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Article de revue

Interculturel et (re)construction transactionnelle

Pages 65 à 72

Notes

  • [1]
    Textes réunis par Maurice Blanc, Pour une sociologie de la transaction sociale, t. 1 et t. 2., Coll. Logiques sociales, L'harmatan, 1992 et 1994.
  • [2]
    G. Simmel, Digressions sur l'étranger,1908, in Y. Grafmeyer et I. Joseph, L'École de Chicago, (Textes traduits et présentés par) Coll. «Champ urbain», Aubier, 1984.
  • [3]
    Cl. Levi-Strauss, Introduction in Marcel Mauss, Sociologie et anthropologie, Paris, 1950, p. xx-xxi.
  • [4]
    M.Callon, Éléments pour une sociologie de la traduction,Année sociologique, Vol. xxxvi, 1986.
  • [5]
    F. Burke, in M.Wieviorka, La différence, Coll. «Voix et regards», Balland, Paris, 2001.
  • [6]
    Thrasher, in V. Hannerz,Explorer la ville, Paris, Editions de Minuit, 1983.
  • [7]
    G.Simmel, La sociabilité in Sociologie et épistémologie, Coll. Sociologie, PUF, Paris, 1984.
  • [8]
    H.Arendt,Vies politiques, Gallimard, Paris, 1974, p.12.

1Au travers des quelques réflexions qui suivent, nous essayerons de reprendre quelques expériences et interrogations, formulées dans les différents textes et de les travailler au travers d'une problématisation sociologique.

2Une prise de position sous tend les différents textes : l’autre est un alter ego (un autre moi) et un ego alter (un moi autre), est à la fois identique et différent.

3À partir de là, émerge la question fondamentale : comment construire du lien, tout en respectant la différence ?

4Il y a sans doute une proximité entre cette définition et la théorie de l’agir communicationnel de J. Habermas. Dans ce travail, il propose « le passage de la théorie de la conscience à la théorie de la communication.» Au lieu d’une réflexion axée sur le sujet, il propose une philosophie de l’intersubjectivité.Par là, s’institue chez J.Habermas une démarcation entre l’activité orientée vers le succès et l’activité orientée vers l’intercompréhension.

5Ces présupposés heuristiques forment l’analogie à partir de laquelle se construit le concept de transaction sociale. La transaction apparaît dans un univers structuré par des couples de tensions opposées. Elle est le processus par lequel s’élaborent des compromis pratiques qui permettent la coopération conflictuelle et la (re)création permanente du lien social.

6En d'autres termes, la transaction sociale est un processus de socialisation et d'apprentissage de l'ajustement à autrui. Elle est aussi un «mode de comportement diffus dans la vie quotidienne à travers lequel se construit, dans l'action réciproque, le sens du jeu social».

7La vie sociale est le fait d'une pluralité d'agents, en interférences diffuses et en relations variables dans des situations semi-structurées et semi-aléatoires, partiellement transparentes. Les transactions se déroulent dans des espaces en partie déterminées où l'innovation reste cependant possible. Les transactions entre acteurs sociaux se traduisent par des compromis de coexistence, toujours provisoires [1]. Le concept nous paraît être un outil particulièrement adapté pour questionner les expériences relatées.

8En vue de (re)construire des modalités de coexistence, deux approches émergent au travers des textes : l’une que nous qualifierons, puisque c’est la dénomination utilisée par les auteurs, de « médiation interculturelle », l’autre que nous qualifierons de « processus de conscientisation ».

9Ces deux approches se réfèrent à un dénominateur commun que nous essayerons de mettre en évidence. D’autre part, les 2 populations cibles (immigrés et quart-monde), bien que présentant des différences importantes, occupent structurellement la même position.

10D’autre part, le travailleur social apparaît comme un passeur, un traducteur. Cette pratique se développe dans des interstices sociaux, au travers desquels se manifestent des effets innovants qui bien souvent ne sont pas prévisibles, ne relèvent pas d’une intentionnalité.

11Au niveau de la dynamique psychique, ces « passeurs » sont des hybrides.

