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Article de revue

La souffrance des enfants de putains ou des fils et filles de putes

Pages 131 à 151

Notes

  • [1]
    Emmanuel JOVELIN est sociologue, responsable du Master du Travail Social en Europe, du DESS Développement Social Urbain et du Groupe d'Etudes et de Recherches en Travail Social, Institut social Lille-Vauban (Université catholique de Lille). Il est par ailleurs membre associé au laboratoire PROFEOR (Université de Lille-3)
  • [2]
    DEBEER, D., Les enfants de femmes prostituées : de la stigmatisation à l'identité blessée, DEAS, ISLV, 2002.
  • [3]
    BOUAMAMA, S., L'homme client en question. Le processus du devenir-client de la prostitution, IFAR, Mouvement du Nid, juin 2004. JOVELIN, E., Client de la prostitution et opinion publique face au client de la prostitution en Côte-d'Ivoire, Mouvement du Nid, 2000.
  • [4]
    Beaucoup sont sous ce régime : l'Allemagne, les Pays-Bas, la Grèce, la Turquie, etc.
  • [5]
    Association, Mix-cité, article 167 (auteur non identifié).
  • [6]
    LEGARDINIER, C., La prostitution, Toulouse, Milan, 1996.
  • [7]
    HAZANA. et MARKOVICH, M., Le système de la prostitution. Une violence à l'encontre des femmes, Commission Nationale contre les violences envers les femmes, Paris, 2002.
  • [8]
    SHAVER, Frances, M., Prostitution : a female crime ?, Conflict with the law women and the canadian justice system, 1993, pp. 153-173, In PLAMONDON, Ginette., La prostitution : Profession ou exploitation ? Une réflexion à poursuivre, Recherche du conseil du statut de la femme, Mai 2002, Québec, Canada.

Introduction

1La France compte officiellement 15 000 prostituées, très majoritairement féminines, mais connaît-on le nombre d'enfants de femmes prostituées ? Ces enfants de l'ombre qui naissent de parents invisibles. Connaît-on la conséquence de la prostitution, plutôt du clientélisme (et du proxénétisme) sur les enfants de prostitués ?

2Cet article s'appuie modestement sur quatre entretiens semi-directifs [2] des enfants des femmes prostituées, âgés de 20 à 41 ans. En ce qui concerne les caractéristiques socio-démographiques, ils sont tous les quatre célibataires mais trois ont des enfants âgés de 4 à 10 ans, et ils sont tous au chômage, hormis un jeune homme de vingt ans qui a un contrat emploi-solidarité en bâtiment. Pour ce qui est de leur trajectoire, ils font tous partie des catégories d'accidentés biographiques, avec notamment une personne qui possède un Brevet d'études professionnelles, une autre avec un certificat d'études professionnelles et les autres ont arrêté leur scolarité respectivement à l'âge de 14 ans et 16 ans.

3Au lieu d'épiloguer sur la réouverture des maisons closes, sur la professionnalisation d'une activité exercée dans un contexte de détresse et de misère, interrogeons-nous sur les conséquences qu'elle produit sur les enfants par exemple. Le débat n'est pas tant la prostitution - profession ou exploitation - mais dans l'analyse des conséquences de cette activité dans la société. Ainsi, nous pensons que se situer dans l'étude du client de la prostitution [3] et de ses conséquences, en particulier dans cet article, « les enfants des putains, les filles et fils des putes », permettrait d'étudier correctement la prostitution de manière globale.

4Au moment où on célèbre l'Europe des 25, on peut se demander ce que prévoit la constitution de l'Europe face aux pratiques divergentes des activités prostitutionnelles. Entre les régimes prohibitionniste, réglementariste et abolitionniste, lequel sera en vigueur demain ?

5En guise de rappel, le régime prohibitionniste consiste à interdire et à exercer une répression contre les personnes qui s'y livrent, l'organisent et l'exploitent. Les personnes prostituées et les proxénètes sont considérés comme des délinquants, passibles des poursuites et des pénalités. Pour le régime réglementariste, le postulat de base est que la prostitution est un « mal nécessaire », voire quelque chose d'inévitable. Par conséquent, il convient de la canaliser, l'organiser et la contrôler sous l'autorité de la police, des municipalités et surtout l'insérer dans les structures sociétales. Ce régime qui fut celui de la France de 1802 à 1946 [4], mettant en avant les arguments à la fois d'ordre et de sécurité sanitaire, a échoué également dans ses objectifs puisqu'il n'a pas non plus empêché la prostitution clandestine. Enfin, quant au régime abolitionniste, il préconise l'abolition de la réglementation, mais pas forcément de la prostitution elle-même. Le texte de référence est celui de la convention internationale de l'ONU, du 2 décembre 1949 : « Pour la répression de la traite des êtres humains et de l'exploitation de la prostitution. » Le texte annonce : « La prostitution et le mal qui l'accompagne, à savoir la traite des êtres humains en vue de la prostitution, sont incompatibles avec la dignité et la valeur de la personne humaine et mettent en danger le bien-être de l'individu, de la famille et de la communauté ».

6La France est censée être abolitionniste depuis la loi Marthe du 13 avril 1946, mais elle n'a ratifié cette convention qu'en 1960 et sa position face à cette activité n'a jamais été claire. Chaque ministre applique ses principes en fonction de ses attributions : la prévention et la réinsertion sont de la responsabilité des Affaires sociales, le ministère de l'Intérieur réprime, celui de la Justice pénalise et enfin le ministre des Finances fiscalise. Nous sommes dans un contexte, où la France s'est située depuis plusieurs années entre l'abolitionnisme, le néo-réglemen-tarisme, voire le prohibitionnisme.

7La question de la prostitution a fait couler beaucoup d'encre. S'il y a des associations qui réclament la libération sexuelle, la libération du plaisir, d'autres pensent que cette libération ne doit pas conduire à l'emprisonnement du sexe ou à son instrumentalisation au profit d'un client, d'un proxénète ou d'un homme violent. Donc, parler de la liberté sexuelle dans le contexte de la prostitution, c'est ne voir que le côté masculin de cette liberté. Ainsi le choix de vie des prostituées serait plutôt l'exploitation d'une vulnérabilité, même si les femmes qui se prostituent ne seraient pas toutes en situation d'esclavage. La notion de prostitution libre serait de fait fallacieuse car certaines personnes prostituées pratiquent « le syndrome de Stockholm » : « stratégie de survie en captivité (pour survivre la personne prostituée doit nier l'ampleur de ses souffrances) avec une identification à son tortionnaire (proxénète et client)»  [5]. En outre, c'est toujours la prostituée, jamais le client, qui est sous l'halogène, c'est elle qui est culpabilisée, or « le prostituant » erre à la recherche du plaisir sans se faire inquiéter.

8Tout à toujours été fait pour protéger le client. Claudine Legardinier [6] l'a souligné, à travers l'histoire, les divers contrôles sanitaires imposés aux prostituées visaient à protéger essentiellement les clients. Cette invisibilité du client, qui est néanmoins à la base de toute relation prostitutionnelle produit aussi des « enfants invisibles », en souffrance, mais pourtant porteurs d'une marque visible dans le cœur, dans la tête, même s'ils sont souvent reconnus, ridiculisés, stigmatisés par leur environnement (école, famille, quartier, travail).

9Cette manière d'oublier le client fait penser que la prostitution est uniquement une affaire des femmes, or les personnes qui utilisent les services de prostitution sont exclusivement des hommes : « Ce décalage béant entre la femme prostituée visible et l'acheteur de sexe anonyme et caché est emblématique du rapport inégalitaire existant dans la prostitution [7] ».

10Selon une étude de Shaver [8] qui remonte certes à 1991, à Montréal, chaque prostituée de la rue (de Montréal) rencontrait en moyenne vingt clients par semaine. Catherine Blanc ( 2001) affirme que : « La prostituée et le client forment un tandem, une sorte de tandem qui fonctionne. Comme dans tous les couples, c'est une relation de souffrance, mais aussi de satisfaction. L'autre n'est qu'un outil pour répondre à une inquiétude : celle de l'homme par rapport à sa virilité et celle de la femme par rapport à son devoir de protection. Chacun sait avoir besoin de l'autre et l'argent est là pour pouvoir poser les limites. » Dans cette relation de souffrance et de plaisir, peut naître parfois « un fils ou une fille de pute », reconnu(e) le plus souvent par la mère mais ignoré(e) par le père-client, qui arrive en cachette et repart sur la pointe des pieds. Finalement, nous le verrons, à travers cette trajectoire, c'est comme si la prostitution niait la personne humaine et la réduisait à l'état d'objet, et donc c'est bien une forme de violence symbo-lique et réelle faite à ceux (celles) qui la subissent, elle n'agresse pas seulement les principaux acteurs, mais ceux qui naissent aussi de cette relation. Voilà l'objet principal de cet article.

