Politix 2020/4 n° 132

Couverture de POX_132

Article de revue

Hégémonie industrielle et économie morale dans une ville sidérurgique ukrainienne

Pages 49 à 72

Notes

  • [1]
    Je tiens à remercier Gilles Favarel-Garrigues et Jacobo Grajales, ainsi que les relecteurs anonymes, pour toute leur aide et leurs conseils qui m’ont permis d’améliorer l’article. Les analyses développées restent ma responsabilité exclusive.
  • [2]
    Crehan (K.), Gramsci, Culture, and Anthropology, Berkeley, University of California Press, 2002, p. 172 et suivantes.
  • [3]
    Kalb (D.), ed., Critical Junctions: Anthropology and History beyond the Cultural Turn, New York, Berghahn Books, 2006 ; Smith (G.), « Hegemony: Critical Interpretations in Anthropology and Beyond », Focaal, 43, 2004.
  • [4]
    Jessop (B.), « Accumulation Strategies, State Forms, and Hegemonic Projects », Kapitalstate, 10, 1983 ; Thomas (P.), « After (Post) Hegemony », Contemporary Political Theory, 2020.
  • [5]
    Gramsci (A.), Cahiers de prison, Paris, Gallimard, 1992 [1948].
  • [6]
    Kotkin (S.), Magnetic Mountain: Stalinism as a Civilization, Berkeley, University of California Press, 1997.
  • [7]
    Collier (S. J.), Post-Soviet Social: Neoliberalism, Social Modernity, Biopolitics, Princeton, Princeton University Press, 2011.
  • [8]
    Burawoy (M.), Manufacturing Consent: Changes in the Labor Process under Monopoly Capitalism, Chicago, University of Chicago Press, 1979.
  • [9]
    Les frontières séparant les domaines du politique, de l’économique, du social, etc., sont effacées dans la notion gramscienne d’« État intégral » produit dans ce processus, qui réunit la société civile, la « société politique » (l’État au sens propre) et les acteurs économiques.
  • [10]
    Palomera (J.), Vetta (T.), « Moral Economy: Rethinking a Radical Concept », Anthropological Theory, 16(4), 2016.
  • [11]
    Polányi (K.), The Great Transformation, Boston, Beacon Press, 1985 [1944].
  • [12]
    Gueslin (A.), « Le paternalisme revisité en Europe occidentale (seconde moitié du XIXe siècle, début du XXe siècle) », Genèses, 7(1), 1992.
  • [13]
    Noiriel (G.), « Du “patronage” au “paternalisme” : la restructuration des formes de domination de la main-d’œuvre ouvrière dans l’industrie métallurgique française », Le Mouvement social, 144, 1988.
  • [14]
    Filtzer (D. A.), Soviet Workers and De-Stalinization: The Consolidation of the Modern System of Soviet Production Relations, 1953-1964, Cambridge, Cambridge University Press, 1992.
  • [15]
    Burawoy (M.), Krotov (P.), « The Soviet Transition from Socialism to Capitalism: Worker Control and Economic Bargaining in the Wood Industry », in Clarke (S.), Fairbother (P.), Burawoy (M.), Krotov (P.), eds, What About the Workers? Workers and the Transition to Capitalism in Russia, Londres, Verso, 1993.
  • [16]
    Ashwin (S.), Russian Workers: the Anatomy of Patience, Manchester, Manchester University Press, 1999.
  • [17]
    Burawoy (M.), Krotov (P.), Lytkina (T.), « Involution and Destitution in Capitalist Russia », Ethnography, 1(1), 2000 ; Hervouet (R.), « L’économie du potager en Biélorussie et en Russie », Études rurales, 177, 2006.
  • [18]
    Matuszak (S.), The Oligarchic Democracy: The Influence of Business Groups on Ukrainian Politics, Varsovie, Ośrodek Studiów Wschodnich im. Marka Karpia, 2012 ; Pleines (H.), « Oligarchs and Politics in Ukraine », Demokratizatsiya, 24(1), 2016.
  • [19]
    Rojansky (M.), « Corporate Raiding in Ukraine: Causes, Methods and Consequences », Demokratizatsiya, 22(3), 2014.
  • [20]
    À propos de l’installation conflictuelle du même « Hindou » à Cockerill, la société liégeoise qui investissait dans Kryvyi Rih dans les années 1880, voir Lomba (C.), La restructuration permanente de la condition ouvrière: de Cockerill à ArcelorMittal, Vulaines-sur-Seine, Éditions du Croquant, 2018.
  • [21]
    Les noms de tous les informateurs ont été changés pour protéger leur anonymat.
  • [22]
    Alasheev (S.), « On a Particular Kind of Love and the Specificity of Soviet Production », in Clarke (S.), ed., Management and Industry in Russia: Formal and Informal Relations in the Period of Transition, Aldershot, E. Elgar, 1995 ; Morris (J.), « Unruly Entrepreneurs: Russian Worker Responses to Insecure Formal Employment », Global Labour Journal, 3(2), 2012.
  • [23]
    Kiblitskaya (M.), « We Didn’t Make the Plan », in Clarke (S.) Management and Industry in Russia…, op. cit.
  • [24]
    Zhou (H.), « An Explanation of Coexistence of Taut Planning and Hidden Reserves in Centrally Planned Economies », Journal of Comparative Economics, 16(3), 1992.
  • [25]
    Sur la « politique de débrouille » anti-tayloriste dans les usines soviétiques, cf. Bafoil (F.), Capitalismes émergents. Économies politiques comparées, Europe de l’Est et Asie du Sud-Est, Paris, Presses de Sciences Po, 2012.
  • [26]
    Clarke (S.), « The Contradictions of “State Socialism” », in Clarke (S.), Fairbother (P.), Burawoy (M.), Krotov (P.), eds, What About the Workers ?…, op. cit.
  • [27]
    Crowley (S.), Hot Coal, Cold Steel: Russian and Ukrainian workers from the end of the Soviet Union to the post-communist transformations, Ann Arbor, University of Michigan Press, 1997.
  • [28]
    Gorbach (D.), « Underground Waterlines: Explaining Political Quiescence of Ukrainian Labor Unions », Focaal, 84, 2019.
  • [29]
    Chervonyi Hirnyk, mars 2004. Chervonyi Hirnyk (Le mineur rouge) est l’organe de presse de la mairie de Kryvyi Rih. Ce journal, qui sort deux fois par semaine depuis 1924, représente le point de vue officiel sur les développements dans la ville.
  • [30]
    Chervonyi Hirnyk, décembre 2001.
  • [31]
    Chervonyi Hirnyk, décembre 2003.
  • [32]
    Chervonyi Hirnyk, janvier 2005.
  • [33]
    Chervonyi Hirnyk, septembre et octobre 2004.
  • [34]
    Matsuzato (K.), « Dissimilar Politics in Mariupol and Kramatorsk: Two Ukrainian Cities on the Eastern Front », Policy Memo, PONARS Eurasia, juin 2018.
  • [35]
    Chervonyi Hirnyk, septembre 2007.
  • [36]
    Parry (J.), « Introduction. Precarity, Class, and the Neoliberal Subject », in Hann (C.), Parry (J.), eds, Industrial Labor on the Margins of Capitalism: Precarity, Class, and the Neoliberal Subject, New York, Berghahn Books, 2018, p. 16.
  • [37]
    Retière (J.-N.), « Autour de l’autochtonie. Réflexions sur la notion de capital social populaire », Politix, 63, 2003.
  • [38]
    Minakov (M.), « Republic of Clans: The Evolution of the Ukrainian Political System », in Magyar (B.), ed., Stubborn Structures: Reconceptualizing Post-Communist Regimes, New York, Central European University Press, 2019.
  • [39]
    Morris (J.), Hinz (S.), « Free Automotive Unions, Industrial Work and Precariousness in Provincial Russia », Post-Communist Economies, 29(3), 2017.
  • [40]
    Mandel (D.), Labour after Communism: Auto Workers and their Unions in Russia, Ukraine and Belarus, Montréal, Black Rose Books, 2004.
  • [41]
    Way (L. A.), Pluralism by Default: Weak Autocrats and the Rise of Competitive Politics, Baltimore, Johns Hopkins University Press, 2015.

1Au matin du 3 septembre 2020, douze ouvriers de la mine de fer Oktiabrska à Kryvyi Rih, une ville industrielle de l’est de l’Ukraine, refusent de remonter à la surface après la fin de leurs heures de travail [1]. Parmi les mineurs du quart de travail suivant, vingt d’entre eux parviennent à rejoindre la protestation souterraine avant que l’administration n’arrête l’ascenseur. Dès le lendemain, les mineurs et leurs proches se rassemblent quotidiennement devant le siège du KZRK, la société dont Oktiabrska fait partie. Lorsque le mouvement atteint son apogée, ce sont quatre cent quinze personnes qui protestent sous terre, dans les quatre mines de KZRK, à une profondeur moyenne de 1,3 kilomètre. Les grévistes posent sept exigences, dont la hausse du salaire minimum à mille dollars et la confirmation du régime spécial de retraite prévu jusqu’à cette date pour les mineurs. En sortant des mines après quarante-trois jours d’occupation, ils acceptent l’offre de la direction : 21 % de hausse salariale pour les mineurs de fond et 38 % pour les autres, ce qui porte les salaires des métiers les mieux payés à environ 1150 euros bruts. Les droits à la retraite sont également confirmés pour dix métiers qui risquaient de les perdre.

