Notes
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Maître de conférences en sciences de l’éducation, équipe ESCOL/Université Paris 8.
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Parce qu’elles sont trop récentes, on ne prend pas en compte ici les dernières orientations qui semblent vouloir au contraire réduire l’unité du système et la durée générale des études.
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Pratiques pédagogiques et activités des élèves sont conçues dans une interaction non pas en apesanteur sociale, mais déterminées par le contexte socio-historique et institutionnel. Nous les resituerons donc par rapport à l’évolution des façons de faire dominantes, des conceptions à la mode dont ni les enseignants, ni les élèves ne sont responsables.
1« La crise de transmission » entre générations est une question sensible aujourd’hui. Les discours sociomédiatiques se font alarmistes, en pointant l’opposition entre la « culture juvénile » d’une part et la « culture patrimoniale », en particulier la scolaire, d’autre part. Ce faisant, ils désignent par les termes « crise de la transmission » des processus qui gagnent à ne pas être amalgamés mais étudiés au-delà des « allants de soi » de la formule.
1 – Crise de la transmission scolaire : de quoi parle-t-on ?
2Parmi les phénomènes usuellement désignés par « crise de la transmission scolaire », s’entremêlent d’abord deux « crises ».
3La première, plus souvent mise en évidence, désigne une crise entre générations : les jeunes rejetteraient tout ou partie du « patrimoine » culturel que les aînés voudraient transmettre, par le biais de l’école, aux jeunes. Cette tension est illustrée dans les discours ordinaires par l’opposition entre la culture « livresque » et un patrimoine d’œuvres d’un côté, et de nouveaux supports technologiques d’une « culture jeune » de l’autre (Pasquier, 2004). Cette dimension traverse les différentes classes sociales.
4 La deuxième crise est celle des inégalités sociales de réussite scolaire. Les réformes successives du système français d’éducation, des années 1950 jusqu’à la fin des années 1990 (Prost, 1986 ; Terrail, 1997), sont allées dans le sens d’une « unification » relative de l’enseignement en primaire et collège, et d’une massification de l’entrée au lycée et à l’université [2]. Au cœur des enjeux de la scolarité se trouve donc la « transmission » d’une culture commune dans un premier temps puis d’une culture littéraire et scientifique élevée à un public élargi ensuite. Mais derrière cette démocratisation partielle, les inégalités sociales à l’œuvre dans l’école se sont déplacées. De grandes différences de réussite scolaire existent selon l’origine sociale des élèves, dans la scolarité unique comme au sein de chaque filière de poursuite d’études.
5Ceci entraîne plusieurs conséquences pour notre recherche. D’abord, il ne s’agit pas de dire que la « crise de la transmission » ne concerne pas les familles fortement dotées en capital culturel. En effet, la culture dominante n’est plus « unifiée par la vénération des œuvres de la culture savante », elle légitime au contraire aujourd’hui une certaine forme d’éclectisme (Coulangeon, 2004, p. 60). On peut donc penser que les craintes relatives à la transmission reposent, pour les catégories sociales familières de ce patrimoine d’œuvres légitimées, sur la transmission à leurs enfants de celui-ci, et par conséquent sur le développement d’une disposition à l’éclectisme, autrement dit à ce que le « goût » pour des formes culturelles « juvéniles » n’entre pas en contradiction avec ledit « patrimoine ».
6 Mais les élèves à qui, au bout du compte, l’école n’a pas transmis les savoirs inscrits au programme de la scolarité unique ne se recrutent pas au hasard. Le risque de quitter le système scolaire sans qualification est dix fois plus élevé pour un enfant d’ouvrier que pour un enfant de cadre (Broccolichi, 2000). Les élèves orientés vers des structures de scolarisation parallèle, car désignés comme « rejetant l’école », sont eux aussi massivement issus de familles précarisées des milieux populaires (Martin et Bonnéry, 2002 ; Thin & Millet, 2005). La recherche dont cet article rend compte (Bonnéry, 2003/2006) s’est donc concentrée sur les enfants des familles populaires. Pour eux, la réussite de la transmission scolaire suppose de surmonter, en plus, l’écart entre la culture scolaire et les formes culturelles transmises par la famille. Le processus qui conduit à « rejeter » la transmission scolaire ne peut être le même que pour les enfants de familles cultivées. Le problème n’est donc pas seulement celui de la « transmission » mais aussi celui de l’« appropriation » inégale, car réussie, ratée ou rejetée.
