Notes
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[1]
Sociologue, professeur à la Haute École spécialisée de Suisse occidentale (HES-SO), coordinateur du Centre d’études de la diversité culturelle et de la citoyenneté (CEDIC).
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Ce terme doit s’entendre de manière générique. Il comprend à la fois les personnes de sexe masculin et féminin. Afin de ne pas trop alourdir le texte, nous avons opté pour ce mode de désignation, dont nous sommes conscients des limites.
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[3]
Alors appelée Institut d’études sociales. Le changement de nom s’est opéré au début des années 2000, avec le passage de la formation au niveau de Haute École spécialisée.
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[4]
Gens de voyage de nationalité suisse pour la plupart.
Introduction
1Les sociétés européennes se caractérisent, entre autres, par une grande diversité ethnique et culturelle. Une composante de cette diversité est constituée par les populations issues des migrations qui ont eu lieu lors de la deuxième moitié du siècle dernier. Dans ce cadre, les travailleurs sociaux [2] sont amenés à rencontrer, dans leur activité professionnelle, des personnes d’origines nationales et ethniques fort diverses. Ils s’interrogent sur les manières les plus pertinentes d’intervenir auprès de ces populations, ils se demandent si leurs outils habituels peuvent s’appliquer sans outre dans la relation avec leurs usagers. Pour tenter de répondre à ces questions, des modèles, plus ou moins explicites, qui tentent de saisir les spécificités culturelles et sociales du travail en lien avec ces populations ont été élaborés.
2Cet article porte sur les principaux modèles élaborés par le travail social en Suisse depuis les années 1960 pour intervenir en lien avec les questions migratoires. Bien que, dans des sociétés pluralistes, la plupart des travailleurs sociaux soient amenés à accompagner des personnes migrantes à un moment ou l’autre de leur carrière professionnelle, ici nous nous centrerons sur les modèles qui ont été explicitement élaborés en lien avec les problématiques de l’étranger et du migrant. Ces modèles ont été et sont présents dans divers domaines d’intervention, tels que la sphère scolaire et l’éducative, celle de la prévention, de la prise en charge psychosociale, des activités de loisirs et de quartier ou des projets s’adressant aux femmes (Béday-Hauser et Bolzman, 2004).
3Les modèles présentés ici n’ont pas été nécessairement explicités par les professionnels. Il s’agit des tendances que nous avons systématisées pour en faire des idéaux-types (Weber, 1965) ou des « artefacts théoriques », à savoir des constructions synthétiques et simplifiées de la réalité à partir du point de vue du chercheur. Ces types permettent de visualiser et de comprendre une problématique avec plus de clarté. Nous ne visons donc pas à faire une description exhaustive de toutes les formes d’intervention sociale en lien avec les populations migrantes, mais à dégager un certain nombre de logiques à l’œuvre dans le travail social afin de mieux comprendre leur sens et leurs effets sur les relations entre professionnels et migrants, mais également sur les vies des populations migrantes. En effet, notre article ne prétend pas être le fidèle reflet de la réalité empirique, laquelle de toute façon ne se laisse appréhender qu’à partir des modes que l’on a de l’observer. Il s’agit plutôt d’ouvrir, à titre exploratoire, des perspectives pour analyser et comprendre la complexité de la problématique étudiée.
4La typologie a été construite à partir des observations menées depuis plusieurs années dans divers cadres. En effet, au cours des années 1990, j’ai donné un enseignement sur le thème « migrations » aux étudiants de la Haute École de travail social de Genève [3], qui comprenait des stages de formation pratique à mi-temps dans diverses institutions sociales en lien avec la migration. Le suivi des rapports de stage et les contacts avec les institutions m’ont permis un accès assez approfondi à leurs modes d’intervention. Par ailleurs, l’accompagnement des travaux de mémoire des étudiants en travail social, l’intervention dans des sessions de formation continue destinées aux professionnels du social, et mes diverses recherches en collaboration avec les terrains m’ont permis de constituer des informations de première main sur la problématique qui nous intéresse ici.
