les travailleurs sociaux dans la pratique et leur recherche permanente de fondation théorique de leur agir méthodique, les hautes écoles sont par excellence bien placées pour faire des recherches sur les pratiques dans et avec le travail de terrain. Souvent, cette recherche se focalise encore de manière trop unilatérale sur les résultats du travail social, tant sur son effectivité que sur son efficience. La recherche en travail social peut être innovante, quand elle étudie aussi la compréhension de soi du travailleur social, ainsi que son agir méthodique, les cadres théoriques et souvent implicites et les règles d’intervention sous-jacentes. Beaucoup de recherches sont encore nécessaires ultérieurement pour découvrir comment et sur base de quelle heuristique implicite les travailleurs sociaux prennent des décisions. Aussi le questionnement critique des méthodes en cours mène-t-il à une épuration des approches existantes et à de nouveaux développements.
48En résumé, nous affirmons que le travail social a besoin de diverses formes de recherche. D’abord, il y a la recherche descriptive, qui clarifie des éléments tels que les besoins, les opinions sous-jacentes, etc., et qui arrive à de nouvelles théories de pratique. À côté de cela, il existe un besoin de recherche de développement. Cette recherche se développe sur base de réelles questions de pratique de nouvelles méthodes et d’heuristiques pour la pratique.
4.3 – La qualité de la recherche
49La pureté méthodologique de l’approche est une des pierres angulaires de la qualité de ce travail scientifique. En outre, les mêmes exigences sont valables comme pour toute autre recherche. Au moins aussi importante est la mesure dans laquelle la recherche réussit à découvrir des significations et à les clarifier. Pour cela, peut-être une autre méthodologie que la méthodologie classique est-elle nécessaire. Un autre critère pour la pratique du travail social est celui de la pertinence. Dans un projet de recherche en travail social, le processus de donner du sens est en effet central. Une autre qualité essentielle est d’objectiver les choses en mettant clairement les effets sur papier. Précisément, le fait de donner du sens confère une dimension centrale à l’intervention des travailleurs sociaux.
4.4 – Mise en lien
50Au lieu du rapport classique chercheur-observé, nous optons pour la pratique relationnelle dans laquelle chercheurs, travailleurs sociaux et clients vont à la recherche d’approches efficaces avec une attention particulière aux contextes dans lesquels les travailleurs sociaux rencontrent leurs clients. Vis-à-vis de la distanciation objective, nous plaçons la mise en lien comme condition pour des résultats chargés de sens. Dans cette relation, le chercheur apporte son expertise de chercheur au niveau du contenu et de la méthodologie, le travailleur social ses compétences qui continuent de se développer dans l’interaction entre la pratique et les cadres du savoir, et les clients (groupes) leurs authentiques expertises d’expériences. Ceci est la base du dévoilement des processus qui donnent du sens. La pratique relationnelle devient la mise en lien d’experts et non un rapport expert (chercheur)-travailleur naïf-client.
51Peut-être avons-nous besoin d’un changement de paradigme dans le travail social. Non seulement notre regard sur comment et dans quel contexte une recherche chargée de sens doit être menée, mais aussi nos opinions sur la signification possible de la recherche pour la pratique, sont sujets à réorientation. Chercher la mise en lien entre les travailleurs de terrain, les clients et les chercheurs en pratiques relationnelles peut ouvrir ici de nouveaux horizons.
5 – Un acteur émancipé dans la société
52En pensant à la définition du travail social, une formation au travail social ne peut se limiter à une pure fonction instrumentale. En effet, le travail social n’est pas une occupation libre de valeurs, mais il doit par la nature de ses objectifs avoir une voix et vouloir prendre position dans la société. C’est pourquoi une formation au travail social doit vouloir et oser faire disparaître l’inégalité dans la société. En premier lieu, la formation doit être une voix critique dans la société. Le noyau du travail social est en effet décrit comme la stimulation d’un changement vers plus de justice sociale. Une analyse critique de ce qui se trouve en travers du chemin de cette justice n’est encore qu’une première étape. Pour cela, les étudiants doivent être armés avec des opinions provenant de diverses sciences de base, afin qu’ils deviennent conscients et regardent de manière critique les mécanismes, les groupes d’intérêt et le pouvoir.
53Ensuite, les étudiants doivent aussi devenir compétents et en état de se défendre pour rechercher et élaborer des solutions aux problèmes en collaboration avec le travail de terrain et les groupes de clients. Aborder les choses d’une manière purement technique ne suffit pas. Le but ultime du travail social doit en effet être l’« autonomisation » et la libération ou l’émancipation des personnes pour réaliser une justice sociale. L’engagement du travailleur social ne peut pas ne pas être mené par des valeurs. C’est pourquoi la prise de conscience éthique est un pilier fondamental dans une formation au travail social.
54Un travailleur social sensé doit être en état de parvenir à « une analyse entre deux synthèses ». D’abord, il se confronte et est touché par les problèmes concrets des personnes. C’est la première synthèse. Les personnes et les groupes apportent leur histoire, qui dans leur vécu a une signification spécifique. Avec cette confrontation, le travailleur social doit ensuite se mettre au travail : réaliser une analyse critique de la problématique des personnes dans un contexte déterminé. Cette recherche doit mener à la prise de conscience des processus et facteurs qui portent les relations entre les personnes et qui les compliquent. Une telle prise de conscience est d’ailleurs la condition d’émancipation des personnes, de leur libération de situations personnelles et sociales aliénantes. La recherche de tous les aspects de la situation doit mener à une nouvelle opinion, à une vue d’ensemble et, espérons-le aussi, à une perspective, la deuxième synthèse.
55Ce processus est plus qu’un événement rationnel distant. C’est pourquoi nous décrivons le fil rouge de l’intervention du travailleur social sensé comme « émotion, réflexion, action ». Le point de départ du travail social est le fait d’être touché par les personnes dans toutes sortes de situations, c’est l’« émotion » : le visage de l’autre personne provoque la prise de responsabilité. Le travailleur social compétent va ensuite analyser la situation, y réfléchir, et en chercher la signification avec les partenaires, c’est la « réflexion ». Quand la situation a été analysée et quelque peu éclaircie, il peut intervenir avec du sens, c’est l’« action ». Ceci n’est pas une intervention solitaire mais une intervention et une mise en forme concertée de partenaires dans une pratique relationnelle.
Bibliographie
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Mots-clés éditeurs : projet collectif, pratique relationnelle, acteur émancipé, partenariat, développement professionnel
Mise en ligne 01/04/2011
https://doi.org/10.3917/pp.025.0107