2La grève s’inscrit dans le répertoire traditionnel des interactions entre les mineurs et les employeurs dans les deux sociétés minières locales. Les arrêts de travail surviennent assez régulièrement dans les mines, ce qui les distingue des autres entreprises industrielles, où un tel comportement est plus rare, voire inenvisageable. Même le contexte économique très précaire de l’épidémie de Covid-19, qui a freiné ailleurs nombre de conflits potentiels, n’a pas empêché les grévistes de KZRK de se mobiliser en 2020. Les grèves spontanées y sont assez habituelles. Chaque fois il s’agit d’une minorité active, alors que la plupart des mineurs se tiennent à l’écart de la contestation. Le nombre de participants à la dernière grève, plus acharnée que les précédentes, n’a pas dépassé 10 % des effectifs. La situation est différente chez les deux autres géants industriels situés à Kryvyi Rih. À l’usine sidérurgique ArcelorMittal Kryvyi Rih (AMKR), les grèves se produisent plus rarement, alors que l’ambiance quotidienne est plus conflictuelle que dans les mines. En six mois de travail de terrain, j’ai assisté à deux grèves minières et à plusieurs manifestations organisées par des syndicats à AMKR, sans arrêt de travail. À la différence des mines avec leur minorité militante et leur majorité paisible, la conflictualité est moins intense mais plus répandue dans l’aciérie. Enfin, l’autre grand employeur de la ville, la société extractive Metinvest, n’a connu ni grèves ni manifestations depuis la fin des années 1990.

3Quels sont les facteurs qui déterminent cette différence prononcée entre des entreprises pourtant si proches géographiquement ? La réponse à cette énigme peut être trouvée en s’aidant du concept de configuration hégémonique, développé par Antonio Gramsci, puis Michael Burawoy. Dans sa version la plus répandue, l’hégémonie gramscienne est conçue comme un phénomène discursif : une vision du monde qui limite et structure l’imaginaire politique populaire, le sens commun formé spontanément, grâce auquel l’ordre social reste intact. Cette « hégémonie lite[2] » ignore les relations et projets politiques, ainsi que les processus socio-économiques dans lesquels est produit tout phénomène culturel. Une version plus matérialiste du concept a été élaborée par des anthropologues [3] et d’autres chercheur·se·s [4] pour qui l’hégémonie constitue la conséquence non garantie d’un projet politique promu par un groupe social spécifique et conditionné à une conjoncture politique, économique et historique particulière. Ce projet est d’habitude analysé au niveau national, mais les configurations hégémoniques se construisent et se démantèlent également à d’autres échelles. La pertinence d’une observation à l’échelle de l’usine a été soulignée par Gramsci lui-même dans son carnet intitulé « L’américanisme et le fordisme ». En expliquant la différence entre la Russie et l’Europe occidentale, il affirme que c’est le manque d’institutions de la « société civile » en Russie qui a déterminé la faiblesse de l’État et la réussite de la révolution. Aux États-Unis, selon Gramsci, les bastions de la société civile protégeant le statu quo (la presse, l’Église, etc.) sont aussi peu présents qu’en Russie, mais l’hégémonie est en revanche soutenue par les mécanismes fordistes, qui « combinent la force et la persuasion » en centrant la vie du pays sur la production : « L’hégémonie part de l’usine et elle n’a besoin, pour s’exercer, que du concours d’un nombre limité d’intermédiaires professionnels de la politique et de l’idéologie [5]. » Le paternalisme industriel, avec ses hauts salaires, ses aides sociales et la répression antisyndicale, joue donc un rôle médiateur, cooptant la classe ouvrière dans le bloc hégémonique auprès des classes dominantes.

4Ces hypothèses formulées à propos du fordisme américain des années 1920 peuvent s’avérer utiles sur le terrain postsoviétique, où les entreprises industrielles étaient historiquement chargées de tâches socio-politiques comparables. Tout comme aux États-Unis naguère, l’industrie jouait ici un rôle crucial dans le maintien de l’hégémonie du parti communiste en organisant la modernité soviétique autour des « entreprises constitutives de la ville » (gradoobrazuyushchie predpriyatiya). « Porteuses de la civilisation [6] », les entreprises industrielles fournissaient non seulement la majorité des emplois, mais aussi les ressources du développement urbain et de la consommation. Leurs fonctions non productives, qui encadraient la vie sociale, légitimaient le pouvoir. Les entreprises se sont transformées mais n’ont pas disparu après la chute de l’URSS. Dans le contexte postsoviétique, elles s’avèrent indispensables à la production et au maintien du régime néolibéral [7]. Ce processus commence au sein de l’entreprise elle-même, par la construction d’une alliance entre l’administration et les ouvriers, tenant compte dans une certaine mesure des intérêts de ces derniers. La construction du régime industriel hégémonique a été notamment étudiée par Michael Burawoy au sein d’une usine à Chicago, où la mobilité interne des ouvriers, la collaboration avec le syndicat et l’introduction d’éléments de jeu et de concurrence en virilité dans le processus de travail assuraient la légitimité des cadences élevées de travail et du régime industriel [8]. Dans un second temps, l’hégémonie est produite à l’échelle urbaine, par l’ancrage de l’entreprise dans le tissu social et politique [9]. Ces deux échelles, qui se superposent dans le processus de la construction hégémonique au niveau macrosocial, se situent au cœur de cet article. Quels sont les éléments soutenant la légitimité interne et externe de l’usine postsoviétique, fonctionnant de manière si inégale dans les différents cas observés ? En tant que bloc entre des fractions de la classe dominante et des groupes subalternes, l’hégémonie est susceptible de produire une économie morale, saisie dans le sens d’Edward Thompson, à savoir un ensemble d’attentes et revendications, d’obligations et devoirs, qui rationalise, justifie et réglemente les rapports sociaux et économiques des groupes composant le bloc hégémonique, entre eux et avec ceux qui en sont exclus [10]. L’économie politique se trouve ainsi encastrée dans l’économie morale, qui peut correspondre à des configurations variées. Contrairement au tableau linéaire de Karl Polanyi [11], le terme d’encastrement ici n’est pas forcément associé aux régimes politico-économiques antithétiques au libéralisme désencastré. Dans n’importe quelle configuration hégémonique, les activités économiques sont ancrées d’une manière ou d’une autre dans le tissu politique et social.

5Le régime d’encastrement (ou ancrage) des entreprises industrielles historiquement le plus répandu, auquel fait référence Gramsci et qui domine dans l’espace postsoviétique actuellement, peut être qualifié de paternalisme industriel. Dans ce système de production et de reproduction de la main-d’œuvre, régissant les relations entre employeur et salariés d’une entreprise dans leur intégralité, c’est-à-dire avant, pendant et après le travail, « à l’échelle de la journée, de la semaine, de l’année, de la vie [12] », l’usine constitue un outil de production et d’organisation sociale [13]. En URSS, les dispositifs paternalistes se développent en revanche après la période stalinienne, quand les ouvriers sont autorisés à changer d’employeur à volonté, ce qui déclenche, face à un déficit structurel de main-d’œuvre, une compétition acharnée entre les entreprises soucieuses d’attirer les travailleurs par une rémunération élevée mais aussi par les avantages non monétaires, concernant l’accès au logement, aux bases de loisir, aux crèches et écoles, ainsi que la distribution des biens de consommation [14]. Loin de démanteler le paternalisme industriel, le « capitalisme marchand » des années 1990 a recentré la vie sociale autour des entreprises industrielles avec encore plus de force qu’auparavant [15]. Les configurations paternalistes ont évolué une fois le secteur industriel privatisé, mais elles sont demeurées d’actualité. Les réformes néolibérales se déroulaient en effet dans un climat largement favorable au maintien des dispositifs paternalistes, qui pouvait rendre illégitime toute tentative de s’en débarrasser. L’ambition de cet article consiste donc à analyser l’évolution des configurations hégémoniques à l’échelle d’une entreprise industrielle postsoviétique, de leurs formes respectives d’encastrement dans le tissu social, politique et moral vernaculaire. Je m’intéresse ainsi aux facteurs qui contribuent à la stabilité du régime productif et à sa réussite du point de vue patronal.

6Fondée sur une enquête ethnographique menée à Kryvyi Rih entre 2018 et 2020, d’une durée cumulée de onze mois, la recherche s’appuie sur les archives des journaux locaux, des entretiens menés avec des travailleurs et des syndicalistes, des observations réalisées sur place, notamment grâce à l’embauche dans une usine en tant que travailleur manuel (deux mois). J’ai poursuivi l’enquête une fois avoir quitté le terrain en continuant de participer aux discussions entre ouvriers et syndicalistes sur Facebook et en suivant de nombreux streamings. Après avoir présenté le tissu industriel de Kryvyi Rih, le texte est divisé en quatre parties : les trois cas (les mines, l’aciérie et la société Metinvest) sont traités séparément, alors que la dernière partie tire les apports des analyses de ces cas, revenant aux questionnements évoqués ci-dessus. L’article ne vise pas à produire une typologie des modes d’ancrage politique des entreprises postsoviétiques mais plutôt à examiner la variété des modalités de reproduction de l’hégémonie industrielle.

Le terrain : « le cœur de fer » privatisé

7La ville de Kryvyi Rih, dont la population s’élève à 600 000 habitants, se situe dans les steppes sud-ukrainiennes, colonisées par l’empire russe durant le XVIIIe siècle. Ses gisements de minerai de fer, développées par le capital français et belge dans les années 1880, en ont fait le centre de l’industrie extractive de l’empire russe. Durant l’époque soviétique, l’État se substitue aux investisseurs étrangers, en dirigeant les flux de capitaux et de main-d’œuvre à Kryvyi Rih pour y construire, en 1934, une aciérie moderne, Kryvorizhstal. Les décennies d’après-guerre marquent la période d’expansion industrielle la plus rapide pour la ville. Cinq « usines intégrées d’extraction et d’enrichissement » (les GOKs) permettent d’augmenter significativement le volume de minerais extrait à Kryvyi Rih, donnant à cette ville le surnom de « cœur de fer » de l’Union soviétique.