7Et contrairement aux idées reçues, la manifestation du rejet manifeste des apprentissages scolaires (le plus souvent en fin de collège) n’est que l’aboutissement d’un processus moins visible : les dossiers scolaires des élèves concernés montrent des difficultés d’apprentissage préalables, dès l’école élémentaire (Broccolichi, 2000). Donc, le rejet des apprentissages résulte d’une construction et, pour les cas d’élèves issus de familles les moins familières des évidences scolaires, il résulte d’abord d’acquisitions non réalisées. Autrement dit, la « crise de transmission scolaire » doit être étudiée non pas comme un phénomène isolé, mais en lien avec les inégalités sociales de réussite scolaire.
8 Nous nous sommes intéressé à la genèse de ces inégalités, au processus qui conduit des difficultés d’appropriation au rejet de l’école et des apprentissages. Vingt-deux élèves, ayant grandi et effectué l’essentiel de leur scolarité en France, et identifiés par les instituteurs comme de potentiels décrocheurs dans la suite de leur scolarité, ont été suivis pendant près de deux ans à partir du dernier trimestre de CM 2. Outre des entretiens avec les élèves et les adultes de l’institution, des observations dans les classes et les établissements (quatre CM 2 dans deux écoles, neuf sixièmes dans deux collèges) ont porté sur les pratiques professionnelles et leur lien avec l’activité des élèves, et sur l’interprétation des situations scolaires par ceux-ci.
2 – Difficultés de transmission / appropriation de savoirs
9La société et l’école interprètent toujours les écarts de réussite scolaire en faisant comme si l’école ne faisait qu’enregistrer des différences préalables aux élèves (alors que justement l’école unique est censée créer du commun, donc y compris pour les élèves qui ne disposent d’aucune familiarité avec les attentes scolaires), ainsi considérées de façon essentialisée : idéologie des dons, du handicap socioculturel… Le système scolaire serait ainsi envahi de problèmes extérieurs.
10Notre recherche montre plutôt que la « crise de transmission » n’est pas une fatalité qui s’impose à l’École, mais que celle-ci y contribue malgré elle et qu’il n’existe pas d’élève condamné, par des caractéristiques individuelles ou sociales, à ne pas s’approprier les savoirs scolaires.
11« L’unicité » de l’école française a été réalisée sans repenser les modalités de l’enseignement des contenus à tous. Au contraire, les évolutions des façons d’enseigner, en lien avec celle les idéologies dominantes dans le champ scolaire n’ont fait que déplacer les processus de construction des inégalités scolaires.
12 Dans l’école d’autrefois, le modèle d’enseignement était magistral, avec une leçon précédant des exercices d’application, des savoirs davantage conçus pour être admis et retenus sans discussion, une asymétrie marquée de la relation pédagogique avec l’autorité du maître assise sur sa fonction institutionnelle. Les écarts d’appropriation entre élèves étaient déjà imputables à la façon dont l’école traite l’écart culturel, en ne donnant pas à tous (usages langagiers, logiques d’apprentissage) ce qui est indispensable à la réussite de chacun (Bourdieu, 1966).
13 L’évolution de la société, de l’école et de ses ambitions, des populations d’élèves et d’enseignants, comme de la conception de l’enfance et du modèle idéal d’élève (Chamborédon et Prévot, 1973), ont conduit à une modification en profondeur des façons d’enseigner. Les formes de travail scolaire sont influencées par des courants alternatifs de pédagogie (moderne, active, nouvelle, institutionnelle…), la didactisation de l’enseignement et la diffusion de préceptes et d’injonctions qui contredisent le modèle d’enseignement dit « traditionnel ». Celui-ci est critiqué pour sa présentation « dogmatique » des savoirs dont on ne demande pas à l’élève de vérifier par lui-même la validité, pour ne pas faire appel à « l’intelligence » des élèves et leur demander simplement d’appliquer et de retenir… On préfère ici organiser l’enseignement autour de la progression individuelle de chacun plutôt que sur un cadrage collectif de l’activité scolaire. Il s’agit de faire redécouvrir, réinventer les savoirs à l’élève dans des « situations problèmes » ou des « activités de recherche » dans lesquelles les contraintes de la situation sont censées guider les élèves vers la redécouverte de ce savoir. On retrouve là ce que B. Bernstein (1975) nomme les « pédagogies invisibles » : l’autorité du maître, comme son action d’enseignement, doivent s’effectuer de façon implicite pour créer des situations de classe où l’élève va apprendre « tout seul » à partir de ce cadre.
