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Article de revue

Travailler le social dans un cadre organisationnel « modulaire » : quelles implications pour l'articulation des temps de vie ?

Pages 21 à 30

Notes

  • [1]
    Cet article participe d’un programme de recherche mené au sein de l’Unité d’Anthropologie et de Sociologie ainsi que du Groupe Interdisciplinaire de Recherche sur la Socialisation, l’Éducation et la Formation (Girsef) de l’Université catholique de Louvain, sous la direction de Bernard Fusulier (bernard. fusulier@ uclouvain. be). Nous remercions Nicolas Marquis pour sa lecture attentive et ses commentaires qui nous ont permis d’améliorer cette contribution.
  • [2]
    David Laloy, doctorant en sociologie est chercheur-boursier, Unité d’Anthropologie et de Sociologie, Université catholique de Louvain. Bernard Fusulier, docteur en sociologie, est chercheur qualifié au FNRS, professeur et responsable de l’Unité d’Anthropologie et de Sociologie, membre du Groupe Interdisciplinaire de Recherche sur la Socialisation, l’Éducation, et la Formation (Girsef) de l’Université catholique de Louvain.
  • [3]
    Cette étude fait l’objet d’une thèse de doctorat en sociologie réalisée par David Laloy à l’UCL sous la direction de Bernard Fusulier.

1Les mutations du monde du travail à l’heure de la flexibilité (voir notamment la contribution dans ce numéro de N. Marquis et B. Fusulier) s’accompagnent d’un nouveau modèle d’organisation qui s’écarte des principes tayloriens et bureaucratiques. Dans certains segments professionnels se développe ce que Philippe Zarifian (2004) appelle la logique de la « modulation ». Celle-ci souligne la déformalisation des cadres spatio-temporels de l’activité du travail ainsi que l’enrôlement de la subjectivité du travailleur. Plus autonome, celui-ci se voit aussi dans l’obligation d’exercer une autodiscipline sur son engagement et de définir lui-même les modalités de son investissement ainsi que le degré de priorité qu’il accordera à celui-ci par rapport à ses engagements hors travail tels que ceux dans la famille. Notre hypothèse générique est que cette nouvelle logique est potentiellement porteuse d’une tension existentielle accrue entre la vie professionnelle et la vie familiale.

2Si cette logique est surtout étudiée dans le secteur marchand, le secteur public et plus largement non marchand est également concerné. Dans le champ du travail social, en particulier, certaines pratiques, caractérisées par un travail sur autrui impliquant une dimension relationnelle forte, se réalisent dans des cadres organisationnels souples, que nous qualifierons de « modulaires », et impliquent une gestion autonome de l’engagement professionnel par le travailleur. Notre article se propose de jeter quelques balises à propos des implications de ce type d’engagement professionnel au plan de l’organisation de la totalité existentielle de ces travailleurs, en particulier vis-à-vis de leurs responsabilités familiales. Nous partirons d’un premier travail de terrain auprès de travailleurs sociaux engagés dans un Espace Citoyens d’un grand CPAS Wallon.

1 – Des nouvelles formes d’engagement professionnel

3Partant des intuitions de Michel Foucault reprises par Gilles Deleuze, Philippe Zarifian (2003) avance que nous assistons au passage d’une société de contrôle disciplinaire où il s’agit d’établir des normes substantielles et leur contrôle direct (pour assurer la discipline des corps et des esprits) à une société de contrôle d’engagement qui s’organise autour d’un nouveau principe de régulation : la « modulation » (Zarifian, 2004). Cette modulation va à l’encontre de plusieurs principes constitutifs de la bureaucratie et de l’organisation scientifique du travail tel qu’implémentées dans le taylorisme et décrites notamment par Max Weber (1971) : l’unité de temps laisse la place à la modulation des moments d’engagement dans le travail qui ne sont plus formalisés a priori ; l’unité de lieu est remplacée par la modulation de l’espace, l’extensibilité et la variété des lieux d’exercice du travail ; l’unité d’action est convertie en modulation de l’activité, par la variabilité de l’intensité de l’engagement dans le travail salarié, la diversification des engagements eux-mêmes, l’interpénétration des activités personnelles et des activités pour l’organisation…