I. L’immigré et le pauvre : des intrus

12Sous bien des aspects, l’immigré et le pauvre diffèrent. Toutefois, tous deux, de même que d’autres catégories : handicapés, analphabètes, peuvent être abordés à partir du concept d'intrusion.

13L’intrus n’est pas là où il devrait être. L’intrus ressent de l’embarras, de la gène, de la honte, sentiments ô combien pénibles, d’altérité et de précarité. L’intrus diffère des autres, mais il s’agit d’une différence honteuse. Il est toutefois faux de poser que l’intrus est hors du groupe. Par définition, il est dedans. Ces sentiments, s’ajoutant à un désir de participation, caractérisent bien la position particulière de l’intrus. Georg Simmel [2] rapproche l’étranger du pauvre et des divers « ennemis de l’intérieur » qui sont un élément du groupe : la place qui leur est dévolue signifie à la fois leur intégration et une certaine répulsion. L’étranger, introduit dans un groupe, s’établit à l’intérieur d’une communauté, mais il est appréhendé comme autre et parfois, comme menaçant. Son comportement, tout comme son mode de pensées, heurtent des habitudes acquises. Il n’est pas perçu en tant qu’individu singulier, mais comme représentant d’une race et d’une culture étrangères. Le regard que la société porte sur lui, le maintient toujours à distance.

14De la même façon, le pauvre, qui est l’objet de l’intervention de la collectivité, participe également de cette dernière ; tout en étant à l’extérieur, il est d’une certaine façon et en même temps, à l’intérieur de la société.

15Tout en étant marginalisé comme « objet passif d’une intervention collective et, à ce titre, privé d’un réel pouvoir de décision, il est, malgré cette situation, ou mieux encore à cause d’elle, intégré organiquement dans le champ social ».

16On peut comparer la marginalité de l’étranger et du pauvre, appréhendée par G. Simmel, et le rôle que Marcel Mauss [3] attribue aux conduites apparemment « aberrantes » dans les sociétés fortement structurées. « Leur position périphérique par rapport à un système local n’empêche pas qu’au même titre que lui, ils ne soient partie intégrante du système total. Plus exactement, s’ils n’étaient pas ces témoins dociles, le système total risquerait de se désintégrer dans ses systèmes locaux.

17Toutefois, les intrus peuvent introduire du nouveau dans l’uniformité.

18L’étranger dérange, car il représente un facteur de déstabilisation dans une société qui entend se perpétuer par la reproduction du même, et qui proclame son homogénéité. Il ruine cette prétention organiciste : « En effet, dans un rapport de contiguïté, et non de filiation ou d’identification, libre d’attaches (de racines et de préjugés), c’est-à-dire libre de tout lien organique avec le groupe social dans lequel il est inséré et auquel il est pourtant indispensable structurellement, l’étranger donne à voir un milieu qui est l’inverse d’un organisme, puisqu’il suscite l’altérité et le brouillage en son sein ».

II. La figure du passeur.

19La transaction n’est possible que par la médiation d’acteurs sociaux et/ou d’objets inscrits dans un espace - temps. Parmi les multiples formes de médiations, « la figure du passeur » paraît particulièrement adaptée ici. À partir de la métaphore du « passeur de frontières », il s’agit d’un tiers engagé qui aide les plus faibles à contourner les obstacles et à trouver une place dans la société. Le travailleur social est un peu comme « l’avocat commis d’office » qui prend fait et cause pour des « clients » qui ne lui ont rien demandé au départ. Il sait que ces derniers ne pourront gagner que s’ils acquièrent une intelligence de la situation qui leur permette d’entrer dans des transactions et d’accepter des compromis réalistes.

20Le passeur essaye de (re)construire des frontières qui ne soient pas seulement des lignes de séparation ; mais plutôt des zones de double communication.

