Le monde occidental a pris des rides
1La structure démographique des sociétés occidentales a subi, ces dernières décennies, d'importantes modifications. Le recul de la mortalité, d'une part et la réduction des naissances, d'autre part, ont provoqué, au sein de notre société occidentale, une importante mutation démographique caractérisée par un renversement de la pyramide des âges. Le groupe d'âge des aînés devient ainsi de plus en plus important en nombre. Cette évolution constitue un fait social majeur dont nous ne mesurons sans doute pas encore toutes les implications et qui nous interpelle sur le sens que nous attribuons à la vieillesse.
2La signification donnée aux différentes étapes de la vie est directement liée au modèle culturel de l'époque et du lieu dans lequel elle s'inscrit. La vieillesse (ou du moins ce que nous nommons comme telle) ne fait pas exception à la règle.
3Le modèle culturel constitue l'ensemble des principes premiers qui sont évoqués par une collectivité humaine pour fonder la légitimité des conduites attendues de ses membres. Il dit comment organiser la vie collective de manière à ce que les solutions qu'il apporte et les contraintes sociales qu'il implique garantissent à chacun le bonheur. Les principes qui l'habitent constituent la « réserve de sens » de la société : ils proposent les références qui permettent de dire ce qui est beau, bon, juste et vrai de dire, de faire, de penser, de sentir. Tous peuvent s'y référer pour déterminer ce qui est bien ou mal et se forger une idée plus ou moins précise de ce qui est considéré comme le bien collectif.
4Or, depuis quelques décennies, notre société paraît subir une mutation culturelle progressive. Le modèle culturel industriel qui régit notre monde depuis longtemps semble céder peu à peu le pas à un nouveau système de référence. Le modèle social de type industriel veut assurer l'intégration par le travail. Au sein de celui-ci, les bonnes conduites sont celles qui sont utiles au développement social. Ce qui donne sens aux comportements c'est la manière dont chacun assume ses rôles sociaux de manière à apporter sa contribution personnelle au bien-être commun. Ce modèle repose sur une organisation tertiaire de la vie : la première période, celle de la jeunesse, se voit consacrée à la formation ; la deuxième, déployée sur l'âge adulte, est celle du travail; la troisième, qualifiée de vieillesse, ouvre l'accès à la retraite. Il répertorie les individus et leur attribue un statut selon qu'ils sont en phase d'apprentissage, de production ou de repos.
5Le nouveau modèle en formation, quant à lui, semble vouloir placer l'individu au sommet de ses valeurs de référence. Ce qui prime, ce n'est plus tant la participation au bien-être matériel de la collectivité que la recherche du bien-être individuel, de la réalisation de l'identité personnelle. Les nouvelles normes d'intégration sociale deviennent la forme physique, la performance, l'apparence, la jeunesse… La vie semble dès lors s'organiser plutôt selon un système binaire, entre jeunesse et vieillesse.
6La période de transition (ou tout au moins de remise en question) que nous
vivons génère forcément de nouvelles tensions dans la mesure où elle produit
des messages contradictoires issus des deux modèles en concurrence. Certains
de ces messages nous semblent susceptibles de toucher directement les aînés.
Ils pourraient s'exprimer de cette manière :
« La retraite est le temps du repos mais il convient, pour être reconnu, de
rester actif ».
7« La vieillesse s'inscrit naturellement dans le parcours de vie mais il importe de rester beau et bien-portant ».
8« L'avancée en âge confère maturité et sagesse mais la jeunesse devient la principale référence ».
9« L'entrée en retraite détermine l'âge de l'entrée en vieillesse alors que toutes les balises établies en la matière sont remises en cause ».
10« La vieillesse est le temps de la dépendance mais le nouveau contrat social exige que chacun fasse preuve d'autonomie ».
11L'incertitude qui résulte de cette mutation touche sans doute tous les groupes sociaux mais elles n'est certainement pas sans générer de profondes inquiétudes dans le chef des aînés.
12Le passage à la retraite constitue un événement majeur dans l'existence. A ce titre, il peut sans doute s'avérer source de tensions existentielles. Dans le contexte de mutation culturelle que nos connaissons, ces tensions semblent prendre plus d'ampleur.
13La crise économique et la politique de l'emploi liée aux exigences de la compétitivité ont ainsi entraîné ces dernières décennies un abaissement significatif de l'âge de la « vieillesse professionnelle », créant des vieux dévalorisés de plus en plus tôt au regard des normes économiques et provoquant un vieillissement social précoce. Les représentations sociales associées à la vieillesse prennent dès lors une connotation de plus en plus négative, celles-ci devenant synonyme de dévalorisation, de marginalisation et d'exclusion.
14L'amélioration générale du niveau de santé de la population a par ailleurs permis un accroissement de l'espérance de vie sans incapacité. Ainsi, un retraité qui a aujourd'hui 55 ans a la perspective de vivre encore activement un bonne vingtaine d'années en dehors de la sphère de travail. Ceci constitue une véritable révolution dans la gestion des cycles de vie.
15Le paradoxe entre l'état physique, mental et moral des nouveaux retraités et la représentation négative associée à leur situation est sans soute susceptible d'entraîner un changement majeur de la perception de soi et des autres. Il apparaît dès lors que le sens de la vie en général et de la retraite en particulier est de moins en moins donné comme quelque chose allant de soi.
