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Article de revue

La pauvreté est-elle encore une question sociologique d'actualité ? Un enjeu de définition, de méthode et de théorie

Pages 9 à 17

Notes

  • [1]
    Maryse Bresson, maître de conférence habilitée en sociologie, Université de Lille 3-GRACC.
  • [2]
    C’est aussi le sens retenu par Bernard Friot dans Les Puissances du salariat, Paris, La Dispute, 1997.
  • [3]
    Richard Sennett, 2000 (1998), Le Travail sans qualités : les conséquences humaines de la flexibilité, Paris, Albin Michel.

Introduction

1Si l’on en croit les travaux des historiens, la pauvreté accompagne l’histoire de l’humanité, fait partie de la condition humaine, menace la condition humaine depuis toujours (Geremek, 1987). Pour autant, l’approche sociologique tend à s’opposer à cette évidence parce que le mot pauvreté couvre des situations très variées : de celles qui concernent les différences de niveau de vie jusqu’au drame que représente l’extrême pauvreté, la grande pauvreté. La pauvreté est-elle un éternel problème de l’humanité, ou une manière de poser les problèmes ancienne, donc (peut-être) dépassée ? La question, ainsi posée, interroge le travail de catégorisation du sociologue, en l’interpellant sur ses méthodes et sur ses présupposés théoriques.

2La pauvreté en est un mot courant, à la fois utilisé et concurrencé par d’autres pour décrire et analyser les « problèmes » d’individus ou de groupes entiers en société. C’est aussi une catégorie d’analyse et un objet d’étude pour les sciences humaines, sur lequel plusieurs générations de chercheurs, sur tous les continents, ont constitué un socle de connaissances, dans différentes disciplines : en histoire, en économie, en géographie, en sociologie notamment. En Europe, où la sociologie se constitue au XIXe siècle, certains auteurs de cette époque sont encore aujourd’hui des références incontournables quand il est question de pauvreté : par exemple, Louis René Villermé, pour son Tableau de l’état physique et moral des ouvriers en France (1840), ou encore Georg Simmel pour sa synthèse sur Les Pauvres en Allemagne (1908). La question a ensuite connu des éclipses. Dans les années 1960-1970, il est communément admis que ce « problème » est en voie d’être résolu dans les pays riches développés, où il ne subsiste plus que sous une forme résiduelle (le « Quart-Monde »). Les années 1980-90 voient le grand retour de la pauvreté comme question d’actualité, aussi bien sociale que sociologique. Dans les années 2000, l’éclairage médiatique sur la misère des SDF, la mise en évidence qu’il existe des « travailleurs pauvres » contribuent à justifier le retour de la pauvreté, pour rendre compte des évolutions les plus récentes. Les débats de chercheurs, les numéros spéciaux de revues se multiplient de nouveau sur la pauvreté.

3Ce retour doit être interrogé. Ne sommes-nous pas en train d’oublier les insuffisances théoriques et méthodologiques de la notion, que les auteurs avaient mises en évidence ? Serge Paugam, qui publie pourtant en 2005 un ouvrage intitulé Les Formes élémentaires de la pauvreté, dénonçait une prénotion et invitait à la dépasser en 1991 dans son livre sur La Disqualification sociale : essai sur la nouvelle pauvreté. Aujourd’hui, alors que toute référence à la « nouveauté » devient dépassée, d’autres catégories plus « modernes » peuvent sembler préférables : la précarité notamment (Bresson, 2007).

4Dans une première étape, nous exposerons donc les raisons de garder une réserve prudente face à l’utilisation de cette catégorie, en rappelant les critiques méthodologiques qui peuvent lui être faites. D’un point de vue théorique, nous soulignerons qu’il s’agit d’une manière de poser les problèmes sociaux, parmi d’autres – il existe d’autres paradigmes en sociologie, comme la marginalité ou la précarité.

5Dans une deuxième étape, nous plaiderons en revanche pour justifier l’actualité de cette approche, à condition précisément d’interroger les formes particulières qu’elle prend dans les sociétés contemporaines. Et nous inviterons à considérer que la pauvreté et/ou la paupérisation constituent précisément un risque majeur auquel est associée aujourd’hui la précarité, en ces temps où nul ne croit plus au progrès social comme horizon naturel de nos sociétés.