5Afin de distinguer les différents modèles, j’ai essayé de répondre aux questions suivantes : Quel diagnostic est fait de la situation des migrants et de leurs familles ? Quels sont les points forts sur lesquels il convient d’axer l’intervention ? Quels sont les rôles que les professionnels doivent assumer dans le cadre de l’intervention ? Quelle est la conception de la participation des migrants à la société qui est véhiculée ?
6À partir des réponses à ces questions, cinq modèles seront présentés de manière synthétique en mettant en évidence leur intérêt, leurs limites et la critique que l’on peut en faire en tenant compte des dérives possibles dont ils sont porteurs. Afin d’illustrer chaque modèle on citera également, lorsque c’est pertinent, des exemples que l’on peut qualifier d’« emblématiques ».
7Pour conclure, on situera le contexte d’émergence et de développement de ces divers modèles, en établissant des liens notamment avec les transformations des politiques migratoires et de la composition sociologique des migrations elles-mêmes. On discutera également de l’intérêt que peut avoir ce type d’exercice pour la réflexion sur l’intervention sociale.
Le modèle réparateur assimilationniste
8Le modèle le plus ancien est le réparateur assimilationniste. Dans la perspective de ce modèle, les migrants et leurs familles ont des manques, des déficits qu’il faut combler. Les migrants et leurs familles sont perçus surtout comme ayant des problèmes et comme posant des problèmes du fait de leur différence culturelle. Plus celle-ci apparaît comme importante et plus ces personnes seraient prétéritées. Le sociologue H.J. Hoffmann-Nowotny a soutenu cette thèse dans un rapport sur « Les chances et les risques d’une société multiculturelle » (1992). Pour lui, ces migrants problématiques sont issus des sociétés à « structure principalement agraire et souvent semi-féodale ou féodale […] laquelle du point de vue interne est encore fortement orientée vers la tribu ou le clan, et peut être porteuse des religions qui n’ont pas encore expérimenté la Reforme et les Lumières » (1992, 74). Outre cette incompatibilité culturelle, le faible niveau de qualification des immigrés originaires du Tiers-Monde et de certaines régions d’Europe de l’Est les condamnerait à une marginalité structurelle dans les sociétés européennes.
9Le travail social est alors envisagé dans une perspective réparatrice : « familles à soigner, à éduquer, à émanciper, ou à moderniser » (Vatz Laaroussi, 2001). Il faut les aider à surmonter leurs déficits afin qu’elles puissent se raccrocher au train du progrès. L’idée est de renforcer leurs ressources (linguistiques, scolaires, culturelles) pour qu’elles puissent rattraper la distance qui les sépare de la normalité incarnée par les familles autochtones (Béday-Hauser et Bolzman, 2004). L’accent est donc mis sur l’apprentissage du pays d’accueil, sur l’école comme lieu de socialisation des enfants. Les familles migrantes, identifiées comme ayant des problèmes, sont la principale cible de l’intervention.
10Dans cette perspective, le professionnel est vu comme un agent de normalisation des familles. Il sait ce qui est bon pour elles. Il incarne la norme et est chargé de la faire appliquer. Il ne remet donc pas du tout en question les normes sociales ni son rôle dans le dispositif.
11La conception de la participation des migrants à la société est clairement assimilationniste. S’ils veulent avoir une place reconnue dans la société, ils doivent se transformer et devenir comme les autochtones. C’est aux migrants surtout de faire un effort pour s’adapter à une société qui fonctionne bien.
12Ce modèle est surtout construit sur l’idée de permettre la promotion sociale des enfants issus de l’immigration, qui devraient pouvoir acquérir un meilleur statut social que leurs parents, par le biais de l’accès à une meilleure formation que ces derniers. Les parents sont perçus en effet, dans une large mesure, comme une génération sacrifiée pour le bien de leurs descendants. Le problème est que cette perspective risque d’accentuer le fossé entre les générations, d’encourager les déloyautés des enfants vis-à-vis de leur famille et de leur groupe ethnique d’origine, avec les troubles identitaires que ces phénomènes peuvent engendrer chez les jeunes.
