Introduction
1Les données qui sont aujourd’hui, celles de notre société sont aussi celles de notre contexte professionnel, et c’est à travers le « filtre » travail social que l’on peut saisir les éléments qui composent le paysage de l’exercice professionnel et amènent de nouveaux défis pour les pratiques et pour la formation.
2Le travail social, s’il existait depuis le début des années 1930 avec le diplôme reconnu de service social, s’est développé de manière forte et pluri-professionnelle dans le contexte des années 1970. À cette époque, la perspective de plein emploi donnait l’espérance d’une société où chacun aurait pu avoir sa place, dans une conjonction entre le progrès social, la redistribution des fruits de la croissance et le perfectionnement des services sociaux.
3Depuis le début des années 1980, avec la crise économique, la situation a radicalement changé. J’ai retenu cinq éléments fortement présents aujourd’hui, qui font partie du paysage de l’exercice professionnel :
- une croissance quantitative et une aggravation des situations de précarité et de pauvreté ;
- une multiplicité des dispositifs et des législations ;
- une plus grande territorialisation ;
- une évolution des politiques sociales et notamment celles de lutte contre l’exclusion ;
- une recomposition d’ensemble du rôle des acteurs.
1 – Une croissance quantitative et une aggravation des situations de précarité et de pauvreté
4L’augmentation importante du nombre de situations de précarité et de pauvreté date du début des années 1980. Selon les sources, le nombre de personnes oscille aujourd’hui entre 10 % et 7 % des ménages, selon l’indicateur utilisé (administratif ou économique).
5La pauvreté, phénomène mis au grand jour avec la montée du chômage, touche des personnes dans la durée (jeunes en difficulté d’insertion, chômeurs âgés, travailleurs peu qualifiés…) et le nombre a bien du mal à diminuer, même si quelques indicateurs montrent des éléments de stabilisation.
6La croissance quantitative des situations de précarité et de pauvreté s’est aussi accompagnée d’une aggravation des situations que l’on peut encore observer aujourd’hui. Je citerai les difficultés liées aux recompositions familiales parfois multiples, les difficultés liées à l’emploi et à la précarité financière de certains travailleurs, les conditions de vie, notamment en matière de logement, d’accès à l’éducation et à la culture. L’énumération pourrait s’allonger avec les jeunes en galère, les habitants des quartiers « relégués », les étrangers sans statut…
2 – Une multiplicité des dispositifs et des législations
7Depuis une vingtaine d’années, nous vivons dans une complexité croissante, avec un « empilement » des structures et des acteurs que certains ont appelé « Millefeuille ». L’image est parlante. Tous les dispositifs qui se créent pour améliorer la situation de ceux qui ont le moins, viennent la plupart du temps s’ajouter les uns aux autres et concernent pour beaucoup les mêmes personnes.
8Cet élément est très sensible pour le travail social (et aussi les associations), amené à passer un temps considérable à la connaissance, la simplification des démarches pour l’accès aux droits fondamentaux des personnes concernées. Les associations sont aussi concernées par cette complexité.
3 – Une grande territorialisation
9Le mouvement vers une plus grande territorialisation a lui aussi commencé dans les années 1980, avec la décentralisation de l’action sociale qui transforme l’exercice du cadre professionnel. Conjuguée avec l’évolution des politiques publiques, cette transformation confronte les professionnels à une plus grande proximité de la décision politique (la régulation centrale devient régulation locale) et à un affaiblissement de la régulation professionnelle.
10En étant un peu caricatural on pourrait dire : « À chaque territoire une spécificité et des combinaisons possibles. » Les organisations connaissent des différences ; selon les lieux, les professionnels ne sont pas appelés à accomplir les mêmes tâches. On assiste à une accentuation des différences de pratiques.
11Ce tournant vers une plus grande territorialisation est aujourd’hui fortement affirmé. Le territoire, lieu privilégié d’exercice pour le travail social (rappelons que l’organisation de la polyvalence de secteur date des années 1960), est à la fois une réalité géographique, une réalité politique, un lieu de pouvoir, une frontière dans l’espace public. Au niveau des politiques sociales et de l’action sociale, il peut être :
- un lieu de proximité et de mise en cohérence de la complexité ;
- un lieu de respect des différences et d’accueil de la diversité (et l’on sait aujourd’hui l’enjeu de ce « mieux vivre ensemble », l’importance de maintenir le dialogue et de prendre le risque de la rencontre).
