Notes
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[*]
Ce texte reprend, en l’actualisant, celui d’une conférence donnée à Charleroi le 12 mars 1992 à l’initiative du Centre Avec, rue Maurice Liétart, 31, bte 4, 1150 Bruxelles (à l’époque, rue de la Poste, 130, 1030 Bruxelles). On le trouvera plus développé dans Jean Lecuit, Un autre savoir, À l’école des plus pauvres, Paris, Éditions Quart-Monde, 1994.
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[1]
Jésuite, membre permanent d’ATD Quart-Monde.
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[2]
Source : Eurostat ; http:// epp. eurostat. eurpoa. eu.
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[3]
EAPN, European anti poverty network, L’Europe que nous voulons. Le point de vue des acteurs de la lutte contre la pauvreté et l’exclusion sociale sur l’avenir de l’Union européenne, chapitre 2, Quelques données statistiques, sur la pauvreté et l’exclusion sociale dans l’Union européenne, p. 19.
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[4]
Eurostat ; http:// epp. eurostat. eurpoa. eu.
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[5]
Cette prise en compte de l’expérience et de la pensée des personnes et des familles les plus défavorisées de Belgique s’est vérifiée lors de l’élaboration du Rapport général sur la pauvreté, réalisé à la demande du ministre de l’Intégration Sociale, 1995 et de l’étude Une autre approche des indicateurs de pauvreté, Recherche – Action – Formation, Service de lutte contre la pauvreté, la précarité et l’exclusion sociale, Bruxelles, 2004.
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[6]
La réflexion sur la violence et la paix reprend pour l’essentiel celle développée par le père Joseph Wresinski dans une conférence sur « L’histoire du Quart-Monde et la non-violence », prononcé en 1984 à l’Arche de Bonnecombe (près de Rodez, France) lors d’un séminaire : Théologie, non-violence et pauvreté (Archives Joseph Wresinski, Centre international Joseph Wresinski, Baillet-en-France). Voir aussi : La violence faite aux pauvres, Igloo, n° 39-40, Éditions Science et Service, janvier 1968.
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[7]
La grande pauvreté et précarité économique et sociale, rapport présenté au nom du Conseil économique et Social par M. Joseph Wresinski, Journal officiel de la République Française, Avis du Conseil économique et social, 1987, n° 6, p. 30-31.
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[8]
Voir Martine Camacho, Les poubelles de la survie, Paris, L’Harmattan, 1986 ; Sylvie Péju, Scènes de la grande pauvreté, Paris, Le Seuil, 1985 ; Raymond Pin, Vingt ans dans la forêt, une histoire racontée par Michel Damien, Paris, Calmann-Lévy, 1989 ; Michel Collard et Colette Gambiez, Quand l’exclu devient l’élu. Vie partagée avec les sans-abri, Paris, Fayard, coll. « Les Enfants du fleuve », 1998.
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[9]
Marie-Jeanne Notermans-Lemaire, Le Monde vu d’en bas. Ma vie de volontaire dans le Mouvement ATD Quart-Monde, Paris, Éditions Quart-Monde ; Namur, Fidélité, 2005, p. 108.
-
[10]
Cahiers du Quart-Monde 1989, p. 51.
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[11]
Voir par ex. Francine de la Gorce, Famille, terre de liberté, Paris, Science et Service, Quart-Monde, 1986, p. 135-136.
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[12]
Tels ces hommes sans domicile qui font la queue devant un restaurant à Paris dans l’espoir de trouver un travail : « T’as pas intérêt à déconner une seule fois ou à déplaire au patron, sinon elle te refile plus rien. » – « Oui, je sais : il faut savoir s’écraser », Jean-Luc Porquet, La Débine, Paris, Flammarion, 1987, p. 171.
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[13]
Michel Collard et Colette Gambiez, op. cit., p. 140.
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[14]
Père Joseph Wresinski, Heureux, vous les pauvres, Paris, Cana, 1984, p. 89.
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[15]
Ibid., p. 199.
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[16]
« L’histoire du Quart-Monde et la non-violence ».
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[17]
Ibid. Voir aussi : Les enfants du pivot culturel de Noisy-le-Grand, Et surtout qu’on dort pas à la rue…, Pierrelaye, Éditions Science et Service, 1976, p. 12.
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[18]
« L’histoire du Quart-Monde et la non-violence ».
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[19]
Dans le projet rassemblant pour un même travail des chercheurs universitaires et des personnes ayant vécu la grande pauvreté, l’élément déclencheur qui a permis entre eux le dialogue en vérité a été la prise de conscience des uns et des autres qu’ils faisaient les mêmes expériences humaines : « Des déracinements, des épreuves personnelles, des engagements passés se sont rejoints », Groupe de recherche Quart-Monde-Université, Le croisement des savoirs. Quand le Quart-Monde et l’Université pensent ensemble, Paris, Les Éditions de l’Atelier, Éditions Ouvrières, Éditions Quart-Monde, 1999, p. 39.
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[20]
Voir Roger Chartier, La pauvreté à l’âge moderne (XVIe-XVIIIe siècles), dans La pauvreté, une approche plurielle, Paris, ESF, 1985 ; Alwine de Vos van Steenwijk, Comme l’oiseau sur la branche, Paris, Science et Service Quart-Monde, 1986.
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[21]
« L’histoire du Quart-Monde et la non-violence ».
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[22]
Ibid.
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[23]
L’ouvrage de Martine Camacho, Les poubelles de la survie, Paris, L’Harmattan, 1986, montre bien, a contrario, comment une action qui, malgré les précautions prises, ne prend pas le temps nécessaire à l’établissement de la relation avec les plus pauvres et ne prend pas la participation des plus pauvres comme critère de son action, est en fait accaparée par les plus dynamiques qui essaient d’en tirer le profit personnel maximum. Cela aboutit à l’échec du projet.
-
[24]
Pauline, Paris, Éditions Science et Service, 1985, p. VI.
-
[25]
Ibid., p. 46.
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[26]
Même en dehors de tout mouvement militant, il arrive que les pauvres s’expriment au nom de tous ceux et celles qui souffrent de la misère et de l’exclusion. Voir par exemple : Gaëlle Rivage, Vie privée, Cuesmes, Le Cerisier, 1990. Plus d’une fois, nous avons nous-même entendu l’expression : « Nous les pauvres… ».
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[27]
« Il faut se rendre compte de la confiance qu’exige cette exposition des plaies, des maladies qui effraient, des malformations et défigurations qui choquent et rebutent les meilleures âmes. Les hommes ne montrent pas ainsi leurs infirmités dans la haine et la révolte. Ils ne les montrent même pas du tout, dans aucune culture, quand ils peuvent l’éviter », Père Joseph Wresinski, Heureux, vous les pauvres, Paris, Cana, 1984, p. 80.
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[28]
Service de lutte contre la pauvreté, la précarité et l’exclusion sociale, Une autre approche des indicateurs de pauvreté, Bruxelles, Centre pour l’égalité des chances et la lutte contre le racisme, 2004.
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[29]
Voir note 18.
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[30]
Voir, par exemple, ATD Quart-Monde Wallonie-Bruxelles a.s.b.l., Réussir dans notre lutte contre la pauvreté. Co-formation par le croisement des savoirs et des pratiques entre professionnels et personnes en situation de pauvreté et d’exclusion sociale, La Louvière, 2005-2006, Bruxelles, ATD Quart-Monde Wallonie-Bruxelles, 2007.
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[31]
À ce propos, voir note 18.
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[32]
Dans un autre contexte, Joseph Wresinski s’est longuement exprimé à ce propos dans Heureux, vous les pauvres, Paris, Cana, 1984, p. 219-247. Il propose là comme mission pour les nantis de se mettre à l’école des plus pauvres, de leur pensée, de leur vie et de mettre à leur disposition leurs propres capacités pour construire ensemble une autre société. Voir, aussi, dans une tout autre perspective, Jean Lecuit, Jésus misérable. La christologie du Père Joseph Wresinski, Paris, Desclée-Mame, 2006, ch. III, « Jésus et les riches », p. 79-95.
1Le titre donné à cet article peut désarçonner. Il propose, en effet, d’aller à l’école d’hommes et de femmes souvent ignorés, voire déconsidérés. Peu de personnes sont prêtes à voir les plus pauvres de cette manière. Je voudrais pourtant partager ici une conviction qui s’est formée lentement en moi depuis que je les côtoie : au bas de l’échelle sociale, naît et se développe une pensée sur l’homme et l’humanité et ce serait une perte pour tous que de l’ignorer.
2La rencontre ou même la simple évocation de personnes très pauvres suscite différentes réactions. Cela amènera à poser la question : et si, en cet homme, cette femme et ceux qui partagent sa condition on considérait des penseurs, que nous enseigneraient-ils ?
3Dans les pages qui suivent, je me limiterai à faire l’exercice à propos de la paix. En d’autres termes, les plus pauvres peuvent-ils apprendre quelque chose sur la paix à leurs concitoyens ? Et ce qu’ils peuvent en dire enseigne-t-il quelque chose sur l’homme ?
4Les plus pauvres vivent dans un monde de violence, je le rappellerai rapidement. Puis, je chercherai à découvrir comment ils cherchent à bâtir la paix, d’abord au ras du sol et individuellement. Nous verrons ensuite que dans certaines circonstances, ils manifestent collectivement cette volonté. Nous chercherons alors les conditions implicites qu’ils mettent à la paix et nous verrons qu’une manière de voir et de penser les rapports humains se cache dans ces conditions.
