Notes
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[1]
Elle n’a cessé d’étendre son emprise, et ce à trois niveaux au moins. Ses durées se sont développées de manière exponentielle au point qu’aujourd’hui l’espérance de scolarisation d’un enfant de 2 ans est, en France, de plus de 18 années, que 79 % des jeunes de 18 ans sont encore scolarisés, 55 % à 20 ans, 19 % à 24 ans (Insee, Taux de scolarisation de par âge 2000 à 2017, Chiffres clés). Cette place de la scolarisation a fait de la réussite scolaire une voie de salut social et symbolique. Suivre les bonnes filières, accéder au diplôme, et si possible à un diplôme de plus en plus élevé et qualifiant, sont des enjeux sociaux qui confèrent une place décisive à l’école. Ces évolutions ont aussi contribué à imposer les logiques scolaires (en matière d’apprentissages, de relation à l’enfant ou de rapport à la culture par exemple) comme autant de normes socialisatrices.
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[2]
L’institution scolaire attend volontiers des parents qu’ils soient des auxiliaires de l’école, qu’ils contribuent à assurer « une continuité éducative » avec l’école, qu’ils suivent les devoirs à la maison et fassent en sorte plus généralement de produire des enfants scolarisables.
-
[3]
À la différence des classes populaires, les classes intermédiaires et supérieures qui sont confrontées à des difficultés scolaires de leurs enfants parviennent davantage à « obliger l’école » et à négocier le statut de l’enfant et de sa difficulté. C’est ce que montrent les études réalisées à propos des « pathologies scolaires » de type neurocognitif comme la dyslexie ou la dyspraxie par exemple, ou encore la précocité intellectuelle. Garcia (S.), À l’école des dyslexiques. Naturaliser ou combattre l’échec scolaire ?, Paris, La Découverte, 2013. Delmas (M.), La dyspraxie contre l’ordre scolaire ? Une enquête sociologique sur les implications scolaires d’un diagnostic neurocognitif, thèse de doctorat de sociologie sous la direction de S. Garcia, Université Toulouse 2 Jean-Jaurès, 28 septembre 2020. Lignier (W.), La petite noblesse de l’intelligence. Une sociologie des enfants surdoués, Paris, La Découverte, 2012.
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[4]
Cette recherche a donné lieu à la publication d’un livre intitulé : Millet (M.), Thin (D.), Ruptures scolaires. L’école à l’épreuve de la question sociale, Paris, Presses universitaires de France, 2012 [1re éd. 2005].
-
[5]
On trouvera un compte rendu détaillé de l’enquête dans : Kherroubi (M.), Millet (M.) et Thin (D.), Désordre scolaire. L’école, les familles et les dispositifs relais, Paris, Pétra, 2015.
-
[6]
Le choix d’étudier spécifiquement les collégiens issus des classes populaires tenait au fait que ces collégiens sont dix fois plus touchés par les scolarités avortées.
-
[7]
Bourdieu (P.), dir., La misère du monde, Paris, Seuil, 1993.
-
[8]
Deuxième « plan Bayrou », Bulletin officiel, n° 13 du 28 mars 1996.
-
[9]
Pour une description détaillée des dispositifs relais, voir Millet (M.), Thin (D.), « Une déscolarisation encadrée. Le traitement institutionnel du désordre scolaire dans les dispositifs relais », Actes de la recherche en sciences sociales, 149, 2003.
-
[10]
Schwartz (O.), « Peut-on parler des classes populaires ? », La vie des idées, 13 septembre 2011.
-
[11]
Beaud (S.), Pialoux (M.), Retour sur la condition ouvrière, Enquête aux usines Peugeot de Sochaux-Montbéliard, Paris, Fayard, 1999.
-
[12]
On trouvera une description détaillée des situations familiales dans : Millet (M.), Thin (D.), « Des familles minées par la question sociale », in Millet (M.), Thin (D.), Ruptures scolaires. L’école à l’épreuve de la question sociale, Paris, Presses universitaires de France, 2012 [2005].
-
[13]
Castel (R.), Les métamorphoses de la question sociale. Une chronique du salariat, Paris, Fayard, 1995.