14Dans les classes observées, avec des enseignants ordinaires (ils ne sont pas militants pédagogiques ni experts en didactique mais mettent en œuvre comme ils peuvent ce qu’on apprend en formation, et ce à quoi incitent les manuels, les corps d’inspection et les programmes…) [3], les formes de travail scolaire s’inspirent notamment de ces conceptions pédagogiques plus récentes.
15 La question des logiques cognitives sollicitées est ici éclairante (Bautier et Rochex, 1997). Dans des modes pédagogiques anciens ou récents, la construction des inégalités d’apprentissage s’est déplacée et donc maintenue à l’insu des enseignants et des élèves. Que la leçon magistrale précède les exercices d’application ou que les savoirs soient induits de façon diffuse et invisible pour amener l’élève à les « construire » et les formaliser, l’appropriation effective repose et suppose une logique d’apprentissage qui fasse le lien entre les tâches scolaires, les exercices, d’une part, et les savoirs, les notions à acquérir d’autre part. Cette logique cognitive est indispensable à la réussite scolaire mais l’école ne prend pas en charge son appropriation par les élèves. Cela donne lieu à des malentendus sociocognitifs : l’élève travaille « à côté » des enjeux d’apprentissage alors qu’il croit faire ce qui est demandé. Le malentendu est réciproque : le professeur, parce que l’élève travaille, croit que celui-ci s’engage dans l’activité intellectuelle pertinente. Le plus souvent, les élèves de milieux populaires se focalisent sur la dimension visible des prescriptions enseignantes : accomplir un exercice, arriver au résultat, avoir une bonne note… sans prendre conscience que ces tâches ne sont que le moyen pédagogique de comprendre, de construire un savoir ou de le consolider, d’apprendre. Or ceci est rarement explicité. Pour les élèves qui participent du « délit d’initiés », cette double dimension des tâches est évidente : ils vivent dans des familles, imbibées des logiques scolaires, où toute action des adultes envers les enfants est sous-tendue par une volonté éducative (Thin, 1998) : travail autonome, concentration, désignation du lien entre tâches et apprentissage, attention aux détails, obéissance non pas à une personne mais à des règles dépersonnalisées, utilisation de chaque anecdote par l’adulte pour en tirer des règles générales… Or, en général, les familles populaires n’éduquent pas les enfants d’une façon qui les prépare à être élève. Mais l’École fait comme si c’était le cas, occulte la mise en place d’un travail de transmission de ces logiques cognitives indispensables à la réussite. Pire, elle entretient les malentendus.
16 Par exemple, lors d’une séquence de technologie en CM 2, les élèves travaillent sur la schématisation des circuits électriques. L’enseignante ne fait pas un cours magistral préalable. Elle réalise, dirons-nous, une mise en présence des élèves avec le savoir invisible qu’ils doivent découvrir. Lors d’une des premières séances, elle vise à faire acquérir la notion de « circuit fermé / ouvert ». Elle distribue ainsi aux élèves du matériel pour monter des circuits et une « fiche » à partir de laquelle ils doivent travailler en autonomie. Celle-ci comporte plusieurs exercices demandant de réaliser divers montages comme indiqué sur les schémas et questionnant l’élève : « que se passe-t-il ? » L’écolier doit alors répondre par exemple « l’ampoule s’allume ». Et, tout à la fin de cette série d’exercices, il est demandé à l’élève « qu’en conclus-tu ? ». Les élèves suivis (connaissant des difficultés d’apprentissage) réalisent de façon isolée, morcelée, chacun des exercices précédents et ne comprennent donc pas à quoi réfère cette question. Pire, pour eux, ce n’est qu’une question parmi d’autres, ils ont « juste » à celles qui précèdent et auront donc la moyenne : ils ne réaliseront pas l’écart avec ce qui est attendu. Bref, ils résolvent des tâches morcelées, mais ne mettent pas celles-ci en lien, donc n’apprennent pas le savoir induit, avec lequel le professeur les a mis en présence. Le malentendu est bien réciproque : pour l’enseignant (et les supports didactiques sur lesquels il s’appuie, tirés des programmes et injonctions officielles), il est évident que le but n’est pas la résolution « en soi » de chacun des exercices mais leur mise en lien ; il est également évident que la fiche ne doit pouvoir conduire, si les exercices sont réalisés, qu’à la construction du savoir. Or ce n’est pas le cas : la fiche met au travail les écoliers sur des tâches visibles mais se contente de mettre en présence du savoir induit. Seuls les élèves ayant acquis ailleurs une logique cognitive d’appropriation et non pas seulement de conformation aux tâches prescrites, peuvent réaliser seuls ce saut intellectuel.