Introduction
5Toute personne, à un moment ou à un autre, se trouve confrontée avec une autre vivant dans la pauvreté et même la grande pauvreté. Il n’est pas rare aujourd’hui, plus qu’hier sans doute, et surtout dans une agglomération urbaine, de rencontrer, en faisant ses courses par exemple, l’une ou l’autre personne demandant l’aumône.
6Le pauvre alors interpelle par sa simple présence et demande de prendre position. En deçà même de la décision de lui faire ou non l’aumône d’une pièce de monnaie, il y a la manière dont spontanément sa situation est appréciée : « C’est de sa faute », « Il ferait mieux de trouver du travail, ou d’aller au CPAS », « Il, elle, n’a pas eu de chance ! », « C’est une victime de la situation économique ». Du jugement sans appel à l’analyse la plus fine, on rencontre toutes les prises de position. L’indifférence, elle-même, en est encore une.
7Puisque le pauvre ne laisse pas indifférent, allons voir de plus près comment, spontanément, les hommes et les sociétés réagissent face à lui.
8Le plus souvent, l’homme, la femme ou l’enfant pauvre sont considérés comme des personnes en état de manque des choses essentielles à la vie : le pain, un toit, la chaleur ou la fraîcheur, les soins de santé, l’instruction, le travail, etc.
9Des individus et des groupes se dépensent, alors, sans compter pour combler ces manques avec beaucoup d’énergie, de compétence et de générosité. C’est une chance immense pour les pauvres car cette somme d’humanité leur permet de survivre, soulage de fait bien des souffrances et suffit parfois, aux moins démunis, pour repartir dans la vie.
10D’autres sont très sensibles à l’injustice fondamentale que constitue le fait que des êtres humains n’aient pas accès à des biens qu’ils considèrent comme essentiels. Ils déploient leurs forces de mille manières, dans la vie associative ou politique, pour rétablir un peu plus de justice et d’égalité entre les hommes.
11De multiples institutions et personnes ont pour mission dans le corps social de remédier à la pauvreté ou d’éviter que certains y tombent. Nos sociétés modernes ont construit des systèmes très complexes et dans l’ensemble efficaces de sécurité sociale et d’aide sociale.
12Sans aucun doute, le développement extraordinaire depuis un siècle de tous ces mécanismes et de cette organisation a fait faire à nos pays européens des progrès énormes en fait de bien-être et de sécurité d’existence. La pauvreté et l’extrême pauvreté sont toujours là pourtant. En Belgique et en Europe, le nombre de personnes pauvres varie entre 15 à 20 % et a tendance à croître [2]. Quant aux niveaux d’extrême pauvreté, ils sont de l’ordre de 5 % à 8 % tant dans les pays de l’Europe des 15 que dans ceux de l’Europe des 25 [3]. L’inégalité de revenus entre riches et pauvres varie d’un pays de l’Europe à l’autre, restant plutôt stable chez les uns, croissant chez les autres [4]. Le nombre de personnes à la rue n’a fait que croître.
13Comment cela est-il possible ? Au delà de la pauvreté causée par la mondialisation de l’économie, n’aurions-nous pas été de toute manière trop pressés de soulager des besoins et de combler des manques ? N’aurions-nous pas défini trop vite ce qu’étaient ces besoins et ces manques ? N’aurions-nous pas omis de prendre l’avis de ceux et celles qui manquaient de tout ? Après tout, ils peuvent aussi avoir des idées. En un mot, n’aurions-nous pas oublié que ces hommes et ces femmes sont aussi des penseurs et des acteurs ? N’aurions-nous pas à recueillir la pensée qu’ils tirent de leur expérience de misère et d’exclusion et de leur combat quotidien pour en venir à bout ? C’est ce que nous invitent, en tout cas à considérer les familles pauvres connues du Mouvement ATD Quart-Monde depuis 50 ans. Dans une intervention lors d’une rencontre publique avec des travailleurs sociaux, un délégué des familles pauvres de Charleroi s’exprimait ainsi : « Nous pensons que si l’on veut réellement lutter contre la pauvreté, notre participation est indispensable, car celui qui a vécu les difficultés, la pauvreté, parfois même la misère, sait réellement ce que c’est. Vous avez besoin de nous pour comprendre les personnes, connaître la réalité des situations. Nous savons qu’il faut beaucoup aux plus démunis pour remonter la pente. Notre expérience de vie nous donne un autre point de vue sur les choses. Ainsi, parce que nous avons été privés de travail, nous savons mieux que personne combien le travail est important. Ceux qui ont un emploi n’en sont pas toujours conscients. Parce que nous devons nous battre tous les jours pour essayer de garder notre famille ensemble, nous nous rendons compte combien la famille compte. Pas seulement pour nous mais pour tout le monde » [5].
14Je vais donc prendre ici cet autre point de vue et tenter la démarche de recueillir la pensée des plus pauvres, des éléments de cette pensée tout au moins. Je le ferai à partir d’un domaine limité : celui de la violence et de la paix. Je le ferai aussi en me mettant à l’école de l’expérience et de la vie d’un homme qui m’a appris à voir ainsi les plus pauvres et à considérer en eux des maîtres à penser : le père Joseph Wresinski, fondateur du Mouvement ATD Quart-Monde. Sa réflexion fournira le cadre de celle qui suit.
La violence, lot des plus pauvres
15Au premier regard, c’est la violence qui semble faire partie intégrante de la vie des plus pauvres [6].
16Violence du milieu d’abord.
17Les statistiques en matière pénale révèlent que la majorité des détenus appartiennent aux groupes les moins favorisés dans la société [7]. Ceux et celles qui fréquentent les plus pauvres sont témoins de cette violence [8]. Une petite fille rentre un jour à la maison et dit à sa maman que la médecine scolaire a conseillé qu’on lui installe un appareil dentaire. La maman la rabroue violemment, réalisant le coût d’une telle intervention, beaucoup trop élevé pour elle. Elle alla cependant chez le dentiste avec sa fille. « Désemparée, elle ne pensait [cependant] qu’à sa fille : “Je l’ai envoyée sur les roses. Elle doit penser que je suis une mauvaise mère, que je ne la comprends pas. Elle m’en veut, elle me boude. Des situations pareilles dans ma vie, ça n’arrête pas. On se fait mal, on s’accuse, on ne sait plus où est son cœur. On se sent coincé. On n’est pas libre d’être ce qu’on est. On fait et on dit le contraire de ce qu’on voudrait. Les pauvres font toujours l’inverse de ce qu’ils pensent” » [9]. J’ai souvent vu moi-même des personnes et des familles se fréquentant quotidiennement qui, tout à coup, ne se voient plus et déclarent que plus jamais elles ne se parleront. Les plus démunis s’accusent facilement les uns les autres. Dans certaines circonstances, une femme n’hésitera pas à traiter son mari de mauvais travailleur, ou ses enfants de paresseux. Les plus pauvres sont même méprisés par les leurs : « Je ne suis pas comme celui-là », « Lui, c’est de sa faute, s’il est dans la misère », « Regardez, moi, je m’en sors bien. Tout le monde pourrait faire de même », « Ceux-là, comment se fait-il qu’ils ne s’en sortent pas ? »
18Sur les décharges publiques des grandes villes du tiers-monde, les plus faibles sont livrés à l’arbitraire de leurs compagnons d’infortune. Ils n’auront accès à la décharge que sur les coins déjà visités par les plus forts.
19Le monde de la grande pauvreté ressemble à tout sauf à un monde de paix et personne ne pense à aller chercher là des leçons de paix.
20Il est une autre violence éprouvée par les très pauvres, moins souvent perçue : celle subie de la part de la société et de ses représentants.
21Dans les pays industrialisés, des familles sont soumises à de multiples contrôles de la part des travailleurs sociaux, de la police, du monde médical et scolaire.
22Tout leur est reproché : leur trop grand nombre d’enfants, les échecs ou le comportement de ceux-ci à l’école, la tenue de leur ménage et de leur budget, leur manque de travail, la précarité de celui-ci, les abandons de travail dits « injustifiés ». Aucune place, de fait, ne leur est laissée dans la vie associative.
23Nombre de décisions, enfin, sont tout simplement imposées aux plus pauvres : mises en tutelle, placements d’enfants, expulsions, relogements, etc. Ces décisions, même prises en toute légalité, entrent dans la vie des pauvres contre leur gré et malgré eux. Elles sont rarement le fruit d’un vrai dialogue. Elles causent de grandes souffrances. Deux hommes évoquaient récemment dans un petit groupe combien ils avaient souffert d’être placés dès leur naissance. « On n’a qu’un père et qu’une mère ». Ne pas savoir qui ils étaient, ne pouvoir les retrouver qu’après quinze ou vingt ans laissait des traces douloureuses qui amenaient les larmes aux yeux.
24Les plus pauvres se trouvent ainsi livrés au bon vouloir des hommes.
25Exposés au regard de tous, ils n’ont plus de vie privée.