1 – La pauvreté, une catégorie à critiquer

6La sociologie dès son origine s’est intéressée à la pauvreté – le paupérisme ouvrier au XIXe siècle n’était-il pas considéré comme la question sociale majeure, qui menaçait les fondements de la société capitaliste, et de la République ? Toutefois, la cohésion sociale ou la logique d’ensemble du système économique et social et de ses mutations intéressaient alors précisément davantage les grands auteurs. Et au XXe siècle, quand la discipline s’est spécialisée et a découpé la réalité en grands espaces, elle n’a pas fait de la pauvreté un de ses « champs ». C’est dans ce cadre général que la question mérite d’être posée : qu’est-ce que la pauvreté pour un sociologue, c’est-à-dire : en quel sens et pourquoi les auteurs utilisent-ils ou non ce terme ?

1.1 – La pauvreté, une prénotion ?

7La pauvreté s’impose d’abord comme une question sociale, avant d’être un problème sociologique. Elle est une évidence en France au XIXe siècle. En 1840, dans son Tableau des ouvriers, Villermé décrit ce qu’il découvre en allant chez les familles ; son enquête, participante, a une fonction de dénonciation parce que la pauvreté renvoie à des manques multiples, qu’il suffit d’enregistrer. Les ouvriers avaient de mauvaises conditions de travail et de mauvaises conditions de vie. Ils habitaient souvent dans des taudis insalubres, ils avaient à peine de quoi manger et faire vivre leur famille. Ils avaient un travail, pénible et dangereux, et leur salaire n’était pas suffisant. Mais la réalité pour un sociologue ne se donne pas simplement « à voir », elle doit être interrogée à partir d’un travail de réflexion et d’enquête.

8Il importe par conséquent de définir la pauvreté. L’idée qui vient le plus immédiatement à l’esprit est la suivante : la pauvreté, c’est avoir des bas revenus. Mais cette définition doit être critiquée et l’a été à juste titre en sociologie. En effet, que peut bien signifier, avoir des bas revenus ? Pour appliquer cette définition de la pauvreté à nos sociétés contemporaines, riches et développées, il faut admettre une définition relative, à la fois dans le temps et l’espace de la pauvreté. Le débat sur la pauvreté absolue ou relative a été important dans les années 1960-70. Pourtant, loin de résoudre les difficultés, cette distinction soulève de nouveaux problèmes, pour définir l’ensemble de référence. Dans L’autre Amérique en 1967, Michael Harrington considère qu’un Américain est pauvre « ici » (aux États-Unis en l’occurrence), « aujourd’hui » (au moment où il écrit). Autrement dit, il choisit le cadre géographique d’un État ; or, pour certains, ce cadre est trop limité, il ne faut pas parler de pauvres dans nos pays développés, si on compare avec les pays en voie de développement. Trop étroit en un sens, le cadre de l’État peut aussi paraître trop vaste : Georg Simmel ayant défendu l’idée que la pauvreté, comme accident ou comme scandale, provoque les réactions immédiates de groupements locaux (Simmel, 1908).

9Les difficultés à proposer une définition rigoureuse contribuent à l’arbitraire des mesures de la pauvreté. Si on parle de pauvreté absolue, il faut mesurer la pauvreté à un minimum vital qui correspond par exemple au minimum pour pouvoir se nourrir. Mais il y a d’autres besoins essentiels (se loger par exemple). Comment les mesurer ? Aux États-Unis, on définit arbitrairement un certain niveau de revenus, calculé en dollars, revalorisé chaque année. En Europe, on utilise la notion de seuil de pauvreté pour définir et compter la pauvreté relative. La méthode consiste à établir une moyenne de revenu, un écart par rapport à la moyenne. Mais, à partir de quel écart est-on pauvre ? La moitié, 60 % du revenu moyen ou médian ? Dans tous les cas, il s’agit de mesures conventionnelles, donc contestables. De surcroît, les différences de conventions selon les pays rendent difficiles les comparaisons internationales. En même temps, ces problèmes méthodologiques pour étudier des populations définies comme « pauvres » en référence à leur niveau de revenu n’épuisent pas les critiques : la pauvreté n’est-elle qu’une question de revenus ? Si l’on veut bien admettre que non, la solution la plus courante consiste à opérer un regroupement de variables, en mettant le revenu en rapport avec l’instruction, la santé, le logement… La pauvreté devient alors un cumul des handicaps. Mais la question reste ouverte de la pertinence des critères choisis, écartés, et du poids de chacun de ces critères dans la définition de la population pauvre, du sens des relations entre ces critères…