4Plutôt que définir de façon hétéronome les modalités de travail et les soumettre à la supervision directe de la ligne hiérarchique, la logique de la modulation privilégie l’évaluation du travail selon les résultats atteints, en s’appuyant sur l’idée que la prise d’initiative et l’adaptation du travailleur face aux événements sont génératrices d’un système plus efficace. Ce principe implique dès lors un cadre plus souple laissant au travailleur des possibilités d’expression de ses compétences. Cette logique participe par ailleurs de la critique « artiste » des cadres bureaucratiques qui s’opposeraient à la créativité, à la liberté et à l’autonomie et qui se présenteraient comme une source d’inauthenticité (Boltanski et Chiapello, 1999). Dès lors, selon cette logique de la « modulation », l’individu bénéficierait d’un espace de liberté qui lui permettrait de « tirer sur l’élastique », pour reprendre l’expression de Zarifian (2004 : 58). Il pourrait prendre des initiatives, adapter en cours de route le programme qu’il s’était assigné en fonction de la situation, des « trames d’événements » (Zarifian, 2003 : 18). Dans ce contexte, l’activité du travail deviendrait davantage « porteuse de subjectivation » (Zarifian, 2003 : 63) ; il serait alors un moyen d’épanouissement et d’accomplissement de soi (Cousin, 2004).

5La valorisation de l’autonomie qui se traduirait par une liberté plus grande des individus dans leur rapport à la tâche ne signifie pas pour autant que les formes de contrôle aient disparu. Ce sont davantage les modalités de ce contrôle qui auraient changé. En effet, le travailleur serait régulièrement rappelé à l’ordre. L’image est la suivante : « l’élastique se tend, une force périodique de rappel s’exerce sur lui » (Zarifian, 2004 : 58). Ces nouvelles formes d’engagement seraient entre autres génératrices d’un nouveau type de pression temporelle, celle du délai, qui remplace celle du minutage des opérations élémentaires de travail caractéristique du modèle bureaucratique standard (ou le chronomètre dans la perspective taylorienne). Comme le précise Zarifian, si ce contrôle ne s’exerce concrètement qu’au moment de l’échéance, pour le travailleur, il serait « omniprésent » (Zarifian, 2004 : 59). C’est en permanence qu’il devrait s’automobiliser au sein d’un « dispositif » qui libère en même temps qu’il régule. « En effet, le rôle du dispositif n’est pas de contraindre à un type de comportements déterminés, mais d’organiser un espace d’effectivité de comportements librement choisis mais en accord avec les finalités déterminées » (Fusulier et Lannoy, 2000 : 189). Avec la nouvelle logique organisationnelle, c’est l’individu qui s’engage et qui engage sa responsabilité dans le travail. Elle exigerait des individus qu’ils se « donnent à leur travail » (Boltanski et Chiapello, 1999 : 152). L’idée d’« enrôlement des subjectivités » (Courpasson, 1997 : 53) exprime bien le fait que ce n’est plus le système qui contraint l’individu de l’extérieur mais bien celui-ci qui épouse le système dans une sorte de « servitude volontaire » (La Boétie cité par Durand, 2004). Pour illustrer ce type d’engagement, nous pouvons penser à la figure du cadre qui s’avère paradigmatique des formes d’organisation modulées du travail et qui intègre bien les deux facettes de « contrainte de l’activité et autonomie du travail » (Cousin, 2004 : 113). La déformalisation des règles d’engagement et l’enrôlement des subjectivités dans l’univers professionnel ne sont pas sans conséquences sur les autres espaces de vie des travailleurs, notamment l’espace familial.

2 – L’articulation des temps de vie dans un contexte d’affaiblissement du cadrage bureaucratique

6A priori, la logique de la modulation donne à l’individu un pouvoir d’auto-organisation de son temps. Cela répondrait d’ailleurs à une attente culturelle d’une temporalité mieux maîtrisée par des individus en quête de réalisation, d’épanouissement dans leurs différents espaces de vie (Lalive d’Epinay, 1994). À cet égard, les nouveaux modes d’organisation du travail pourraient être en phase avec une gestion plus harmonieuse des temps sociaux. Le cadrage organisationnel étant plus souple, le travail imposant de manière moins mécanique son temps au hors travail, les individus pourraient rencontrer plus facilement leurs engagements familiaux en modulant les temporalités de leur engagement professionnel. Nous pouvons voir dans ce pouvoir de la modulation un facteur d’émancipation. L’individu pourrait organiser ses temps d’engagement, celui vis-à-vis du travail ne devenant qu’un des multiples engagements dans la vie sociale entre lesquels il doit arbitrer (Schehr, 1999).