26Dans des régions très pauvres du monde, où des enfants de la rue sans défense sont livrés aux voleurs et aux tueurs, le contrôle des organisations de bienfaisance sur les plus pauvres, les reproches qui leur sont adressés ne sont pas moins pesants. Je pense à celui adressé par le personnel d’un hôpital à une femme d’un pays très pauvre qui venait accoucher, dépourvue de tout : « Vous êtes tout juste bonne à faire des enfants… » [10]. Les violences qu’ont à subir les habitants de bien des quartiers pauvres, bidonvilles, favelas et autres slums de la part des polices ou des armées sont connues de tous.
27Vie familiale, vie de travail, éducation des enfants, vie sociale, en tout cela les plus pauvres sont livrés pratiquement sans défense aux mains d’intervenants de toute espèce. N’est-ce pas là une des violences les plus graves que puisse subir un être humain ? Ces interventions ne font d’ailleurs que répéter celles d’autres siècles. Sans compter les sévices qu’ils ont à endurer lors de toutes les guerres.
28Si le cinéma et la télévision nous montrent abondamment aujourd’hui les violences faites aux familles populaires dans les guerres depuis cinquante ou cent ans – pensons, en ce début du troisième millénaire, à Bagdad, Kaboul, Mogadiscio, le Darfour… –, nous pouvons aisément deviner celles endurées par les plus pauvres d’entre elles. De même, quand le sort des réfugiés à travers le monde suscite indignation et solidarité, il est facile d’imaginer les souffrances des personnes et des familles trop faibles et trop cassées pour pouvoir penser même à quitter des lieux où la vie est devenue extrêmement difficile ou dangereuse.
29Hommes et femmes violents, tels sont souvent perçus les plus pauvres.
30Hommes, femmes et familles agressés et contraints en toute occasion et dans tous les domaines de leur existence, telle est la réalité de leur condition.
31Quand donc vivent-ils la paix ? Quand et comment la trouvent-ils ? Peut-on, raisonnablement, trouver chez eux un enseignement sur la paix ?
Les plus pauvres, artisans de paix
32Essayons maintenant de regarder autrement toute cette violence.
La paix indispensable à la vie quotidienne
33Qu’une femme accuse publiquement son époux de fainéantise ou ses enfants de paresse semble relever d’une violence domestique qui n’a rien à voir avec l’harmonie et la paix souhaitée dans toute famille. Mais quand donc de pareilles accusations sont-elles formulées ? Dans quel contexte des très pauvres prennent-ils ainsi distance de plus pauvres encore qu’eux-mêmes ?
34Il y a bien sûr ces moments d’exaspération où se décharge la tension accumulée par la précarité extrême des conditions de l’existence. Et c’est ce qui arrive bien souvent dans les ruptures auxquelles il a été fait allusion plus haut.
35Mais, fréquemment, on parle ainsi à une personne dont on attend un secours ou une aide, on s’adresse à un interlocuteur qui devra, dans un service social, par exemple, prendre des décisions concernant l’avenir de celui qui profère ces accusations ou l’avenir de ses enfants. Il est indispensable à ce moment de se concilier ses bonnes grâces. La paix avec lui doit pouvoir être conservée et obtenue à peu près à n’importe quel prix. En dépend, en effet, la survie immédiate pour soi-même, pour sa famille ou pour ceux qu’on aime. On étale alors des limites, acceptées peut-être depuis longtemps. On répète plutôt, sans trop y croire, ce qu’on sait, pense ou, tout simplement, imagine que l’interlocuteur souhaite entendre. Peut-on faire autrement quand soi-même ou d’autres autour de soi se sont entendu dire des dizaines de fois, sans pouvoir répondre parce qu’il fallait bien pouvoir obtenir une aide : « Madame, tant que vous resterez avec Monsieur, qui ne veut pas travailler, vous n’en sortirez jamais » [11] ? Dans un tel contexte, des propos dévalorisants pour les siens ou son milieu peuvent prendre une tout autre signification que ce que les mots semblent dire.
36Faire le gros dos, renchérir dans le sens que l’on pense attendu par l’interlocuteur, travailleur social, policier, juge, médecin… ou même, comme on l’a vu, le devancer dans cette attente sont le signe d’une grande faiblesse dans la confrontation. Ce serait lâcheté si la situation vécue n’était aussi précaire. Mais pour l’être humain en état de grand besoin mieux vaut accepter, cependant, la honte de cette façon de faire que de risquer la dislocation définitive des rapports familiaux ou le refus d’un secours ou d’un travail [12]. Car tel est l’enjeu de la rupture éventuelle avec celui qui détient le pouvoir d’accorder ou de refuser. Un tel comportement témoigne alors, à ce niveau extrêmement élémentaire, que la vie est impossible pour les plus pauvres sans vivre en paix avec ces personnes extérieures à leur vie ; leurs décisions peuvent en effet avoir des conséquences fort lourdes, parfois pendant très longtemps.
37Il en va de même dans les relations à l’intérieur du milieu.
38J’ai fait allusion plus haut aux brouilles et aux tensions entre personnes et familles pauvres.
39Pourtant, j’ai vu bien des gestes de réconciliation : « Tu sais, un tel, je lui reparle. » Paroles prononcées après plusieurs mois durant lesquels des personnes parmi les plus pauvres s’étaient soigneusement évitées.
40À ces relations renouées où la paix se rétablit entre les personnes on peut ajouter les multiples gestes d’entraide entre les plus exclus. Ces manifestations d’une solidarité bâtissent la paix entre eux comme elles témoignent de leur aspiration à la fraternité. C’est cette mère de famille qui, devant moi, disait à une voisine venue lui demander de quoi faire souper ses enfants : « Tiens, il me reste cent francs (belges – c’était avant le passage à l’euro). Voilà cinquante pour toi et cinquante pour moi. Nous réussirons bien à donner à manger aux enfants avec ça. » Ceux qui fréquentent les plus pauvres de très près peuvent témoigner de ces nombreuses manifestations d’entraide entre des personnes très démunies.
41Ces réconciliations et cette entraide répondent, certes, à des expériences, des attentes ou des besoins très divers.
42Michel Collard et Colette Gambier, partageant au quotidien la vie des gens à la rue, mettent en évidence l’ambiguïté de cette entraide entre les très pauvres. « Le don est toujours un peu arraché, pas vraiment offert, ce qui entraîne ensuite de la rancœur, de l’amertume. Il s’agit, en fait, d’une solidarité de nécessité, d’interdépendance, de rapprochements de destins où la gratuité cède le pas à l’impérieuse satisfaction des besoins dont on est tour à tour bénéficiaire et dispensateur. Mais en même temps, on se déteste tous parce qu’on est tous des écorchés vifs, chacun représentant une menace et un reproche vivant pour l’autre [13]. »
43La femme ou l’homme qui vit dans l’extrême pauvreté comprend bien la situation de celui ou celle qui, subissant les mêmes conditions d’existence, vient demander un service. Il en a lui-même l’expérience et il en a connu la souffrance. Il lui est donc assez spontané de venir en aide à quelqu’un si cela lui est possible. « On ne laisse pas un chien à la rue sous la pluie », nous disait Madame Dutrieu de Liège en racontant qu’un soir, elle avait recueilli dans sa famille un homme qu’elle avait trouvé étendu sur un banc public alors qu’il pleuvait à verse.
44Mais se réconcilier, venir en aide, c’est aussi prévoir qu’un jour soi-même on pourra avoir besoin d’un coup de main et se créer ainsi comme un droit au pardon ou au secours. Un droit aléatoire, sans doute, un investissement à fonds perdus, peut-être, mais une espèce d’assurance quand même. Lorsqu’on vit dans l’extrême pauvreté, il est indispensable de pouvoir compter sur d’autres. Pardonner, rendre service comportera donc toujours une certaine ambiguïté.
45La proximité due au voisinage ou aux liens familiaux impose, elle aussi, de s’entendre avec son entourage ou ses proches [14]. Se rendre utile, de manière aussi élémentaire cela soit-il, est un moyen de sauvegarder sa dignité, d’obtenir un minimum de respect dans une situation où l’on se trouve constamment sous le regard des autres. En milieu de pauvreté extrême, maintenir un minimum de bonnes relations est une nécessité absolue.
46En d’autres termes, la misère fait éprouver à ceux qui la vivent combien la paix est essentielle aux êtres humains pour pouvoir vivre. Cette paix demande une grande compréhension de ce que vit l’autre. Elle se bâtit dans la prise en compte de ce vécu et en travaillant ensemble pour construire les projets de l’autre et les siens. Dans l’extrême dénuement cela est senti, vécu, et mis en œuvre quand c’est possible. La compréhension de l’autre naît du partage d’un destin commun de pauvreté. La participation au projet de l’autre s’exprime dans l’entraide. Les très pauvres savent que s’ils n’agissent pas ainsi la vie devient infernale et qu’à terme c’est la mort. Les pauvres sont « sans arrêt obligés de pardonner », disait le père Wresinski [15].
47Le drame, pour les plus pauvres, est sans doute de ne pouvoir vivre pleinement ce qu’ils attendent et essayent de réaliser dans ces gestes. La paix qu’ils veulent vivre n’est jamais acquise, elle est au contraire vécue dans les violences de toute espèce qui les accablent, contrecarrée par des blessures très profondes. La paix qu’ils rebâtissent jour après jour est aussitôt détruite. Elle est aussi presque toujours ambiguë, il y va de leur intérêt et parfois même de leur vie. Mais ne serait-ce pas précisément sur ce point que la leçon est particulièrement pertinente ? Pas de vie possible sans la paix, sans la collaboration de chacun aux projets des uns et des autres.