4 – Une évolution des politiques sociales et notamment celles de lutte contre l’exclusion
12Dans ce changement sociétal, les politiques sociales ont-elles aussi évolué ? Elles ont introduit dans leurs logiques, dès le début des années 1980, plus de transversalité, plus de territorialité. Dans ce domaine, on peut citer les politiques de prévention de la délinquance, les politiques de la ville (terme générique qui inclut toutes leurs évolutions : DSQ, DSU…).
13Les politiques sociales ont aussi marqué une nouvelle place de l’État qui, depuis 15 ans, a repris sa fonction de producteur de droits, non sans être fortement poussé par le milieu associatif. Je pense régulièrement ici à la loi sur le RMI (1988), à la loi d’orientation relative à la lutte contre les exclusions (1998), à la couverture maladie universelle (2000) ; on pourrait aussi citer l’allocation personnalisée d’autonomie qui affirme une place de la personne âgée au cœur du système.
5 – Une recomposition d’ensemble du rôle des acteurs
14Nous ne savons pas de quoi sera fait l’avenir, mais au cours des vingt dernières années, nous pouvons aussi constater une recomposition du rôle des acteurs. Nous pouvons dire que le paysage a changé à plusieurs niveaux.
- Les travailleurs sociaux sont investis dans d’autres sphères que le social, par exemple l’économique avec les entreprises d’insertion, l’accompagnement vers l’emploi au niveau du RMI et des missions locales pour les jeunes ; le développement social local et la gestion des espaces urbains… Une récente enquête de la MIRE (Mission inter-ministérielle de recherche) sur les métiers du social met en évidence que les métiers traditionnels (éducateurs, assistants sociaux, animateurs) n’ont pas été les derniers à investir le champ des nouvelles politiques sociales, même s’ils ont été rejoints par de nouveaux acteurs (chefs de projets, référents RMI…) qui ne sont pas tous issus du travail social. Par ailleurs, ils ont poursuivi leur action dans le champ de la culture avec la place des animateurs.
- Les métiers traditionnels (le noyau dur) ne sont plus seuls à exercer le travail social. De nombreux acteurs nouveaux s’y sont ajoutés pour répondre aux besoins urgents des populations. Le travail social est source de nouveaux emplois depuis plus de 15 ans et l’accélération s’est faite depuis 1998 avec l’arrivée d’emplois jeunes dans des fonctions multiples : médiateurs santé, assistants de convivialité, accompagnateurs multi-services, aides éducateurs, etc.
6 – Le travail social face à la pauvreté
15Dans le contexte actuel, celui d’une société fragmentée où la grande détresse sociale côtoie la grande réussite économique, il nous semble que le social ne peut plus exister seul et doit trouver dans une énergie créatrice une double cohérence :
- se battre pour un développement humain durable, c’est sa raison d’être, dans le cadre d’une action sociale globale ;
- associer (au sens le plus fort du terme) les personnes concernées comme acteurs et partenaires.
- donner une place aux personnes concernées et à leurs aspirations ;
- dans le cadre de politiques sociales renouvelées, intensifier les relations partenariales et les actions sociales collectives.
- une approche globale de la personne
- une relation d’accompagnement social
- un travail en partenariat
- une dimension éthique
- un travail de médiation.
6.1 – Tenir compte de la personne en difficulté et de ses aspirations
16Chaque personne rencontrée a besoin d’un intervenant (et pas nécessairement plusieurs) avec lequel elle se sente en confiance, qui s’appuiera sur ses ressources et celles de son environnement (plus que sur ses manques) pour l’aider à devenir acteur.
17Malgré le cadre institutionnel, la liberté d’action peut laisser place à des différences de pratiques dans la façon d’associer les personnes et de les faire participer au travail dans un réseau d’acteurs.
18Cela suppose d’avancer dans la création d’espaces de connaissance partagée pour permettre à chacun une connaissance mutuelle, une approche globale et une construction commune dans le croisement des savoirs réciproques. Des lieux où l’on ne s’en remet pas seulement à l’opinion des experts mais à ses propres ressources, à sa capacité d’écoute et de communication, où le respect de chacun permet le dialogue et les perspectives d’avenir.
19Il s’agit avant tout de gagner la confiance, de faire émerger les potentialités et d’y croire. Les personnes les plus fragiles sont très soucieuses du regard des autres et attentives aux attitudes, à l’investissement des professionnels à leur égard. Elles ne demandent pas seulement d’être consultées ou informées, elles demandent à être associées, à être reconnues.