Sylvie : la fille de la putain, une souffrance indélébile

11J'ai 41 ans. Mon parcours scolaire n'a pas été ce que j'aurais aimé qu'il soit étant donné qu'on m'a mis pas mal de bâtons dans les roues. Donc, je suis allée à l'école maternelle comme tout enfant. Je suis allée au pensionnat après parce que ma mère voulait préserver ce « côté éducation de l'enfant », ne pas le mélanger avec son métier. Donc j'ai fait une scolarité relativement correcte, des études assez perturbées parce que je ne savais pas trop ce que je voulais faire et j'avais quand même pas mal de professeurs qui me... répétaient tout le temps, à longueur d'années : « Qu'est ce que tu comptes faire dans ta vie ? Prendre la succession de ta mère ? ». Donc c'était très difficile. Donc j'ai fait jusqu'au BEPC, après j'ai changé d'orientation, j'ai fait un CAP d'aide-puéricultrice qui a changé en cours de route pour faire un CAd'employée de collectivité... Bon, j'avoue que j'étais une élève très studieuse qui avait envie d'y arriver mais bon... Qui se sentait souvent découragée et cataloguée, quoi. Bon, ne serait-ce que par les professeurs, après c'était les élèves. Il y avait toujours un conflit perpétuel. La seule solution que j'ai trouvée pour me faire accepter c'était de faire le clown et, pendant qu'on fait le clown, bah, on peut pas faire ses études... Bah, je me suis cherchée quand même pas mal de temps et puis je me suis dit que bon, comme j'étais une enfant marginale, c'est ce qu'on m'avait bien fait comprendre. Donc, j'ai choisi un métier artistique et comme je ne pouvais pas aller dans les agences parce que j'avais pas les mensurations, ni la taille, donc j'ai été ce qu'on appelle « un mannequin volant régional ». J'ai fait des défilés de lingerie féminine, maillots de bains, cuir. Là j'ai eu quand même pas mal de succès, je me suis sentie exister, quoi. Bon, j'ai laissé tomber après, parce que ça m'a fait peur, disons qu'après on attaquait un niveau beaucoup plus haut, donc il y avait quand même pas mal de choses qui pouvaient ressembler à la prostitution, donc je me suis un peu échappée et là j'ai travaillé un peu en discothèque, et après avoir travaillé en discothèque, j'ai travaillé en restauration.

12J'ai fait de la restauration en tant que simple serveuse, après je suis devenue responsable de café-brasserie et puis là, ça fait un an que j'ai arrêté de travailler parce que je suis enceinte. J'ai touché un peu à tout, mais le problème, c'est comme je dis, comme on est des enfants un peu catalogués , je l'ai ressenti aussi bien au niveau scolaire qu'au niveau professionnel. C'est-à-dire quand j'ai eu des stages pour passer mon CAP. de collectivité, je faisais des stages ici sur L. et malheureusement, je tombais toujours sur des gens, des hommes qui étaient des clients à ma mère, donc qui me cassaient plus ou moins.

13Après, quand j'ai travaillé dans des restaurants, c'était des patrons qui étaient clients à ma mère, donc, c'était toujours le chantage « donc, je veux bien te faire travailler, mais je ne te déclare pas ». Donc, j'ai jamais réussi à trouver un emploi déclaré, dans les normes, j'ai toujours vécu dans la marginalité, quoi, et ça c'est catastrophique parce qu'à 41 ans... On est là, on n'a rien, on n'a pas de retraite. Mais c'est quand même dommage, parce que... en agissant comme ça on rend les enfants responsables, et en grandissant les enfants culpabilisent. C'est-à-dire que moi, je me suis sentie responsable du métier que ma mère faisait et, en vieillissant, en grandissant, j'ai fini par me sentir... coupable et, la seule façon pour moi de donner du bonheur à ma mère ou de lui faire oublier le métier, elle le fait pour ses enfants, c'était de sacrifier ma vie, quoi.

14Chaque fois que j'avais l'occasion, l'opportunité comme dans le spectacle, de partir dans le Midi où j'ai vécu trois ans, je suis revenue parce que ma mère avait été agressée, ici, sur L., je suis revenue, je suis restée, je faisais le chien de garde, quoi. Pendant ce temps-là, les années, elles passent et puis... (silence), enfin, j'ai l'impression un peu que les enfants sont condamnés un peu à rater leur vie même s'ils ont les ambitions, même s'ils ont la rage... C'est peine perdue quoi. parce qu'on trouve pas une porte qui s'ouvre, on trouve pas de gens compréhensifs, des gens tolérants, c'est ça... c'est dommage, parce que l'enfant n'est pas responsable.

15Je suis partie en pensionnat, j'avais 4 ans. On m'a mis en B. de façon à être complètement retirée de L. parce que L. j'avais été au pensionnat S. M., dans le V. L. et, comme ma mère travaillait dans le V. L., c'était trop proche quoi... elle voulait me préserver.

16J'ai des frères et sœurs. J'ai un frère et une sœur. Mon frère a été élevé en nourrice et ma sœur a été élevée par ma grand-mère. J'ai été celle qui était la plus proche de ma mère quoi. Euh, je vais pas dire que j'ai vécu son métier avec elle mais presque quoi euh... Je l'ai accompagnée dans toutes ses difficultés, dans toutes ses joies. toutes ses peines quoi c'est... depuis l'âge de 4 ans, on est main dans la main, quoi. Aujourd'hui, on galère encore et puis bon, on est encore là toutes les deux. Parce que bon, je suis la seule enfant à avoir quelque part culpabilisé et à la fois accepté c'est-à-dire me dire : c'est une femme qui a quand même du courage, c'est une femme qui aime ses enfants donc je me dois de la soutenir, d'être là, j'ai le temps, je suis jeune, je pourrais faire des études après ou je pourrais reprendre. Et puis, bon le temps passe et... Donc ma mère voulait travailler, mettre de l'argent de côté mais c'était difficile de mettre de l'argent de côté et vouloir offrir à ses enfants la meilleure éducation : les pensionnats, les sports d'hiver, les vacances... la vie d'un enfant normal quoi. Et, quelque part, je suis née avec un handicap quoi. Donc, c'est, c'est dommage... C'est dommage de... On arrive à l'école, par exemple, bon bah... « Ca c'est une réputation que j'ai encore maintenant, j'ai 41 ans... J'ai la réputation... Je viens au Nid, je viens ici avec ma mère parce que ma mère est en difficulté, elle a été agressée...

17A l'école c'est difficile parce que les enfants sont particulièrement méchants et c'était tout le temps : « On joue pas avec elle, on la fréquente pas, elle fait les clients avec sa mère. » Ils me rejetaient complètement donc, de ce fait, là il y a un truc qui s'est passé, le fait qu'on soit rejeté comme ça par les gens. enfin par les adolescents, on se met à fréquenter les adolescents qui font des conneries, quoi. Donc, j'ai fréquenté que de la merde, j'ai fréquenté que de la merde. Parce que chaque fois que j'ai fréquenté ce qu'on appelle entre guillemets des bourgeois, enfin des enfants normaux, j'aime pas tellement ce terme, c'était toujours : « On joue pas avec la fille d'une pute, dégage », alors c'était « le travelo », c'était « la pute », c'était « la négresse », enfin j'avais beaucoup de choses à porter, quoi. Bon, malgré tout, comme j'avais un caractère assez fort, j'arrivais quand même pas à supporter les choses mais, enfin, je transformais ça en humour, en pitrerie. Bon, après, quand je rentrais chez moi le week-end, je pleurais, quoi. Et, ma mère, je ne lui disais jamais ce qui se passait, tout allait bien, c'était merveilleux... Parce que j'aurais voulu qu'elle sache que... Et encore aujourd'hui, quoi, je ne pense pas qu'elle a pu imaginer le genre d'adolescence que j'ai pu avoir...