48Cette recherche de la paix s’exprime aussi dans leur compréhension des nantis.
Comprendre et excuser les nantis
49Ces capacités de compréhension, d’excuse, de pardon et d’entraide, les plus pauvres les exercent également à l’égard d’autres personnes dans la société et ils expriment parfois une réelle compréhension qui excuse les nantis : « Que voulez-vous, ils ne peuvent pas savoir, ils n’ont jamais connu cela ! Eux, ils ont du travail, ils ont de l’argent [16]. » Une réflexion qu’il m’est arrivé d’entendre moi-même.
50Dans une intervention sur la non-violence, le père Joseph Wresinski y joignait ces paroles d’enfants : « Ce qu’il faudrait, c’est que les riches, ils viennent habiter chez nous. Nous on irait chez eux ; après on leur rendrait leurs maisons et comme ça ils sauraient ce que c’est que de vivre comme nous vivons [17]. »
51Je joins à ces témoignages le commentaire d’un homme très pauvre dont la petite fille venait d’être victime d’un accident de la route où elle avait perdu la vie. Il confiait au père Joseph : « Vous comprenez, disait-il, je voulais étrangler le salaud qui avait tué ma fille ! Mais quand je suis arrivé au commissariat, et que j’ai vu que c’était une femme handicapée, alors je n’ai rien su dire ; j’ai pensé que, pour elle aussi, c’était terrible d’avoir tué mon enfant. Nous avons pleuré ensemble et j’ai dit à cette femme qu’on devait pardonner… Mais croyez-moi, c’est dur [18] ! »
52Quel message nous envoient donc là ces hommes, ces femmes, ces enfants vivant dans l’extrême pauvreté ?
53Ils nous disent d’abord qu’à leurs yeux, le nanti, comme le démuni, sont des hommes. L’un et l’autre communient dans cette humanité qui leur permet de comprendre les autres êtres humains quels qu’ils soient. Tous ne font pas les mêmes expériences, mais chacun, à des degrés divers, a une capacité d’intérioriser le vécu d’un autre et donc de le comprendre. La souffrance, en particulier est un des lieux privilégiés où cette compréhension mutuelle, sinon la communion, est présumée pouvoir être vécue, malgré les différences d’histoire. Voilà tout ce qui apparaît être implicitement supposé dans l’espérance de très pauvres de pouvoir faire comprendre leur vécu à des nantis [19].
54De telles attitudes supposent une grande confiance en l’être humain. Pour qu’elles puissent se dire, il faut un climat de confiance plus grand encore. Nous aurons à y revenir longuement.
55Pour l’instant, contentons-nous d’observer que, individuellement en tout cas, des êtres marqués par la misère ne choisissent pas nécessairement la révolte contre ceux qui en quelque manière sont responsables de cette misère. Ils ont plutôt l’intelligence de la situation des nantis, ils espèrent en eux, à tort ou à raison, et leur proposent des moyens pour leur permettre d’acquérir, eux, l’intelligence du vécu de la misère : « Venez voir si ce que nous vivons est digne de l’humanité ! » Le geste qui est fait n’est pas celui de s’éloigner du nanti, de l’écarter, voire de l’écraser, mais celui de faire un pas vers lui pour lui demander d’essayer de comprendre un vécu. Ce qui cherche à se bâtir, ce n’est pas la rupture mais un accord minimal sur la perception de ce que peut représenter pour le pauvre sa situation de misère.
56Il est à noter aussi que la compréhension du riche est attendue à partir de la souffrance du pauvre : « Que les riches viennent vivre où nous vivons, c’est tellement pénible qu’ils ne pourront pas ne rien faire. » L’arme du pauvre est sa souffrance, aimait répéter le père Wresinski. Celle à laquelle lui-même est sensible parce qu’il en a trop l’expérience. L’homme n’est pas fait pour souffrir et l’appel à la compréhension de cette souffrance est un chemin des très pauvres pour tenter de renouer les liens avec les nantis.
57Nous n’en sommes plus, bien sûr, à l’esquive ou à l’écrasement devant celui qui peut apporter une aide. Une interpellation est faite ici, au nom d’une humanité commune, pour que se rétablisse une relation plus juste et plus humaine entre les hommes.
58Sans doute peut-on, ici comme dans l’entraide, déceler une ambiguïté. Le très pauvre sait que seul il ne pourra venir à bout de la pauvreté. Sans l’engagement de nantis dans cette lutte contre la misère, la réussite est impossible. Le pauvre, en effet, se sent et se sait dépourvu du savoir, du pouvoir et des moyens nécessaires pour changer les choses. Pourtant, la stratégie employée pour gagner le nanti est significative d’un autre savoir : elle est fondée, en effet, sur la conviction de la commune humanité entre les hommes, du refus de la souffrance par tout être humain et de sa sensibilité à la souffrance de l’autre.
59Nous pouvons maintenant faire un pas de plus. Jusqu’ici, en effet, nous n’avons considéré encore que des comportements individuels. Ceux-ci ne changent pas fondamentalement les rapports entre les riches et les pauvres. Beaucoup d’hommes et de femmes se sont laissés toucher par l’appel des pauvres à travers leur souffrance. Nombreux sont ceux et celles qui se sont consacrés à soulager leurs souffrances, à leur venir en aide, à s’engager à leurs côtés. Mais ces réponses n’ont pas changé fondamentalement les relations collectives entre les nantis et les plus pauvres.
Agir ensemble
60Les plus pauvres sont-ils donc aussi collectivement des acteurs de paix ?
61L’histoire nous dirait plutôt le contraire. On ne compte pas les mouvements violents de foules misérables, mal nourries, mal logées et pratiquement sans ressources. Au cours des temps, les trop grandes concentrations de miséreux ont toujours été perçues comme un danger par les nantis et les pouvoirs [20].
62Des faits nous éclairent cependant sur cette volonté collective de paix chez les plus pauvres. Je les puise dans l’histoire du père Joseph Wresinski tels qu’il les a rapportés lui-même [21].
63Dans le camp de Noisy-le-Grand où vivaient depuis 1957 le père Wresinski et quelques volontaires engagés avec lui, étaient logées 252 familles : foyers sous-prolétaires français, travailleurs étrangers, familles rapatriées d’Afrique du Nord ou encore prolétaires d’origine nomade. Un abri de 40 m2 en fibro-ciment était dévolu à chaque famille. Certaines comptaient jusqu’à huit enfants. Nombre d’entre elles avaient connu la misère depuis plusieurs générations. Dans les années 1960, une vague de violence traversa cette population qui se mit à incendier les locaux communautaires, construits de ses propres mains. « Les vols se multiplièrent, un entrepôt fut pillé. […] Comme si, dans ce monde hétérogène de la misère que formaient alors les sans-logis, ceux-ci ne voyaient qu’une seule réaction possible : la révolte. » Les volontaires étaient déroutés.
« Il nous fallut quelque temps, écrit le père Wresinski, pour discerner la vraie révolte de la fausse. La vraie, celle des familles dites de “Pieds noirs”, suivies de quelques foyers ouvriers, et la fausse, maladroite, celle des familles misérables. Je n’oublierai jamais le défilé de ces hommes et de ces femmes vivant de récupération, de ferraille et de chiffons, fréquenteurs de décharges publiques, venant me dire : “Père, il faut que cela s’arrête, ce n’est plus une vie. Père, dites qu’ils s’en aillent, ceux qui mettent le feu !”
« Ce matin-là et les semaines qui suivirent furent parmi les temps les plus décisifs pour la prise de conscience et la prise d’identité du volontariat ATD Quart-Monde. Au cœur de toute cette violence, le volontariat était témoin et pouvait épouser la prise de conscience des familles les plus pauvres.
« Elles-mêmes, à travers l’expérience de quelques mois hallucinants pouvaient discerner, se dire et nous dire, ce qu’elles pensaient de cette forme de violence proposée par plus forts qu’elles-mêmes. […] Devant ces possibilités d’entrer dans un certain type de lutte, les plus pauvres, après un temps d’angoisse ont dit : “Non, nous voulons que les choses changent, mais pas comme cela !” »
65Dans ce récit et cette réflexion du père Wresinski, il apparaît qu’une population très pauvre se distingue elle-même d’autres groupes de population ; elle les perçoit différents même s’ils partagent avec elle des conditions exécrables de vie et d’habitat : « Dites-leur qu’ils s’en aillent, ceux qui mettent le feu. » Et, pour faire entendre sa voix et revendiquer de meilleures conditions d’existence, cette population refuse la violence. Dans un même mouvement deux pas se font, que souligne le père Wresinski : un « Nous » émerge, la conscience de former un groupe et ce groupe s’identifie par son refus de la haine et de la violence pour régler ses problèmes et les conflits qui l’opposent à la société. Une parole collective naît où s’expriment deux choses. Une exigence commune, d’abord, celle de la paix indispensable à la vie : « Il faut que ça s’arrête. Ce n’est plus une vie. » La conviction, ensuite, que la violence ne règle pas les conflits : « Nous voulons que les choses changent mais pas comme cela. » Cette expression collective, dans l’exercice même de la demande, dans le fait même qu’elle se fasse, est la proposition d’un moyen pour venir à bout des conflits : le dialogue. C’est dans des mots, dans des paroles adressées à des personnes, en l’occurrence le père Joseph Wresinski, qu’une population trouve et exprime à la fois son identité et ce qui, pour une part tout au moins, la constitue. « Nous les pauvres, nous voulons la paix, nous ne voulons pas des conditions dans lesquelles nous sommes condamnés à vivre mais la violence ne fait que les dégrader encore plus, elle ne résout rien. »
66Nous retrouvons exprimées collectivement la volonté de paix et l’aspiration à une vie digne, que nous avions déjà découvertes dans des comportements individuels. Mais ici, dans une prise de conscience où les plus pauvres s’identifient face à quelqu’un : le père Wresinski. Il y a aussi une pratique qui propose une issue aux conflits inévitables : le dialogue.