21En d’autres termes, le passeur vise à créer de l’urbanité que l’on peut concevoir comme une forme de sociabilité valorisant l’art de communiquer dans la distance. Cette question de l’urbanité est d’autant plus importante que l’on se trouve confronté avec un problème important relatif à l’installation de populations d’immigrés dans les grandes villes dont Bruxelles est le prototype. Ces populations souhaitent quelquefois ne plus être marquées comme immigrés, car elles se sentent du lieu, surtout lorsqu’on a affaire à une seconde génération. Pourtant leur objectif n’est pas toujours de perdre leur identité et de se fondre dans une identité nationale autre.

22Le passeur est, dans le cadre de ces articles, également traducteur. Il importe ici de bien préciser que la notion de culture ne renvoie pas à une acception telle qu'elle est formulée dans l'anthropologie culturelle. La notion de culture ne renvoie pas à une acception telle qu’elle est formulée dans l’anthropologie culturelle. N’y a-t-il pas également des difficultés de « communication interculturelle » entre autochtones ?

23Ces difficultés sont relativement indifférentes à la distance culturelle. Prenons le cas des asiatiques en France, qui, malgré leur nombre font peu parler d’eux et sont en général perçus comme de bons immigrés. Malgré l’ampleur de la distance culturelle, les asiatiques et particulièrement les chinois sont imprégnés d’urbanité et donc à la recherche constante de traductions. D’où, ils ont l’art de coexister, sans perturber, tout en ayant une volonté de rester eux-mêmes et différents. Ceci est tellement vrai qu’au fur et à mesure d’une relative réussite sociale, ils vont se regrouper dans un quartier chinois sans qu’ils n’y soient contraints par de l’exclusion. C’est ce qui se passe à Paris avec la formation du quartier chinois autour de la porte d’Italie. Ce quartier n’est pas seulement un quartier d’affirmation culturelle. Il permet au groupe de s’organiser et de fonctionner à la manière d’un centre qui va attirer des personnes de l’extérieur, vu les restaurants et bien d’autres activités. Cela manifeste un groupe fort, sûr de lui et qui est dans la logique d’une ville cosmopolite : cette attitude ne découle pas d’une nécessité liée à l’incapacité d’un autre choix. Ceci n’exclut d’ailleurs pas que les chinois habitent aussi un peu partout dans la ville. Mais ils cherchent à se constituer un espace fondateur.

24Par contre, le rapport entre le « quart monde » et la société se caractériserait plutôt par une grande distance sociale. Ce qui apparaît comme une difficulté majeure est moins un problème de transposition d’un code à un autre, que de construction et de confrontation de savoirs. Quoi qu’il en soit, la médiation interculturelle et le développement local ont une commune exigence : une capacité de traduction. On est, ici, proche de la sociologie de la traduction.

25L’opération de traduction ne concerne pas nécessairement le passage d’une langue à une autre, mais toute forme de recomposition d’un message, d’un fait, d’une information. Si l’on s’en tient aux textes de M. Callon et B. Latour [4], la traduction est définie comme une relation symbolique « qui transforme un énoncé problématique particulier dans le langage d’un autre énoncé particulier ». Ainsi comprise, la traduction devient un mouvement « qui lie des énoncés et des enjeux à priori incommensurables et sans communes mesures ».

26Le traducteur interculturel n'est pas un interprète, lors d’un congrès par exemple, celui-ci doit surpasser les différences linguistiques ; produire dans une langue autre exactement « le même discours »que celui qui vient d’être énoncé.Il lui est interdit d'innover. Pour lui, traduire, c'est redire. Et le faire immédiatement, pressé parce que l'on pourrait désigner comme l'urgence de l'échange. Le "traducteur - passeur" se trouve aussi placé, tout comme l'interprète international et à la différence du traducteur d'une œuvre littéraire, dans l'urgence de l'échange, plongé dans une situation concrète qu'il doit affronter. Mais lui n'est pas tenu de le faire immédiatement, puisqu'il est précisément médiateur. Traduire, dans le cadre de la médiation, c'est agir. La médiation interculturelle répond toujours à une demande, émane de services sociaux, de juges, d'institutions scolaires…

27Mais ceux-ci n'attendent pas qu'elle donne la solution du problème qui en a motivé la demande. Il est cependant possible d'exiger de la médiation qu'elle produise une activité qui donne des résultats.