7D’un autre côté, cette logique ne prescrivant plus les modalités d’engagement et d’investissement dans le travail (sa formalisation, son balisage…), leur définition reposerait sur les travailleurs eux-mêmes. C’est en ce sens que nous pouvons parler, à la suite de Zarifian, de modulation de l’engagement subjectif. L’individu aurait à définir lui-même les modalités de son investissement et le degré de priorité qu’il accordera à celui-ci par rapport à ses engagements hors travail tels que ceux de la famille. En quelque sorte, le travailleur ne bénéficierait plus de la « protection bureaucratique » qui lui permettait de se ménager légitimement des espaces-temps de détachement par rapport à son « rôle professionnel » (dont le script était clair et attendu). Plusieurs recherches concernant la catégorie des cadres/managers attestent ainsi de leurs difficultés à fixer des limites dans leur investissement professionnel. Savoir « quand arrêter le travail » devient « une compétence à part entière » (Metzger et Cléach, 2004 : 443). De nombreux concepts voient le jour pour décrire la modulation des frontières temporelles, tels que la « porosité » des temps (Delteil et Genin, 2004), la « dispersion » de l’activité professionnelle dans le temps et dans l’espace (Cousin, 2004), l’« interpénétration » des temps sociaux (Tremblay, Chevrier et Di Loreto, 2007), le « brouillage » des frontières temporelles (Rey et Sitnikoff, 2007).

8Nous faisons dès lors l’hypothèse que la modulation de l’investissement subjectif dans le travail entraîne potentiellement, dans le chef des travailleurs, un accroissement des tensions existentielles qu’implique la gestion de la relation travail/famille. Les travailleurs se doivent de négocier en permanence les modalités de leur investissement avec leur employeur et leur famille, mais aussi avec eux-mêmes.

3 – Les travailleurs sociaux face à la modulation

9Les transformations que nous avons décrites ont été surtout observées et étudiées dans le secteur industriel marchand. Qu’en est-il de l’influence de cette logique dans d’autres secteurs, tels ceux des services sociaux ?

10Certes, la profession de travailleur social est traditionnellement porteuse d’un aspect vocationnel qui suppose un investissement subjectif. De surcroît, nombreux ont été les travailleurs sociaux qui ont contesté la logique bureaucratique et la société de contrôle disciplinaire, revendiquant une autonomie balisée par leur expertise reconnue à travers la qualification et leur déontologie. Les mutations du travail social ont néanmoins donné lieu à de nouvelles pratiques misant de plus en plus sur la relation et se libérant le plus possible des cadres bureaucratiques formalisant les modalités d’exercice de l’intervention sociale (travail plus individualisé et ambulatoire, contrôlé cependant via l’évaluation des résultats). Il est bien entendu difficile de tenir un discours monolithique dans un champ aussi hétérogène et segmenté que celui du travail social.

11Pour notre propos, il y a un intérêt à relever que ces modes de traitement social sont sous-tendus par les principes de l’État social actif (Vielle et al., 2005) et de ses politiques d’activation des allocataires sociaux tendant à remplacer ou, du moins, à adapter les grandes orientations de l’État providence réputé « passif ». Selon ces principes, l’intervenant ne doit plus « agir à la place » de l’usager, mais « être avec » l’usager. L’objectif de la relation n’est plus de « réparer » mais d’accompagner l’usager pour qu’il puisse trouver en lui les potentialités et les ressorts qui lui permettront de s’activer. L’exercice d’un tel rôle implique de la part de l’intervenant qu’il « (paye) de sa personne s’il veut maintenir la relation duale » (Foucart, 2005). La relation intersubjective entre le travailleur et l’usager entraîne un investissement d’un type différent de la part de l’intervenant qui ne peut plus se reposer sur son pouvoir et sur la structure bureaucratique pour se ménager des espaces de détachement de la relation. C’est au travailleur social d’être à la fois capable de s’engager dans la relation et de conserver la « bonne distance » vis-à-vis de l’usager (Weller, 2002 : 76). L’accentuation de l’engagement subjectif couplé à la modulation du cadre organisationnel constituent deux ingrédients d’une intensification potentielle des tensions existentielles chez les travailleurs sociaux.