10La pauvreté pose donc des redoutables problèmes méthodologiques pour définir, premièrement, de quoi les individus sont démunis ; deuxièmement, à partir de quel degré de privation ils sont pauvres. Ces éléments contribuent à éclairer, en le justifiant, le diagnostic posé par Serge Paugam. Dans son livre La disqualification sociale. Essai sur la nouvelle pauvreté, cet auteur contemporain rappelle que la pauvreté est encore, en dépit de tous les travaux réalisés, une « prénotion » puisque, si le problème de définition de la pauvreté a bien été posé par la sociologie, il n’a pas été résolu. Et il renchérit : « Il y a là un paradoxe : les chercheurs en sciences humaines ne parviennent pas à mesurer de façon satisfaisante un phénomène dont la définition semble claire à l’opinion publique et qui, de surcroît, mobilise l’énergie de nombreuses institutions et d’associations » (Paugam, 1991, 19-20).

11Dès lors, pour expliquer que cette notion soit encore mobilisée – y compris, de manière récente, par cet auteur (2005) –, il faut sans doute souligner sa portée théorique.

1.2 – La pauvreté, un paradigme parmi d’autres

12En sociologie (tout comme, implicitement, dans le langage courant), la pauvreté est d’abord un paradigme, une manière particulière d’aborder les problèmes des populations, qui postule l’idée de privation, de manque, notamment matériel.

13C’est donc cette approche, à la fois classique et récurrente, qui doit aussi être discutée.

14Or cette approche théorique peut aussi être contestée, comme l’illustre le dilemme autour de la culture du pauvre. Oscar Lewis, dans les années 1960, avait critiqué le postulat qui consiste à définir des catégories sociales par l’idée de manque, et souligné que la famille Sanchez en Argentine par exemple avait aussi une culture « positive » avec un modèle de comportement, et une certaine tradition transmise de génération en génération (Lewis, 1961). Le refus de construire a priori une catégorie par le manque, ce qui revient à lui assigner une identité négative est aussi revendiqué aujourd’hui par le mouvement ATD Quart Monde.

15De manière complémentaire, il est important de souligner qu’il existe d’autres manières d’aborder les problèmes sociaux. Émile Durkheim (1857-1917) interrogeait la solidarité sociale (« ce qui fait tenir les hommes ensemble »). Avec cette approche, les ouvriers, bien que pauvres, étaient intégrés à la solidarité « organique » par complémentarité et les problèmes sociaux identifiés par cet auteur étaient davantage les défauts (ou, plus rarement, l’excès) de l’intégration des individus à un groupe, ainsi que les défauts de la règle (ou régulation) sociale – cause de l’anomie. Autre approche, après 1945, alors que l’école marxiste est très importante, la plupart des sociologues français s’interrogent sur les inégalités de classes. Or, dans le schéma d’une société de classes, la pauvreté n’intervient pas comme une catégorie (à part le sous-prolétariat). La méthode d’analyse des populations consiste à comparer les cadres supérieurs aux ouvriers, mais les ouvriers sont des symboles de la « classe populaire », ils ne sont pas pauvres (d’ailleurs on parle dès les années 1960 de l’embourgeoisement des ouvriers, de la nouvelle classe ouvrière qui s’intègre peu à peu dans une vaste classe moyenne). Il y a encore d’autres paradigmes qui permettent d’aborder les « problèmes sociaux » en sociologie, comme celui de la marginalité et de la déviance, qui a dominé les débats de l’École de Chicago dans les années 1920-1930 aux États-Unis, et qui est mobilisé aujourd’hui encore, presque chaque fois qu’il est question des banlieues sensibles et des émeutes urbaines par exemple (Beaud et Pialoux, 2003 ; Le Goaziou et Mucchielli, 2006). Dans ce modèle théorique, les populations sont définies par l’écart à la norme, la transgression, voire la violence, ou encore la mise à l’écart dans des espaces relégués. Enfin (mais cette liste n’a pas prétention ici à être exhaustive), un autre paradigme a émergé en France plus récemment : celui de la précarité, qui paraît particulièrement bien adapté pour décrire et analyser les mutations du marché du travail et, plus largement, de la société contemporaine. Dans ces conditions, la question que nous poserons est la suivante : la pauvreté, notion critiquée, controversée, paradigme parmi d’autres, serait-elle aujourd’hui, une question sociologique dépassée ?