28On ne peut pas, en effet, la considérer comme un observatoire, poste élevé d'où, les observateurs impartiaux seraient chargés de rendre compte des points de vue des deux parties. La médiation est action, elle n'est pas observation.Cette action n'est pas menée par un médiateur «objectif» qui tout comme l'observateur, se situerait au-dessus de la mêlée, sorte de juge impartial à qui les parties en présence donneraient le pouvoir de régler un différend. La médiation n'est pas une procédure de conciliation visant à mettre d'accord des parties, ou réconcilier des personnes, elle se veut contrainte à la rencontre, une rencontre n'impose aucun accord, qu'il soit préalable ou postérieur, mais elle oblige au contact. Le médiateur n'a pas pour tâche d'arbitrer ou d'imposer un discours ; il doit, au contraire, en faire surgir de nouveaux à partir des difficultés qu'il rencontre dans la traduction.

29La médiation n'est pas non plus un dispositif expérimental visant à provoquer un phénomène nouveau dans l'intention de l'étudier.

30Ce serait, en effet, la réduire à être la condition d'une expérience et les patients, aux objets de cette expérience.

31Un dispositif expérimental laisse l'expérimentateur à la porte, celui-ci observe de l'extérieur. Le médiateur se trouve, au contraire, placé au cœur du dispositif, il en est le moteur.

32La médiation provoque donc à chaque fois qu'elle est réalisée un événement nouveau. Cet événement appartient au registre de l'innovation, de la création, de l'imprévisibilité. La traduction ne présume ni de ce qui sera traduit, ni des choix du traducteur. Ces situations sont semi-structurées. Elles sont un lieu privilégié d'innovation du social. La médiation est aussi trahison, trahison qui s'inscrit dans une perspective dialogique, dans une innovation imprévisible. Alors que la traduction/trahison est un obstacle épistémologique, sur le plan de la linguistique, elle signifie ici production, connexion et production de territoires, de savoirs, de légitimité,etc. Le traître est celui qui, par sa double appartenance à des territoires symboliques distincts, peut poser la question de l'intelligibilité des situations entre elles. C'est lui qui peut sauvegarder la nature dialogique de la permanence du monde. Le traître est porteur d'une «bipolarité symbolique».

III. Le Passeur : un hybride, un métis ?

33Le métissage autorise la production et non seulement la reproduction, la survie de la différence. Il nous convie à observer la manière dont les cultures se modifient. Il nous invite non pas tant à porter notre regard sur les zones centrales des identités, là où un noyau dur se reproduit, qu'à nous montrer attentifs aux frontières, là où tout se mêle et où tout change, sans nécessairement déboucher sur des demandes posées dans l'espace public.

34Avec le mélange, il s'agit d'étudier des interactions, des rencontres, des relations entre groupes, mais aussi entre individus qui se transforment sous l'effet de ces relations. «Plutôt que d'éliminer la différence culturelle par des "melting pots" ou de la pétrifier par des schémas séparatistes, le métissage, à travers les échanges entre cultures est exemplification de l'unité dans la différence, observe à cet égard John Francis Burke.» [5]

35À la limite, la réalité du mélange renvoie d'emblée à de l'intersubjectivité. On peut risquer l'hypothèse que l'expérience du choc ou cette tension – situation qui débouche éventuellement sur du métissage, peut s'avérer utile à la formation du sujet, à sa subjectivation.

36La capacité à s'autotransformer, à être créatif, à imaginer, à penser l'inter comme l'intra-subjectivité, à gérer l'ambivalence et les contradictions de l'expérience individuelle peuvent devoir beaucoup à l'expérience fondatrice du vécu dans le mélange des cultures. Ceux qui vivent à la frontière entre cultures, note Burke, ne craignent pas les autres cultures parce que la connaissance des cultures est leur existence même.