8Cette configuration se transforme après la chute de l’URSS. Libérés de la tutelle du parti communiste, les directeurs des grandes entreprises (les mines, les GOKs, l’aciérie) deviennent des acteurs politiques importants, en tant que représentants légitimes du « collectif de travail » (troudovoï kollektiv) et gèrent la ville, comme partout dans l’espace postsoviétique [16]. En 1992, une grève minière porte au pouvoir un nouveau maire dont les politiques paternalistes et technocratiques, coordonnées avec les directeurs des entreprises industrielles, permettent de poursuivre les activités productives durant la crise des années 1990. Appuyée par l’involution partielle vers l’économie de subsistance [17], cette conjoncture de la « survie » se transforme à nouveau avec l’arrivée de la croissance économique et des privatisations des années 2000. Les directeurs cèdent la place aux « oligarques », c’est-à-dire à une nouvelle couche sociale de propriétaires ultra-riches, qui doivent leur richesse à leur influence politique au niveau national et, inversement, leur influence politique à leur capital économique. Organisés en « clans » concurrents, ils commencent à concentrer les actifs industriels du pays de manière violente avec le concours du président Koutchma [18]. Le beau-fils de ce dernier, Viktor Pintchouk, fonde sa fortune en réunissant des entreprises métallurgiques dans son holding Interpipe. Ses concurrents, Ihor Kolomoïskyi et Hennadiy Boholiubov, venant tout comme lui de Dnipropetrovsk, la capitale régionale de Kryvyi Rih, fondent le groupe Privat autour de leur banque privée. Ils sont les premiers à s’introduire dans le paysage économique de Kryvyi Rih, en formalisant leur contrôle sur la société minière Soukha Balka. La concurrence entre les oligarques de Dnipropetrovsk, caractérisée par la mobilisation de ressources violentes criminelles et étatiques [19], devient encore plus acharnée avec la montée en puissance d’acteurs plus éloignés : les oligarques de Donetsk Rinat Akhmetov et Serhiy Tarouta, ainsi que l’homme d’affaires russe Vadim Novinskyi. Ces derniers, eux aussi, ciblent Kryvyi Rih, non seulement pour ses ressources minières, indispensables pour leurs usines sidérurgiques, mais aussi pour son aciérie, Kryvorizhstal, la plus puissante du pays. La privatisation de l’usine est réalisée quatre mois avant la fin du second quinquennat de Koutchma en 2004, au profit d’un consortium créé par Pintchouk et Akhmetov. Or les élections présidentielles de 2004 entraînent la Révolution orange, suite à laquelle le nouveau gouvernement annule l’accord et ouvre le capital de l’entreprise à des investisseurs étrangers.

9C’est finalement la société indo-britannique Mittal Steel qui achète à un prix bien plus élevé l’entreprise, rebaptisée depuis 2006 ArcelorMittal Kryvyi Rih (AMKR). Le groupe dirige également les aciéries belges et françaises avec lesquelles Kryvyi Rih était intimement liée cent ans plus tôt. L’installation à Kryvyi Rih de l’« Hindou », selon le nom donné sur place à l’actionnaire Lakchmi Mittal, n’est pas facile. Le nouveau propriétaire doit en effet faire face non seulement à l’hostilité des oligarques, mais aussi à celle de quelque 24 000 ouvriers [20]. Les autres entreprises restent aux mains des oligarques autochtones. La société des minerais de fer de Kryvyi Rih (KZRK) est le plus important producteur dans son domaine, chacune de ses quatre mines employant entre 1300 et 1700 personnes. Ayant chassé Pintchouk après la Révolution orange, Kolomoïskyi prend le contrôle de l’entreprise et le partage avec Akhmetov. Les deux propriétaires restent toutefois dans l’ombre, au profit de la figure du directeur général qui est publiquement mise en avant. L’autre société minière, Soukha Balka, ne compte que deux mines avec 4000 salariés au total. Elle change de mains plusieurs fois avant de rejoindre le holding DCH de l’oligarque kharkivien Oleksandr Iaroslavskyi en 2017.

10Enfin, tous les GOKs (sauf un qui fut rattaché à AMKR avant sa privatisation) font désormais partie du holding Metinvest, qui appartient à Akhmetov. Ayant acquis cette propriété entre 2004 et 2010, l’oligarque a réussi à restructurer l’arène politique locale en sa faveur. La transition vers un mode de scrutin proportionnel en 2006 prive les notables locaux de leurs sièges parlementaires quasiment garantis, et le seul représentant de Kryvyi Rih élu au Parlement est Oleksandr Vilkoul – le PDG des deux GOKs de Metinvest, qui représentait Akhmetov lorsque celui-ci entreprenait de conquérir la ville. Vilkoul est élu sur la liste du Parti des régions (PR), tout comme son chef Akhmetov. Les élections anticipées de 2007 permettent de consolider ces avancées : désormais il y a six kryvorizhiens dans le Parlement, dont cinq sont membres du PR pro-Akhmetov. L’accès aux ressources clientélistes, garanties par un mandat parlementaire, est effectivement monopolisé, tout comme l’accès aux médias locaux, qui promeuvent les politiciens du PR ainsi que son agenda politique. Le maire résiste à ces évolutions, affirmant que l’élite locale doit s’occuper des enjeux « techniques » sans se « politiser », mais en 2010 il refuse de participer aux élections locales, rejoint le PR et devient député au conseil régional. Le nouveau maire est Iouriï Vilkoul, le père d’Oleksandr, fidèle membre du PR et représentant des intérêts d’Akhmetov. La conjoncture politique nationale prive les autres oligarques des moyens de s’opposer à Akhmetov, dont l’allié Viktor Ianoukovytch remporte les élections présidentielles de 2010. La chute de Ianoukovytch en 2014 n’ébranle pas Akhmetov, devenu trop puissant pour que son influence soit remise en cause par des concurrents.

Le tissu industriel de Kryvyi Rih

Les minesKZRK. Quatre mines, deux propriétaires : Privat (Kolomoïskyi) et Metinvest (Akhmetov)
Sukha Balka. Deux mines. DCH Holding (Iaroslavskyi)
Les GOKsQuatre entreprises extractives faisant toute partie de Metinvest
La sidérurgieArcelorMittal Kryvyi Rih (AMKR)

Le tissu industriel de Kryvyi Rih

Les mines : quand le paternalisme se décompose

L’informalité répressive

11Ma conversation avec Alexei [21], un quinquagénaire travaillant dans une mine de Soukha Balka, commence par une tirade de sa part à propos d’un accident qui vient de lui arriver. Malgré les avertissements des mineurs quant au danger posé par d’imposants blocs de minerai suspendus au-dessus de leur passage vers le lieu de travail, le contremaître les force à utiliser ce passage ; ce jour-là, un des morceaux tombe juste quand Alexei et son jeune collègue passent en dessous, manquant de peu de les écraser. Il ne s’agit pas d’un cas isolé. Des anecdotes similaires m’ont été rapportées par tous mes informateurs employés dans les mines de Soukha Balka ainsi que de KZRK. De tels risques sont dus au manque d’équipement de secours, au refus de mesurer le niveau de monoxyde de carbone ou de radiation avant que les mineurs ne s’installent pour travailler, à la défaillance de la ventilation, à la marginalisation des mesures de sécurité au profit de l’efficacité – autant de pratiques qui provoquent la colère des enquêtés en économisant sur les intrants et en maximisant les volumes de production (notamment en augmentant la vitesse des opérations).

12Ce jeu avec les règles constitue un élément banal du régime industriel soviétique et postsoviétique, fondé sur les rapports informels entre ouvriers et contremaîtres. Traditionnellement, de tels choix ne sont pas perçus comme problématiques, puisqu’ils s’insèrent dans un échange de faveurs : aux services rendus aux chefs répondent les obligations informelles de ces derniers à l’égard des travailleurs. De plus, l’accroissement de la production par heure travaillée va de pair avec l’augmentation du salaire, celui-ci étant calculé à la pièce [22]. Dans les années 1990, cette logique réconcilie même les travailleurs postsoviétiques avec le sous-effectif systémique, car il leur permet d’augmenter leur rémunération [23]. Dans cette relation d’interdépendance informelle, il est même honteux de « moucharder » son chef. Quand un mineur est blessé aux yeux par un détonateur, le contremaître lui demande de prétendre avoir été blessé dans une bagarre. Valorisant une manière « humaine » de régler les problèmes, en opposition à une voie dite « légaliste », perçue comme destructive, le mineur accepte de mentir au médecin. Toutefois, l’hostilité passive à l’égard de la direction caractérise de plus en plus l’attitude générale. Initialement conçues comme un outil de survie tant pour les ouvriers que pour les directeurs, les pratiques traditionnelles perdent de leur légitimité suite à leur renégociation tacite en faveur du patronat. L’intensification de travail au détriment des règles formelles ne garantit plus l’augmentation du salaire, en particulier depuis les dévaluations monétaires de 2008 et de 2014. Après la première dévaluation due à l’effondrement des marchés mondiaux, le prix du minerai rebondit tandis que les salaires ne reviennent jamais au niveau symbolique de mille dollars. Le tarif à la pièce et l’informalité régnante offrent les moyens de réduire les revenus des ouvriers plutôt que de les soutenir à un niveau acceptable.