67Certains, sans doute, pensent que ce type de combat est voué à l’échec, que sans une lutte plus dure qui vise directement les intérêts de l’autre, une grève, par exemple, rien ne peut à la longue être obtenu. C’est l’expérience du monde ouvrier, dira-t-on à juste titre. Et sans doute, les moins démunis du camp agissaient-ils avec cette mémoire. Les plus pauvres, cependant, semblent dire autre chose. Quand on est très pauvre, bien des actions risquent d’amener une situation bien pire que ce qui est à vivre. Il faut trouver d’autres moyens de lutte pour parvenir à se faire entendre, nous y viendrons, et il faut absolument rétablir le dialogue. C’est ce que faisaient entendre les familles du camp de Noisy.
68Mais ce dialogue n’a pu se faire qu’à certaines conditions. Il nous faut maintenant les découvrir en réfléchissant à tout ce que ce dialogue implique.
Les conditions de la paix
La confiance, chemin de la paix
69Auparavant, j’aimerais rappeler un autre événement tout aussi significatif qui eut lieu en 1968 dans un autre bidonville : la Cerisaie à Stains, près de Paris toujours.
70« La violence y entra mais dirigée, cette fois, contre les seules personnes de l’extérieur présentes dans les baraquements : les volontaires ATD. Ils furent harcelés, volés, leur logement fut endommagé, de jour et de nuit, des mois durant, pour se trouver, finalement, eux aussi, devant des hommes et des femmes leur disant : “Ce n’est pas ce qu’on voulait… On voulait savoir si vous, au moins, vous seriez de notre côté ; si vous, au moins, vous resteriez avec nous” » [22].
71Nous pouvons, maintenant, mieux percevoir les implications de ces événements.
72À Noisy-le-Grand, les familles avaient pu conquérir leur identité grâce à un interlocuteur. À Stains, elles nous disent ce que doit être pour elles cet interlocuteur : une ou des personnes qui croient en elle, qui font confiance à l’humanité en elles. Des hommes et des femmes parmi les plus pauvres livrent là, en effet, le sens donné à leur action. Dans la situation sans issue dans laquelle ils se trouvent, « 80 % des hommes étaient sans travail », une aide extérieure est indispensable. L’expérience leur a enseigné une prudente méfiance à l’égard de ceux qui viennent habituellement à leur rencontre. Est-il possible de faire confiance à ces nouveaux étrangers ? « On voulait savoir si vous, au moins, vous resteriez avec nous. » La précarité et l’absence de moyens sont telles en situation d’extrême pauvreté, la patience a été mise à une telle épreuve dans les contacts avec le monde extérieur que, parfois, en temps de grande crise, seul le harcèlement physique semble pouvoir éprouver la qualité de l’étranger et ses intentions : vient-il pour nous ou vient-il pour son projet ? L’objectif de la révolte larvée n’est pas une demande de secours, il est de savoir si les personnes venues d’ailleurs sont « avec nous », s’il est possible, en d’autres termes de compter sur elles.
73Pour qu’un dialogue puisse se nouer, il est nécessaire que la confiance existe entre les interlocuteurs. Dans leur comportement, les familles les plus défavorisées de La Cerisaie, poussées à bout par la misère, rappelaient cette vérité toute simple. Mais elles disaient aussi autre chose : l’essentiel, lorsqu’on se trouve au plus profond de la pauvreté et de l’exclusion, est de savoir que ceux qui viennent vers vous sont vraiment avec vous [23].
74Bien des années plus tard, en terminant son autobiographie, Pauline, une jeune femme anglaise, envoie le même message : « Nous avons besoin de gens qui aient le courage de croire en nous » [24], « Il faudrait respecter les parents et croire qu’ils sont responsables et capables de s’occuper de leurs enfants. Pour la plupart d’entre nous, tout ce dont nous avons besoin, c’est d’un peu plus d’aide. On devrait nous aider, et ne pas nous laisser chez nous à souffrir du manque d’aide. Il faudrait plus d’endroits où on puisse s’adresser pour demander de l’aide, et plus de gens pour faire attention aux familles qui souffrent » [25]. Pauline ne demande pas d’abord une aide matérielle. Elle attend des « gens pour faire attention aux familles qui souffrent », des gens qui croient les parents pauvres capables d’élever leurs enfants lorsqu’ils sont aidés de personnes animées par cette foi et cette confiance.
75Pauline, individuellement – mais parlant au nom de ceux et celles qui vivent la même situation qu’elle [26] –, les familles de la Cerisaie, collectivement, nous font entendre que dans l’extrême misère l’établissement de la confiance dans les rapports entre les êtres humains est le fondement même de toute libération.
76Tous nous disent que cette confiance ne peut exister que si l’être humain ou le groupe le plus démuni trouvent en ceux qui font irruption dans leur vie et dont ils ont besoin, des gens qui croient en eux et font confiance aux potentialités et aux ressources qu’ils possèdent malgré leur misère. Ces ressources peuvent être terriblement enfouies car « la misère détruit l’homme », comme le disait Françoise un soir, Françoise qui avait vécu dans un poulailler avec ses deux enfants. L’être – homme ou femme – apparemment le plus déshumanisé attend quelqu’un qui croit en l’humanité en lui et en cherche l’ancrage sous les blessures profondes laissées par la vie.
77Les très pauvres agissent comme si la rencontre de personnes croyant en eux et leur faisant confiance était tellement essentielle qu’ils se refusent à collaborer s’ils ne les trouvent pas. Les fuites, les silences, les agressions mêmes, si souvent incomprises, et que rencontrent tous ceux qui connaissent les très pauvres, ces fuites, silences et agressions ne cacheraient-ils pas ce combat fondamental pour créer des relations de confiance entre les êtres humains ? Ne seraient-ils pas un « test » de celui qui vient, une « vérification » de sa foi dans les personnes qu’il aborde ? La méfiance face à l’étranger, la résistance aux intrusions et à suivre les conseils donnés révèlent combien les plus pauvres éprouvent d’être constamment trompés, combien ils vivent comme un échec ces tentatives toujours renouvelées de nouer un dialogue vrai. Ils sont bien obligés, en effet, de sans cesse recommencer à croire en l’autre et à appeler puisqu’ils savent ne pouvoir s’en sortir seuls. Cela apparaît dans le geste le plus significatif de l’extrême détresse : demander l’aumône.
78Qu’est-ce donc que mendier, en dernière analyse, sinon, au plus profond du dénuement, faire confiance et croire en l’humanité de l’homme, quelle que soit la honte éprouvée par celle ou celui qui s’humilie ainsi [27] ? Que certains, par paresse ou par spéculation, cherchent éventuellement à vivre de mendicité n’enlève rien à la signification du geste. Au contraire, ils l’utilisent pour la détourner à leur profit. La pervertissant, au sens propre du terme, ils mettent en danger la relation qui veut naître entre le mendiant et celui ou celle dont il implore la compassion. Il arrive aussi que la personne sollicitée, à tort ou à raison, se méfie : « Et s’il me trompait ? » Dans cette situation également, même si d’autres motivations plus ou moins inconscientes jouent – nous n’avons pas à en discuter ici –, le fait même que l’objection se formule de cette manière montre que dans la relation du mendiant à celui qui fait l’aumône il s’agit bien d’une demande de relation élémentaire entre deux personnes humaines, d’une relation indissolublement liée à une confiance réciproque.
79Le geste violent lui-même, expression d’une tension arrivée à son paroxysme, est appel à la relation. N’était-ce pas le sens des tracasseries imposées aux volontaires ATD à la Cerisaie ? Ne serait-ce pas aussi cet appel à une relation authentique qu’ont fait entendre les jeunes des banlieues françaises à l’automne 2005 et d’autres en bien des endroits et plus récemment ?
80L’extrême misère et les multiples précarités qui la caractérisent mettent donc l’être humain dans une situation où il est amené à vivre dans sa chair qu’il ne peut s’en sortir seul, et que cela exige qu’on croie en lui. Il expérimente ainsi qu’il n’est d’entreprise humaine possible que dans la concertation, dans le partage des projets et des expériences. Cela exige de celui qui fait irruption dans la vie des plus pauvres qu’il fasse confiance en leurs ressources et leurs attentes.