37On retrouve le thème de l'étranger selon Simmel. L'étranger, celui qui vit dans une société en y apportant quelques caractéristiques spécifiques sans toutefois appartenir à celle-ci, exprime bien l'ambiguïté du métis. Surgit dès lors la figure de «l'homme marginal», type cosmopolite par excellence, hybride culturel partageant la vie culturelle et les traditions de deux peuples différents. Figure de la mobilité dans la tradition de l'école de Chicago, l'homme marginal n'est-il pas en tout cas défini par «sa capacité de jouer, dans toutes les relations, tout à la fois de distance et de proximité ?».

38Certains auteurs des textes précédents ne sont-ils pas des hybrides ! N'est-ce pas le cas des médiateurs interculturels, des volontaires d'A TD Quart Monde et autres passeurs ? À la fois, diplômés de l'enseignement supérieur, maniant deux codes culturels ou deux types de savoir, ne sont-ils pas créateurs de nouvelles modalités de savoir ? Savoirs eux-mêmes hybrides, l'ethnopsychiatrie, la recherche action, ne sont-ils pas des savoirs marginaux ? Que l'on observe la position de la recherche – action par rapport à la recherche fondamentale, l'une sérieuse, fondamentale, l'autre ni recherche pure ni action pure. Ces savoirs hybrides ne sont pas addition de deux savoirs, mais construction d'un savoir nouveau qui essaye de conquérir une légitimité.

39Ces pratiques marginales se développent dans des espaces temps interstitiels.

IV. L'importance des interstices

40Dans son étude des gangs à Chicago, Thrasher [6] définit comme suit la notion d'interstices : «est interstitiel ce qui appartient à un espace séparant deux réalités l'une de l'autre». L'interstice, du point de vue du médiateur correspond à un ensemble de comportement

41Situé «entre les deux», jouant sur un double cadre de référence, celui de la culture «dominée» et celui de la culture dominante ;

42Entretenant une double relation tant par rapport au groupe dominé - proche et distant - qui par rapport au groupe dominant - proche et distant ;

43Régulé par un système de règles et de normes, à partir desquels les médiateurs savent qu'ils ne peuvent se passer la spécificité interstitielle de leurs comportements sans tomber dans l'un ou l'autre extrême (fusionnel ou intégrationniste) .

44L'interstice est un entre deux, un espace d'articulation, une zone intermédiaire, interfacielle. Ces «entre» apparaissent comme des lieux hyperactifs d'opérations invisibles au moins à double sens et à double fonction, de séparation et de communication d'éléments étrangers de nature et de niveaux différents : physique, physiologique, psychologique, sociologique… L'unité vitale de la personne n'est assurée ni par son organisme seulement, ni par son environnement , mais par un ensemble d'opérations entre les deux.

45En d'autres termes, il ne faut pas percevoir la vie sociale, les stratégies des individus et desacteurs sociaux en terme de frontières entre un dedans et un dehors. Nous pouvons reprendre l'analogie de la lisière. En écologie végétale, la lisière est un espace où l'on est plus dans le bois, sans être pour autant dans le champ. Il s'agit d'un espace interstitiel qui permet pas mal d'hybridations.

46Le jeu des interstices n'est pas sans effet innovateur à plus ou moins long terme. Le médiateur interculturel est peu reconnu par les médecins, les infirmières et les assistants sociaux. La médiation s'inscrit dans un espace - temps obéissant à une autre logique que celle de l'institution. D'autre part, un nouvel acteur s'inscrit dans un système d'action et interfère dans les pratiques des autres. Progressivement, les frontières des espaces légitimes d'intervention se renégocieront peut-être. La médiation introduit du jeu dans le système, de la relative imprévisibilité, une certaine indétermination.