13La principale critique que l’on peut adresser à ce modèle est qu’il est basé sur une aide contrainte, construit sur une relation très asymétrique et inégalitaire entre les professionnels et les familles migrantes, au point qu’il peut rappeler des formes de néocolonialisme. Le point de vue des familles n’est en effet guère considéré dans ce type de relations et leur marge de manœuvre face aux professionnels presque inexistant en cas de désaccord avec ceux-ci.
14Un exemple extrême de l’application de ce modèle est celui de Pro Juventute en Suisse, entre les années 1930 et le début des années 1970. Cette institution considérait que, si les enfants des Yénishes [4] demeuraient auprès de leurs parents, ils n’auraient aucune chance de s’intégrer dans la société suisse, qu’ils seraient des marginaux, comme leurs parents. Sans demander l’avis de ces derniers, la garde de leurs enfants leur fut retirée et ceux-ci ont été placés dans des foyers ou parfois dans des familles d’accueil. On connaît aujourd’hui le bilan désastreux de cette politique d’assimilation forcée qui n’a atteint aucun des objectifs affichés et a produit des traumatismes durables chez les personnes concernées (Huonker, 2005). Pro Juventute a présenté des excuses publiques aux parents et à leurs descendants.
15Aujourd’hui, on n’atteint certes pas ces extrémités, mais cela ne signifie pas que la perspective assimilationniste soit disparue. Nous y reviendrons dans la conclusion de cet article.
Le modèle ethnoculturel
16Le modèle ethnoculturel naît comme une forme de réaction au modèle assimilationniste. Il s’agit d’une tentative de prendre davantage en compte les spécificités culturelles des populations migrantes dans le travail social.
17Dans ce modèle, on part de l’idée que les migrants et leurs familles possèdent une culture propre en lien avec leurs origines (nationales, ethniques, religieuses), leur parcours de vie, leur histoire migratoire et que cette culture est importante pour eux. On ne peut donc pas en faire abstraction dans le travail auprès de ces populations. Au contraire, une compréhension plus approfondie de la culture des autres pourrait permettre d’accéder à un meilleur diagnostic des problématiques rencontrées et d’éviter des pistes interprétatives basées sur les modèles explicatifs habituels du professionnel. S’inspirant notamment des travaux de Tobie Nathan (1996), on va ainsi considérer que les migrants inscrivent leurs expériences dans le cadre d’un système de significations, un langage, des manières de faire qui font sens pour eux.
18L’intervention des professionnels devrait donc s’appuyer sur les valeurs de la culture d’origine des populations concernées comme ressources pour résoudre les problèmes. Cela suppose de connaître un bout de leur culture d’origine ou de faire appel à des médiateurs qui connaissent cette culture et aident le professionnel dans le travail d’interprétation. Il s’agit de travailler avec les populations pour donner du sens aux expériences qu’elles font dans leur parcours migratoire et dans la société de résidence.
19En ce sens, le travailleur social a un rôle de facilitateur, de médiateur à jouer entre la culture d’origine des migrants et la culture prédominante dans la société d’accueil. Il soutient les migrants dans leurs efforts d’affirmation de leur culture. Parfois, il peut même arriver que, dans cette relation, le professionnel perçoive davantage la culture des autres et qu’il oublie qu’il est porteur aussi d’une culture.
20Par rapport au modèle assimilationniste, ce modèle introduit une certaine réciprocité dans les relations avec les migrants. Il s’agit de leur faire une place dans la société d’accueil avec leur culture. On considère qu’ils peuvent apprendre de la culture dans laquelle ils vivent, mais que les autochtones peuvent aussi apprendre de la leur.
21L’intérêt de ce modèle est qu’il reconnaît les appartenances culturelles des migrants et leurs familles. Il encourage aussi les migrants à préserver des relations avec leur communauté ethnique et les associations de compatriotes. Il permet également de faire des liens entre le passé et le présent de ces personnes.