17 La récurrence de ce phénomène explique les écarts d’appropriation. Mais les méthodes « anciennes » n’évitent pas le problème. D’abord, la difficulté à faire le lien entre le savoir exhibé dans la leçon magistrale et les exercices d’application existe tout autant. Ensuite, cette forme est bien présente, imbriquée à la méthode inductive : comme seuls quelques élèves de la classe parviennent à réinventer le savoir induit, à l’appui de leurs bonnes réponses, l’enseignant écrit au tableau le savoir dit « formalisé » d’une façon qui ressemble fort à une leçon magistrale déguisée qui sauve les apparences car ainsi toute la classe peut être considérée comme ayant « construit » le savoir. Les professeurs, tout autant que les élèves, sont écartelés entre des injonctions officielles hétéroclites, entre lesquelles ils doivent jongler sans qu’existe un lieu d’échange et de formation prenant en compte l’effectivité des apprentissages.
3 – Les savoirs : patrimoine, invention ou appropriation ?
18Dans l’exemple précédent sur la technologie, une des séances repose sur l’objectif de familiariser les élèves avec l’utilisation de schémas et de symboles. L’enseignante fait passer les élèves par une étape de « dessin » des objets réels (fil, ampoule, interrupteur…) avant de les leur faire schématiser. Comme le savoir est mis en présence des élèves, et émerge peu à peu des réponses collectives et du cours dialogué dans l’entre-soi de la classe, les écoliers suivis pensent que le recours au symbole est motivé par la seule nécessité de « simplifier » la représentation d’une ampoule, d’un fil électrique, etc. Bref, ils sont restés dans une logique du « dessin épuré » en laissant de côté toutes les explications orales portant sur le critère de conduction (par exemple, on ne représente pas la gaine plastique colorée du fil électrique, mais seulement le fil qui est à l’intérieur car il est conducteur d’électricité) : ils n’en ont pas besoin pour avoir « juste » à l’exercice. Ils contournent donc le dispositif d’enseignement.
19 Celui-ci participe à un malentendu sur la façon dont l’élève doit s’inscrire, se penser dans la scolarité. Car en faisant réinventer aux élèves les symboles électriques (un fil est représenté par un trait, une ampoule par « un rond avec une croix dedans », disent-ils…) cette forme d’enseignement les induit en erreur. Les élèves croient que cette simplification de la représentation vise juste à leur économiser des efforts : « c’est trop dur de dessiner l’ampoule avec tous les traits en diagonale de la vis… ». Quand les symboles sont « formalisés » (officialisés), écrits au tableau pour être recopiés dans le cahier de leçons, aucun des élèves suivis n’a compris qu’il s’agit là de symboles universels, qui font convention dans une discipline de pensée. Ils croient qu’il s’agit seulement d’une convention locale, particulière au groupe classe qui a « construit » le savoir ensemble.
20Autrement dit, le savoir est totalement déconnecté du patrimoine culturel et scientifique qui le porte. La « crise de transmission » n’est donc pas seulement imputable aux élèves et à leur vie familiale. L’école crée les conditions de cette ambiguïté entre « redécouvrir » pour « s’approprier » les éléments d’un patrimoine et « inventer » ses propres références.
21De plus, le savoir est présenté de façon déconnectée d’un programme. Cela empêche les écoliers suivis de saisir que les savoirs ne relèvent ni de la décision de l’enseignant, ni de la leur : ils pensent qu’il s’agit d’une convention avec la personne qu’est leur maître ; celui-ci est donc vu comme « gentil » de bien vouloir leur épargner des efforts. Cela rend invisible le fait que les critères selon lesquels l’enseignant va « formaliser » un savoir (retenir la réponse de tel élève plutôt que celle de tel autre), ou évaluer le contrôle concluant la séquence, ne dépendent pas de critères personnels mais de normes propres à la discipline enseignée.