18Les professeurs parlent entre eux... Moi, c'est un directeur d'école qui m'a dit ça. On était dans la classe. Il est rentré... et puis à un moment donné comme je parlais à une copine, il m'a dit : « Et, toi... là... tu te tais, quand je parle. » Je lui dis : « Bah, excusez-moi. » Il me dit : « Oui, mais de toute façon, toi on se demande pourquoi tu viens à l'école, parce que de toute manière, t'as un travail qui t'attend, prendre la succession de ta mère ». Et, puis, il a nommé l'endroit où ma mère travaillait. Donc, les élèves m'ont regardée un peu comme ça, et puis, après en cours, ça a été : « Psitt... ». Et, puis, la prof, elle était obligée de faire taire tout le monde quoi, bon ce que j'ai fait, j'ai pris mes affaires, je me suis cassée. Je ne suis pas allée à l'école pendant 3-4 jours. Je me sentais... euh... Et puis, après, j'arrivais avec violence. Au départ je faisais de l'humour, puis après j'agressais les gens, quoi. Dès qu'il y avait quelqu'un qui me regardait ou dès que je voyais quelqu'un parler tout bas c'était... Je l'insultais, je frappais enfin, je me comportais comme une sauvage... Les gens ont fait en sorte que je sorte de mes gongs, j'ai trouvé ça tellement injuste, tellement... pour des gens qui font partie de l'enseignement c'est pas délicat... C’est des choses que les parents font, on doit se taire, les enfants sont pas là pour assumer les erreurs des parents ou la vie des parents... C'est des choses qui arrivaient couramment. Il y avait une prof encore plus méchante qui me disait : « Ah oui, profession du père, profession de la mère... » Bah, moi mon père est parti, donc je ne marquais rien. Profession de la mère : je ne marquais rien. Puis, elle disait : « De toute façon c'est un métier comme un autre, vous pouvez marquer... » Alors je ne répondais pas et puis, elle disait : « Qu'est-ce qui se passe, mademoiselle, pourquoi vous ne marquez rien, la prostitution est un métier comme un autre ? ». Donc, je la regardais, euh... comme si je ne le comprenais pas, quoi, et puis après, bon, je sortais de la classe et puis j'éclatais en sanglots. Je me disais franchement, c'est pas... et puis, après, je l'attendais en bas, puis je la frappais, quoi. Sinon mon père, non je ne m'en souviens pas. Je l'ai revu, j'avais 22 ans... Il est arrivé chez moi, j'avais mon appartement, il était bourré, il devait être 4 heures du matin... Il a commencé à me dire : « Oui, je suis venu te chercher pour te demander le fric... ta mère c'est une pute. »

19Je lui ai dit : « Ecoute... ça je le sais depuis l'âge de 4 ans, tu ne m'apprends rien et de toute façon, quel que soit le métier qu'elle fait, elle le fait pour nous, enfin pour moi, quoi, principalement. Parce que... elle a pas les moyens de m'élever, elle veut pas que je sois placée, voilà, elle se sacrifie pour moi parce que t 'es quand même le seul homme qu'elle a aimé dans sa vie, le seul homme qu'elle a épousé. » Et puis, je l'ai mis dehors parce qu'arriver comme ça au bout de 22 ans pour la casser, je trouvais ça sale. Elle l'avait quand même aidé, elle l'avait quand même pratiquement bien aidé, je pense que quand il s'en était sorti à l'époque, c'est parce qu'elle s'était sacrifiée aussi pour lui. Je ne dis pas qu'elle a travaillé pour lui parce qu'elle n'a jamais travaillé pour un homme… Je crois qu'à la limite un enfant peut garder le respect de ses parents. Parce que quand on dit : « Le respect pour les parents, un enfant c'est normal, il doit l'avoir », je ne crois pas tellement. Moi, je crois qu'un enfant peut garder le respect de ses parents à partir du moment où il a compris le pourquoi et le comment et... Moi, je me disais, enfin j'avais compris, pourquoi elle le faisait, comment elle le faisait parce que souvent je l'épiais, quand j'avais l'occasion d'être là, je l'épiais. Donc je regardais comment elle faisait, comment elle racolait, machin, sa manière de faire, enfin les paroles qu'elle disait, quoi. Et je me disais quand même : « C'est une femme qui travaille proprement, elle prend les précautions nécessaires et puis, qui fait ça dignement pour ses enfants. Elle le fait pas pour donner de l'argent à un homme. » Donc ça m'a permis de respecter. J'pense pas que j'aurais sacrifié ma vie, que je l'aurais accepté, je pense pas. Je pense que j'aurais fui... c'est une chose difficile à comprendre pour un enfant, même pour un adulte, on peut aimer mais bon... Aller se vendre pour un homme, je pense pas que ce soit une preuve d'amour, j'pense que c'est plus une preuve de désespoir... On cherche l'amour désespérément... On cherche l'amour désespérément, enfin, pour moi, personnellement, maintenant… Je trouve qu'on devrait créer des associations pour les enfants uniquement, uniquement pour les enfants, pas pour les parents et faire en sorte de pouvoir leur faire faire un parcours, un parcours professionnel, au niveau des études, du professionnalisme.

Est-ce que ce serait pas les mettre en marge que de les mettre dans une association ?

20Mais de toute façon, ils sont en marge, chaque personne est en marge, je crois. Apartir du moment où on est prostituée, ou homosexuel, ou Noir, on est en marge. Maintenant on vit dans la marginalité, on parle d'intégration ça c'est... avant... c'était la Liberté, la Fraternité, l'Egalité. Maintenant, on parle d'intégration, donc ça montre bien qu'il y a une espèce de cassure dans les trois mots qu'on nous a enseignés en étant enfant. C'est que maintenant, on est à part. Les gens sont catalogués, ils sont... ils sont parqués comme des bêtes un peu... Donc, je pense qu'une association comme ça, ça pourrait les aider parce que, bon, ils vont à I'ANPE, ils vont... Quel que soit l'endroit où on va, euh, déjà les premières questions qu'on nous pose : « Qu'est ce que vous avez fait ? Qu'est-ce que vous voulez faire ? ». Bon, tous les enfants qui sont comme ça... la mère prostituée... ils sont perturbés dans leur tête. Ils sont paumés, on est paumé... même si on a l'air comme ça affranchi, euh, on roule des mécaniques... Tout ça, c'est de la parade. C'est parce qu'on voit notre mère comme ça qui affronte la clientèle, qui se bat... On se dit : « Tiens, je suis comme elle. » En fin de compte, on gratte le vernis... il y a rien derrière, il y a qu'un enfant fragile, tout petit, tout... Je pense que ça pourrait apporter beaucoup pour les enfants, c'est important quoi.

Arrivais-tu à parler de la prostitution avec ta mère ?

21Ah, oui, oui... quand j'en avais marre je fermais sa porte, parce qu'elle travaillait en maison, enfin elle travaillait en appartement, elle recevait sa clientèle en appartement, donc il y avait plusieurs pièces, je restais dans la première pièce... J'avais 16 ans, j'ai arrêté le pensionnat et donc ma mère m'a prise avec elle, et, donc on habitait plus en dehors de L. et, après, à 18 ans, j'ai pris mon studio parce que ma mère avait une maison avec plusieurs studios donc chaque enfant avait son appartement. J'étais tout le temps celle qui faisait le gué, dès que j'entendais crier, qu'il y avait un problème, je descendais... Dès qu'elle ouvrait les portes, j'étais là, enfin, j'étais tout le temps là... C'est stressant parce qu'on sait qu'à n'importe quel moment, il peut se passer des choses et on y pense, on y pense. Et puis, bah, un jour ça arrive et on se retrouve confrontée, là, face à une situation... On se dit : « C'est pas possible, ça n'existe pas, c'est pas dans la vie quoi. » Et puis, là, tu prends une grosse claque dans la tête (silence). Elle le sait ma mère, je pense que je l'ai beaucoup aidée… Je te dis que quelque part je culpabilise parce que je me dis... Quelque part je ne pense pas que si je l'avais autant soutenue, je pense pas qu'elle l'aurait fait aussi longtemps... Tu vois, quelquefois je réfléchis, je me dis : « C'est affolant ce que tu peux penser... quelque part t'as soutenu ta mère, t'as accepté ce qu'elle faisait parce que t'as compris la cause, le pourquoi, le comment, tu l'as soutenue et, quelque part, est-ce que c'est pas parce que tu l'as soutenue qu'elle s'est sentie plus forte pour continuer à le faire ? ». Bon, après, quand je suis tombée enceinte de mon premier enfant, j'ai retiré ma mère, j'ai dit : « Bon, c'est tout, tu fermes ta maison, la maison elle doit être vendue. Tu l'achètes même pas, tu cherches pas à comprendre. Je te prends avec moi, t'habites chez moi, tu t'occupes de ma fille... » J'avais 30 ans quand j'ai retiré ma mère du métier... Ca a été ma fierté et puis après, j'ai culpabilisé. Et encore aujourd'hui, je culpabilise parce qu'elle est dans la merde et je l'empêche de faire la seule chose qu'elle sait faire, Moi, je l'ai obligée à vivre avec sa petite pension de reversions, avec son RMI, et je me dis : « Est-ce que c’est pas moi qui suis responsable ? » Constamment, pour tout ce que je fais et tout ce que je pense, je me sens responsable et je ne trouve pas la solution. Je pense que tous les enfants qui sont très proches de leur mère doivent avoir le même problème. Et, souvent, on me dit : « Il faudrait couper le cordon ombilical » et je dis : « Je peux pas. » Si je m'en vais, ma mère elle meurt, elle existe plus. Tant que je suis là, ma mère, elle, peut être là. Je suis arrivée à un tournant de ma vie où j'ai plus envie parce que je suis passée à côté de pleins de choses... Je suis passée à côté... Je suis passée à côté d'un homme avec qui j'aurais pu me marier, avoir des enfants et une vie normale... Je suis passée à côté de plein de trucs et on ne revient pas en arrière. Aujourd'hui, j'essaie à 41 ans... J'ai fait un enfant, mais bon, l'image est la même, l'histoire est la même : c'est « Je te connais, je t'aime, je tiens à toi mais t'es la fille d'une pute. » « Je galère, j'ai pas de sous », « T'as qu'à aller au tapin ».