13Cette transformation est due à la politique de désinvestissement poursuivie par le patronat minier ukrainien depuis trente ans. Dans les années 1990, l’absence d’investissements constituait l’un des traits saillants de la « configuration de survie » propre à cette période, s’efforçant de maintenir l’activité courante par tous les moyens nécessaires. Après cette période critique, les propriétaires privés décident de maintenir et même de renforcer cette stratégie de minimisation des coûts en limitant les investissements d’équipement au strict nécessaire. Le cas d’Olga, mineuse au KZRK, en témoigne. Avant la privatisation elle utilisait les « pousseurs », des mécanismes électriques qui poussaient la charge dans l’ascenseur. Graduellement, tous les pousseurs sont tombés en panne et ont disparu. Au lieu de les réparer ou de les moderniser, la direction installe des treuils manuels que les signaleuses doivent opérer mécaniquement. D’autres équipements non remplacés deviennent obsolètes. C’est aux mineurs eux-mêmes de se débrouiller pour trouver des solutions ad hoc et accomplir les tâches attribuées par les chefs. Nombreux sont les ouvriers qui achètent leurs propres scies, marteaux et bottes pour pouvoir travailler dans la mine, faute d’approvisionnement adéquat par leur employeur.

14On reconnaît ici la quête stalinienne des « ressources cachées de la productivité », où les travailleurs et les administrateurs étaient incités à augmenter la production sans investissement supplémentaire [24]. La réponse typique d’un contremaître aux plaintes concernant des outils manquants est : « Gagne-les au combat » (doboud v boïu), en référence ironique aux récits héroïques sur la Seconde Guerre mondiale, où les soldats soviétiques étaient souvent forcés d’attaquer sans armes. La débrouillardise (smekalka) a toujours été une qualité prisée dans les milieux ouvriers [25], mais c’est au XXIe siècle qu’elle a été explicitement mise au service de la politique d’austérité. Le processus de travail non taylorisé, animé par l’autonomie ouvrière [26] et par les négociations informelles dans un contexte de désinvestissement et d’austérité, permet au patronat non seulement de sous-payer les ouvriers qui n’accomplissent pas les plans, pourtant a priori peu réalistes, mais également de les placer en situation de double contrainte. Pendant mon séjour sur le terrain, deux mineurs sont morts à cause d’une pause trop courte entre le dynamitage et l’arrivée de l’équipe : le monoxyde de carbone ne s’est pas dissipé et les ouvriers ont été asphyxiés. S’ils avaient refusé d’exécuter l’ordre informel du chef, ils auraient été stigmatisés comme « fauteurs de troubles » et « lâches ».

La disparition du patronage

15Historiquement, les mineurs ont toujours bénéficié de revenus élevés, qui leur permettaient même d’afficher des formes de consommation ostentatoire dans les années 1990 et 2000. En plus des salaires, l’élément non monétaire a toujours compté dans le prestige de la profession : la distribution de biens et de services, encore plus prononcée dans les mines de fer par rapport aux charbonniers du Donbas [27], a nettement augmenté dans la conjoncture extrême des années 1990. Depuis la privatisation, ces deux éléments de bien-être minier, dont le poids symbolique n’est pas moins important que matériel, ont perdu en substance. Les salaires « masculins » nets ne dépassent pas normalement les 500 euros, alors que les femmes occupant des postes sous-payés ne gagnent parfois que 150 euros. Les systèmes distributifs, traditionnellement gérés par le syndicat dominant allié au patronat, sont toujours formellement en vigueur, mais ils deviennent de moins en moins attractifs à cause de l’austérité et du désinvestissement général de la « sphère sociale ». Par exemple, KZRK conserve plusieurs sanatoriums (résidences de villégiature médicalisées) et bases de loisirs dans son giron, mais leur attractivité a fortement diminué par rapport aux opportunités dont les mineurs disposaient il y a vingt ans en matière de vacances. La distribution de logements et de biens de consommation, très développée dans les années 1990, a complètement cessé. En dehors du salaire et de l’accès aux sanatoriums, l’assurance-santé fournie par l’employeur constitue le dernier attrait du métier. La détérioration du bien-être est illustrée par un refrain typique dans les récits miniers : « Auparavant, nous étions fiers d’être mineurs ; aujourd’hui, on en a honte ! » Ces sentiments, reflétant la dégradation des pratiques paternalistes de l’entreprise, ont été pris en compte par des politiciens soucieux d’en profiter sur le champ électoral en se présentant en défenseurs des ouvriers abandonnés par leurs patrons. En 2008, le gouvernement d’Ioulia Tymochenko fait passer une loi nommée « De la hausse du prestige [pidvychtchennia prestyzhnosti] du travail minier » (#345-VI, 2.09.2008). Au-delà de la revalorisation symbolique du métier, le gouvernement s’engage à améliorer ses conditions matérielles. La loi donne le droit à une éducation supérieure gratuite pour les enfants de mineurs, elle garantit l’octroi de bons de vacances à tous et une compensation financière pour les victimes d’accidents ; elle promet un meilleur accès au logement et une limitation du taux d’imposition des revenus des mineurs à 10 %. Un point très important précise que les retraites des mineurs ne peuvent pas être inférieures à 80 % de leur salaire moyen ou, pour les mineuses les moins payées, de trois « revenus minimum vitaux ». Une autre loi définit deux listes de métiers, ceux qui sont « dangereux » (comme les professions souterraines) et ceux qui sont « difficiles » (à l’instar des métiers sidérurgiques), qui accordent des droits à une retraite anticipée, respectivement à 50 et à 55 ans.

16Cette promesse de retraite anticipée est la raison principale pour laquelle mes informateurs et informatrices travaillent dans les mines. La plupart d’entre eux comptent minutieusement les jours jusqu’à la fin de la période de travail souterrain qui leur garantit une retraite privilégiée (quinze ans pour les hommes et sept ans et demi pour les femmes). Et même si c’est l’employeur qui finance ces retraites relativement élevées, c’est désormais l’État qui est perçu comme la source d’attribution de ce privilège prisé. L’image de la direction des mines s’est dégradée, passant d’une source de bien-être à une figure d’exploiteur, voire d’esclavagiste. Vira, mineuse à Sukha Balka, s’exclame ainsi lors de son accession à la retraite : « Je suis une femme libre ! Au revoir, l’esclavage ! » Les allusions à l’esclavagisme occupent une place centrale dans le répertoire discursif des mineurs activistes. La direction et les propriétaires des mines se tiennent à l’écart de l’attention publique, ne faisant aucun effort pour se présenter en figures encastrées dans la communauté locale. Par conséquent, c’est au gouvernement central et à la mairie que les mineurs mobilisés adressent leurs doléances, même s’ils ont bien conscience du statut privé de leurs entreprises. En s’affranchissant des conventions usuelles quant à l’attitude que la direction doit adopter lors d’une grève (réaction personnelle rapide et respectueuse du directeur général, qui doit descendre dans les mines, écouter les exigences et doléances et faire un certain nombre de promesses), la direction du combinat renforce la décomposition du régime paternaliste. Malgré la volonté de l’administration, ce processus peut être freiné par des circonstances conjoncturelles, comme le montre le cas de l’usine sidérurgique AMKR.

La décomposition ralentie à l’aciérie

17La différence entre les deux sociétés minières et la plupart des entreprises industrielles ukrainiennes d’un côté, et AMRK d’un autre côté, est évidente si on regarde la scène syndicale. La configuration typique postsoviétique, représentée dans les mines, consiste en un syndicat dit « officiel », qui réunit la majorité des ouvriers, et une minorité militante qui se constitue en tant que syndicat « indépendant ». Le premier est l’héritier du syndicat soviétique, dont les principales fonctions étaient de distribuer les biens et services provenant de l’administration et de gérer la main-d’œuvre en prévenant tout conflit collectif. Contrairement aux pays de l’est de l’Union européenne, ces syndicats n’ont pas été dissous dans les années 1990 mais préservés en tant que garants de la paix sociale. C’est par l’adhésion à ces syndicats, qui est quasiment obligatoire, qu’on accède à la plupart des biens distribués par l’administration. Le militantisme antipatronal va au-delà de l’habitus organisationnel des syndicats « héritiers », même s’ils mobilisent souvent la main-d’œuvre au nom de « l’entreprise » contre les concurrents commerciaux ou l’État. Dans l’industrie minière et sidérurgique, ces syndicats sont réunis dans la fédération nationale du Syndicat des travailleurs de la métallurgie et des mineurs d’Ukraine (PMGU). Les syndicats soi-disant indépendants servent de réservoirs pour la minorité militante et, à l’instar des syndicats français, s’opposent farouchement à l’administration. Ceci dit, ils sont néanmoins contraints de dépenser la plupart de leurs fonds dans les mêmes ressources paternalistes (bons de vacances, aide financière individuelle, cadeaux de Noël, etc.), sans quoi ils perdraient la plupart de leurs adhérents, le plus souvent des ouvriers qualifiés et bien payés [28].

18Ce paysage typique est beaucoup plus complexe à AMKR, qui ne compte pas moins de onze syndicats, tous en concurrence les uns avec les autres ainsi qu’avec l’administration pour gagner l’allégeance des ouvriers. Pour des raisons en lien avec la privatisation de l’usine, la cellule du PMGU à AMKR est peut-être l’unique syndicat « officiel » en Ukraine qui ait réussi à s’opposer fermement à un propriétaire. Son leader, Iouriï Bobtchenko, le chef de la cellule locale du PMGU depuis 1989, est en effet soutenu lors du changement de statut de l’entreprise par les oligarques ukrainiens perdants coalisés contre l’investisseur étranger qui a osé rafler la mise. Le syndicaliste réussit notamment à imposer une liste de dix-neuf exigences « sociales » dans l’accord de privatisation, un fait sans précédent dans l’histoire ukrainienne postsoviétique. Le coût de l’acquisition pour Mittal a de ce fait quasiment doublé. Alors qu’il est connu pour sa modération dans les négociations avec le patronat, le leader syndical s’engage dans une lutte farouche contre le nouveau propriétaire. En 2006, Bobtchenko rejoint le Parti des régions. Ses discours défendant la protection sociale des ouvriers sont en effet en phase avec ceux d’un parti qui défend un néolibéralisme socialement encastré et protectionniste. Les manifestations réclamant une hausse des salaires à AMKR sont du coup renforcées par la participation « solidaire » des travailleurs des autres entreprises locales, notamment celles qui appartiennent à Akhmetov. Mobilisés par les cellules du PMGU de leurs entreprises, ces syndicalistes sont habituellement pourtant beaucoup moins prompts à mener la lutte contre les propriétaires de leurs propres usines.