4 – Travailler le social dans un cadre modulaire

12Réalisant une recherche exploratoire à visée heuristique (non démonstrative), nous sommes en train d’étudier les implications du travail social dans un cadre « modulaire » sur l’articulation des temps de vie des travailleurs sociaux comparativement à un cadre que nous qualifions de formalisé [3]. Pour ce faire, nous menons des entretiens semi-directifs auprès de travailleurs sociaux engagés dans les Espaces Citoyens (cadre « modulaire ») et dans les Antennes Sociales (cadre formalisé à caractère bureaucratique) d’un CPAS d’une grande ville wallonne. Il s’agit de comprendre comment ils parviennent à combiner leur engagement professionnel et leur engagement familial, notamment lorsqu’ils sont en phase d’intégration professionnelle forte (lancement de la « carrière ») et en développement d’un projet parental (ayant au moins un enfant de moins de 6 ans). Jusqu’à présent, 4 entretiens ont été réalisés dans les Espaces Citoyens et 6 entretiens ont été effectués auprès de travailleurs sociaux engagés dans les Antennes Sociales.

Description des interviewés des Espaces Citoyens

  • Virginie, 34 ans, mariée, mère de 3 enfants de 3, 6 et 8 ans. Elle travaille à temps plein et son conjoint à 4/5e temps.
  • Isabelle, 32 ans, en couple, mère d’un enfant de 3 ans. Elle travaille à 4/5e et son conjoint à temps plein.
  • Jean-François, 37 ans, marié, père de 5 enfants entre 3 mois et 8 ans. Il travaille à temps plein et sa conjointe à mi-temps.
  • Aline, 31 ans, en couple, mère d’un enfant de 2 ans. Elle travaille à 4/5e et son conjoint à temps plein.

13Le travail social tel qu’il est exercé dans les Espaces Citoyens s’éloigne fortement de la conception « classique » de l’intervention sociale comme elle est pratiquée dans d’autres espaces du CPAS étudié, dont les Antennes Sociales. Dans celles-ci, les assistants sociaux doivent gérer environ 80 situations chacun, pour un temps plein. Ces situations concernent le plus souvent des demandes ponctuelles ou récurrentes d’accès à des aides financières et sociales. L’accès à ces prestations sociales est conditionnel et une grande partie du rôle des travailleurs sociaux en Antenne consiste à vérifier si les conditions sont bien remplies par le demandeur. Cela se fait via l’enquête sociale qui doit permettre de déterminer, dans un délai de trente jours, l’issue de la demande. De ce fait, le travail en Antenne est souvent soumis à l’urgence des demandes. Le rôle des travailleurs sociaux dans les Espaces Citoyens est différent : il consiste à initier et animer des projets d’activités communautaires qui sont accessibles à l’ensemble des habitants d’un certain arrondissement de la ville. Dès lors, les dimensions de contrôle et d’enquête sociale sont moins présentes. Les usagers viennent participer aux activités communautaires s’ils le souhaitent.

14Les travailleurs sociaux en Espaces Citoyens sont libres d’initier des projets, à condition qu’ils correspondent aux attentes du public. Ils bénéficient d’une large autonomie et peuvent laisser s’exprimer leur créativité dans l’élaboration de leurs projets. Le cadre dans lequel ils travaillent est plutôt souple. Néanmoins, l’urgence n’y est pas moins présente que dans les Antennes Sociales mais il s’agit d’un autre type d’urgence et de pression, notamment celles de la gestion des projets, du contrôle des résultats du projet et des conditions à remplir pour avoir accès aux subsides permettant la viabilité des projets.

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« Maintenant, on est dans l’urgence des projets, c’est-à-dire qu’on est toujours dépendant de subsides et c’est quand même récurrent que les subsides… On sait le 15 mars que, pour le 1er avril, il faut rendre un rapport de 100 pages parce que… Ça c’est tout le temps. C’est cette urgence-là notre réalité, c’est pas tellement l’urgence du public. »
(Aline)

16Les modalités de l’engagement concernant l’investissement sont plutôt informelles. Le temps de travail presté n’est pas davantage contrôlé. On n’évalue pas non plus le temps que prend l’élaboration des projets d’activité communautaire. Le contrôle du temps de travail s’avérerait inadéquat dans un cadre où la disponibilité du travailleur est fonction des projets et des besoins du public.