22L’un des risques dont ce modèle est porteur est de travailler avec une définition trop restreinte de la culture, qui se limite au national ou à l’ethnique, de considérer la culture des migrants comme quelque chose de figé et de les enfermer ainsi dans leurs origines (Bolzman, 2002). Certains auteurs parlent en ce sens d’une certaine « ethnicisation » des questions sociales (Boucher, 2005). Il y a également un risque de « culturaliser » des problèmes qui ne sont pas culturels, de tout réduire au culturel (« ils sont comme ça, c’est leur culture »), ce qui revient à faire de la culture presque une deuxième nature.
23Poussé à l’extrême, ce modèle peut donc conduire à un certain relativisme culturel, au sens où les personnes perçues comme porteuses de cultures autres ne seraient pas considérées comme appartenant au même monde que celles issues des cultures occidentales. En ce sens, on pourrait être tenté de « comprendre » des comportements contraires aux droits humains (violences domestiques, incestes, meurtres, etc.) en leur accolant des explications ethnicisées qui relèvent de la « différence culturelle », comme le montre de manière très claire Sancar-Fluckiger (1997) à propos des situations qu’elle a pu observer dans les relations entre personnes d’origine turque et professionnels suisses.
Le modèle communautaire
24Ce modèle part de l’idée qu’un certain nombre de problématiques rencontrées par les migrants trouvent leur source dans des trajectoires de vie semblables, liées au fait qu’ils sont issus d’une même société ou d’une même aire culturelle, qu’ils occupent une même position au sein de leur famille du fait de leur genre (cas des femmes migrantes) ou qu’ils ont vécu des traumatismes semblables (réfugiés ayant été torturés ou ayant connu des situations de violence extrêmes), etc.
25Si ce modèle peut être défini comme communautaire, c’est parce que cette dimension est utilisée par des professionnels pour travailler et surmonter certaines situations communes auxquelles sont confrontées certaines catégories des migrants. Dans cette perspective en effet, il est considéré que, dans le contexte des sociétés occidentales, les migrants peuvent se trouver davantage isolés dans leur sphère privée, et la présence des espaces communautaires permet de retisser des liens, de trouver un espace de sociabilité et de circulation de la parole. Dans ce cadre, il est possible aussi d’apporter aux migrants une aide spécifique sous forme d’informations, d’apprentissage d’une nouvelle langue et des codes culturels de la société d’accueil, d’aide sociale, voire de soins. À partir de cet espace, il est également possible de faire connaître et défendre les situations dans lesquelles se trouvent les migrants.
26Ici, le travailleur social a une position de médiateur, au sens où son rôle est de faciliter l’établissement des liens entre des migrants avec des parcours semblables d’une part, entre ces migrants et la société d’accueil d’autre part.
27Dans cette perspective, on estime que l’on ne peut pas faire l’économie, pour certaines catégories de migrants, d’une phase collective dans le processus d’incorporation à la société de résidence. Cette phase permet une transition plus facile entre les expériences passées et les nouvelles réalités rencontrées, entre l’espace privé et l’espace institutionnel ; elle permet aussi aux personnes appartenant à ces catégories, une plus grande reconnaissance sociale.
28Ce modèle facilite donc l’échange entre des individus qui ont des parcours de vie semblables. Il leur permet aussi de faire un travail d’élaboration et de réélaboration identitaire, en s’appuyant sur des dimensions de leur culture d’origine, dans un contexte de changements. Les limites du modèle communautaire résident dans le fait que tous les individus ayant fait des parcours semblables ne souhaitent pas être « embrigadés », emprisonnés dans une spécificité, que ce soit par volonté de différenciation, par opposition ou par méfiance.
29La critique que l’on peut en faire est qu’il existe un danger de ghetto, d’absence de contacts avec d’autres populations présentes sur le plan local. Il existe aussi un risque de désignation-victimisation du fait de la fréquentation de certains lieux qui peuvent être perçus comme des espaces « pour migrants avec problèmes ».