19La vision de l’économie encastrée, proposée par ce bloc hégémonique, résonne avec les mœurs locales. Les revendications « sociales », concernant a priori tous les nouveaux propriétaires, sont redirigées vers le moins autochtone d’entre eux, « l’Hindou ». Ce tournant produit des résultats paradoxaux : alors que d’autres propriétaires ont pu se débarrasser des dispositifs sociaux les plus coûteux sans trop de difficultés, AMKR, avec son image d’enfer capitaliste produite par la presse municipale, les conserve sous son giron du fait de l’attention particulière dont elle fait l’objet. Elle a ainsi été la dernière entreprise industrielle à arrêter les programmes de construction des logements gratuits pour ses ouvriers, en 2011 – alors que les autres l’ont fait dès la fin des années 1990. Après une année de réticence, en 2007, Mittal a accepté de convertir le licenciement massif prévu en un programme de départ volontaire assorti d’une indemnité généreuse : les salaires ont augmenté de 90 % en un an. Le combinat a commencé à acheter des équipements médicaux et des moyens de transport (autobus, trolleybus) pour la ville. En pleine crise de 2009, qui menace l’existence des usines d’ArcelorMittal en Europe occidentale, AMKR trouve les moyens d’éviter les licenciements, en renforçant les incitations au départ volontaire et en continuant à verser un salaire minimum aux ouvriers qui devraient être licenciés faute de travail à effectuer. En 2012, l’administration de l’entreprise a cherché à introduire des mesures d’optimisation financière, telles que l’externalisation des ateliers auxiliaires, mais elle s’est une nouvelle fois heurtée à des résistances qui l’ont empêchée de réaliser pleinement ce projet. La présidente actuelle du PMGU, ayant succédé à Bobtchenko en 2017, a même augmenté le degré d’hostilité envers l’administration. C’est pourquoi, même en 2020, le volume des avantages « sociaux » octroyés chez Mittal reste plus important que dans les mines. Plus paradoxalement encore, cet encastrement exemplaire échoue non seulement à rendre le nouveau propriétaire légitime, mais aussi à s’assurer la gratitude des employés. Vladimir, un vétéran de l’usine, m’a exposé en détail la liste des biens et droits qui ont disparu depuis que « l’Hindou » s’est emparé de l’entreprise il y a quinze ans, par exemple le remplacement des « boissons vitaminées » distribuées aux ouvriers par de l’eau. Quelques jours après l’entretien, il m’a téléphoné pour ajouter une autre doléance : le « propriétaire non russe » avait supprimé le concours de chansonniers sidérurgistes, « La constellation des talents ». Alors qu’aucun de mes informateurs des mines n’oserait se plaindre d’un tel problème, les attentes des sidérurgistes semblent ici beaucoup plus élevées.

20La prolongation de l’ancien contrat social dans une telle configuration ouvre un espace politique permettant la création de nombreux syndicats « indépendants » en concurrence pour l’adhésion des ouvriers. Leonid, le chef du Syndicat indépendant des mineurs d’Ukraine (NPGU) à AMKR, constate avec colère le rapport consumériste de certains ouvriers qui rejoignent le NPGU pour obtenir une aide juridique, puis le quittent pour un autre syndicat qui promet de son côté des biens matériels. Pour beaucoup d’ouvriers, l’octroi de « bons de vacances » (poutiovki) donnant accès à des séjours gratuits ou bon marché constitue effectivement une raison suffisante pour changer de syndicat. Durant les cinq ans qu’il a passés au PMGU, Vladimir sollicite sans succès une poutiovka gratuite à un sanatorium particulier parmi ceux proposés aux salariés d’AMKR. Dès qu’il quitte le PMGU, il adhère au Syndicat des travailleurs de la science, de l’industrie et des finances (NVF), qui accède à sa demande en lui procurant la poutiovka qu’il a tant désirée. Dès son retour du sanatorium, Vladimir apprend qu’il doit se rendre dans sa famille en Russie. Il demande un congé supplémentaire, mais le chef adjoint de son atelier refuse de signer la demande à moins qu’il quitte le NVF. Vladimir fait le nécessaire, ce qui lui permet d’aller en Russie.

21Le niveau des salaires et du « forfait social » à AMKR est donc assez élevé par rapport aux mines. La faible légitimité du patron renforce la concurrence entre les syndicats, ce qui donne des leviers de négociation aux ouvriers. Les investissements sont aussi vraisemblablement plus prononcés – du moins, ils n’entrent pas dans les doléances des sidérurgistes. Mais la légitimité de la direction et du propriétaire est aussi faible que dans les mines. Le point de repère pour les ouvriers d’AMKR, c’est la période avant la privatisation, où la rentabilité exemplaire du début des années 2000 cohabitait avec l’encastrement social des années 1990. Vladimir associe cet âge d’or au temps où Akhmetov était le propriétaire du combinat, alors que cette période n’a duré que seize mois en 2004 et en 2005. Cette association est en elle-même le produit de la réussite de la direction de Metinvest : en s’emparant de l’imaginaire générique postsoviétique, les managers d’Akhmetov sont parvenus à le mettre à profit pour se légitimer par le biais de politiques redistributives tout en reformulant les attentes pour les articuler avec l’imagerie de l’employeur privé autochtone paternaliste, plutôt qu’au directeur paternaliste de l’usine publique. Selon les archives de la presse, le temps où « on vivait agréablement » (pripevaïoutchi) à AMKR a eu lieu majoritairement quand l’usine appartenait à l’État, entre 2000 et 2005. En dépit de ses réserves à l’égard d’Akhmetov, Vladimir est tombé sous le charme du mythe d’un oligarque natif efficace et bienveillant. Ce mythe est centré sur le rôle que joue Akhmetov dans la corporation sidérurgique Metinvest, très présente dans la ville et qui a également mis la main sur les GOKs.

Metinvest : l’hégémonie reconduite

L’encastrement en tant que stratégie de justification

22La privatisation des GOKs s’est déroulée de manière plus graduelle et obscure que dans les cas décrits ci-dessus. Initialement, l’État a cédé son contrôle sur les GOKs à diverses sociétés privées, qui ont acquis des actions tout en conservant l’anonymat dans la sphère publique. Ces propriétaires inconnus ont mis fin à une grande partie des avantages octroyés aux ouvriers dans les années 1990. Ce repli social, accompagné par la croissance de la rentabilité, s’est situé à l’arrière-plan de la lutte pour les GOKs, qui a pris une tournure dramatique avec des assauts de sièges sociaux par des hommes armés. En 2003, Rinat Akhmetov, déjà connu comme le leader du « clan de Donetsk », met les pieds à Kryvyi Rih en prenant le contrôle du GOK central (TsGOK). Oleksandr Vilkoul, un jeune PDG installé par le nouveau propriétaire, annonce tout de suite des mesures attendues par les ouvriers et citadins : la réouverture d’une mine appartenant à TsGOK et fermée par son prédécesseur, la revitalisation de la « sphère sociale » (les colonies des vacances, bases de loisirs, cantines et tout autre élément « non productif » de l’entreprise soviétique typique) et l’introduction d’une aide forfaitaire (250 euros) maternelle aux salariées [29]. En 2004, le même changement de politique se produit dans le GOK du Nord (SevGOK), une fois que ce dernier rejoint l’empire d’Akhmetov. Le propriétaire précédent promouvait déjà un agenda libéral. En 2001, il affirmait ainsi que « SevGOK est en train de se transformer d’une entreprise constitutive de la ville, qu’il était, en une simple entreprise minière rentable, qui va donner du travail bien payé aux résidents de l’arrondissement [30] ». Ce message allait à l’encontre des valeurs hégémoniques, exprimées par exemple dans la lettre d’une fille d’ouvrier de SevGOK qui était décédé sur son lieu de travail en 1963 :

23

« Nous avons grandi il y a longtemps, nos enfants ont grandi, nous avons même des petits-enfants, mais depuis toujours, le mot SevGOK signifie pour ma sœur et moi quelque chose de très fiable, de paternellement attentionné. Dans les moments les plus graves (il y en a), l’aide matérielle, c’est le combinat de Nord ; le camp de vacances, c’est SevGOK ; l’appartement qui nous a été donné vient aussi du combinat. Et maintenant, quarante ans après cette nuit tragique, le mot aimable de condoléances, de mémoire et de deuil, c’est encore SevGOK [31]. »

24Lorsqu’il reprend SevGOK, Akhmetov comprend ces attentes. Au lieu de se cacher derrière des sociétés anonymes, il prend la responsabilité des deux entreprises en les réunissant sous la direction d’un même directeur général, Oleksandr Vilkoul. La communauté morale doit dorénavant coïncider avec la corporation privée. La nouvelle convention collective, conclue immédiatement après le changement de propriétaire, introduit une importante hausse des salaires et réintroduit certains dispositifs paternalistes [32]. Ces avancées ont sans doute renforcé la légitimité du propriétaire dans la ville où il était perçu comme un intrus, issu d’une autre région.