-
[14]
Ces différences dans les trajectoires familiales peuvent bien sûr avoir des effets sur le rapport aux institutions, notamment en raison de l’ancienneté des difficultés familiales et scolaires, du nombre d’institutions qui égrainent le parcours et aussi de l’évolution (favorable ou dépréciative) de la prise en charge. En particulier, ces trajectoires peuvent contribuer à faire varier les aspirations scolaires et l’intensité des déceptions pouvant découler des heurts de scolarité des enfants. Ces dimensions ayant déjà fait l’objet de publications, elles ne constituent pas l’axe retenu par l’article qui développera une perspective plus transversale à ces familles en s’appuyant sur le fait qu’elles partagent bien une condition commune. On rappellera néanmoins le fort degré de pénétration des enjeux scolaires au sein des classes populaires (y compris parmi les franges les moins scolarisées) qui fait qu’il n’est pas d’exemples de familles sans « ambitions » scolaires.
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[15]
La question de la précarisation des classes populaires ne saurait être réduite à celle de l’emploi (ouvrier, cariste, domestique, etc.) ou du statut occupé à un moment donné. Ce ne sont finalement pas tant « des situations de classes que des classes de situation » qui réunissent ces familles, au-delà de leurs différences de statut au moment de l’enquête, parmi les classes populaires déstabilisées. Cf. Teillet (G.), Une jeunesse populaire sous contrainte judiciaire. De l’incrimination à la reproduction sociale. Thèse de sociologie sous la direction de H. Eckert et M. Millet, Gresco, Université de Poitiers, 28 novembre 2019.
-
[16]
Le Pape (M.-C.), « Être parent dans les milieux populaires : entre valeurs traditionnelles familiales et nouvelles normes éducatives », Informations sociales, 154, CNAF, 2009.
-
[17]
Poullaouec (T.), Le diplôme, arme des faibles. Les familles ouvrières et l’école. Paris, La Dispute, 2010.
-
[18]
Mauger (G.), « La reproduction des milieux populaires “en crise” », Ville-Ecole-Intégration, 113, 1998. Beaud (S.), Pialoux (M.), Retour sur la condition ouvrière…, op. cit.
-
[19]
Tous les élèves cités dans l’article sont en ruptures scolaires (soit parce qu’ils sont déscolarisés ou courent le risque d’une déscolarisation, soit en raison d’atteintes graves et répétées à l’ordre scolaire) et pris en charge par un dispositif relais.
-
[20]
Gehin (J.-P.), Palheta (U.), « Les devenirs socioprofessionnels des sortants sans diplôme : un état des lieux dix ans après la sortie du système éducatif (1998-2008) », Formation emploi. Revue française de sciences sociales, 118, 2012.
-
[21]
Les collégiens en ruptures scolaires ont bien conscience des enjeux de scolarité et, tout comme leurs parents, montrent des aspirations scolaires dont certaines peuvent être élevées. Certains élèves peuvent déclarer qu’ils souhaitent devenir médecin ou avocat lorsqu’ils travaillent sur leur projet professionnel au sein des dispositifs relais, ce qui conduit les agents institutionnels à un travail pour réajuster des aspirations qu’ils jugent, compte tenu des difficultés de scolarisation, mal ajustées. Elles témoignent, quoi qu’il en soit, de l’importance des enjeux scolaires parmi les classes populaires, y compris les moins scolarisées.
-
[22]
Les dispositifs relais, outre le travail accompli sur les dispositions et la scolarité du collégien, sont en charge de définir des solutions institutionnelles pour les collégiens, celles-ci pouvant passer dans le meilleur des cas par un retour dans une classe de collège ou, comme c’est souvent le cas, par une orientation aux marges de l’école. L’étude des trajectoires des collégiens pris en charge par un dispositif relais montre que le retour dans les voies généralistes de collège est minoritaire et que le passage par un dispositif relais n’empêche pas une aggravation de la scolarité et une déscolarisation encadrée. Millet (M.), Thin (D.), « De la rupture à la remédiation scolaire, et après ? L’exemple des collégiens passés par un dispositif relais », in Berthet (T.), Zaffran (J.), dir., Le décrochage scolaire. Enjeux, acteurs et politiques de lutte contre la déscolarisation, Rennes, Presses universitaires de Rennes, 2014.