L’interlocuteur nécessaire
81C’est bien la leçon qui peut être tirée de tout ce qui a été dit jusqu’ici. Les familles des bidonvilles de Noisy ou de Stains ont parlé parce qu’elles avaient reconnu des interlocuteurs capables d’entendre leur parole. La rencontre d’un interlocuteur avec lequel il semblait possible de communiquer a libéré les capacités d’expression. Quant aux résistances, fuites et portes fermées, dont nous avons parlé plus haut, elles témoignent de l’expérience d’un dialogue impossible et de toute parole empêchée. Dans leur manière de faire, les personnes et les familles les plus pauvres mettent en jeu une pensée sur l’accès à la liberté de tout être ou de tout groupe humain. Il est impossible de venir à soi-même, individuellement et collectivement, s’il n’y a pas un vis-à-vis qui, par son mode de présence, permette à la personne ou au groupe de parvenir à son identité et de l’exprimer. « On voulait savoir si vous, au moins, vous resteriez avec nous. » Le père Wresinski à Noisy, les volontaires ATD à Stains sont restés malgré la violence, cherchant à comprendre, sûrs que ce comportement avait une signification, que ses auteurs lançaient un message. Cette manière de rester, attentive, cherchant à décoder le message qui lui reste inintelligible, a permis qu’une parole soit prononcée dans laquelle la population la plus pauvre prend conscience d’elle-même, se dit ce qu’elle voulait en l’exprimant verbalement à ceux-là mêmes qu’elle harcelait pour les tester.
82Toutes les implantations du Mouvement ATD Quart-Monde n’ont pas connu les explosions de violence ou les harcèlements des premiers temps du Mouvement. Ces manifestations pourtant ne sont pas rares. La présence, l’écoute qui cherche à comprendre et l’attente de l’expression ont parfois à passer par bien des détours et toujours l’approche des personnes et familles les plus rejetées est un processus lent. L’acceptation d’un interlocuteur et la confiance en lui demandent du temps et un temps d’autant plus long que le rejet aura été plus intensément ressenti.
83L’espace manque pour pouvoir en parler. J’évoquerai simplement qu’il nous fallut quatre ans d’une approche très lente pour que la famille la plus exclue du quartier où je vivais à Liège consente à ouvrir sa porte et se décide à participer à une réunion des familles du Quart-Monde.
84En d’autres circonstances, moins explosives, sans doute, mais pas nécessairement moins dramatiques, nous avons pu alors expérimenter, comme tant d’autres, qu’un interlocuteur engagé avec les personnes et les familles les plus rejetées permet, par sa présence attentive, que la parole émerge et exprime l’aspiration profonde à communiquer et à participer de manière responsable. Bien d’autres personnes engagées ailleurs dans le travail social pourraient confirmer cette exigence fondamentale des plus pauvres.
85Ils l’expriment dans des phrases simples : « Lui, au moins, il nous comprend ! » Ou bien, il est dit de tel travailleur social : « Elle, ou lui, c’est une bonne assistante sociale. Elle/il comprend les choses. »
86De tout ce qui vient d’être dit, l’expérience de l’exclusion pour les plus rejetés apparaît être celle de la parole impossible. Plusieurs d’entre eux le confirment à leur manière lorsqu’ils évaluent ce que leur a apporté la fréquentation du Mouvement ATD Quart-Monde en disant : « Maintenant, je n’ai plus peur d’aller parler (ou « m’expliquer ») dans un bureau. » Le « bureau », quel qu’il soit, est le lieu où les plus pauvres rencontrent les représentants de la société qui leur sont les plus proches, et dont souvent ils dépendent le plus. Dire que la parole est devenue libre (sans « peur ») avec ces personnes, c’est exprimer qu’un lien est rétabli avec la société et que l’exclusion sociale dont on souffrait pour le moins s’atténue.
87L’expérience enseigne ainsi aux plus exclus qu’il n’y a accès à une vie pleinement humaine, et donc à la pensée claire, que dans la parole communiquée, entendue et partagée. Il s’agit là d’une conviction vécue, non réflexe, c’est-à-dire qui ne s’exprime pas à soi-même, mais forte. Ils expérimentent de même que la parole ne peut se libérer et les personnes, comme les groupes, venir à leur identité et à l’intelligence d’eux-mêmes que si quelqu’un est disposé à entendre cette parole dans ce qu’elle veut dire et même plus, attend cette parole.
88Il faudrait maintenant parler de ce qu’il advient lorsque collectivement une population commence ainsi à prendre possession de sa propre identité et de sa propre pensée. Le cadre de cet article ne permet pas de s’y étendre.
89Je dirai simplement qu’à l’époque de Noisy et de Stains la prise de possession de son identité et de sa pensée par et dans la parole et la communication dont nous avons parlé a permis à une population d’aller plus loin et d’inventer des actions menées ensemble, habitants de ces camps et volontaires. Il fallait maintenant obtenir des autorités qu’elles assument enfin leurs responsabilités et prennent les décisions nécessaires au relogement de ces familles. Des lettres furent envoyées pendant des mois, chaque semaine, au président de la République française. Des pancartes furent accrochées aux arbres du grand axe qui longeait le camp. Pancartes arrachées le jour par la police, redessinées et fixées à nouveau la nuit par les habitants du camp. Les familles exposaient là leurs conditions de vie et réclamaient des logements décents. L’action des « enfants de Don Quichotte », l’hiver 2006-2007 en France a réinventé ce mode d’action.
90Les actions que je viens d’évoquer s’inscrivent, le lecteur s’en sera rendu compte, dans la continuité de ce qui avait permis la première prise de parole : le harcèlement. Les différences sautent aux yeux, cependant.
91Les violences de Noisy-le-Grand ou de la Cerisaie visaient des personnes qui étaient venues s’installer dans le bidonville, qui venaient rompre un équilibre.
92Mais ceux dont dépendait en définitive le sort de ces populations, de leur habitat et de leurs conditions de vie étaient, eux, absents des bidonvilles. Il fallait obtenir qu’ils écoutent. L’identité nouvelle permettait de s’affirmer comme interlocuteur et de demander le dialogue. Utilisant l’arme de la souffrance de ses membres, une population, avec ceux et celles qui les avaient rejoints et sur lesquels ils savaient maintenant pouvoir compter, allait chercher à alerter les autorités responsables de l’amélioration de ses conditions de vie. Dans la mesure où l’appel que constituait ce harcèlement serait entendu, un moment viendrait où un dialogue s’instaurerait. C’est ce qui se passa dans les faits et ainsi sera apportée une première réponse aux attentes de ces populations.
93L’accord créé entre une population exclue et les volontaires ATD, à travers l’épreuve du harcèlement et du silence, a permis un pas de plus où chacun, désormais, apporte l’expérience, le savoir, le savoir-faire, l’engagement qui lui sont propres. Le refus de l’exclusion et de la misère leur est commun mais l’exclusion est une réalité sociale et politique : la société entière a des responsabilités dans l’existence de l’exclusion sociale. Elle en a donc dans sa résorption. Cela a donné naissance à cette lutte pour faire admettre la représentation sociale et politique des populations les plus défavorisées. Cette représentation, commencée à cette époque, continue aujourd’hui, auprès des différents responsables locaux, nationaux et internationaux. Des délégations de familles rencontrent des élus et des responsables politiques. Désormais, elles rencontrent tous les deux ans des fonctionnaires et des députés européens au Comité économique et social européen à Bruxelles, la dernière fois à Varsovie. D’autres rencontres ont lieu avec différents responsables des institutions européennes : Commission ou Parlement. En Belgique, le Rapport général de lutte contre la pauvreté de 1996 et l’Étude sur les indicateurs de pauvreté de 2004 [28] sont des fruits de cette concertation et du travail en commun accompli par des représentants des pouvoirs publics, du monde universitaire, des personnes et familles très défavorisées. Parallèlement, s’effectuait un travail de croisement des savoirs qui a duré deux ans entre universitaires, personnes ayant vécu ou vivant encore dans la très grande pauvreté et volontaires-permanents du Mouvement ATD Quart-Monde [29]. Ce travail a été suivi d’un autre, analogue, avec des travailleurs sociaux. Il se poursuit dans des « co-formations » impliquant des membres d’ATD Quart-Monde, personnes ayant vécu ou vivant dans de grandes précarités, volontaires-permanents et d’autres acteurs sociaux [30].
94Il est temps maintenant de mieux dégager la pensée des plus pauvres sous-jacente à leurs comportements.
Maîtres à penser
95Aucun homme ou aucune femme n’agit sans références. Les démarches posées par les plus pauvres pour bâtir et chercher la communication entre les hommes, les rares paroles où ils en donnent le sens, impliquent donc et expriment une pensée inspirant ces efforts.
96De tout ce que nous avons dit jusqu’ici il ressort que l’extrême misère fait faire l’expérience et impose la conviction de l’interdépendance entre les hommes. Dans le dénuement total, quelle qu’en soit l’origine, le secours d’un autre et en conséquence la relation à l’autre sont indispensables. Point de vie humaine possible sans relation avec d’autres. Chercher à bâtir ces relations et leur permettre de construire l’être de chacun est le combat obligé de ceux et celles qui sont condamnés à vivre au pied de l’échelle sociale. Cela implique également la conviction que chaque homme, chaque femme espère toujours pouvoir bâtir ces relations et implique donc une grande confiance dans les hommes.