25En même temps, Akhmetov licencie les fauteurs de trouble potentiels dans ses entreprises. SevGOK était connu pour ses syndicats militants, dont les grèves et manifestations étaient fréquentes. À la suite du changement de propriétaire, le PMGU local publie une lettre dénonçant, au nom du collectif de travail en entier, les syndicats « populistes », qui « n’ont pas noté que les temps ont changé, ainsi que les gens. Ils [les gens] se fient aux actes concrets plutôt qu’aux belles paroles ». Un mois plus tard, la journaliste rendant compte de la conférence syndicale à SevGOK est choquée par l’ambiance paisible qui n’a plus rien à voir avec les conflits qui avaient ravagé la conférence précédente en 1999. Ce changement est attribué à la diminution drastique des effectifs des deux syndicats « populistes » – naguère puissants, ils ne comptent plus ensemble que cinq cents membres, sous l’effet de la combinaison des politiques répressives et redistributives de l’administration [33]. Des politiques comparables se sont déroulées dans deux autres GOKs, achetés plus tard par Metinvest, la corporation sidérurgique d’Akhmetov.

26Metinvest ayant échoué à conserver Kryvorizhstal entre ses mains, sa stratégie de créer des « villes de compagnie » fordistes [34] est demeurée inachevée à Kryvyi Rih. C’est pourtant le père du PDG du TsGOK qui devient maire de la ville en 2010, alors que Vilkoul-fils devient le visage politique d’Akhmetov à l’échelle nationale. Les efforts visant à créer une communauté morale aux niveaux de l’entreprise, de la ville et du pays apparaissent avec évidence dans un article du journal municipal à la veille des élections parlementaires de 2007, intitulé « L’attitude de Metinvest envers les ouvriers choque les consultants occidentaux ». L’auteur raconte le choc d’un consultant américain quand il découvre les montants que la société dépense pour ses programmes sociaux et hausses des salaires au lieu d’augmenter la productivité : « Il faut que vous compreniez que dans le business, c’est le profit qui définit tout, et que vous appreniez enfin à être inhumains ! » Le PDG de Metinvest répond que leur « modèle alternatif pour l’Ukraine » diffère effectivement du modèle socialiste, qui est mort, ainsi que du modèle occidental, où le profit prévaut sur l’homme. Il insiste sur la continuité de cette « politique de l’humanité », quitte à subir des pertes, au nom de l’esprit familial et de la stabilité sociale [35].

27Dès 2011, la mairie contrôlée par Iouriï Vilkoul conclut des accords de « partenariat social » avec les entreprises de la ville, dans le cadre desquels ces dernières donnent volontairement certaines sommes d’argent et/ou des services à la ville. Metinvest est le plus important donateur à ce titre. Par exemple, sur les 46,45 millions de hryvnias UAH (4,6 millions d’euros) engagés par tous les « partenaires » en 2013, Metinvest en donne trente, alors que Soukha Balka seulement deux. En 2014, Metinvest débourse encore trente millions de hryvnias, AMKR quinze, et les donateurs des 16,3 millions restants ne sont même pas mentionnés dans la presse. Les activités bénévoles de Metinvest, largement publicisées dans les médias, vont au-delà de ce partenariat. La société s’engage à entretenir les espaces publics (parcs, rues) et même les immeubles privés (les façades des logements naguère bâtis par les GOKs) ; elle réalise aussi des projets dédiés à la rénovation des écoles et des quartiers résidentiels. À titre de comparaison, AMKR dépense aussi des sommes parfois considérables pour le bien commun, mais jamais de sa propre initiative. Actuellement l’aciérie finance la construction d’un nouveau centre d’oncologie qui coûte quinze millions d’euros, mais le projet résulte du conflit avec le nouveau président Zelenskyi, qui a initié des poursuites pénales pour « écocide » contre l’entreprise et conseillé à cette dernière de « s’excuser financièrement » (finansovo izvinitsia) auprès des citadins. Le rejet des relations désencastrées, purement économiques, entre l’usine et la communauté locale, est accompagné par le refus, moins prononcé mais aussi ferme, de reprendre le « modèle socialiste », qui régnait dans ce domaine jusqu’aux années 1990. Malgré les préférences du public, qui était clairement en faveur du retour complet au pacte précédent, Metinvest a décidé de le « moderniser », en excluant les éléments trop coûteux ou « irrationnels ». Comment cette stratégie de justification se reflète-t-elle dans l’expérience vécue des ouvriers actuels de Metinvest ?

Vers le néo-fordisme postsoviétique

28Pendant mon travail de terrain, les informateurs travaillant chez Metinvest ont été les plus difficiles à approcher. Ils étaient en règle générale peu disposés à parler et préoccupés par des garanties d’anonymat (alors qu’un syndicaliste chez AMKR avait au contraire refusé de parler précisément à cause de l’anonymat, empêchant selon lui le public d’entendre sa voix). À la différence des autres grandes entreprises, le groupe Facebook des ouvriers de YuGOK (le GOK du Sud), sur lequel j’ai concentré mes recherches, est scrupuleusement modéré par la direction. Les règles interdisent « les slogans et appels politiques et tout ce qui est lié au désaccord social » et le groupe ne publie aucun message critique. Le dualisme syndical typique, décrit ci-dessus, n’est pas respecté à YuGOK : le syndicat unique du PMGU représente 99,7 % des ouvriers du combinat. SevGOK, quant à lui, dispose d’un syndicat alternatif, limité à une vingtaine des membres et proche de l’extrême droite. Les membres de la riche scène syndicale de la ville ne disposent pas de contacts personnels à Metinvest. Tout comme à SevGOK, la disparition des syndicats militants à YuGOK coïncide avec la croissance des revenus ouvriers et le renforcement des dispositifs paternalistes.

29La loi oblige toute entreprise à consacrer aux « activités culturelles, sportives et récréatives » au moins 0,3 % du fonds salarial. La convention collective à YuGOK, tout comme la convention sectorielle, prévoit que ce chiffre atteigne au moins 0,5 %. Dans les faits, la direction de l’entreprise verse habituellement jusqu’à 4 % au-dessus des chiffres fixés. Le PMGU local utilise cet argent pour distribuer des milliers de poutiovki à destination de bases de loisirs pour les ouvriers adultes et de camps de vacances pour leurs enfants. YuGOK conserve son palais de la culture et son palais des sports avec une piscine rénovée. Les retraités de l’entreprise maintiennent l’accès à ces biens, restant des membres de la communauté morale pour le prix symbolique d’une hryvnia UAH (0,03 euro) de cotisation syndicale. Nombre d’autres dispositifs paternalistes étendent cette communauté jusqu’aux limites du quartier, de l’arrondissement ou de la ville. Metinvest réalise de nombreux programmes de « partenariat social », dans le cadre desquels la société reconstruit des rues et des parcs, rénove des écoles et des hôpitaux ou bien finance l’embellissement des quartiers. Les salaires moyens chez Metinvest sont les plus élevés de la ville. En 2018, YuGOK augmente le sien de 37,9 % et occupe la deuxième place après TsGOK. Pendant mon travail de terrain, les négociations autour du nouvel accord sectoriel traînent en longueur : alors que le processus est bloqué par AMKR, qui ne consent qu’à 5 % de hausse salariale annuelle, Metinvest est prêt à s’engager à les élever de 30 %.

30Tous ces dispositifs – les rétributions monétaires et sociales, ainsi que la collaboration avec la ville – sont gérés par la direction en toute autonomie. Celle-ci n’est contrainte par aucune norme impérative et reste flexible. Le syndicat renonce au droit de fixer le niveau de financement de ses activités dans la convention collective. En revanche, il bloque les mesures qui risquent d’être perçues comme illégitimes par les ouvriers. Quand la direction entend supprimer les sept jours de vacances prévus en cas de travail supplémentaire, le chef du PMGU fait le calcul suivant : « Je leur ai dit : regardez, la rotation durant les dernières années a concerné 3820 personnes. Combien d’employés ayant droit à ces sept jours sont déjà partis ? Et combien de nouveaux venus n’y auront pas accès ? Attendez quelques années de plus, et plus personne n’en bénéficiera ! Il n’y a pas de besoin d’embêter les gens, c’est un processus qui se fera naturellement. »

31Les politiques graduelles règnent aussi dans le champ des investissements. Les travaux de réparation et d’entretien sont assez réguliers pour que tout l’équipement puisse fonctionner normalement, mais il n’y a guère d’achats nouveaux. La plupart des machines et appareils (sauf ceux qui rapportent un profit immédiat, tels que les excavatrices et les camions bennes) sont en bon état mais obsolètes, les modèles datant parfois des années 1950. C’est une politique consciente évitant les coûts associés à l’introduction de nouvelles technologies. L’économie de main-d’œuvre est notamment mal accueillie ; toute proposition d’innovation se heurte à la question : « Et que vas-tu faire des gens [remplacés par des machines] ? » La logique valorisant une large communauté de salariés reconnaissants et leurs familles n’a rien d’étonnant si on s’éloigne du type idéal de l’entreprise soucieuse d’augmenter la valeur pour les actionnaires et qu’on se rappelle des normes de l’économie politique, où les droits de la propriété privée sont flous et doivent être défendus par des moyens politiques. Cette logique néofordiste est suffisamment répandue dans la périphérie de l’économie mondiale pour que Jonathan Parry en conclue que « la déprécarisation peut, elle aussi, être vue comme un outil de contrôle – même si cette stratégie s’avère plus coûteuse en termes financiers. […] Les considérations politiques peuvent être aussi importantes que les considérations économiques [36] ». L’actionnaire de Metinvest ne cache pas son agenda politique. Pendant la campagne présidentielle de 2019, à laquelle Oleksandr Vilkoul candidate, représentant le camp politique akhmetovien, tous les ouvriers de YuGOK reçoivent des appels téléphoniques les invitant à voter pour lui. Un an plus tard, il n’hésite pas à utiliser ses ressources administratives et morales pour promouvoir son PDG au poste de maire.