20Qu’est-ce que cela signifie ? Voici ce que nous disait à ce propos Lucien Duquesne, vice-président du mouvement ATD Quart-Monde en novembre 2000 au séminaire international organisé par l’Institut Social :
« Cela signifie un profond et radical changement de regard. Pendant des siècles, on n’a pas vu les pauvres autrement qu’à travers leurs manques, leurs problèmes, leurs défaillances… On les a traités avec mépris et condescendance, on les a assistés, éduqués, rééduqués, contrôlés, punis, enfermés, rejetés… On en a fait des “sous hommes” des gens “autres”. Cette matière de voir les pauvres nous colle encore à la peau aujourd’hui. Elle continue à passer dans notre éducation familiale scolaire, civique, religieuse. Avec les meilleurs intentions du monde nous transmettons à nos enfants qu’il y a toujours eu des pauvres et des exclus, qu’il y en aura toujours et que nous ne pouvons guère faire mieux que de les aider à vivre leur misère le moins mal possible ».
22Face aux situations des plus fragiles, les stéréotypes et les préjugés sont fréquents y compris chez les professionnels. Faire devenir les personnes acteurs et partenaires ne peut être ramené à une technique ou à une méthode d’action ; c’est davantage de l’ordre d’attitudes et de manières d’être.
6.2 – Dans le cadre de politiques sociales renouvelées, intensifier les relations partenariales et les actions sociales collectives
23Le deuxième défi concerne les relations partenariales, ceci est un enjeu fort à deux niveaux :
- Entre les acteurs institutionnels
24Dans ce domaine, les systèmes de protection collective seraient sûrement à revisiter. Nos services publics ont à réfléchir pour garantir une approche globale. Nous avons aussi la responsabilité de pousser les institutions à se transformer à partir des constats de terrain. La connaissance de terrain des travailleurs sociaux est une force, leur rôle est stratégique.
- Avec les associations
25Aussi je pense que c’est dans ce cadre commun que les travailleurs sociaux et les associations doivent avancer sans concurrence stérile. Les associations ne travaillent pas sur le même registre, elles sont davantage impliquées, même si beaucoup de travailleurs sociaux s’engagent réellement dans leur métier, la position institutionnelle n’est pas la même et pas toujours facile à tenir face au défi du lien social.
26Les associations ont une présence forte sur le terrain qui leur donne toute légitimité, elles ont une grande connaissance des personnes, utile au travail social, et réciproquement.
27Je ne sais pas si l’évolution de l’organisation sociale est un progrès, quand je vois le temps passé par les travailleurs sociaux à démonter la complexité, mais je pense que l’action sociale peut participer à la construction de lieux de globalisation à partir de la personne et y retrouver les associations et d’autres partenaires, dans des projets collectifs associant les personnes.
28Face aux institutions les travailleurs sociaux peuvent être des médiateurs ; leur qualification et leur place institutionnelle leur donne cette position. Avec les associations et les personnes, ils peuvent être coproducteurs d’une proximité mettant en valeur les potentialités des personnes, allant de l’assistanciel à la promotion sociale collective.
29Il ne suffit pas d’attendre des personnes qu’elles se transforment et qu’elles rejoignent les autres dans la société, ce qui est souvent entendu lorsque l’on parle d’« insertion ». Associer, c’est donner une place entière dans une reconnaissance des compétences et des savoirs de l’autre. La collaboration dans le cadre associatif est un atout dans ce domaine.
7 – Quelle formation pour les futurs professionnels face à la pauvreté ?
30Donner au futur professionnel des compétences polyvalentes
31Apprendre à fonder l’action sur des réalités sociales
32Permettre la rencontre de l’autre et des autres
33Développer l’ouverture et le sens des responsabilités.
34Dans le cadre actuel (notamment des politiques de lutte contre la pauvreté), il s’agit avant tout pour les professionnels :
- de développer des compétences dans des pratiques individuelles et de développer parallèlement des pratiques plus collectives et plus partenariales ;
- de savoir se positionner pour répondre à la fois aux missions des employeurs dans le cadre des politiques sociales et aux besoins et aspirations des personnes en difficulté et de faire évoluer nos organisations ;
- de croire aux potentialités des personnes et de passer de logiques encore parfois assistancielles à des logiques de responsabilité.
35Pour que de futurs professionnels s’investissent dans des sujets de mémoires relatifs à la lutte contre la pauvreté et permettent l’avancée de la pensée professionnelle sur ce thème.
36Comment ces orientations s’appliquent-elles face aux situations de précarité et de pauvreté ?
37Nous avons cadré avec la loi d’orientation relative à la lutte contre les exclusions, votée en juillet 1998, qui se situe dans l’histoire des droits de l’homme et fixe l’objectif de l’accès de tous aux droits fondamentaux.