22Pourtant, c'est un homme qui m'aime, qui ne sait pas quoi faire pour moi mais dès qu'on se dispute, c'est... l'occasion. Mais c'est des choses qui font mal et ça je me dis : « Ca me poursuivra tout le temps, tout le temps... et pourquoi ? » J'ai pas demandé à être là, je ne l'ai pas forcée quoi, j'sais pas... Mais les gens sont cruels... quelle que soit l'erreur que les parents commettent, c'est toujours l'enfant qui paie... Je ne sais pas pourquoi d'ailleurs, c'est pas normal. La mère, elle se prostitue ou elle se drogue, c'est l'enfant qui paie (silence).

Qu'est-ce que tu penses de la prostitution ?

23D'un côté, c'est nécessaire pour les gens. parce que quelque part les prostituées sont des gens qui font des conciliations conjugales et qui aident les maris à retrouver leur femme… qui aident les maris à assouvir leurs fantasmes les plus... pas les plus sales... mais les fantasmes qu'ils n'arrivent pas à assouvir avec leur femme parce que, bon, je suppose, qu'avec sa femme, il y a des choses qu'on fait et il y a des choses qu'on ne va pas oser faire. Je pense que, quelque part, une prostituée est une personne utile, une personne médicale, une personne psychologique. Elle possède pas mal de niveaux... C'est à la fois une sœur, un psychologue, un médecin... c'est toute sorte. On peut compter sur elle... Les clients qui arrivent là, soit ils ont envie de passer à l'acte, soit ils ont envie de discuter. Ma mère, c'est beaucoup ce qu'elle avait comme clientèle, des gens avec qui elle discutait en buvant une petite coupe de champagne. Ils étaient contents, souvent ils parlaient de leurs femmes ou de leurs enfants. Bon, ma mère, c'est quand même quelqu'un qui est très très humaine, qui aurait dû être religieuse, je pense. Et qui a toujours essayé de souder les gens donc elle parlait comme ça pendant une demi-heure... une heure et le mec il partait de là... il était content et après, il revenait et il disait : « Tu sais, ma femme, ça va mieux, on part en week-end ». Et ma mère était contente parce qu'elle avait fait sa B.A.

24Disons que c'est un métier qui n'est pas... qui pourrait être géré. C'est un métier que... Moi, je pense qu'on pourrait laisser les prostituées avoir leur micro entreprise, ne pas les laisser travailler sur la rue, leur ouvrir un commerce. La commerçante qui paie ses impôts, qui a son local commercial... un peu comme un cabinet de toubib, quoi.

25On ne peut pas dire que c'est un métier qui ne sert à rien. C'est sûr que c'est un métier dangereux, physiquement, médicalement, cérébralement... faut pas croire que les prostituées sont infaillibles, qu'elles pètent jamais un câble, qu'elles sont toujours en pleine santé... C'est des êtres humains avant tout quoi. Il faut qu'elles se sentent citoyennes à part entière, pas comme des exclues, parce que c'est l'exclusion qui fait que tout devient bordélique... comme en ce moment, l'insécurité, la violence. Il y a de la tolérance, mais une mauvaise tolérance. Il y a de l'ingérence en fin de compte. Moi, je me dis souvent, enfin c'est une phrase d'enfant : « Si j'étais au pouvoir, je pense que les choses je ne les gérerais pas comme ça, aussi bien pour les marginaux, les étudiants, les salariés. Il y a de la place pour tout le monde, il y a une vie pour chacun, il y a des droits aussi pour chacun, c'est ça qui est important et je crois qu'il y a des droits qui ne sont pas respectés et ça c'est pas normal ».

Tu m'as dit que t'avais découvert la prostitution à 4 ans.

26Enfin, je l'ai compris... J'ai toujours été une enfant très silencieuse et très éveillée, un peu comme le furet qui guette et qui observe tout. Et qui voit chaque geste, chaque mimique, chaque expression de visage... Je peux identifier quelqu'un, faire le caractère de quelqu'un... Ca m'a toujours passionnée, ça... J'aurais voulu faire de la médecine, de la psychologie, de la psychiatrie et j'avoue que, quelquefois, il m'arrive de faire des diagnostics sur des gens et je ne me trompe pas. Par contre, je me trompe sur moi-même. Disons que je me connais bien mais j'ai adopté pour moi une philosophie de bouddhiste. Non, j'ai compris parce qu'il y a des choses qui sont... par exemple, quand je venais en week-end, j'arrivais le vendredi soir… j'étais avec ma mère, on allait manger un couscous... Après on allait au cinéma, main dans la main, on chantait « Dis-moi Céline... », je la regardais comme ça... comme si elle mesurait... pour moi elle était aussi grande que les statues, les sphinx, là... Elle me paraissait grandiose, admirable, brillante et... après le samedi après-midi, on allait en ville faire les courses et elle me rachetait une paire de chaussures. Enfin, elle claquait un pognon pas possible et je remarquais souvent qu'il y avait des hommes qui faisaient des trucs, comme ça... des clins d'œil, des signes... Elle disait aux patrons du magasin, elle connaissait beaucoup de commerçants : « Bah tiens, tu regardes Sylvie, j'arrive. » Je la voyais partir, je regardais derrière la vitrine pour voir ce qu'elle faisait et puis je la voyais partir. Il y avait un mec qui la suivait derrière, au début c'est bizarre, je croyais que c'était un fiancé et puis après, en grandissant… Mais, je crois que je l'avais compris. Mais ça ne m'a pas dérangé, ça ne m'a jamais fait honte, son métier ne m'a jamais fait honte, par rapport à mon frère et à ma sœur, ça ne m'a jamais fait honte. Moi, je pouvais me balader bras-dessus, bras-dessous, avec ma mère. Ca ne m'a jamais fait honte... Mon frère, sur l'autre trottoir faisait comme s'il ne la connaissait pas. Bon, ma sœur elle était plutôt exclue. Elle a été élevée chez ma grand-mère, à l'abri, donc elle était pas au courant de quoi que ce soit.

27Ah, moi, j'étais très fière de ma mère, c'était la grande, c'était une star à l'époque... Quelque part, il y avait ce côté où je me sentais... comment dire... un peu « exclue » ... Quand on disait : « Et bah, tiens, c'est la fille à machin », j'avais une espèce de bombance, je me sentais bien et je disais : « Oui, c'est ma mère, c'est ma mère. »

Finalement, ce qui est gênant dans l'histoire, c'est cette histoire d'école ?

28Hum, hum... c'est ça qui est chiant, sinon le reste... quoique les gens de l'entourage, aussi le voisinage, les commerçants... tout ça ça papote euh... les commérages, c'est très intéressant, ça occupe leurs journées, surtout quand les caisses sont vides, donc, ça aussi ça casse un peu, mais bon, c'est moins grave parce que c'est impersonnel, la rue c'est impersonnel. Tandis que l'école, c'est un peu, enfin, pour moi, c'était une deuxième maison quoi. Entendre ce genre de propos ça me... (silence). J'arrivais jamais en même temps que tout le monde dans une classe, il fallait que... pourtant c'était idiot, j'avais l'impression qu'on me remarquerait moins si j'arrivais en retard. Je ne pouvais jamais m'intégrer dans un groupe parce que j'avais l'impression de... d'être une grosse tache noire, quoi, comme si, euh... j'étais tout le temps là en train de regarder euh, tout le temps comme ça... J'avais les cheveux jusque-là à l'époque (elle montre le bas des yeux) afro, mais la mèche jusque-là, toujours les yeux cachés. Quand je riais, je mettais mes mains comme ça (elle cache ses yeux), on voyait presque plus mon visage. J'étais tout le temps en train de me cacher parce que je me disais, les gens y vont voir... comme si j'avais l'étiquette sur le front ou dans mon dos, quoi... et, c'était un sentiment horrible. Mais bon, les gens savaient, donc, moi dans ma tête, je me disais... malgré que j'entendais toutes ces réflexions, je me disais : « Bah oui, ça fait partie... » Ma mère me disait, en plus : « Tu sais, les enfants sont méchants, les gens sont méchants, fais pas attention ». Parce que ma mère n'avait pas compris que moi j'avais compris, donc elle essayait de... Elle nie, disait : « Oui, tu sais les gens sont méchants, faut pas écouter ce qu'ils disent » (silence) et puis voilà, quoi, je me disais : « Ma mère, elle m'a dit, ma mère, elle m'a dit... » Dans ma tête, c'est ce que je me disais. Et puis, en fin de compte, tout le monde était au courant, donc j'avais beau me cacher, enfin le cacher, je le cachais à tout le monde quoi (silence)... Je fume beaucoup, hein ?