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« C’est un investissement différent parce qu’il faut être disponible au moment de vie des gens et s’il faut les rencontrer le soir, on les rencontre le soir. On met en place notamment des animations […] C’est un samedi toutes les trois semaines où je ne suis pas avec mon fils, donc voilà. Ça c’est un sacrifice personnel. »
(Isabelle)

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« Vous êtes sur le point de partir, la veste à la main, vos clés en main, vous avez un usager qui arrive et vous pose une question, moi je retape tout par terre et j’écoute. Je ne peux pas dire : je suis désolée, il est l’heure… »
(Virginie)

19L’objectif d’adapter les prestations sociales aux attentes des usagers et de leur laisser la possibilité de participer à l’élaboration des projets constitue une pratique du travail social qui implique une disponibilité et un investissement élevés de la part du professionnel. Il en découle que les horaires de travail des travailleurs sociaux en Espaces Citoyens sont très fluctuants. En effet, ils sont souvent amenés à travailler selon des horaires variables, le soir, le week-end. Ils se doivent d’accepter la souplesse et la flexibilité inhérentes à leur fonction.

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« Ça c’était relativement clair dans la tête des responsables. On a un boulot qui demande de s’investir. Maintenant, on l’entend ou on ne l’entend pas. Mais moi, je trouve que c’est un boulot qui demande cet investissement parce qu’on travaille avec des gens, parce qu’on travaille avec un public très large, qui n’est pas nécessairement là en journée, donc il faut pouvoir être disponible certainement si on veut voir que certaines choses fonctionnent et pouvoir les organiser… Oui, il faut pouvoir le faire le soir, il faut pouvoir le faire le week-end. »
(Jean-François)

21Alors que l’on pourrait s’attendre à ce que l’autonomie d’organisation dont ils bénéficient leur fournit des possibilités élargies pour une articulation travail/famille plus harmonieuse, les travailleurs sociaux que nous avons rencontrés témoignent de difficultés accrues. Ils parlent de « difficultés à mettre des limites », de « difficultés à dire non » dans la sphère du travail. Ils parlent du fait qu’ils sont obligés de « jongler » entre les contraintes familiales et professionnelles, de négocier des « compromis » avec leur conjoint(e) et témoignent de situations de conflits entre travail et famille qui donnent lieu à une évaluation personnelle de la situation au cas par cas afin de décider de la sphère à prioriser.

22Sans être aucunement désinvesti dans la sphère familiale, l’ensemble de nos interlocuteurs manifeste néanmoins une attitude « délégatrice » concernant leurs responsabilités parentales et familiales, que ce soit vers le conjoint ou vers la solidarité familiale élargie, ainsi que vers les services présents dans leur environnement de vie. Ainsi, Virginie laisse à son mari une large part des tâches parentales et familiales. Son conjoint a des horaires de travail beaucoup plus réguliers qu’elle et a choisi de travailler à 4/5e temps depuis 6 ans. Isabelle bénéficie de l’aide de sa sœur chez qui elle dépose régulièrement son fils. Aline fait souvent appel au soutien de ses beaux-parents et externalise certaines tâches domestiques en faisant appel à un service de nettoyage et de repassage à la maison. Jean-François, quant à lui, délègue une bonne partie des rôles parentaux à son épouse qui travaille à mi-temps. Ces attitudes de délégation peuvent donner lieu, pour certains, à un sentiment de culpabilité :

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« Souvent, je le dis : je suis parfois plus les premiers pas des enfants des parents que je rencontre, je les vois évoluer, je suis l’évolution avec eux et je loupe l’évolution du mien. C’est vrai parce que la première dent c’est ma sœur qui l’a vue, les premiers pas il les a faits devant ma belle-mère, tout ça vous donne à réfléchir. »
(Isabelle)

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« C’est vrai que je le dis souvent que, finalement, je prône des choses à travers mon travail que je ne réussis pas à appliquer chez moi, passer du temps avec ses enfants, pouvoir jouer, mettre des espaces de jeux famille en place et je passe finalement très peu de temps… »
(Jean-François)

25Cela ne manque pas d’engendrer des tensions existentielles qu’ils sont obligés de gérer eux-mêmes en modulant leur investissement dans leurs différents espaces de vie.