-
[23]
La pédagogie du détour renvoie à ces formes de transmission qui n’abordent les contenus qu’indirectement, par le biais d’activités annexes : par exemple aller au cinéma pour travailler le français, utiliser le jeu pour transmettre des contenus mathématiques, etc. Henri-Panabière (G.), Renard (F.), Thin (D.), « Des détours pour un retour ? Pratiques pédagogiques et socialisatrices en ateliers relais », Revue française de pédagogie, 183, avril-mai-juin 2013.
-
[24]
La mère fait allusion à la semaine du dispositif relais en charge de son fils organisée sur seulement quatre matins.
-
[25]
Millet (M.) et Thin (D.), « De la rupture à la remédiation scolaire, et après ? L’exemple des collégiens passés par un dispositif relais », op. cit.
-
[26]
« La forme ne se confond pas avec l’institution. Elle est née avant qu’existe une institution scolaire à proprement parler et elle déborde celle-ci même si c’est dans l’institution scolaire que ses traits les plus caractéristiques se cristallisent. » Vincent (G.), L’école primaire française. Étude sociologique, Lyon, PUL, 1980.
-
[27]
Lahire (B.), Thin (D.), Vincent (G.), « Sur l’histoire et la théorie de la forme scolaire », Vincent (G.), dir., L’éducation prisonnière de la forme scolaire ? Scolarisation et socialisation dans les sociétés industrielles, Lyon, Presses universitaires de Lyon, 1994, p. 37.
-
[28]
Vincent (G.), L’école primaire…, op. cit., p. 262-263.
-
[29]
La forme scolaire repose sur un énorme travail historique d’objectivation et de codification (des leçons, des difficultés, des exercices, des règles), suppose la constitution de savoirs formalisés (grammaire, mathématiques, dessin, musique, activité physique, etc.), qui concernent « aussi bien ce qui est enseigné que la manière de l’enseigner, les pratiques des élèves autant que la pratique des maîtres. » (Lahire (B.), Thin (D.), Vincent (G.), « Sur l’histoire… » op. cit., p. 30), les contenus à transmettre, que le bâtiment ou l’emploi du temps scolaires. Elle passe indissociablement par la constitution d’une relation sociale autonome, de nature pédagogique, séparée des autres relations sociales (familiales, professionnelles, etc.), où l’apprentissage se détache de la pratique, où l’exercice n’a d’autre finalité que de faire apprendre à apprendre, à distance de la maîtrise pratique. Cf. Lahire (B.), Culture écrite et inégalités scolaires, Lyon, Presses universitaires de Lyon, 1993 ; Lahire (B.), La raison scolaire. École et pratiques d’écriture, entre savoir et pouvoir, Rennes, Presses universitaires de Rennes, 2008.
-
[30]
Que l’on songe aux formations sur ce sujet qui visent à instruire les parents jugés trop éloignés des normes éducatives.
-
[31]
Lenoir (R.), Généalogie de la morale familiale, Paris, Seuil, 2003, p. 415.
-
[32]
« Écrire (à tous les sens du mot), dessiner, lire même, et plus généralement agir selon les règles ; régler l’imagination, le jugement, la sensibilité de l’enfant ; régler ses mœurs et ses manières jusque dans le détail de ses gestes ; voilà en quoi consiste essentiellement l’“école” telle qu’elle apparût dans nos sociétés voici trois ou quatre siècles » (Vincent (G.), L’école…, op. cit., p. 262-263).
-
[33]
Lahire (B.), Culture écrite…, op. cit.
-
[34]
Weber (M.), Économie et société : les catégories de la sociologie, Paris, Pocket, 1995 [1921].
-
[35]
Goody (J.), La raison graphique. La domestication de la pensée sauvage, Paris, Minuit, 1977.
-
[36]
Lahire (B.), Culture écrite…, op. cit., p. 18.