2 – Actualité sociale et intérêt théorique de la question

16La thèse que nous soutiendrons ici est qu’en fait, la pauvreté est bien une question majeure, incontournable, pour tout auteur désireux de saisir le sens des mutations actuelles de la société – partant, elle est un problème sociologique majeur, que les sociologues auraient tort de négliger et qu’ils doivent, au contraire, impérativement réintroduire dans toutes leurs analyses de la (post) modernité.

2.1 – La pauvreté, une question sociale incontournable

17Pour saisir ce que Danilo Martuccelli par exemple appelle les « dominations ordinaires » et mener des « explorations de la condition moderne » (2002), le sociologue contemporain ne peut pas ignorer la question de la pauvreté. En effet, la situation de manque (de revenus notamment) est et reste aujourd’hui une question sociale.

18La pauvreté reste, c’est un truisme qu’il n’est pourtant pas inutile de rappeler, le lot commun de l’humanité. Même si là encore, les données chiffrées et les comparaisons sont évidemment critiquées et criticables, un rapport des Nations unies en 2001 évaluait par exemple que près de la moitié de l’humanité vit encore dans la misère. Dans les pays à faible revenu, qui comptent 2,5 milliards d’habitants, plus de cent nourrissons sur mille meurent, et quatre personnes sur dix ne savent toujours pas lire ni écrire… Même dans les pays riches, la pauvreté est parfois massive, et rarement résiduelle. Alors que les observateurs redécouvraient dans les années 1980, dans les pays riches développés, ce qu’ils appelaient la « nouvelle pauvreté », le phénomène aujourd’hui s’est largement imposé, au point que l’adjectif « nouveau » est lui-même devenu obsolète. Outre Atlantique, et partout en Europe, on retrouve aussi des « working poors » (travailleurs pauvres) et des problèmes urbains. Proposant un « diagnostic lucide » de la pauvreté en Europe, Serge Paugam propose d’ordonner la diversité des situations en distinguant trois formes contemporaines. La pauvreté intégrée traduit une configuration où les pauvres sont nombreux, et se distinguent peu des autres couches de population (comme notamment, dans les pays du Sud). La pauvreté marginale renvoie à une configuration différente dans laquelle ceux qu’on appelle « les pauvres » forment une frange peu nombreuse, parfois niée, victime des « accidents de la vie ». La pauvreté disqualifiante traduit une configuration où les « pauvres », de plus en plus nombreux, sont refoulés, pour la plupart, hors de la sphère productive. Il existe donc une relation d’interdépendance entre les pauvres et la société dans laquelle ils vivent, en particulier, l’affaiblissement du lien social qui la caractérise (Paugam, 2005).

19Cette analyse présente l’intérêt de souligner l’actualité sociale et politique du problème de la pauvreté. Elle aide en même temps, à prendre la mesure de la différenciation des situations concernées par l’idée de pauvreté et à tenir compte à la fois de ce qui est commun aux situations et spécifique en fonction du niveau économique du pays, de sa culture et des réponses institutionnelles apportées. Elle invite enfin, et c’est ce sur quoi nous voudrions maintenant insister, à faire le lien avec une autre manière d’appréhender les problèmes sociaux, autour des idées de lien social et de précarité notamment.

2.2 – Intérêt sociologique d’articuler les questions de pauvreté et de précarité

20L’actualité de la question sociale de la pauvreté ne suffirait pas à en faire une question sociologique importante. Mais ce que l’on veut montrer ici, c’est que l’approche théorique spécifique des populations par le manque est à la fois utile et importante pour analyser les mutations de la société contemporaine.

21Or plusieurs auteurs récents, notamment en France, ont choisi de construire un autre objet d’étude pour rendre compte des problèmes sociaux contemporains. C’est ainsi une autre manière de poser les problèmes, plus actuelle, qui semble devoir s’imposer, selon laquelle, les problèmes sociaux, et notamment le problème majeur de la société, ne seraient pas la situation de manque mais plutôt la précarité, au sens d’un phénomène d’incertitude généralisée qui affecte aujourd’hui les liens sociaux et contribue à produire des individus en souffrance (Bresson, 2007).