Les conditions de félicité de l’hégémonie industrielle

32Metinvest constitue un cas de bloc hégémonique efficace, liant l’administration avec les ouvriers et la communauté urbaine de manière à assurer la paix sociale et la légitimité non seulement du patron, mais aussi du système socio-économique actuel – la fameuse hégémonie gramscienne qui part de l’usine. Quels sont les facteurs de cette réussite, ainsi que des réussites et des échecs partiels dans les deux autres cas ? En quoi diffèrent-ils de Metinvest et entre eux, et que nous disent ces différences sur la production de l’autorité industrielle ?

33Au plus bas niveau, dans les interactions quotidiennes pendant et autour du travail, le tableau est globalement similaire dans les trois cas : partout règne l’informalité qui contourne les protocoles officiels et se centre sur la figure clé du contremaître. Pour organiser le travail « réel » (et non tel qu’il est imaginé dans les instructions), celui-ci doit négocier avec les ouvriers, qui conservent l’autonomie de leur travail, plutôt que simplement leur donner des ordres. Il est aussi obligé de résoudre d’éventuels conflits, étant l’arbitre des règles informelles. Ce qui varie dans cette scène uniforme héritée des années 1990, c’est le degré de la dégradation due aux désinvestissements. Elle est visiblement plus forte dans les mines et à AMKR que chez Metinvest, où le pacte entre les ouvriers et l’administration a été rénové de manière plus ouverte et avantageuse pour les premiers, même s’il s’est avéré plus coûteux pour le patron. Les éléments de cette nouvelle configuration comprennent la mobilité dans le marché du travail interne, le système d’encouragement et de mise en concurrence, le strict respect des mesures de sécurité. La renégociation de ce pacte dans les autres cas est, par contre, plus discrète et « spontanée », guidée par des contraintes financières plutôt que par une vision stratégique. Les intérêts des ouvriers sont davantage susceptibles d’être sacrifiés dans ces conditions, ce qui provoque leur hostilité. Cette hostilité varie en fonction de la cadence des changements, qui est plus prononcée chez AMKR que dans les mines, d’où la colère généralisée et en quelque sorte normalisée des sidérurgistes et les éclats périodiques plus violents chez les mineurs. Mais ce n’est pas le seul facteur en jeu : la différence la plus évidente concerne le statut du syndicat « officiel », à savoir PMGU, dans les deux cas. Dans les mines, tout comme à Metinvest, il joue son rôle traditionnel de « main gauche » de l’administration, chargée de maintenir la paix sociale et de punir les fauteurs de troubles, alors que chez AMKR c’est le PMGU qui a déclenché le processus de grève formelle en 2018.

34La posture relativement indépendante qui distingue le PMGU de l’aciérie est elle-même due à une autre variable, liée au « capital d’autochtonie [37] » du patron. Le cas d’AMKR démontre le poids de ce facteur. La provenance du propriétaire fait toute la différence dans la perception populaire de l’administration et de sa légitimité aux yeux des ouvriers. Les mines occupent la position intermédiaire sur cette échelle, entre « l’Hindou » étranger et Akhmetov, l’oligarque autochtone. En entrant sur la scène de Kryvyi Rih au début des années 2000, Akhmetov lui-même a dû faire preuve de son statut autochtone par rapport aux patrons locaux. Cela n’a pas été évident pour quelqu’un venant de Donbas, une région connue pour être détestée localement. L’arrivée de Mittal, étranger par excellence, a simplifié son assimilation. En exploitant l’écart entre lui-même et Mittal, évident sur deux dimensions (la distinction ethnique, raciale, nationale d’une part, et la distanciation avec le récit initialement libéral de Mittal d’autre part), Akhmetov a réussi à construire un capital d’autochtonie et à effacer une identité qui auparavant jouait contre lui. Les propriétaires de Soukha Balka ont changé plusieurs fois, et aucun d’eux n’a fait d’efforts pour « localiser » son image. Le patron actuel, le kharkivien Iaroslavskyi, est une figure très distante et peu significative dans l’imaginaire de ses ouvriers. Les patrons de KZRK sont restés si discrets que la plupart des mineurs n’étaient même pas au courant de qui ils étaient jusqu’à la dernière grève. La différence est d’autant plus frappante que l’un de ces deux propriétaires est Akhmetov lui-même, qui, en contraste avec sa politique à Metinvest, fait profil bas dans l’entreprise voisine, où il n’est pas le seul actionnaire. Cela s’explique partiellement par le fait qu’Akhmetov (sous l’identité de Metinvest) a suffisamment réussi à devenir le « maître » de la ville pour dissuader d’éventuels concurrents. Sachant que les oligarques ukrainiens ont tendance à se partager des sphères d’influence de manière informelle et obscure, il est fort probable que les concurrents d’Akhmetov aient accédé aux actifs économiques de Kryvyi Rih sous condition qu’ils n’empiètent pas sur le pouvoir politique dans la ville.

35Le salaire social, à savoir la panoplie des dispositifs de distribution des biens non monétaires, est considéré dans la littérature comme la source fondamentale de légitimité du paternalisme industriel postsocialiste. Il est présent de manière inégale dans les trois cas. Chez Metinvest, les dispositifs paternalistes sont sans doute très généreux, mais en même temps très flexibles et propices aux changements unilatéraux. Cette flexibilité résulte elle-même du statut hégémonique du propriétaire, établi initialement grâce à la volonté de dépenser beaucoup pour financer les éléments traditionnels du salaire social. Chez AMKR, la générosité est, par contre, le résultat du conflit initial entre le nouveau patron et les institutions locales. Même si le volume des biens disponibles pour les ouvriers des deux entreprises peut être comparable, l’administration d’AMKR n’est pas libre de le modifier à sa convenance, faisant alors apparaître un défaut de légitimité. Ce manque, à son tour, perpétue le conflit acharné avec les syndicats, qui exclut la consolidation d’un bloc hégémonique. Enfin, l’administration des mines parie sur le maintien d’une légitimité résiduelle, en préférant ne pas toucher au salaire social de manière ouverte mais en réduisant subrepticement son financement. Les différences dans l’efficacité de l’hégémonie dépendent également de la capacité coercitive, entre une forme d’efficacité répressive chez Metinvest (manifestée notamment par le manque de toute initiative indépendante, syndicale ou autre, aux GOKs), des tentatives peu efficaces de prévenir les grèves dans les mines et une impuissance totale chez AMKR. À l’échelle la plus vaste, la légitimité de la direction de l’entreprise dépend enfin de son encastrement dans le tissu socio-politique et économique urbain. Les mécanismes de cet encastrement qui existaient avant la privatisation ont dû changer, et c’est Metinvest qui a construit les nouveaux dispositifs pour se fondre dans la ville et devenir une entreprise autochtone : le partenariat officiel avec la mairie, l’aménagement des espaces publics et la rénovation des bâtiments, le cofinancement des projets écologiques et la récupération d’autres initiatives locales, etc. Les patrons miniers ont décidé de se tenir à distance de ces projets, se satisfaisant de la légitimité résiduelle que leur confère leur capital d’autochtonie. Mais la direction d’AMKR ne disposait pas d’une telle possibilité. En tant que nouveau venu, qui contrôle l’entreprise la plus emblématique de la ville, Mittal a dû mettre fin à sa résistance initiale et jouer un jeu dont les règles ont été écrites par d’autres. Bien qu’AMKR rénove des trolleybus et achète de l’équipement médical pour les hôpitaux locaux, l’aciérie ne fait pas autant que Metinvest dans la sphère publique. Ses efforts suffisent pour gérer l’usine à un niveau minimal, mais non pour lui accorder le statut de patron de la ville ou d’un quartier spécifique.

Conclusion

36Le « pacte de survie », conclu dans les années 1990 entre les directeurs et les ouvriers qualifiés a constitué une réaction conservatrice visant à renforcer les normes informelles afin d’adapter les régimes de production à l’effondrement des régulations formelles. Au lieu d’être désencastrées, les entreprises postsoviétiques en Ukraine se sont au contraire ancrées plus profondément dans le tissu socio-politique. La configuration hégémonique des années 1990 est devenue obsolète dans les décennies suivantes, marquées par la croissance économique et par les privatisations. Dans ces nouvelles conditions, un nouveau régime hégémonique industriel voit le jour, dans des configurations variées mais qui s’ancrent toutes dans les réalités nouvelles de la « démocratie patronale [38] » des années 2000 et 2010.