30Cependant, ce modèle a été utilisé en Suisse par différents types d’instances et a donné lieu à des expériences fort intéressantes. C’est le cas par exemple de l’association Camarada à Genève qui joue un véritable rôle de « passerelle entre deux mondes » (Béday-Hauser et Dreifuss, 1997), car elle permet à des femmes migrantes de toutes origines de sortir de l’isolement de leur espace privé et de trouver un espace de rencontre d’autres femmes et de sociabilité, de garde de leurs enfants, d’échange d’informations, d’apprentissage du français, de socialisation à la réalité suisse, de réalisation d’activités artisanales rémunérées, de découverte de l’informatique, etc.
Modèle interculturel
31Le modèle interculturel part du constat que les individus migrants et les individus autochtones vivent dans un monde pluriculturel et complexe où chacun doit trouver sa place. Ceci n’est pas toujours aisé du fait de la pluralité de référents normatifs et culturels. Les inévitables malentendus, les conflits et les confrontations qui naissent de la cohabitation peuvent pourtant se résoudre en commun.
32En effet, il s’agit de valoriser le vivre ensemble par la sensibilisation à des modes de vie différents et l’accent mis sur les ressemblances, les aspirations et les buts communs. Ainsi, dans ce modèle, on souligne à la fois le fait que l’on est tous différents et qu’en même temps on a tous une famille, on cohabite dans les mêmes immeubles, on vit dans les mêmes quartiers, les enfants fréquentent les mêmes écoles, etc. La négociation apparaît comme la méthode appropriée pour résoudre les différends et les malentendus. Ceci suppose de reconnaître que les migrants ne sont pas porteurs de valeurs, attitudes et comportements aberrants, mais qu’ils défendent des points de vue aussi légitimes que les autochtones et qui doivent donc être entendus (Cohen-Emerique, 1997).
33Le rôle du professionnel est précisément, de jouer le rôle de médiateur interculturel afin d’aider à rapprocher les points de vue et les positions des migrants et des autochtones lorsque c’est nécessaire. Ce rôle, assumé par des travailleurs sociaux, mais parfois également par d’autres acteurs, souvent issus des communautés d’immigrés, ne va pas sans poser quelques problèmes de reconnaissance. En tout cas, les médiateurs travaillent simultanément à la valorisation des différences et du vivre ensemble. Pour ce faire, ils doivent faire un travail de décentration par rapport à leurs a priori afin d’intervenir sans être influencés par leurs préjugés.
34Dans cette perspective, la participation des migrants à la société de résidence se fait en les considérant comme des acteurs à part entière, comme des partenaires qui contribuent, tout comme les autres acteurs, à la recherche de solutions communes aux problèmes qui surgissent, dans le respect de l’État de droit.
35L’intérêt de ce modèle est qu’il appréhende la société de manière dynamique, comme une construction sociale complexe et plurale à laquelle chacun peut contribuer, à condition de voir son rôle de partenaire reconnu.
36Le problème est que les migrants et les autochtones n’ont pas le même statut ni le même pouvoir dans cette construction. C’est également la limite que l’on rencontre lors des négociations qui peuvent avoir lieu entre travailleurs sociaux et usagers.
37Un des risques de cette perspective serait de croire que la relation à l’autre est égalitaire et de la réduire à des problèmes de communication, en sous-estimant les rapports de pouvoir (Bolzman, 2002). L’asymétrie des positions peut en effet engendrer la méfiance entre les professionnels et les usagers migrants, comme c’est le cas par exemple dans les foyers pour requérants d’asile, indépendamment de dispositions culturelles et personnelles des uns et des autres.
38L’approche interculturelle peut néanmoins s’avérer tout à fait intéressante si l’on tient compte non seulement des modes d’interaction interindividuelle, mais également du contexte institutionnel et légal qui définit les conditions de l’interaction. C’est ce que certains auteurs ont défini comme l’interculturalisation des institutions (Eckmann et Bolzman, 2001-2002).
Modèle antidiscriminatoire
39Ce modèle s’intéresse moins aux problématiques culturelles que les trois précédents. On estime ici que les migrants se voient attribuer des statuts juridiques qui les placent en situation de discrimination par rapport aux autochtones. Même lorsque les migrants sont égaux en droit, ils seraient par ailleurs l’objet de formes de traitement inégal qui hypothèquent leur accès à l’égalité de chances. Un intérêt central est donc porté ici au contexte de résidence.