22Ce qu’on propose d’appeler le paradigme de la précarité en sociologie prend appui sur l’idée de mutations profondes de la société. Les bouleversements sont associés à la modernité, à la mondialisation économique, aux processus d’individualisation. Si ce postulat est partagé, en revanche il y a des débats sur la portée du changement : s’agit-il d’un approfondissement de la modernité, ou d’un véritable changement de société ? De plus, des désaccords existent en sociologie sur l’appréciation, globalement positive ou négative, qui est portée sur cette évolution. Schématiquement, un premier courant d’analyse considère que la société actuelle est sur la voie de la postmodernité, ou d’une autre modernité, ce qui constitue une chance autant (sinon plus) qu’un problème. Ulrich Beck souligne que dans les États riches le combat pour le pain quotidien a perdu de son urgence, et cessé d’être un problème central. Par conséquent, le processus de modernisation a aussi perdu sa légitimité antérieure fondée sur la lutte contre la pénurie et il est devenu « réflexif » : nous ne vivons pas dans un monde plus dangereux qu’auparavant, en revanche nous avons conscience que le développement scientifico-technique augmente les risques personnels auxquels l’individu est soumis, ce qui nous fait apparaître comme nouvelle question centrale la répartition des risques. Pourtant, la « société du risque » a bien des avantages, notamment la « libération » des formes sociales de la civilisation industrielle : classe, famille, statut sexuel. Les contrôles sociaux se desserrent, ce qui permet à l’individu de s’émanciper. En même temps, la modernisation s’accompagne d’un processus d’individualisation d’une ampleur et d’une intensité sans précédent puisque chacun est renvoyé à lui-même et à son destin individuel, sur le marché du travail notamment (Beck, 2001). Dans cette interprétation, l’instabilité est inhérente à la dynamique sociale et politique de la modernité. Elle va de pair avec l’individualisme qui est, ou peut être, positif. De même, le gain de liberté pour les individus leur permet aussi de nouer de nouveaux liens et de nouveaux rapports sociaux (Singly, 2005).

23Cependant, un autre courant d’analyse en sociologie insiste sur les aspects négatifs du changement. Par rapport à la question sociale, telle qu’elle se posait au XIXe siècle, l’incertitude est porteuse d’une nouvelle menace qui pèse sur la société. Référence majeure de ce modèle d’interprétation, Robert Castel dans Les métamorphoses de la question sociale décrit le profond ébranlement de toute la « civilisation du travail », qui s’était historiquement consolidée sous l’égide du salariat. L’expression « salariat » désigne le lien entre contrat de travail et droits associés, y compris, la protection sociale [2]. Avec la multiplication des formes particulières d’emploi, l’avenir de tout cet édifice est désormais aléatoire. Une vulnérabilité de masse se développe, qui fait ressurgir la vieille obsession populaire d’avoir à vivre « au jour la journée » (Castel 1995). Cette analyse va de pair avec un diagnostic d’affaiblissement généralisé du lien social. D’autres auteurs soulignent la détérioration de la situation d’emploi et de travail pour des individus ou des groupes entiers. Richard Sennett [3] oppose ainsi deux mondes du travail : un monde disparu – celui des organisations rigides et hiérarchiques où il importait avant tout de s’épanouir dans son travail – et le monde nouveau de la restructuration des entreprises, du risque, de la flexibilité, du travail en réseau : aujourd’hui, le court terme et l’insécurité sont la norme (Sennett, 2000). L’idée qu’à côté d’un monde salarié protégé s’est formé tout un univers d’instabilité et de précarité alimente les études sur le double marché du travail, la dualisation de la société, l’opposition entre inclus et exclus. C’est la face sombre de la modernité.