26En comparaison, bien que l’articulation travail/famille ne soit pas exempte de difficultés pour eux, nous ne retrouvons pas les mêmes propos chez les travailleurs sociaux des Antennes Sociales. Ceux-ci sont soumis à un régime horaire assez strict que d’aucuns qualifieront de « fonctionnaire ». Ils doivent commencer leur journée à 8 h et la terminent à 16 h. Deux jours par semaine, ils terminent leur journée à 17 h. Manifestement, cela représente une facilité pour l’organisation des temps de vie. La précision des horaires ainsi que la définition claire du contenu du travail facilitent les transitions d’une sphère à l’autre. Le cadre administratif et logistique, ainsi que le recours à la loi, fournissent selon certains de nos interlocuteurs un cadre sécurisant qui leur permet de « se protéger ».

27D’un autre côté, certains parlent de la « rigidité » de l’organisation et des horaires de travail. Cette rigidité ne serait pas toujours adéquate dans le cadre d’un métier du lien où « on travaille au niveau de l’humain ». Ils nous disent avoir le sentiment de devoir parfois accorder la priorité à l’administratif sur le social. Les contraintes administratives, les délais à respecter, le contrôle exercé sur les situations font en sorte que certains travailleurs ont le sentiment de devoir agir comme des « robots ». Néanmoins, une forme d’autonomie apparaît dans le rapport à l’usager et dans la manière d’aborder une situation sociale spécifique et d’en défendre l’issue. Cela fait en sorte que le travailleur social, dans un cadre organisationnel a priori fortement bureaucratique, ne peut pas toujours « fermer la porte du travail » au moment où il le souhaite. En effet, si l’articulation pratique des temps sociaux est facilitée par le cadre formalisé des Antennes sociales, ce n’est pas pour autant que la coupure mentale du rôle professionnel se fait aisément.

Conclusion

28Le champ professionnel du travail social s’avère être un champ privilégié d’observation des tensions entre engagement professionnel et gestion des exigences familiales. Les premiers résultats de notre enquête semblent étayer l’hypothèse selon laquelle les possibilités élargies de modulation de l’investissement subjectif entraînent potentiellement des tensions existentielles fortes entre la vie familiale et la vie professionnelle. L’« enrôlement de la subjectivité » se révèle d’autant plus aigu que l’intervention sociale implique un engagement relationnel fort de la part des travailleurs sociaux envers les « usagers » et qu’elle se réalise dans un cadre déformalisé. Œuvrant dans le cadre modulaire des Espaces Citoyens, les travailleurs sociaux rencontrés ne comptent pas leurs heures, se rendent disponibles en fonction des projets et non pas en fonction de l’engagement contractuel. Bref, ils ne mesurent pas leur investissement. La flexibilité de leur travail participe d’un sentiment d’accomplissement qu’on perçoit moins chez les quelques travailleurs des Antennes Sociales que nous avons rencontrés, mais dans le même temps, elle produit un débordement de l’activité professionnelle sur la scène familiale, ce qui génère des problèmes à encore caractériser de gestion de l’articulation des temps sociaux. La recherche se poursuit mais la piste apparaît féconde.

Bibliographie

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Mots-clés éditeurs : cadrage bureaucratique, tension existentielle, travail, famille, modulation, cadrage modulaire, investissement subjectif

Mise en ligne 15/07/2008

https://doi.org/10.3917/pp.018.0021

Notes

  • [1]
    Cet article participe d’un programme de recherche mené au sein de l’Unité d’Anthropologie et de Sociologie ainsi que du Groupe Interdisciplinaire de Recherche sur la Socialisation, l’Éducation et la Formation (Girsef) de l’Université catholique de Louvain, sous la direction de Bernard Fusulier (bernard. fusulier@ uclouvain. be). Nous remercions Nicolas Marquis pour sa lecture attentive et ses commentaires qui nous ont permis d’améliorer cette contribution.
  • [2]
    David Laloy, doctorant en sociologie est chercheur-boursier, Unité d’Anthropologie et de Sociologie, Université catholique de Louvain. Bernard Fusulier, docteur en sociologie, est chercheur qualifié au FNRS, professeur et responsable de l’Unité d’Anthropologie et de Sociologie, membre du Groupe Interdisciplinaire de Recherche sur la Socialisation, l’Éducation, et la Formation (Girsef) de l’Université catholique de Louvain.
  • [3]
    Cette étude fait l’objet d’une thèse de doctorat en sociologie réalisée par David Laloy à l’UCL sous la direction de Bernard Fusulier.
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