97La parole est le moyen privilégié de la communication entre les hommes mais pour les plus pauvres et les plus exclus, l’exercer est difficile voire impossible. Ils n’en ont pas l’usage parce qu’elle ne leur a pas été enseignée, pas celle en tout cas qui conviendrait pour s’adresser à ceux qui pourraient les aider. Il arrive aussi souvent que personne n’entende vraiment leur message. Il ne reste alors que l’exposé de la souffrance pour rétablir la communication.
98La souffrance, celle en particulier qui résulte de l’exclusion, est une des expériences communes à tous les êtres humains. Refusée par chacun, elle devient, par conséquent, un moyen possible d’attirer l’attention de l’autre, de l’émouvoir au sens propre du terme : de le faire bouger et de rétablir ainsi la communication [31]. La souffrance est une chose tellement rejetée qu’il n’est pas pensable que des êtres humains ne veuillent la supprimer.
99Et si ce message n’est pas perçu, il ne reste que la résistance, le refus, l’échappatoire, le harcèlement, autres formes du même appel au dialogue. Pour les plus dépourvus de tous moyens, il n’y a pas d’autres stratégies possibles. Ils mèneront leur combat pour le rétablissement de relations humaines authentiques dans la patience, dans la durée, parfois au travers des générations, jusqu’à ce qu’un interlocuteur veuille bien comprendre, veuille bien faire attention à ce message.
100Ces convictions constituent un regard sur l’homme et l’humanité. Ce regard n’est pas nécessairement élaboré par les très pauvres mais il est vécu. Leur pensée n’est généralement pas une pensée construite, bâtie, moulée en des concepts, structurée en système. Mais, comme toute pensée, il lui arrive de se dire lorsqu’un interlocuteur se présente et lui fournit l’occasion de naître. Non pas un interlocuteur d’occasion, ou qu’il faut gagner, mais cet interlocuteur dont nous avons parlé qui cherche à communiquer avec ceux et celles qui vivent le rejet parce qu’il est convaincu de leur humanité profonde et qui a pris pour cela le temps de l’approche et de la rencontre [32]. La pensée émerge alors dans de courtes expressions que j’ai maintes fois entendues, affirmant tantôt la dignité de tout être humain : « Tout homme est un homme », « Maintenant, je suis comme un autre. Je n’ai plus peur d’aller dans un bureau », tantôt la nécessaire relation à l’autre pour pouvoir l’exercer pleinement : « Celui-là, il nous comprend », « Sans des pareils à vous autres, des pareils à nous autres, on ne peut rien apprendre »… Les plus pauvres nous enseignent ici, ne cessent de nous rappeler en tout cas une vérité fondamentale : chacun n’advient à lui-même que par le regard d’un autre qui le suscite.
L’engagement créateur
101Les plus pauvres enseignent là le chemin de leur libération. Celui-ci passe par la présence aux plus pauvres d’hommes, de femmes, d’une société, qui attendent d’eux leur propre expression, qui attendent d’eux le pas vers leur participation sociale, si minime soit-il, qui est leur pas. Les plus pauvres ont besoin d’hommes et de femmes qui attendent ce pas quels que soient les changements dans la vision de la société ou de ses structures que cela imposera. Il ne s’agit donc pas d’un moyen pédagogique pour entrer en contact ou, pire, pour « insérer » ou « intégrer » dans la société. Quiconque s’engage dans la libération des plus pauvres et veut éradiquer la misère et l’exclusion sociale sera, en effet, amené tôt ou tard à comprendre que son choix premier en implique d’autres, qu’il lui faut accepter de considérer les plus pauvres comme acteurs, et, en conséquence, de les considérer comme donneurs de sens, comme des personnes qui, comme toute personne, ne peuvent se livrer et se donner à connaître que si elles sont voulues pour elles-mêmes et non comme objet de connaissance ou d’action. Il lui faudra accepter ou non de faire un pas de plus dans la relation. Il lui faudra donc accepter les changements que cela lui impose à lui-même et à la société. Les plus pauvres, pour leur part, savent, implicitement au moins, l’importance de ces choix pour la conquête de la reconnaissance effective de leur dignité et de leur participation à la vie sociale. Ils acceptent, pas toujours volontiers comme tout un chacun, d’être remis en cause à condition que celui ou celle qui vient ainsi rompre l’équilibre manifeste clairement qu’il/elle vient pour eux et non pour une cause qui lui tient à cœur, quelle qu’elle soit (scientifique, politique, sociale, philosophique, religieuse…). Seul cet engagement permet à chaque être humain comme aux groupes de parvenir à l’identité qui donne accès à la participation sociale, qui permette de se sentir « comme un autre » et « l’égal des autres », ainsi qu’ont coutume de s’exprimer les très pauvres. Et cet engagement a ceci de caractéristique que, tout en souhaitant que l’autre acquière son identité et son autonomie, il ne sait pas comment sera cet autre, même s’il peut le deviner ou le pressentir. Des libertés sont en jeu, en effet, et personne ne peut jamais dire comment elles se détermineront. Les plus exclus nous enseignent ou nous rappellent ainsi la nécessaire médiation d’un autre pour que chaque être humain ou chaque groupe puisse advenir à lui-même et par là communiquer avec les autres. D’un autre dont l’irruption – qui rompt un équilibre – et l’attente – qui manifeste le respect – sont les conditions de cet avènement. Par cette double attitude, cet autre se met en position d’égalité car, par elle, il donne un pouvoir sur lui-même à celui envers qui il s’engage. On devine ce que cela peut signifier en termes de société. De tels rapports conduiront nécessairement à une autre manière de vivre ensemble. C’est ce qu’apprend tous les jours le volontariat ATD Quart-Monde. À ce propos, une intervention de familles pauvres de Charleroi dont il a été question plus haut est éclairante :
« Nous savons que les gens qui décident essaient de bien faire. Souvent, pourtant, notre point de vue n’est pas pris en compte. On nous impose celui des autres. Mais nous sommes obstinés pour rappeler les choses importantes. De cela dépend l’avenir de nos enfants, qu’il n’y ait plus de malheureux, ni plus tard, ni ailleurs… Nous avons du courage, de l’obstination. Mais il faut que ceux qui ont du pouvoir, ne fût-ce qu’un peu, nous écoutent, qu’ils nous donnent les moyens nécessaires pour réussir nos projets. Nos moyens sont limités. Seuls, nous ne pouvons pas gagner. »
103Cet enseignement, les plus pauvres sont les premiers à le mettre en œuvre. Mendier, harceler, se révolter même, n’est-ce pas faire irruption dans la vie de quelqu’un ou d’une société ? N’est-ce pas s’engager et faire confiance au cœur, au plus intime de celui auquel on s’adresse ? Dans ces comportements, que nous comprenons si difficilement, les plus pauvres n’offriraient-ils pas l’occasion de faire advenir chez ceux qu’ils dérangent ainsi ce qu’ils perçoivent être le plus essentiel à la vie humaine, à savoir la reconnaissance par l’autre et la reconnaissance de l’autre dans la communion et le partage, individuellement et socialement ? Et les plus pauvres savent que c’est bien là l’essentiel parce qu’ils en manquent et en souffrent, sans pouvoir se le dire le plus souvent.
104Encore faut-il que la leçon soit entendue. Elle ne le sera que par ceux qui y sont disposés. Avant même qu’un geste soit posé ou qu’une parole soit prononcée, ceux-là attendent le geste et la parole qui seront le premier signe d’une communication rétablie, d’une communauté sociale reconstituée, qui manifestent la fin de l’exclusion dès lors qu’ils ont été posés. Cette attente est elle-même le germe de cette communication. En effet, si une parole a pu être dite à la Cerisaie ou à Noisy, si celle des familles pauvres de Charleroi a pu s’exprimer, c’est qu’elle était attendue, qu’un espace avait été créé pour qu’elle puisse être proférée, entendue et écoutée. Le seul espace où puisse surgir une telle parole est un certain silence, celui de l’attente, de la gestation, de la communication offerte, de l’accueil. Un homme, une femme ou un groupe ne peuvent parvenir à s’exprimer par la parole que si le silence ouvert d’un autre, homme, femme ou groupe, les attend, dans leur originalité, tout en les provoquant. Ils ne peuvent devenir eux-mêmes sans quelqu’un qui compte sur leur expérience, manifestant ainsi sa considération. Sans doute chacun est-il toujours libre de sa réponse, mais cette réponse toute attendue qu’elle soit sera aussi toujours surprenante et unique, mystère de la rencontre, de la connaissance et de la vie. C’est jusque-là, me semble-t-il, que les plus pauvres conduisent ceux qui ont choisi d’entendre et d’écouter leur message. Ne serait-ce pas d’ailleurs ce qu’eux-mêmes sont condamnés à vivre ? L’accumulation des précarités qui est leur lot fait donc surgir les exigences les plus fondamentales de toute relation humaine. Sans nous y étendre – ce n’est pas le lieu –, comment ne pas évoquer ici au moins quelques situations vécues par des êtres humains où ils se font advenir l’un à l’autre dans l’irruption et l’attente mutuelle ?
105Comment ne pas penser, en effet, à l’essence même de l’engendrement, à la plus profonde nature de l’amour entre l’homme et la femme, et même au travail du psychanalyste ?
106À partir de son expérience, l’être le plus démuni et le plus exclu, individuellement et surtout collectivement, semble donc bien remettre en face de ce qui est le plus essentiel à tout homme et toute femme, à toute société : la communication entre les hommes. Il rappelle les conditions que cette communication impose pour le mieux être de chacun.