16Les retraités semblent connaître des difficultés croissantes à percevoir et concevoir leur place dans la société.
17D'autre part, l'évolution du contexte professionnel et de la situation sanitaire de la population fait que le groupe d'âge des retraités réunit à présent des individus dans des limites très distendues intégrant plusieurs générations. On assiste dès lors un fort renouvellement de la nature et des particularités des personnes âgées tant en ce qui concerne le statut social et professionnel que le niveau de formation, l'état de santé, la capacité de mobilité, le degré des ressources… Il s'ensuit une diversification accrue des situations, des besoins et des conditions de vie au sein du même groupe social. Or, souvent, le regard porté sur ce groupe se révèle uniforme et ne tient pas compte des disparités vécues par des « communautés » qui ne se re-connaissent pas l'une dans l'autre.
18Notre Occident matérialiste attribue généralement peu de valeur à la vieillesse. Il en résulte une représentation négative, associée à des stéréotypes éloignés du vécu de la majorité des personnes âgées.
19La représentation sociale du vieillissement renvoie souvent au cheminement vers la mort. Le corps et l'esprit sont en marche vers la déchéance. Cette vision amène facilement à sortir cette étape de la vie du champ symbolique qui donne du sens et de la valeur aux actions sociales. Elle favorise une organisation sociale qui dénie aux personnes vieillissantes la capacité d'exercer un contrôle sur les orientations qui régissent leur vie. Elle génère une forme de racisme anti-vieux (certains parlent d'âgisme) et est porteuse d'inégalité et d'exclusion.
20Ce regard négatif porté sur la vieillesse est encore accentué par la domination des valeurs liées au modèle économique prépondérant, privilégiant l'efficacité, la rentabilité immédiate et la réussite professionnelle. Face à celui-ci, la génération des retraités est souvent taxée, dans son ensemble, d'immobilisme, d'égoïsme, d'autosuffisance… Coincée entre l'image de l'actif et du vieillard, elle apparaît généralement dans son ensemble (alors qu'elle n'est que le reflet de chaque composante de la société) centrée sur elle-même, handicapant le dynamisme et le développement social.
21Cette mutation structurelle et les conséquences socio-culturelles complexes qu'elle entraîne ne sont pas sans soulever de nouveaux enjeux essentiels, principalement en ce qui concerne les conditions de cohabitation entre les générations.
22En 2010, un quart des Belges aura plus de 60 ans. Un modèle basé sur la trilogie enfance/éducation, âge mûr/production, vieillesse/repos sera de plus en plus inadapté et certainement source de tensions entre le générations.
23Les aînés risquent de vivre de plus en plus difficilement le déclassement social dont ils sont victimes et la perte de sens de leur existence : les jeunes pourraient, de leur côté, supporter de plus en plus mal la charge de travail et le partage des ressources qui leur sont imposés.
24De nouveaux débats émergent déjà qui véhiculent de nouvelles références. Ils sont porteurs de contradictions qui illustrent les tensions naissantes. A titre d'exemple, nous relèverons les injonctions de la Communauté européenne en matière de taux d'activité des plus de 55 ans dans un contexte de raréfaction du travail, la volonté de responsabilisation individuelle (des allocataires sociaux, entre autres) exprimée par les promoteurs de l'Etat social actif, la polémique sur l'avenir de la pension légale…
25Il conviendra de faire en sorte qu'un ordre social rénové, refondé, puisse naître de ces tensions. Il devra être soutenu par de nouvelles valeurs et structuré différemment. Le premier défi de ce nouveau modèle d'organisation sociale sera de permettre à cinq générations de coexister dans le respect de chacun et de chaque groupe d'âges.
26Si l'on veut rencontrer le pari démographique, il faut sans aucun doute garantir aux aînés une sécurité financière, une identité et un rôle social.
27Cela ne se fera pas d'un coup de baguette magique. Le projet nécessite une action multidisciplinaire nécessitant l'intervention de différents acteurs tels que l'Etat, les partenaires sociaux, les mouvements sociaux… sans oublier les aînés eux-mêmes. Il importera, entre autres, de développer de nouvelles stratégies afin de changer les représentations négatives de la vieillesse, d'organiser une nouvelle répartition des temps de vie, de refonder le système de retraite, d'assurer la prise en charge de la dépendance, de valoriser l'identité de « vieux » en dialogue avec les autres générations…
28C'est à ce prix que l'on évitera les replis identitaires, les comportements corporatistes et les attitudes d'exclusion.
29579, Chaussée de Haecht
BP 40 B-1031 Bruxelles
Tél. : 02/246.46.70
Bibliographie
Bibliographie.
- BAJOIT, Guy, Changement social, Université Catholique de Louvain, 2002.
- HENRARD, Jean-Claude, Les défis du vieillissement,La découverte, Paris, 2002.
- Images de la vieillesse, in Retraite et Sociétén°34, La documentation française, octobre 2001.
- LAMBELET, Daniel, Les groupements de défense des retraités, entre solidarité micro-sociale, expression identaire et négociation d'un nouvel ordre générationnel,in Documents CLEIRPPA n° 256, mai 1999.
- LORIAU Michel, Le défi de la géritude et de la solitude, in « Actes du colloque », Vieillir entre exclusion et solidarité, 1996.
Mots-clés éditeurs : mutation, tensions existentielles, é, ment social, èle culturel, éclasse