29Et comme là, je galère, par exemple, ça fait sept mois que je suis à l'hôtel... j'avais un logement chez des propriétaires, euh, tout se passait bien... J'ai fait venir ma mère après parce que ma mère a toujours habité à côté de chez moi... et puis, bah, je sais pas, les rapports se sont complètement cassés... Ils faisaient des réflexions sur ma mère : « Toute façon t'es qu'une pute, machin... » Evidemment, moi je défendais ma mère. Ils sont venus m'agresser chez moi, après ils ont agressé ma mère. Là, c'est parti en « live » et puis je me suis sauvée, quoi. Je suis partie de chez moi et puis, je me suis dit : « On touche pas à ma mère, moi je suis capable de tuer pour ma mère, quoi ». Donc, je suis partie. Et puis là, ça fait sept mois que je galère, donc je vais dans toutes les administrations, mais je sens le regard des gens, je sens le regard des secrétaires qui sont derrière les bureaux, qui me regardent, qui me disent : « Bah, vous avez qu'à vendre votre manteau, vous trouverez un logement, et votre mère, elle peut rien faire ? » Je sais que... Tout en se limant les ongles et en me regardant comme ça, je sais qu'il y a une allusion derrière. Et la dernière fois, je me suis énervée, j'ai dit : « Bah oui, et alors ? Je suis la fille d'une pute mais j'ai le droit d'être logée comme tout le monde », et puis, faut arrêter, c'est... Ça, c'était il y a dix ans... Il y a plus que ça... Ça fait douze ans qu'elle a arrêté quoi. Maintenant, c'est tout quoi, faut la laisser vivre, mais ça devient infernal...

30J'ai encore des contacts avec mon frère… Ma sœur est plus vieille que moi, elle a 42 ans, mon frère a 38 ans, mais bon, on a des contacts, mais ça n'a jamais été très... On n’a jamais été très proche. Il y a des choses que j'admets pas, j'sais pas, on peut vivre sa vie, ok, d'accord, mais c'est pas une raison pour oublier sa mère. Là, je galère, j'ai pas trop de tunes sur moi, mais si ma mère a faim, je lui fais des courses. Mon frère, ma sœur non : « Bah, démerdes-toi ! » Quand ils prêtent de l'argent, ils réclament à ma mère : « Oui, tu me dois autant. » Et, combien de fois je leur dis : « Qu'est-ce qu'elle vous doit, elle a trente années de métier derrière elle, pour vous avoir aidés, vous avoir offert tout ce que vous vouliez et vous lui réclamez 75 euros, 150 euros, un morceau de fromage... Vous voulez pas lui donner ? » C'est aberrant.

31Mon père est mort. C'est ce qu'il a fait de mieux d'ailleurs. Il buvait tellement, comme un trou, qu'il s'est fracassé la tête. Mais bon, j'en éprouve aucun chagrin.

32Avant, j’avais une copine au pensionnat... Sa mère faisait la même chose. Enfin ma mère ne me l'avait pas dit, sa mère non plus ne l'avait pas dit, mais j'avais vu... Quand elles nous ramenaient pour prendre le bus, tu voyais les deux femmes côte à côte, c'était les plus belles femmes du groupe d'ailleurs, toujours pouponnées, elles étaient toujours sur leur 31... petits tailleurs, machin... Je me disais : « Tiens, bizarre, il est 5 heures du matin, les femmes, elles sont toutes habillées, euh... relativement simplement », et puis là, c'est le grand... Tailleurs rouges, les bottes avec les longues jupes, euh... Ça me faisait assez marrer d'ailleurs. Avec ma copine, on faisait les quatre cents coups, d'ailleurs... On avait fait un pacte, c'était de rester tous les week-ends au pensionnat, parce qu'on finissait par adorer de rester en pensionnat tous les week-ends plutôt que chez nos parents... pour être ensemble, comme ça on se vengeait de toutes les réflexions qu'on avait eues. Et c'est marrant, parce qu'elle n'avait jamais de réflexions à l'école, les profs ne lui faisaient jamais de réflexions... C'était une Corse. C'est vrai que moi, j'étais la seule enfant noire du pensionnat, déjà, la seule enfant avec une grosse voix. Pour m'embêter parfois quand j'étais pas sage, on me mettait avec les garçons. Cela ne me dérangeait pas, comme j'étais un garçon manqué, ça ne me dérangeait pas du tout... (silence).

33Au niveau de la famille, je les entendais parler souvent... euh, des inepties du style : « Bah, oui, de toute façon si elle fait ce métier-là c'est pour s'acheter des belles toilettes, c'est pour envoyer ses enfants aux sports d'hiver... ». Des conneries comme ça, donc ça ne m'intéressait pas. Je préférais sortir de table, je les laissais se bouffer la gueule entre eux (rires). J'intervenais uniquement quand on touchait à ma mère.

34J'ai une petite fille de dix ans et ma fille connaît le passé de ma mère. Enfin je ne trouve pas ça normal parce que ma mère elle raconte. Les enfants du quartier disent : « Ouais, ta grand-mère c'était une pute. » Donc, elle pose des questions et puis, ma mère, elle veut pas mentir, elle dit : « Bah non, j'avais une maison, c'est vrai que j'avais des clients, on buvait du champagne, je faisais surtout des masos »... C'est vrai qu'elle avait une clientèle très appropriée. Donc la petite pose des questions et donc ma mère répond. Mais, comme je disais la dernière fois, faut pas lui mettre ça dans la tête parce que je pense qu'elle aura les mêmes pensées que les miennes... elle se sentira à part. C'est vrai qu'il faut pas mentir à un enfant mais il y a des choses qu'il n'a pas besoin de savoir.

35Mon meilleur souvenir, c'est quand j'ai fêté mes vingt-cinq ans avec ma mère, dans la maison en réparation. On mangeait le poulet à la main. On a dansé, on a ri et on s'est endormi comme ça toutes les deux.

36Ma mère m'a toujours mis un truc dans la tête, c'est tendre la main à mon prochain et je comprends pas que j'ai encore des mains aujourd'hui (elle a recueilli une SDF chez elle, qui est devenue son amie par la suite). Mon pire souvenir c'était un premier novembre 1986, quand ma mère s'est fait agresser, elle avait reçu cinq coups de marteau par un client.

37Maintenant le métier se perd... c'est plus des paumés qu'il y a sur le trottoir, des gens qui sont là pour travailler pour leur drogue. Ça n'a plus rien à voir avec la prostitution, ça je pense c'est des nanas, ça vaut même pas la peine d'en parler quoi, des nanas comme ça j'peux pas leur tendre la main, j'peux pas les aider. Travailler pour un mec ou travailler pour de la came, je trouve ça lamentable, par contre, travailler pour ses enfants, c'est un énorme sacrifice pour une femme, c'est la plus grande preuve d'amour qu'elle peut donner à ses enfants. Parce que c'est un métier très dur, c'est un métier très long, c'est un métier à risque, c'est un... (silence).

Avec qui tu parlais de la prostitution plus tard ?

38Plus tard, non, j'en ai pas parlé. Je côtoyais beaucoup de travestis et je parlais beaucoup avec elles, mais on parlait plus des spectacles que de leur métier, quoi. Quand on parlait de leur métier, c'était assez fuyant, c'était : « Bah, oui, c'est pour bouffer... c'est pour payer mon loyer... », mais leur vrai but, c'était de faire du spectacle. Mais, sinon, j'en parlais pas, parce que c'est un sujet difficile pour trouver des gens qui vont pouvoir s'investir dans la conversation. Humainement, je pense que c'est difficile, je pense que quand on n'est pas concerné, on a du mal à avoir un avis objectif sur les choses. On a tendance à juger, à cataloguer, enfin... Non, je pense, soit il faut avoir fréquenté ces nanas-là ou soit il faut l'avoir fait quoi... Il faut être enfant d'une femme qui l'a fait, sinon, on peut pas en parler, on peut pas comprendre. C’est qu'il y a des associations qui aident ces nanas-là, mais j'sais pas si le but est de les aider dans le sens de la compréhension de leur métier. Je ne sais pas si on les aide. J'sais pas le but de l'aide des associations comme le Nid.

As tu déjà rencontré une assistante sociale ?

39J'en ai rencontré plein des assistantes sociales. Notamment pour le père de ma fille qui m'a emmerdée pendant des années, jusqu'à cette année, d'ailleurs. Et puis, bon, elle savait le métier que ma mère faisait mais elle n'avait pas d'a priori, elle faisait son travail correctement, humainement. J'en ai jamais rencontré pour parler de la prostitution de ma mère. J'ai rencontré un psychologue, j'ai rencontré un psychiatre parce qu'à l'époque, quand j'avais des attitudes un peu violentes, on disait que j'étais folle, parce que les cinq mecs que j'ai eus c'étaient des fous furieux quoi : toxicomanes, alcooliques, toujours des gens marginaux parce que n'osant pas affronter le monde des gens normaux… La peur toujours d'être rejetée... Ouais, c'était des rapports assez difficiles... Ces gens-là, ils me disaient tout le temps : « Oui, t'as un problème, t'as un problème... » Il y a des gens comme ça qui ont la faculté de nous faire penser que c'est nous qui avons un problème, alors on se dit « bah, tiens et si c'était moi ? ». Mais bon, j'ai rencontré un psychiatre, il m'a dit : « Bah, non, écoutez, je ne vois pas ce que vous êtes venue foutre ici (rires), excusez-moi de vous avoir dérangée. » La psychologue : pareil, donc, ça va, tout va bien dans ma tête. On m'a toujours dit que j'avais cette faculté de tout tourner à la dérision.