24Ce phénomène, dans un contexte de mondialisation, n’est pas propre à la France. Mais il est présenté comme négatif quand les auteurs insistent sur les difficultés accrues pour les populations situées notamment en bas de l’échelle sociale. C’est donc ici que se pose la question du lien avec la pauvreté. Pour saisir le sens (c’est-à-dire à la fois la signification et la direction prise) par l’incertitude généralisée qui caractérise aujourd’hui la société, il est nécessaire d’interroger l’articulation entre la précarité et la pauvreté – la pauvreté étant, de ce point de vue, non seulement l’état de certaines catégories de population, mais aussi une menace beaucoup plus largement ressentie. La fin de la croyance au progrès social invite aussi à interroger la paupérisation, c’est-à-dire le risque de devenir « plus pauvre » qu’avant, à l’échelle d’une vie, ou à l’échelle de générations – mouvement qui n’épargne personne et touche notamment les classes moyennes, victimes des « pannes » de l’ascenseur social (Chenu, 2006). Autrement dit, il est essentiel de combiner réflexion sur la précarité et réflexion sur la pauvreté, pour ne pas rester dans l’abstraction sur les aspects positifs et négatifs de l’incertitude et de l’autonomie, et se prémunir contre une vision trop enchantée de la (post)modernité.

Conclusion

25Dans ce court article, nous avons voulu revenir sur le destin singulier de la catégorie sociale et sociologique de la « pauvreté » qui, sans disparaître jamais complètement, a pu un moment paraître dépassée et se trouve (plus que jamais ?) d’actualité.

26Le fil conducteur de la réflexion proposée, est que ce serait une erreur d’aborder la pauvreté simplement comme une triste réalité éternelle ou, au moins, récurrente. En effet, nous avons souligné que la pauvreté est d’abord une manière de poser les problèmes, dont les apports et les limites doivent être rappelés, et discutés, pour progresser dans la connaissance des sociétés contemporaines. De ce point de vue, nous invitons notamment à travailler l’articulation entre pauvreté et précarité.

27Pour notre part, nous ne considérons la pauvreté, ni comme un problème éternel et récurrent ; ni une question sociologique dépassée. Mais il s’agit d’une manière de poser les problèmes qui a été et reste aujourd’hui encore féconde, surtout si on la croise avec les acquis des travaux et réflexions récents sur la précarité et le lien social.

Bibliographie

Bibliographie

  • BEAUD Stéphane et PIALOUX Michel, Émeutes urbaines, violence sociale, Paris, Fayard, 2003.
  • BRESSON Maryse, Les SDF et le nouveau contrat social, Paris, L’Harmattan, 1997.
  • BRESSON Maryse, Sociologie de la précarité, Paris, Colin, 2007.
  • CHAUVEL Louis, Les classes moyennes à la dérive, Paris, Le Seuil, 2006.
  • DURKHEIM Émile, De la division du travail social, Paris, 1893.
  • CASTEL Robert, Les métamorphoses de la question sociale, Paris, Fayard, 1995.
  • GEREMEK Bronislaw, La potence ou la pitié, L’Europe et les pauvres du Moyen Âge à nos jours, Paris, Gallimard, 1987 (1re éd. en polonais 1978).
  • LEWIS Oscar, Les enfants de Sanchez, Paris, Gallimard, 1963 (1961).
  • LE GOAZIOU Véronique et MUCHIELLI Laurent, Quand les banlieues brûlent, Paris, La Découverte, 2006.
  • MARTUCCELLI Danilo, Grammaire de l’individu, Paris, Gallimard, 2002.
  • PAUGAM Serge, La disqualification sociale, Paris, PUF, 1991.
  • PAUGAM Serge, Les formes élémentaires de la pauvreté, Paris, PUF, 2005.
  • SENNETT Richard, Le travail sans qualité, Paris, Albin Michel, 2000 (1re édition en anglais 1998).
  • SIMMEL Georg, Les pauvres, Paris, PUF, 2005 (1re éd. en allemand 1908).
  • SINGLY François (de), L’individualisme est un humanisme, Paris, Éd. de l’Aube, 2005.
  • VILLERME Louis René, Tableau de l’état physique et moral des ouvriers, Paris, 1840.

Mise en ligne 01/04/2008

https://doi.org/10.3917/pp.016.0009

Notes

  • [1]
    Maryse Bresson, maître de conférence habilitée en sociologie, Université de Lille 3-GRACC.
  • [2]
    C’est aussi le sens retenu par Bernard Friot dans Les Puissances du salariat, Paris, La Dispute, 1997.
  • [3]
    Richard Sennett, 2000 (1998), Le Travail sans qualités : les conséquences humaines de la flexibilité, Paris, Albin Michel.
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