37Les éléments susceptibles de produire ces différents équilibres comprennent l’état des relations informelles dans le processus de travail ; la scène syndicale ; le « capital d’autochtonie » du patron ; le volume et la configuration du salaire social ; la capacité répressive ; l’encastrement social de l’usine à l’échelle urbaine. En les combinant de manière différente, les entreprises que j’ai analysées sont parvenues à des résultats visiblement différents, bien que tous les cas s’inscrivent dans le modèle du paternalisme industriel postsoviétique privatisé. L’hégémonie produite à l’échelle de l’usine fordiste contribue, selon l’intuition de Gramsci, à la stabilité de l’hégémonie à l’échelle nationale. Appliquée au fordisme classique ou bien à sa version soviétique, cette idée paraît évidente mais elle est contre-intuitive quand il s’agit des sociétés postsoviétiques. Cet article montre que, contrairement aux idées reçues, l’espace postsoviétique n’est ni le règne du capitalisme sauvage déchaîné ni la continuation du « socialisme » non réformé. Tout en conservant des structures héritées de l’époque précédente, la nouvelle configuration capitaliste n’a pas hésité à les transformer et à les articuler avec de nouvelles réalités pour façonner des outils toujours efficaces de la production de consentement. Les connexions entre les différentes échelles de ce processus varient. En Russie, le paternalisme industriel se trouve défié par les investissements étrangers à partir des années 2000 [39], alors que l’émergence de la « verticale du pouvoir » poutinienne le subordonne aux politiques du gouvernement central [40]. En Biélorussie où la privatisation n’a pas été menée à terme, l’État recentralise le paternalisme industriel en évinçant les « directeurs rouges [41] ». En Ukraine, la mosaïque de régimes politico-industriels évolue dans le cadre de la « démocratie oligarchique », imbriquée dans les réseaux socio-économiques informels et les économies morales locales.


Mots-clés éditeurs : paternalisme, usine, classes populaires, travail, Ukraine, fordisme, syndicats, hégémonie, industrie, post-socialisme

Date de mise en ligne : 06/08/2021

https://doi.org/10.3917/pox.132.0049

Notes

  • [1]
    Je tiens à remercier Gilles Favarel-Garrigues et Jacobo Grajales, ainsi que les relecteurs anonymes, pour toute leur aide et leurs conseils qui m’ont permis d’améliorer l’article. Les analyses développées restent ma responsabilité exclusive.
  • [2]
    Crehan (K.), Gramsci, Culture, and Anthropology, Berkeley, University of California Press, 2002, p. 172 et suivantes.
  • [3]
    Kalb (D.), ed., Critical Junctions: Anthropology and History beyond the Cultural Turn, New York, Berghahn Books, 2006 ; Smith (G.), « Hegemony: Critical Interpretations in Anthropology and Beyond », Focaal, 43, 2004.
  • [4]
    Jessop (B.), « Accumulation Strategies, State Forms, and Hegemonic Projects », Kapitalstate, 10, 1983 ; Thomas (P.), « After (Post) Hegemony », Contemporary Political Theory, 2020.
  • [5]
    Gramsci (A.), Cahiers de prison, Paris, Gallimard, 1992 [1948].
  • [6]
    Kotkin (S.), Magnetic Mountain: Stalinism as a Civilization, Berkeley, University of California Press, 1997.
  • [7]
    Collier (S. J.), Post-Soviet Social: Neoliberalism, Social Modernity, Biopolitics, Princeton, Princeton University Press, 2011.
  • [8]
    Burawoy (M.), Manufacturing Consent: Changes in the Labor Process under Monopoly Capitalism, Chicago, University of Chicago Press, 1979.
  • [9]
    Les frontières séparant les domaines du politique, de l’économique, du social, etc., sont effacées dans la notion gramscienne d’« État intégral » produit dans ce processus, qui réunit la société civile, la « société politique » (l’État au sens propre) et les acteurs économiques.
  • [10]
    Palomera (J.), Vetta (T.), « Moral Economy: Rethinking a Radical Concept », Anthropological Theory, 16(4), 2016.
  • [11]
    Polányi (K.), The Great Transformation, Boston, Beacon Press, 1985 [1944].
  • [12]
    Gueslin (A.), « Le paternalisme revisité en Europe occidentale (seconde moitié du XIXe siècle, début du XXe siècle) », Genèses, 7(1), 1992.
  • [13]
    Noiriel (G.), « Du “patronage” au “paternalisme” : la restructuration des formes de domination de la main-d’œuvre ouvrière dans l’industrie métallurgique française », Le Mouvement social, 144, 1988.
  • [14]
    Filtzer (D. A.), Soviet Workers and De-Stalinization: The Consolidation of the Modern System of Soviet Production Relations, 1953-1964, Cambridge, Cambridge University Press, 1992.
  • [15]
    Burawoy (M.), Krotov (P.), « The Soviet Transition from Socialism to Capitalism: Worker Control and Economic Bargaining in the Wood Industry », in Clarke (S.), Fairbother (P.), Burawoy (M.), Krotov (P.), eds, What About the Workers? Workers and the Transition to Capitalism in Russia, Londres, Verso, 1993.
  • [16]
    Ashwin (S.), Russian Workers: the Anatomy of Patience, Manchester, Manchester University Press, 1999.
  • [17]
    Burawoy (M.), Krotov (P.), Lytkina (T.), « Involution and Destitution in Capitalist Russia », Ethnography, 1(1), 2000 ; Hervouet (R.), « L’économie du potager en Biélorussie et en Russie », Études rurales, 177, 2006.
  • [18]
    Matuszak (S.), The Oligarchic Democracy: The Influence of Business Groups on Ukrainian Politics, Varsovie, Ośrodek Studiów Wschodnich im. Marka Karpia, 2012 ; Pleines (H.), « Oligarchs and Politics in Ukraine », Demokratizatsiya, 24(1), 2016.
  • [19]
    Rojansky (M.), « Corporate Raiding in Ukraine: Causes, Methods and Consequences », Demokratizatsiya, 22(3), 2014.
  • [20]
    À propos de l’installation conflictuelle du même « Hindou » à Cockerill, la société liégeoise qui investissait dans Kryvyi Rih dans les années 1880, voir Lomba (C.), La restructuration permanente de la condition ouvrière: de Cockerill à ArcelorMittal, Vulaines-sur-Seine, Éditions du Croquant, 2018.
  • [21]
    Les noms de tous les informateurs ont été changés pour protéger leur anonymat.
  • [22]
    Alasheev (S.), « On a Particular Kind of Love and the Specificity of Soviet Production », in Clarke (S.), ed., Management and Industry in Russia: Formal and Informal Relations in the Period of Transition, Aldershot, E. Elgar, 1995 ; Morris (J.), « Unruly Entrepreneurs: Russian Worker Responses to Insecure Formal Employment », Global Labour Journal, 3(2), 2012.
  • [23]
    Kiblitskaya (M.), « We Didn’t Make the Plan », in Clarke (S.) Management and Industry in Russia…, op. cit.
  • [24]
    Zhou (H.), « An Explanation of Coexistence of Taut Planning and Hidden Reserves in Centrally Planned Economies », Journal of Comparative Economics, 16(3), 1992.
  • [25]
    Sur la « politique de débrouille » anti-tayloriste dans les usines soviétiques, cf. Bafoil (F.), Capitalismes émergents. Économies politiques comparées, Europe de l’Est et Asie du Sud-Est, Paris, Presses de Sciences Po, 2012.
  • [26]
    Clarke (S.), « The Contradictions of “State Socialism” », in Clarke (S.), Fairbother (P.), Burawoy (M.), Krotov (P.), eds, What About the Workers ?…, op. cit.
  • [27]
    Crowley (S.), Hot Coal, Cold Steel: Russian and Ukrainian workers from the end of the Soviet Union to the post-communist transformations, Ann Arbor, University of Michigan Press, 1997.
  • [28]
    Gorbach (D.), « Underground Waterlines: Explaining Political Quiescence of Ukrainian Labor Unions », Focaal, 84, 2019.
  • [29]
    Chervonyi Hirnyk, mars 2004. Chervonyi Hirnyk (Le mineur rouge) est l’organe de presse de la mairie de Kryvyi Rih. Ce journal, qui sort deux fois par semaine depuis 1924, représente le point de vue officiel sur les développements dans la ville.
  • [30]
    Chervonyi Hirnyk, décembre 2001.
  • [31]
    Chervonyi Hirnyk, décembre 2003.
  • [32]
    Chervonyi Hirnyk, janvier 2005.
  • [33]
    Chervonyi Hirnyk, septembre et octobre 2004.
  • [34]
    Matsuzato (K.), « Dissimilar Politics in Mariupol and Kramatorsk: Two Ukrainian Cities on the Eastern Front », Policy Memo, PONARS Eurasia, juin 2018.
  • [35]
    Chervonyi Hirnyk, septembre 2007.
  • [36]
    Parry (J.), « Introduction. Precarity, Class, and the Neoliberal Subject », in Hann (C.), Parry (J.), eds, Industrial Labor on the Margins of Capitalism: Precarity, Class, and the Neoliberal Subject, New York, Berghahn Books, 2018, p. 16.
  • [37]
    Retière (J.-N.), « Autour de l’autochtonie. Réflexions sur la notion de capital social populaire », Politix, 63, 2003.
  • [38]
    Minakov (M.), « Republic of Clans: The Evolution of the Ukrainian Political System », in Magyar (B.), ed., Stubborn Structures: Reconceptualizing Post-Communist Regimes, New York, Central European University Press, 2019.
  • [39]
    Morris (J.), Hinz (S.), « Free Automotive Unions, Industrial Work and Precariousness in Provincial Russia », Post-Communist Economies, 29(3), 2017.
  • [40]
    Mandel (D.), Labour after Communism: Auto Workers and their Unions in Russia, Ukraine and Belarus, Montréal, Black Rose Books, 2004.
  • [41]
    Way (L. A.), Pluralism by Default: Weak Autocrats and the Rise of Competitive Politics, Baltimore, Johns Hopkins University Press, 2015.

Domaines

Sciences Humaines et Sociales

Sciences, techniques et médecine

Droit et Administration

bb.footer.alt.logo.cairn

Cairn.info, plateforme de référence pour les publications scientifiques francophones, vise à favoriser la découverte d’une recherche de qualité tout en cultivant l’indépendance et la diversité des acteurs de l’écosystème du savoir.

Retrouvez Cairn.info sur

Avec le soutien de

18.97.14.91

Accès institutions

Rechercher

Toutes les institutions