40Actuellement, je craque beaucoup. Je suis sans cesse en train de pleurer. Je repense souvent à ma vie, j'en veux parfois à ma mère, je lui reproche : « Tu m'as empêchée de vivre, tu m'as pris ma vie. » Enfin, quelque part, j'ai des idées un peu... Je suis pas en harmonie avec moi-même, j'ai le cœur qui pense comme ça et j'ai la tête qui... J'arrive pas à trouver la paix, j'arrive pas à… Et, souvent, je dis une phrase qui est horrible à dire, souvent quand je craque : « J'ai 41 ans, ça fait 36 ans que je suis en détention provisoire et je serai libre quand ma mère sera morte. » Et c'est quelque chose qui est horrible à dire parce que, quelque part, je me dis : le jour où ma mère elle meurt... je ne sais pas ce que je fais parce que j'ai qu'elle, c'est mon amie, c'est ma sœur, elle est tout pour moi. Si j'ai pas ma mère, j'ai rien... enfin, j'ai rien de toute façon, j'ai que ma fille... Mais si j'ai pas ma mère, ma fille, elle aura sa vie, elle est petite, euh... Mais comme adulte proche de moi, y a que ma mère quoi. Mais c'est dur de dire une phrase comme ça. La dernière fois je lui ai jeté ça en plein visage, elle m'a regardée et elle m'a dit : « C'est pas toi qui peut me parler comme ça. » J'ai dit : « Non , tu peux pas comprendre, 36 ans de ma vie je t'ai donné, laisse-moi partir. » Parce que dès que je lui dis que je vais m'installer dans le Midi : « Tu vas partir ? Je vais venir Tu vois, faut toujours qu'elle me suive et si elle me suit, elle me ramène toute sa famille derrière. C'est une famille à problèmes... Mon neveu est hospitalisé en psychiatrie... C'est une famille quand même... Je dois tout porter. Tout ça, ça me gave, j'ai envie de... (soupir). Je peux pas penser à ma propre vie, j'ai ma fille, donc je peux pas... Actuellement, elle est avec ma mère, mais bon, comme ma mère vit chez sa sœur, c'est un climat de déséquilibre total, La gamine elle est là, confrontée à tous ces problèmes... c'est pénible. Je me dis : « Il faut que je parte », mais quand ma mère elle me dit des choses comme ça, je me dis : « Mais bon, quand est-ce qu'elle va me lâcher ? J'ai fui mon devoir, j'ai remboursé tout ce que je devais.. » Enfin je lui dis : « Quelque part, je t'ai largement remboursée, laisse-moi partir, quoi. » Et quelque part, je l'adore trop pour la laisser (silence).

41Mes projets ça serait de partir quoi. Ça me fait un peu peur parce que qui va s'occuper de ma mèresi je ne viens pas la voir tous les jours ? Elle est seule… Je viens, elle a pas de sous, je lui achète un petit paquet de cigarettes... C'est vrai que c'est sa seule consolation. Je lui fais deux ou trois courses, je lui achète une bouteille de vin, je mange avec elle. Bon, même si après je suis en galère parce que, bon, je dois quand même payer 177 francs par jour pour payer mon hôtel, c'est pas évident. Après, faut que je donne des sous à ma fille. C'est pas avec ses 20 francs qu'elle peut y arriver. Et tout ça, c'est... c'est fatigant. Bon, je sais que je vais remonter de toute façon parce que j'ai un projet pour le mois de juin, J'ai mon ancien patron avec qui j'ai travaillé qui veut m'ouvrir un café et à qui je rembourserais tous les mois de l'argent, quoi. Mais, je me dis le café, j'ai pas envie de l'ouvrir (ici), parce que (ici), je préfère oublier, c'est fini pour moi, j'aurais jamais dû rester ici, j'aurais dû partir, il y a longtemps... Donc, je compte partir mais bon, je me dis : « Faudra que j'emmène ma mère, je peux pas la laisser là » (silence).

De quelle aide aurais-tu eu besoin plus jeune ? Qu'est-ce qui t'a manqué dans ton parcours ?

42Bah, trouver des professeurs aimant leur métier déjà... Qui auraient pu m'accorder quelques instants d'attention pour savoir pourquoi j'étais comme ça, ou pourquoi j'étais un peu paumée dans mes études, quoi... Pourquoi j'arrivais pas à m'intéresser, pourquoi je faisais le pitre. Je pense que c'est la première chose qui m'aurait été utile. Après, j'aurais eu besoin de... j'aurais eu besoin d'une amie, enfin, parce que des amies, j'en ai jamais eues. J'en ai eu qu'une, elle est décédée... Bah, si maintenant j'ai des copines, mais ma meilleure amie est décédée, donc c'est la seule que... Et encore, je l'ai connue tardivement, je l'ai connue j'avais 30 ans, mais c'était une personne avec qui je pouvais parler de... Bah, c'était une fille qui se prostituait. C'est une nana avec qui je pouvais discuter, qui me comprenait, avec qui je ne me disputais jamais. Même que je pétais un câble, elle me laissait faire ma crise, elle ne disait jamais un mot plus haut que l'autre.

43Ouais, parce qu'on est seul, on est seul. Bon, même si on va au collège, les nanas nous connaissent, les mecs nous connaissent, mais bon, on reste toujours à l'écart, on n'est pas invité... Moi, je me souviens quand il y avait des booms, j’ai peut-être été invitée deux fois dans une boum, euh bon, les parents c'étaient des gens très machin, des commerçants de la rue de… donc très snobs, très euh... J'étais à l'écart, on ne me proposait même pas un verre à boire, on ne me proposait même pas un gâteau, aucun mec ne venait m'inviter à danser, aucune nana. Enfin, je dansais dans mon coin, quoi. Bon, après, quand on voyait que je dansais, tout le monde me regardait parce que c’est vrai que la danse... c'est toujours un truc qui m'a passionnée... Donc, j'arrivais à me faire des... Toujours à travers ce côté artistique, j'ai réussi à avoir du monde autour de moi. Avec l'argent que j'avais évidemment. Je crois que j'ai dû acheter beaucoup. J'ai dû payer très cher ma vie pour pouvoir la vivre. Je crois que c'est ça le message, j'ai dû la payer très cher. Il y a très peu de gens qui m’ont fréquentée par pure amitié. Beaucoup de gens m'ont fréquentée parce que, bon, j'allais au restaurant, j'voyais les nanas qui fouillaient dans leur portefeuille : « Ça fait combien ? », « Bah, laisse, je t'invite. » Qu'on était 5, qu'on était 3, qu'on était 10... c'était moi qui payait. Ça ne me dérangeait pas. Et puis, quand on me disait : « Bah, tu connais plein de monde », j'éprouvais une certaine fierté parce que je ne comprenais pas au départ que c'était par rapport à l'argent que j'avais, l'argent que je claquais. Enfin, bon, aujourd'hui, j'ai compris. Aujourd'hui, j'ai plus un rond, je galère. Il y a plus personne qui m'appelle, tout le monde m'a oubliée quoi... Ça c'est un des risques de la main tendue. J'aime pas les gens. Enfin, j'aime pas les gens... Je les aime parce que je les aide, donc, quelque part, c’est que je dois les aimer. Je n'aime pas leur façon d'être, je n'aime pas leur façon de penser. Moi, j'aime bien les gens authentiques : « Une prostituée, c'est une prostituée. Bah, c'est tout, t'es une prostituée, je m'en fous quoi, t'es ça ou ça je m'en fous quoi. »

Les enfants des prostituées face à l'activité de leur mère

La découverte de la prostitution

44La découverte d'une activité illicite pour un enfant vis-à-vis des parents laisse des marques comme on peut le voir à travers ce discours. Si certains enfants, ont vu leur mère faire la prostitution, certains en ont parlé mais n'y croyaient pas, comme Sylvie.

45« Je remarquais souvent qu'il y avait des hommes qui faisaient des trucs comme ça… des clins d'œil, des signes… Je regardais derrière la vitrine du magasin pour voir ce qu'elle faisait et puis là, je la voyais partir, il y avait un mec qui la suivait derrière… au début, c'est bizarre, je croyais que c'était un fiancé et puis après en grandissant, c'est… mais je crois que je l'avais compris » (Sylvie).