Conclusion
107J’aurais pu aborder bien d’autres domaines où les plus pauvres se révèlent être des penseurs. J’ai préféré n’en approfondir ici qu’un seul pour essayer de faire pressentir qu’au creux de la plus profonde misère les hommes et les femmes n’arrêtent pas de penser. Cette pensée est bâtie sur une expérience de souffrance vécue souvent depuis des générations. Le dénuement l’a conduite à l’essentiel de ce qui fait l’humanité de l’homme et de la femme, de la société et de l’humanité entière. Elle a découvert les conditions fondamentales de tout vivre ensemble, elle ne cesse de rappeler, avec les moyens qui sont les siens, qu’aucune société ne répond au projet qui la fait vivre tant qu’un seul homme ou une seule femme y vit en exclu. En ce sens, elle est une pensée toujours nouvelle parce qu’elle nous invite à recréer sans cesse nos sociétés.
Mots-clés éditeurs : confiance, violence, humanité commune, paix, compréhension du vécu et de la souffrance, dialogue, présence aux personnes, harcèlement, acteur, objet
Mise en ligne 01/04/2008
https://doi.org/10.3917/pp.016.0101Notes
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[*]
Ce texte reprend, en l’actualisant, celui d’une conférence donnée à Charleroi le 12 mars 1992 à l’initiative du Centre Avec, rue Maurice Liétart, 31, bte 4, 1150 Bruxelles (à l’époque, rue de la Poste, 130, 1030 Bruxelles). On le trouvera plus développé dans Jean Lecuit, Un autre savoir, À l’école des plus pauvres, Paris, Éditions Quart-Monde, 1994.
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[1]
Jésuite, membre permanent d’ATD Quart-Monde.
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[2]
Source : Eurostat ; http:// epp. eurostat. eurpoa. eu.
-
[3]
EAPN, European anti poverty network, L’Europe que nous voulons. Le point de vue des acteurs de la lutte contre la pauvreté et l’exclusion sociale sur l’avenir de l’Union européenne, chapitre 2, Quelques données statistiques, sur la pauvreté et l’exclusion sociale dans l’Union européenne, p. 19.
-
[4]
Eurostat ; http:// epp. eurostat. eurpoa. eu.
-
[5]
Cette prise en compte de l’expérience et de la pensée des personnes et des familles les plus défavorisées de Belgique s’est vérifiée lors de l’élaboration du Rapport général sur la pauvreté, réalisé à la demande du ministre de l’Intégration Sociale, 1995 et de l’étude Une autre approche des indicateurs de pauvreté, Recherche – Action – Formation, Service de lutte contre la pauvreté, la précarité et l’exclusion sociale, Bruxelles, 2004.
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[6]
La réflexion sur la violence et la paix reprend pour l’essentiel celle développée par le père Joseph Wresinski dans une conférence sur « L’histoire du Quart-Monde et la non-violence », prononcé en 1984 à l’Arche de Bonnecombe (près de Rodez, France) lors d’un séminaire : Théologie, non-violence et pauvreté (Archives Joseph Wresinski, Centre international Joseph Wresinski, Baillet-en-France). Voir aussi : La violence faite aux pauvres, Igloo, n° 39-40, Éditions Science et Service, janvier 1968.
-
[7]
La grande pauvreté et précarité économique et sociale, rapport présenté au nom du Conseil économique et Social par M. Joseph Wresinski, Journal officiel de la République Française, Avis du Conseil économique et social, 1987, n° 6, p. 30-31.
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[8]
Voir Martine Camacho, Les poubelles de la survie, Paris, L’Harmattan, 1986 ; Sylvie Péju, Scènes de la grande pauvreté, Paris, Le Seuil, 1985 ; Raymond Pin, Vingt ans dans la forêt, une histoire racontée par Michel Damien, Paris, Calmann-Lévy, 1989 ; Michel Collard et Colette Gambiez, Quand l’exclu devient l’élu. Vie partagée avec les sans-abri, Paris, Fayard, coll. « Les Enfants du fleuve », 1998.
-
[9]
Marie-Jeanne Notermans-Lemaire, Le Monde vu d’en bas. Ma vie de volontaire dans le Mouvement ATD Quart-Monde, Paris, Éditions Quart-Monde ; Namur, Fidélité, 2005, p. 108.
-
[10]
Cahiers du Quart-Monde 1989, p. 51.
-
[11]
Voir par ex. Francine de la Gorce, Famille, terre de liberté, Paris, Science et Service, Quart-Monde, 1986, p. 135-136.
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[12]
Tels ces hommes sans domicile qui font la queue devant un restaurant à Paris dans l’espoir de trouver un travail : « T’as pas intérêt à déconner une seule fois ou à déplaire au patron, sinon elle te refile plus rien. » – « Oui, je sais : il faut savoir s’écraser », Jean-Luc Porquet, La Débine, Paris, Flammarion, 1987, p. 171.
-
[13]
Michel Collard et Colette Gambiez, op. cit., p. 140.
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[14]
Père Joseph Wresinski, Heureux, vous les pauvres, Paris, Cana, 1984, p. 89.
-
[15]
Ibid., p. 199.
-
[16]
« L’histoire du Quart-Monde et la non-violence ».
-
[17]
Ibid. Voir aussi : Les enfants du pivot culturel de Noisy-le-Grand, Et surtout qu’on dort pas à la rue…, Pierrelaye, Éditions Science et Service, 1976, p. 12.
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[18]
« L’histoire du Quart-Monde et la non-violence ».
-
[19]
Dans le projet rassemblant pour un même travail des chercheurs universitaires et des personnes ayant vécu la grande pauvreté, l’élément déclencheur qui a permis entre eux le dialogue en vérité a été la prise de conscience des uns et des autres qu’ils faisaient les mêmes expériences humaines : « Des déracinements, des épreuves personnelles, des engagements passés se sont rejoints », Groupe de recherche Quart-Monde-Université, Le croisement des savoirs. Quand le Quart-Monde et l’Université pensent ensemble, Paris, Les Éditions de l’Atelier, Éditions Ouvrières, Éditions Quart-Monde, 1999, p. 39.
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[20]
Voir Roger Chartier, La pauvreté à l’âge moderne (XVIe-XVIIIe siècles), dans La pauvreté, une approche plurielle, Paris, ESF, 1985 ; Alwine de Vos van Steenwijk, Comme l’oiseau sur la branche, Paris, Science et Service Quart-Monde, 1986.
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[21]
« L’histoire du Quart-Monde et la non-violence ».
-
[22]
Ibid.
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[23]
L’ouvrage de Martine Camacho, Les poubelles de la survie, Paris, L’Harmattan, 1986, montre bien, a contrario, comment une action qui, malgré les précautions prises, ne prend pas le temps nécessaire à l’établissement de la relation avec les plus pauvres et ne prend pas la participation des plus pauvres comme critère de son action, est en fait accaparée par les plus dynamiques qui essaient d’en tirer le profit personnel maximum. Cela aboutit à l’échec du projet.
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[24]
Pauline, Paris, Éditions Science et Service, 1985, p. VI.
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[25]
Ibid., p. 46.
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[26]
Même en dehors de tout mouvement militant, il arrive que les pauvres s’expriment au nom de tous ceux et celles qui souffrent de la misère et de l’exclusion. Voir par exemple : Gaëlle Rivage, Vie privée, Cuesmes, Le Cerisier, 1990. Plus d’une fois, nous avons nous-même entendu l’expression : « Nous les pauvres… ».
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[27]
« Il faut se rendre compte de la confiance qu’exige cette exposition des plaies, des maladies qui effraient, des malformations et défigurations qui choquent et rebutent les meilleures âmes. Les hommes ne montrent pas ainsi leurs infirmités dans la haine et la révolte. Ils ne les montrent même pas du tout, dans aucune culture, quand ils peuvent l’éviter », Père Joseph Wresinski, Heureux, vous les pauvres, Paris, Cana, 1984, p. 80.
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[28]
Service de lutte contre la pauvreté, la précarité et l’exclusion sociale, Une autre approche des indicateurs de pauvreté, Bruxelles, Centre pour l’égalité des chances et la lutte contre le racisme, 2004.
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[29]
Voir note 18.
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[30]
Voir, par exemple, ATD Quart-Monde Wallonie-Bruxelles a.s.b.l., Réussir dans notre lutte contre la pauvreté. Co-formation par le croisement des savoirs et des pratiques entre professionnels et personnes en situation de pauvreté et d’exclusion sociale, La Louvière, 2005-2006, Bruxelles, ATD Quart-Monde Wallonie-Bruxelles, 2007.
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[31]
À ce propos, voir note 18.
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[32]
Dans un autre contexte, Joseph Wresinski s’est longuement exprimé à ce propos dans Heureux, vous les pauvres, Paris, Cana, 1984, p. 219-247. Il propose là comme mission pour les nantis de se mettre à l’école des plus pauvres, de leur pensée, de leur vie et de mettre à leur disposition leurs propres capacités pour construire ensemble une autre société. Voir, aussi, dans une tout autre perspective, Jean Lecuit, Jésus misérable. La christologie du Père Joseph Wresinski, Paris, Desclée-Mame, 2006, ch. III, « Jésus et les riches », p. 79-95.