22 Paradoxalement, la manière dont s’est réalisée la rupture (justifiée au demeurant) avec une présentation dogmatique des savoirs dans la « pédagogie traditionnelle », par mouvement de balancier, a favorisé une vision par les élèves de la relation pédagogique qui renforce le pouvoir dogmatique de la personne adulte. Les élèves suivis dans cette recherche pensent que, pour réussir à l’école, la condition principale est de se faire bien voir par l’enseignant, d’être « le chouchou ». Ce n’est pas l’intention de ces nouvelles formes de travail qui est en cause, mais leurs conséquences effectives, qui ne semblent ni plus ni moins démocratisantes que les anciennes.
4 – Le rejet de ce que l’école transmet
23L’école crée donc les conditions pour que non seulement la transmission des savoirs ne donne pas lieu à une appropriation par tous les élèves, mais en outre, leur laisse penser que ce qu’ils font en classe et ce qui y est évalué procède de références « inventées », et partagées seulement par l’entre-soi de la classe.
24 Tant qu’ils ont la moyenne, les élèves jouent le jeu, travaillent, sans s’approprier vraiment les savoirs. C’est le plus souvent au collège que leur est révélée la non-conformité de ce qu’ils font (Bonnéry, 2004). Mais ils n’ont pas d’explications de ce constat, et l’école ne sait que les exhorter à travailler « plus » (au lieu d’« autrement »). Alors, ils conservent la même façon de penser tout en la déplaçant : faute de pouvoir être partie prenante de l’entre-soi du groupe classe qui travaille avec les professeurs, ils se réfugient symboliquement dans le groupe de pairs qui, se sentant rejetés des savoirs scolaires, se mettent à les rejeter pour préserver leur image : mieux vaut se penser « indiscipliné » que « bête ». Alors, les références juvéniles (le rap notamment) sont mobilisées en concurrence avec les savoirs scolaires, comme une forme de fierté par défaut (Bonnéry, 2005). On retrouve ici une opposition à la « culture scolaire » qui est opposition à la fois générationnelle aux références des adultes et à celles des « riches », des « blancs », etc. Mais cet aspect de la « crise de la transmission » est le résultat d’espoirs d’acculturation déçus.
25L’école n’est pas la seule responsable de cette « crise ». Certains éléments de la « culture juvénile », les modes identificatoires dans les groupes de pairs des jeunes « de banlieue » sont des points d’appui à cette tension entre supports identificatoires. Et la diffusion de façons de penser qui s’adressent de façon particulariste à « la jeunesse », par le biais des médias, comme des politiques publiques (Faure & Garcia, 2005), contribue à faire exister ladite « culture jeune ». Par ailleurs, l’injonction contemporaine, dérivée de l’idéologie néo-libérale, à « être soi », à assurer soi-même les conditions de sa propre survie et les supports de son individualité (Castel, 1995), pousse également les nouvelles générations à penser que l’inscription dans une culture préexistante à l’individu serait forcément aliénante pour celui-ci au lieu de considérer qu’elle constitue un point d’appui de son propre développement.
26Mais notre recherche montre que ces conditions de la « crise de la transmission » ne sont opérantes dans l’école que parce que celle-ci est, elle aussi, imbibée de ces idéologies qui ne laisseraient le choix qu’entre autofondation ou nostalgie de l’inculcation. D’autres perspectives pourraient exister pour permettre l’appropriation, l’acculturation scolaire de tous les élèves.
Bibliographie
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Notes
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[1]
Maître de conférences en sciences de l’éducation, équipe ESCOL/Université Paris 8.
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[2]
Parce qu’elles sont trop récentes, on ne prend pas en compte ici les dernières orientations qui semblent vouloir au contraire réduire l’unité du système et la durée générale des études.
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[3]
Pratiques pédagogiques et activités des élèves sont conçues dans une interaction non pas en apesanteur sociale, mais déterminées par le contexte socio-historique et institutionnel. Nous les resituerons donc par rapport à l’évolution des façons de faire dominantes, des conceptions à la mode dont ni les enseignants, ni les élèves ne sont responsables.