46Ainsi, certains enfants apprennent l'activité de leur mère, auprès des tiers et non pas directement, ou alors étant dans le doute et vivant avec un conflit de loyauté, ils découvrent, devinent que leur mère est prostituée. On peut s'interroger de l'impact de cette activité sur l'identité de l'enfant en devenir : « Quand je l'ai su, j'étais choqué, ça m'a perturbé, j'étais dégoûté. J'aurais appris comme maintenant, je serai devenu fou mais quand t'as 14-15 ans, tu comprends pas bien encore les choses… ça m'a coupé le souffle, j'étais bloqué quoi… je me demandais pourquoi » (Jeremy).

47La découverte de la prostitution de la mère renvoie à l'effondrement d'un idéal, amenant des sentiments d'injustice et de dégoût. Il y a deux cas typiques de la connaissance de l'activité de la mère. A l'adolescence, pour ceux qui l'ont appris par des tiers et dans l'enfance, pour ceux qui l'ont découvert seuls.

48« Moi, comment dire, je ne voyais pas parce que j'ai jamais vu ma mère faire le trottoir, mais c'est la sœur à ma mère qui m'en a parlé et elle m'a dit qu'elle était prostituée avant. C'est à partir de 14-15 ans » (Jeremy).

49« Ma mère m'a toujours menti, donc je l'ai deviné dès le départ. » (Jacques).

Les conséquences de la prostitution et du clientélisme sur les enfants

Des enfants élevés par des tiers

50Compte tenu des activités de la mère, les enfants deviendraient « des exilés de l'intérieur », alors qu'ils aspiraient vivre avec leur mère comme le souligne Sylvie : « J'ai des frères et sœurs… mon frère a été élevé en nourrice par ma grand-mère, j'ai été celle qui était proche de ma mère quoi. Euh, je vais pas dire que j'ai vécu son métier avec elle mais presque quoi… je l'ai accompagnée dans toutes les difficultés, dans toutes ses joies, toutes ses peines quoi… c'est depuis l'âge de 4 ans. On est main dans la main, quoi. »

51Au regard des quatre trajectoires réalisées, on peut remarquer que les enfants ont souvent été déplacés. L'un a toujours été dans une famille nourricière, un autre a été placé jusqu'à l'âge de 14 ans parce que le logement de la mère était trop exigu, un autre a vécu avec sa tante à l'âge de 12 ans et sa mère le prenait le week-end, et un autre était témoin des activités de sa mère : « Elle travaillait en appartement et recevait sa clientèle en appartement, donc, il y avait plusieurs pièces, je restais dans la première… j'avais 16 ans… j'étais tout le temps celle qui faisait le guet dès que j'entendais crier, qu'il y avait un problème, je descendais. » (Sylvie). La même Sylvie dit avoir été en pensionnat à l'âge de 4 ans.

52Nous avons ici des mères qui sont dans l'incapacité d'assumer leur rôle de mère. On peut se poser la question : qu'en est-il du père ?

53Nous pensons, que ces discours montrent implicitement les dégâts causés par « l'ombre de l'activité prostitutionnelle, le client ». Certaines prostituées croient au grand amour, lors des passages épisodiques de certains clients et se retrouvent avec des enfants « sans père », porteurs d'un double stigmate « mère symbolique, prostituée, et père inconnu, ou absent ». Ce double stigmate, on pourrait même dire cette double peine, leur marque la peau durant toute la vie.

54Le modèle identificatoire auquel ces enfants peuvent se référer est flou. Il n'y a ni père rêvé, ni mère rêvée, avec le risque de devenir des paumés dans la vie comme le souligne Sylvie : « Tous les enfants qui sont comme ça de mère prostituée, ils sont perturbés dans leur tête. Ils sont paumés, on est paumé… même si on a l'air comme ça affranchi, on roule des mécaniques; tout ça, c'est de la parade. »

55Apartir de cette absence d'un pôle identificatoire solide, on se rend compte, dans les entretiens recueillis, que certains enfants sont passés à l'acte et Jeremy dit d'ailleurs qu'il faudra qu'il travaille plusieurs années pour rembourser les conneries qu'il a faites. Quant à Nadia, elle a fait de la prison à 15 et 16 ans.

56Le manque d'un cadre social intégrateur est à l'origine des perturbations identitaires, et donc des déviances caractérisées de certains d'entre eux. Le stigmate originel dont ils sont porteurs, celui de la mère prostituée, est une marque indélébile qui leur colle à la peau dans la vie sociale.

57Emile Durkheim en son temps ne s'était pas trompé lorsqu'il affirmait que l'enfant en venant dans ce monde n'y apporte que sa nature d'enfant. Pour qu'il devienne un être humain à part entière, il faut que les adultes lui inculquent les règles de la vie collective. Il faut donc une autorité capable de guider les êtres humains, notamment l'enfant, dans la voie de la raison : « Il n y a pas de forme de l'activité sociale qui puisse se passer d'une discipline morale qui lui soit propre… les intérêts de l'individu ne sont pas ceux du groupe auquel il appartient et souvent même, il y a entre les premiers et les seconds un véritable antagonisme… ces intérêts, il ne les perçoit que confusément, ou même presque pas du tout : il faut donc bien qu'il y ait une organisation qui les lui rappelle, qui l'oblige à les respecter, et cette organisation ne peut être qu'une discipline morale ». Sans autorité, selon Durkheim, l'individu n'aurait ni sens du devoir, ni même liberté, parce qu'autorité et discipline constituent l'essence de la société. Les enfants que nous avons interviewés n'ont pas bénéficié d'un cadre pouvant leur enseigner le sens de l'autorité et de la discipline dans la société.

58En effet, les deux garçons interrogés n'ont jamais connu leur père, tout en sachant bien que ce père n'était autre qu'un ancien client de la mère. Ce père emblème garant de l'autorité était absent, comme le souligne Jeremy qui dit n'avoir pas connu son père, mais il a appris que c'était un client de sa mère.

Le stigmate permanent

59La trajectoire de Sylvie retracée ci-dessus montre la permanence du stigmate, qui résiste au temps, puisque sa propre fille est déjà cataloguée fille d'une grand-mère « putain ». Se débarrasser de cette image semble être une mission difficile parce que le psychisme humain n'est pas une tâche qui se gomme ou qui se nettoie comme une chemise. C'est bien une marque qui reste à jamais gravée dans la mémoire, amenant Sylvie à dire : « Tu m'as empêchée de vivre, tu m'as pris ma vie ». Enfin. quelque part, j'ai des idées un peu... je suis pas en harmonie avec moi-même, j'ai le cœur qui pense comme ça et j'ai la tête qui... J'arrive pas à trouver la paix, j'arrive pas à… Et, souvent, je dis une phrase qui est horrible à dire, souvent quand je craque : « J’ai 41 ans, ça fait 36 ans que je suis en détention provisoire et je serai libre quand ma mère sera morte ».

60Cette phrase montre la souffrance engendrée parce cette appellation qui fait si mal : « la fille de la putain », et par des souvenirs d'enfance inoubliables. Bien entendu, assister aux ébats de sa mère avec un client ne laisse pas les personnes qui en étaient victimes intactes. Le sceau de la prostitution plonge les individus qui en sont porteurs dans l'apathie, la souffrance, la honte, le déni, etc. On voit bien l'importance de la définition de Goffman qui définit le stigmate comme « un attribut qui jette un discrédit profond ». Il distingue dans son ouvrage trois types de stigmates : monstruosité du corps (diverses difformités); tares ou caractères qui aux yeux des autres prennent l'aspect d'un manque de volonté, de malhonnêteté dont on infère l'existence chez certains individus ; les stigmates tribaux, races, nationalités, religion. Quant à Sylvie, l'enfant de putain, elle est porteuse de tous ces stigmates, au regard de son discours.

61On retrouve dans les discours de nos enquêtés tous les ingrédients énoncés dans les travaux de l'auteur précité, puisqu'on peut classer les agressions dont sont l'objet les prostituées et forcément leur entourage, en particulier ces enfants doublement illégitimes (enfants de prostituée et de père inconnu ou absent), selon quatre types de stigmatisation :

  • le stigmate pour homosexualité (homophobie);
  • le stigmate pour la couleur de la peau;
  • le stigmate pour toxicomanie;
  • le stigmate pour transsexualité.

62Ainsi, les personnes prostituées ne sont pas reconnues dans certains milieux, notamment certains entrepreneurs moraux, comme des personnes ayant des compétences. L'adoption de principe d'universalité dont se colore tant ces entrepreneurs moraux, fait que ces enfants, qui ont tant de difficultés à avoir des copains, s'enferment dans le mutisme.

Des enfants stigmatisés à l'école

63Lieu d'intégration par excellence, l'école est le lieu où se révèlent les différences entre les enfants. Les personnes que nous avons interviewées l'ont bien senti, puisqu'elles ont été exclues des cercles d'amis les incitant à fréquenter les élèves déviants, ce qui est une manière de se retrouver parmi les stigmatisés.

64« Al'école, c'est difficile parce que les enfants sont particulièrement méchants et c'était tout le temps, on joue pas avec elle, on la fréquente pas, elle fait les clients avec sa mère… on joue pas avec la fille d'une pute, dégage… alors c'était le travelo, c'était la pute, c'était la négresse… j'avais beaucoup de choses à porter, quoi » (Sylvie).