40La tâche centrale serait ainsi d’agir en vue de supprimer les discriminations légales et institutionnelles, ainsi que les comportements discriminatoires : ce qui signifie des interventions sur le contexte, les institutions, les professionnels. Il s’agit également de promouvoir la participation active des migrants en vue de la résolution de leurs problèmes.
41Dans cette perspective, le travail social collectif est aussi important que le travail social individuel. Il ne suffit pas d’aider les migrants et leurs familles à faire mieux pour trouver une place dans la société, mais il faut agir en vue de la transformation des règles du jeu, afin qu’elles soient plus équitables pour tous (Chaudet et al., 2000).
42Le professionnel doit donc agir à la fois en cherchant à trouver des solutions aux problèmes individuels, mais aussi en tant qu’acteur du changement à un niveau plus collectif. Il se mobilise prioritairement pour combattre les inégalités, à partir de son expertise acquise au cours du suivi des cas individuels.
43Dans ce modèle, l’accroissement de la participation des migrants à la société de résidence passe donc par l’égalité des droits et l’égalité de traitement de tous les résidents, indépendamment de leur origine. Il s’agit davantage de modifier les lois et les institutions que les comportements des migrants.
44L’intérêt de cette perspective est de mettre l’accent sur les obstacles posés par la société d’accueil, favorisant ainsi l’adaptation de la législation et des institutions, mais aussi la sensibilisation des professionnels à leurs propres comportements discriminatoires.
45Les limites de ce modèle résident dans le fait que certaines difficultés des migrants ne relèvent pas de leur statut juridique précaire, ni des discriminations, mais d’autres facteurs.
46Un des risques de ce modèle serait en effet de minimiser les facteurs culturels, les malentendus dans les problèmes rencontrés. Il y a également l’écueil de la délégation de la défense des intérêts des migrants à des médiateurs ou des porte-parole, ce qui paradoxalement limiterait le rôle citoyen des premiers.
47Un exemple emblématique réussi de ce type de démarche est l’action d’un groupe de travailleurs sociaux et d’enseignants dont le travail concret auprès des enfants clandestins et la mobilisation collective ont permis la reconnaissance du droit à l’éducation pour tous les enfants dans le canton de Genève, indépendamment de leur statut juridique et celui de leurs parents (Carreras et Perregaux, 2002).
Remarques conclusives
48Les modèles présentés schématiquement ci-dessus ne peuvent pas être dissociés des dynamiques sociohistoriques, qui font évoluer les conceptions de la société et du rapport à l’Autre. Ces modèles sont également en lien avec la transformation des flux migratoires et des politiques d’immigration.
49L’histoire de ces modèles reste à faire. Ici, on ne peut que signaler de manière schématique quelques jalons importants qui ont marqué leur émergence. Le modèle réparateur assimilationniste se renforce suite à la politique de stabilisation de la main-d’œuvre étrangère des années 1960 et l’arrivée d’un nombre croissant de conjoints et d’enfants de ces travailleurs, dans le cadre du regroupement familial, situation très peu courante dans le cadre de la politique de rotation des années précédentes (Bolzman, 2005). Il s’agit d’une tentative de rendre invisible une population qui est perçue comme posant des problèmes. C’est également une réponse aux initiatives xénophobes qui visent à limiter ou à réduire la « surpopulation étrangère ». À la même époque, le modèle dominant du travail social est un modèle individualiste qui répond au souci pragmatique d’aider à l’adaptation d’une population perçue comme ayant des problèmes à une société qui fonctionne bien. Le modèle réparateur assimilationniste s’inscrit bien dans ce type de logique.
50Le modèle ethnoculturel est une tentative de prendre en compte les spécificités des populations concernées en faisant contrepoids au modèle assimilationniste. C’est une première forme de reconnaissance, mais porteuse de risques de séparation, qui commence à émerger à partir du début des années 1980, avec l’arrivée des réfugiés des pays dits du Tiers-Monde et une plus grande curiosité à l’égard de la culture des « autres ».