38Elle est un outil porteur de changement pour les personnes les plus démunies, elle reconnaît pleinement le rôle des professionnels et des multiples acteurs de la lutte contre les exclusions. En matière de formation, elle demande très précisément aux établissements de formation sociale « d’assurer une connaissance concrète des situations d’exclusion et de leurs causes et de préparer à la pratique du partenariat avec les personnes et les groupes visés par l’action sociale ». Cette formation doit être réalisée non seulement pour les travailleurs sociaux, mais aussi pour l’ensemble des professionnels et bénévoles qui sont engagés dans la lutte contre les exclusions.
39Une telle formation passe par l’acquisition de compétences professionnelles dans le domaine concerné et par un changement de regard sur les enfants, les jeunes et les familles que l’on qualifie de défavorisées.
40À l’Institut social Lille-Vauban, nous souhaitons former des professionnels :
- capables de fonder leur action sur des réalités sociales, en tenant compte des évolutions de la société, des politiques sociales et des institutions. Nous insistons ainsi beaucoup sur la rencontre interculturelle, sur le changement de regard, sur la connaissance à partir de découvertes du terrain professionnel, de la rencontre avec des professionnels expérimentés, de la confrontation avec les réalités de la pauvreté, avec ses propres représentations ;
- capables d’analyses et d’actions responsables, notamment avec ceux qui ont le plus de difficultés à différents moments de la formation ; l’étudiant est ainsi mené à parler de ce qu’il vit de ce qu’il réalise, de ses réussites et de ses difficultés, dans l’accompagnement social (dimension individuelle de l’intervention sociale d’aide à la personne) et l’élaboration de projets (dimension collective).
41Pour qu’il y ait cohérence avec les futures pratiques professionnelles, nous essayons aussi de permettre à l’étudiant un vécu de groupe et participatif devant l’aider à devenir sur le terrain un partenaire actif vecteur de réseaux.
42Le projet pédagogique inclut aussi l’accompagnement de chaque étudiant dans sa formation pour favoriser son développement personnel et professionnel, son ouverture et son insertion professionnelle future.
43La formation s’inscrit dans une pédagogie de l’alternance, construite dans un partenariat entre le centre de formation et le terrain.
44Une formation à l’éthique et une réflexion sur les droits de l’homme permet de préparer les étudiants à la rencontre avec les personnes, notamment les plus fragiles. Nous cherchons à ouvrir les étudiants à la rencontre avec l’autre comme sujet qui pense à partir de sa propre expérience, à situer le service social comme témoin et acteur des droits de l’homme pour permettre des attitudes professionnelles responsables.
Conclusion
45Je ne sais pas vraiment s’il faut conclure car, vous l’avez certainement perçu dans mes propos, au niveau du travail social aujourd’hui nous « naviguons à vue » sur un terrain vaste, dans la complexité…
46Mais le social nous le réalisons « vous » et « nous »dans les relations que l’on tisse, dans la qualité de nos engagements.
47Écouter la misère du monde est quelque chose de délicat, les conditions qui entourent les gestes au quotidien sont de toute importance et demandent des qualités particulières à travailler sans cesse (relectures et analyse des pratiques sont trop souvent absentes du terrain).
48Face aux risques de la fracture sociale, il faudra demain sortir des réponses de prêt-à-porter, refuser l’uniformisation.
49Il nous faudra surtout prendre le risque de la rencontre. Tisser le social, dans ses différentes dimensions, peut permettre de retrouver la règle du « vivre ensemble ».
50Je pense que, pour beaucoup, cela se joue dans la façon d’être. À l’Institut social, nous avons fait des choix, ceux de :
- former des étudiants responsables, en les rendant capables de discernement, en favorisant les pratiques de dialogue et de confrontation ;
- mettre la personne au centre de nos préoccupations professionnelles par la réflexion sur les droits de l’homme, sur l’inter culturalité, sur la pauvreté…
- permettre à chaque étudiant de se sentir respecté en tant que personne dans ses choix personnels et professionnels et d’être accompagné ;
- affirmer une préférence pour le développement humain durable et pour les plus fragiles…
« En cette fin de millénaire l’être humain seul ou en groupe noyé dans l’anonymat de masse, attend plus que des déclarations sur ses droits, des discours sur la solidarité, il est à la recherche de cet autre qui, ayant renoncé une fois pour toutes à l’écraser de sa volonté de puissance, se reconnaîtra comme son frère et retroussera ses manches pour l’aider à garder l’espoir. »
52Les travailleurs sociaux sont de ceux-là et c’est dans cette perspective que nous essayons de les former, que nous pouvons rejoindre à la fois le milieu associatif et les volontés institutionnelles.
Mots-clés éditeurs : formation, action sociale, intégration, pauvreté, chômage, politiques sociales
Date de mise en ligne : 01/04/2008
https://doi.org/10.3917/pp.016.0019