V. Urbanité et formes de sociabilité

47Cette notion de jeu est proche aussi des concepts d'urbanité ou de forme de sociabilité. La sociabilité dans sa forme pure n'a pas de fin ultérieure, dans la mesure où elle n'a pas de contenu et pas de résultat en dehors d'elle, «elle est orientée entièrement sur les personnalités (…) Les traits personnels de l'amabilité, les bonnes manières, la cordialité et les attraits de toutes sortes sont caractéristiques de l'association purement sociable. Mais, précisément parce que l'orientation se fait sur les personnalités, celles-ci ne devront pas se mettre en avant de façon trop individualiste. Là où les intérêts réels qui coopèrent ou se combattent déterminent la forme sociale, ils attendent que l'individu, eu égard à ses intérêts, n'expose pas ses particularités et son individualité avec trop d'abandon ou d'agressivité. Mais là où cette retenue fait défaut, pour que l'association demeure en tant soit peu possible, une autre retenue des pulsions individuelles doit prévaloir et elle doit émaner de la seule forme de l'association.

48C'est pour cette raison que le sens du tact est d'une telle importance dans la société, parce qu'il guide l'autorégulation de l'individu dans ses relations personnelles avec d'autres, lorsqu' aucun intérêt extérieur ou proprement égoïste n'assure cette régulation» [7].

49Cette longue citation d'un texte de Simmel met en évidence que cette forme de retenue originaire qu'il désigne sous le nom de tact ou de réserve est donc le seul régulateur et un régulateur en deçà des contenus déterminés liés à la culture, au statut, à l'éducation ou à la compétence. Il s'agit de construire un apparaître, condition de l'échange, d'un espace public. L'apparaître est le lien par lequel les hommes se signifient les uns aux autres, se constituent à la fois comme identiques et différents

VI. Humaniser l'inhumain par un parler incessant.

50Comment se renoue le lien du paria et du politique ? Comment le paria se retrouve-t-il à nouveau «l’obligé du monde», même quand il en a été chassé, ou quand il s'en est retiré ? Par l'amitié, dit Hannah Arendt [8].

51L'amitié est beaucoup plus qu'un phénomène de l'intimité, c'est la fin de «l'émigration intérieure», la «philia» aristotélicienne comme condition fondamentale du bien-être commun. Pour les grecs, «l'essence de l'amitié consistait dans le discours. Ils soutenaient que seul un parler ensemble constant unissait les citoyens en une polis. Car le monde ne devient pas humain parce que la voix humaine y résonne, mais seulement parce qu'il est devenu objet de dialogue». D'où la stratégie de la raison polémique, celle qui se soucie de la permanence du monde : «humaniser l'inhumain par un parler incessant». Or un tel dire est lié à un espace à plusieurs voix, où l'annonce de ce qui «semble vérité » à la fois lie et sépare les hommes, créant de ce fait des distances entre les hommes qui, ensemble, constituent un monde. Il y a dans cette conclusion d'Arendt l'arc conceptuel d'une philosophie de l'espace public, postulat pluraliste, unité dialectique des relations de distance et de proximité, constitutives de toute relation sociale.

Notes

  • [1]
    Textes réunis par Maurice Blanc, Pour une sociologie de la transaction sociale, t. 1 et t. 2., Coll. Logiques sociales, L'harmatan, 1992 et 1994.
  • [2]
    G. Simmel, Digressions sur l'étranger,1908, in Y. Grafmeyer et I. Joseph, L'École de Chicago, (Textes traduits et présentés par) Coll. «Champ urbain», Aubier, 1984.
  • [3]
    Cl. Levi-Strauss, Introduction in Marcel Mauss, Sociologie et anthropologie, Paris, 1950, p. xx-xxi.
  • [4]
    M.Callon, Éléments pour une sociologie de la traduction,Année sociologique, Vol. xxxvi, 1986.
  • [5]
    F. Burke, in M.Wieviorka, La différence, Coll. «Voix et regards», Balland, Paris, 2001.
  • [6]
    Thrasher, in V. Hannerz,Explorer la ville, Paris, Editions de Minuit, 1983.
  • [7]
    G.Simmel, La sociabilité in Sociologie et épistémologie, Coll. Sociologie, PUF, Paris, 1984.
  • [8]
    H.Arendt,Vies politiques, Gallimard, Paris, 1974, p.12.
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