65« Ce qui est énervant aussi, c'est quand tu vas à l'école, il y a toujours des jeunes… au courant et ils réagissent très mal… les insultes c'était ta mère c'est une prostituée, c'est une pute… » (Jeremy).

66« Al'école, je ne pouvais jamais m'intégrer dans un groupe parce que j'avais l'impression d'être une grosse tache noire quoi… j'étais tout le temps en train de me cacher parce que je me disais : les gens y vont voir… comme si j'avais l'étiquette sur le front ou dans mon dos… un sentiment horrible » (Sylvie).

67Tout cela, précise Goffman, montre que les moments où les stigmatisés et les normaux partagent une même situation sociale, sont ceux où les stigmatisés ne savent pas exactement comment les normaux vont les accueillir ou les identifier (Goffman, 1975, p. 25) : « L'aveugle, le malade, le sourd, l'estropié ne sont jamais sûrs de ce que sera l'attitude d'une nouvelle connaissance, de rejet ou bien d'acceptation tant que le contact n'est pas pris… c'est la situation du Noir à la peau claire, de l'immigré, de celui qui change de classe sociale et de la femme qui s'introduit dans une profession essentiellement masculine » (ibid.).

68Pour se protéger, l'individu stigmatisé peut se faire tout petit ou intégrer un groupe de stigmatisés, ou il retrouvera ses semblables comme l'ont fait les enfants des femmes prostituées. En effet, sa présence parmi les normaux l'expose sans protection à voir sa vie privée dévaluée à tout instant. Dans le cas de Sylvie, il ne s'agissait pas seulement des enfants, mais également des enseignants et de l'environnement. Cette façon de voir les choses a amené une incertitude dans le jugement que les normaux avaient d'elle, mais, comme le suggère encore Goffman, ( 1975, p. 25) : « Cette incertitude ne provient pas simplement de ce que l'individu stigmatisé ignore dans quelle catégorie on le placera, mais aussi, à supposer que le placement lui soit favorable, de ce qu'ils peuvent continuer à le définir en fonction de son stigmate… C'est ainsi que naît chez les stigmatisés le sentiment qu'ils ignorent ce que les autres pensent vraiment. » Tout cela signifie que les contacts mixtes sont difficiles et que l'acceptation de la différence n'a jamais été une évidence, parce que la différence dérange, fait peur, alors que l'homogénéité rassure.

69« Tu deviens agressif, on m'a rendu agressif, j'étais pas agressif du tout, je le suis devenu par défense, je me suis senti humilié, humilié… ils auraient pu me traiter de n'importe quoi, mais le fils de pute c'était le déclic » (Jacques).

70« J'arrivais avec violence. Au départ, je faisais de l'humour, puis après j'agressais les gens. Dès qu'il y avait quelqu'un qui me regardait ou dès que je voyais quelqu'un parler tout bas… je l'insultais, je frappais. Je me comportais comme une vraie sauvage. Les gens ont fait en sorte que je sorte de mes gongs… Il y a un truc qui s'est passé, le fait qu'on est rejeté comme ça par les gens, enfin par les adolescents, on se met à fréquenter les adolescents… qui font des conneries, qui... Donc, j'ai fréquenté que la merde, j'ai fréquenté que de la merde… on est seul… même si on va au collège, les nanas nous connaissent, les mecs nous connaissent, mais bon on reste toujours à l'écart, on n'est pas invité, moi je me souviens quand il y avait des boums, j'ai peut-être été invitée deux fois dans une boum… » (Sylvie).

71On voit ici les conséquences de la stigmatisation. En effet, comme le disait Howard Becker, ce n'est pas le passage à l'acte qui conduit à la déviance mais la tare qui leur colle à la peau, qui les a poussés à se surprotéger par la violence envers les autres. En fait, on leur reproche presque d'être nés, alors même qu'ils ne sont pas responsables des activités de leur mère. Le seul péché que ces enfants ont commis est celui d'être né des femmes prostituées, et pourtant, il existe des déviances pires encore que la prostitution. Malheureusement, l'activité prostitutionnelle se trouve au plus bas de l'échelle des maux de la société, parce que « voir des corps s'exhiber sur les trottoirs dérange et renvoie chacun à sa propre intimité, pudeur ou impudeur ». On a souvent parlé de la relation entre trois personnes (prostituée, client, proxénète) mais, en ignorant l'enfant, on oublie que si cette activité est vécue dans la souffrance la prostituée qui se salit et certains clients qui se culpabilisent, au bout de la chaîne de la souffrance qui continue, il y a « les enfants des putains, ou si on veut, les fils et les filles des putes ».

La famille

72Hormis l'école ; ces enfant souffrent aussi des discours produits par la famille sur leur mère. Nous avons vu dans les discours certains membres de la famille n'hésitent pas à rappeler aux enfants les activités de leur mère. Ce qui génère encore de la souffrance.

Le travail

73Comme l'a montré Sylvie dans l'entretien, le lieu de travail est aussi celui de la production des différences et de l'intolérance. Porteur d'un stigmate, se fixer à un travail pour un enfant de prostitué représente un parcours de combattant.

Conclusion

74Le travail que nous avons entrepris mérite d'être poursuivi parce qu'il révèle l'envers du décor du phénomène prostitutionnel. Les enfants des prostitués interrogés sont en souffrance par rapport à un passé qui est difficile à oublier. Lorsqu'ils essaient d'oublier, la société les remet à leur place. Humiliés, invalidés, stigmatisés, ces enfants ont vécu une enfance honteuse. Rejetés par les autres, parce que « fils et filles de pute », leurs regards provoquaient une honte sociale. Comme le souligne Vincent Degauléjac, la honte isole parce que le sujet ne sait jamais quelle place occuper. Lorsqu'ils essayaient dans leur enfance d'être comme les autres, on leur faisait savoir qu'ils étaient indignes d'appartenir à cette humanité-là. Ils étaient assignés à occuper la place qui leur était réservée : « enfants de putain ». La seule solution a été finalement d'intégrer les groupes des stigmatisés, parce que pour paraphraser Goffman ( 1975, p. 175), « les individus discrédités finissent par s'apercevoir qu'il existe des personnes compatissantes, prêtes à se mettre à leur place et à partager avec eux le sentiment qu'ils sont des êtres humains… Ces autres compatissants sont d'abord ceux qui partagent le même stigmate. »

75Même si les personnes que nous avons interrogées analysent l'activité de leur mère comme un sacrifice pour les élever, l'inacceptable est présent dans leur discours. Cette acceptation subie est empreinte d'une souffrance qui semble indélébile en redoutant à chaque instant les situations qui pourraient réveiller les blessures de l'enfance. Enfin, précisons qu'on peut naître enfant de putain et connaître une vie heureuse, et que les quatre trajectoires que nous avons analysées n'épuisent aucunement le sujet.

Bibliographie

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  • BECKER H., Outsiders, Paris, Métailié, 1985.
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Mots-clés éditeurs : client, proxénète, abolitionniste, souffrance, tionniste, identité, putains, prohibi, réglementariste, prostitué(e)s

Date de mise en ligne : 01/12/2005

https://doi.org/10.3917/pp.009.0131

Notes

  • [1]
    Emmanuel JOVELIN est sociologue, responsable du Master du Travail Social en Europe, du DESS Développement Social Urbain et du Groupe d'Etudes et de Recherches en Travail Social, Institut social Lille-Vauban (Université catholique de Lille). Il est par ailleurs membre associé au laboratoire PROFEOR (Université de Lille-3)
  • [2]
    DEBEER, D., Les enfants de femmes prostituées : de la stigmatisation à l'identité blessée, DEAS, ISLV, 2002.
  • [3]
    BOUAMAMA, S., L'homme client en question. Le processus du devenir-client de la prostitution, IFAR, Mouvement du Nid, juin 2004. JOVELIN, E., Client de la prostitution et opinion publique face au client de la prostitution en Côte-d'Ivoire, Mouvement du Nid, 2000.
  • [4]
    Beaucoup sont sous ce régime : l'Allemagne, les Pays-Bas, la Grèce, la Turquie, etc.
  • [5]
    Association, Mix-cité, article 167 (auteur non identifié).
  • [6]
    LEGARDINIER, C., La prostitution, Toulouse, Milan, 1996.
  • [7]
    HAZANA. et MARKOVICH, M., Le système de la prostitution. Une violence à l'encontre des femmes, Commission Nationale contre les violences envers les femmes, Paris, 2002.
  • [8]
    SHAVER, Frances, M., Prostitution : a female crime ?, Conflict with the law women and the canadian justice system, 1993, pp. 153-173, In PLAMONDON, Ginette., La prostitution : Profession ou exploitation ? Une réflexion à poursuivre, Recherche du conseil du statut de la femme, Mai 2002, Québec, Canada.

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