51Les modèles communautaire et interculturel s’inscrivent dans la même mouvance des années 1980 de prise en compte des expériences et logiques propres aux migrants. Ils constituent des réponses spécifiques à la diversification des politiques migratoires et des origines des migrants. Ils impliquent une reconnaissance des migrants en tant qu’acteurs porteurs de culture, mais également la nécessité d’avancer vers des perspectives communes. Le premier met l’accent sur les parcours communs des migrants, le second sur la négociation et la co-construction du vivre ensemble.
52Le modèle antidiscriminatoire est présent déjà dans les années 1970, en tant que contrepoids aux initiatives xénophobes. Il tend à se renforcer dans les années 1990, au fur et à mesure que la critique de la discrimination et du racisme deviennent socialement légitimes. Il apparaît également comme un complément nécessaire aux interventions centrées sur les questions culturelles, en mettant l’accent sur l’égalité des droits et de traitement. Il change le poids des problématiques d’intégration, en soulignant les responsabilités de la société de résidence.
53Dans la pratique, les professionnels se servent de manière créative de plusieurs modèles afin de construire leurs interventions. C’est ainsi le « bricolage » de plusieurs modèles qui prime (de Jonckheere, 2001). Ceci d’autant plus qu’anciens et nouveaux migrants représentent des situations et des enjeux différents et constamment à évaluer.
54Pourquoi alors un travail sur les modèles ? Parce qu’il n’y a probablement rien de plus pratique qu’une clarification théorique des présupposés sous-jacents à l’intervention. Même si dans l’action les professionnels combinent plusieurs modèles, il est important de rendre visibles les modèles qui guident celle-ci. Les outils qui orientent l’action peuvent ainsi soit être assumés en toute conscience ou, au contraire, critiqués en connaissance de cause.
55Le modèle assimilationniste par exemple est loin d’avoir disparu, même s’il revêt de nouveaux habits. Il y a par exemple un discours très fort sur l’incompétence des parents migrants et, plus largement des couches populaires, notamment sur leur tendance à la maltraitance (par autoritarisme ou par négligence) (Delay et Frauenfelder, 2006). On devrait donc leur apprendre à être de « bons » parents.
56Outre le modèle assimilationniste, tous les autres modèles présentés sont minoritaires dans le travail social. On observe en effet l’émergence d’un modèle gestionnaire du social, où chaque travailleur social gère un certain nombre de « dossiers » selon des critères quantitatifs de performance. Le travail administratif devient plus important que la relation avec l’usager, devenu « client ». L’autre versant est la contractualisation du travail social. On octroie des prestations en échange d’une contrepartie de la part de l’usager qui doit faire preuve de bonne volonté à mobiliser ses ressources, en vue d’un projet d’insertion sociale ou professionnelle.
57L’usager est encouragé à devenir l’« entrepreneur » d’un projet, quel qu’il soit, dans le cadre d’un État incitateur qui demande à chacun de mériter les prestations qu’il reçoit.
58Ces observations nous incitent à réfléchir à la place que l’on veut faire à des modèles comme l’ethnoculturel, le communautaire, l’interculturel ou l’antidiscriminatoire qui, malgré leurs limites, tentent de prendre en compte les spécificités et les intérêts des usagers.
Bibliographie
Bibliographie
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Mots-clés éditeurs : intégration, discrimination, modèles d'intervention, interculturalité, migrants, travail social
Mise en ligne 14/09/2009
https://doi.org/10.3917/pp.021.0041Notes
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Sociologue, professeur à la Haute École spécialisée de Suisse occidentale (HES-SO), coordinateur du Centre d’études de la diversité culturelle et de la citoyenneté (CEDIC).
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Ce terme doit s’entendre de manière générique. Il comprend à la fois les personnes de sexe masculin et féminin. Afin de ne pas trop alourdir le texte, nous avons opté pour ce mode de désignation, dont nous sommes conscients des limites.
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Alors appelée Institut d’études sociales. Le changement de nom s’est opéré au début des années 2000, avec le passage de la formation au niveau de Haute École spécialisée.
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Gens de voyage de nationalité suisse pour la plupart.