-
[37]
« La forme d’exercice du pouvoir qui s’instaure à l’école, fondée sur l’objectivation et la codification des relations sociales, repose sur une domination légale au sens où l’a définie Weber : “le détenteur légal-type du pouvoir, le supérieur, lorsqu’il statue et partant lorsqu’il ordonne, obéit pour sa part à l’ordre impersonnel par lequel il oriente ses dispositions, […] les membres du groupement en obéissant au détenteur du pouvoir n’obéissent pas à sa personne mais à des règlements impersonnels”. Le rapport entre les élèves et le maître dans l’espace scolaire est médiatisé par la règle générale, impersonnelle, de la même façon qu’avec le droit codifié. […] La codification de l’organisation des pratiques scolaires et des savoirs scolaires eux-mêmes (codification grammaticale par exemple) est corrélative de processus extrascolaires, étatiques notamment, de codification et est, du même coup, indissociablement liée à un mode d’organisation et d’exercice du pouvoir particulier », Lahire (B.), Thin (D.), Vincent (G.), « Sur l’histoire… », op. cit., p. 32-33. Pour autant, la forme scolaire ne se réduit pas à la bureaucratie wébérienne (et sa naissance n’est pas subordonnée à celle de l’État), car il faut compter avec des traits spécifiques à ce mode de socialisation : découpage des temps, des âges pour les apprentissages, apprentissages séquencés et étant à eux-mêmes leur propre fin, répétition, occupation incessante des élèves, rapport spécifique au langage, etc.
-
[38]
Lahire (B.), Tableaux de familles, Paris, Hautes Études/Seuil, 1995.
-
[39]
Si on peut parler du développement d’une vision ternaire du monde dans les classes populaires aujourd’hui (Lechien (M.-H.), Siblot (Y.), « “Eux/nous/ils” ? Sociabilités et contacts sociaux en milieu populaire », Sociologie, 10 (1), 2019), dans les classes populaires les plus précarisées la distance avec ceux d’en haut tend à perpétuer les frontières matérielles et symboliques qui font les conditions de possibilité d’une opposition binaire entre Eux et Nous telle que nous la relatons ici.
-
[40]
Bourdieu (P.), Raisons pratiques. Sur la théorie de l’action, Paris, Seuil, 1994, p. 145.
-
[41]
Ibid.
-
[42]
Teillet (G.), « Une scolarisation sous contrainte judiciaire », Diversité, 190, 2017.
-
[43]
Périer (P.), « Des élèves en difficulté aux parents en difficulté : le partenariat école/familles en question », in Toupiol (G.), dir., Tisser des liens pour apprendre, Paris, Retz, 2007.
-
[44]
Siblot (Y.), Faire valoir ses droits au quotidien. Les services publics dans les quartiers populaires, Paris, Presses de Sciences Po, 2006.
-
[45]
Paugam (S.), La disqualification sociale. Essai sur la nouvelle pauvreté, Paris, Presses universitaires de France, coll. « Quadrige », 2009.
-
[46]
De Certeau (M.), L’Invention du quotidien. 1. Arts de faire, Paris, Gallimard, 1990.
1L’importance prise par l’école tout au long du XXe siècle jusqu’à nos jours a profondément transformé la place de l’école dans nos sociétés [1] ainsi que le rapport des classes populaires à la scolarisation. Longtemps maintenues à distance d’une scolarisation prolongée, ces dernières ont été peu à peu gagnées par la centralité de l’école et par la hausse des aspirations au diplôme. Cela a pour effet que les classes populaires sont aujourd’hui travaillées de l’intérieur par les enjeux de scolarisation des enfants, emploi du temps, suivi de la scolarité, relations avec les enseignants, obligations en matière d’encadrement des enfants et de « parentalité [2] », construction de l’avenir, etc. Elles sont amenées à se confronter de façon durable et répétée à l’institution scolaire et ses agents, ses normes ou ses injonctions éducatives. Dans le même temps, la scolarisation dans ces familles populaires suppose parfois les interventions de l’institution pour prendre en charge les scolarités « problématiques » de certains élèves, qui s’écartent des standards en matière de scolarité obligatoire ou de niveau de diplôme. Ces prises en charge peuvent conduire les familles concernées à multiplier les contacts avec les agents institutionnels (enseignants, conseillers pédagogiques, éducateurs, assistantes sociales, médecins, etc.), à répondre à des demandes de rendez-vous et à y affronter des marchés officiels, à satisfaire à certaines exigences en termes de suivi éducatif ou scolaire. C’est particulièrement le cas des familles d’élèves en ruptures scolaires, massivement issues des classes populaires. Les déboires de la scolarité des enfants conduisent les parents à faire face à des dispositifs de remédiation scolaire et socio-éducative vis-à-vis desquels ils doivent répondre de leurs obligations parentales en matière de scolarité des enfants. Si ces dispositifs tentent d’agir sur la scolarité des élèves, ils cherchent aussi à intervenir plus généralement sur les conditions de leur socialisation souvent perçues comme faisant partie du problème. Les parents d’élèves en ruptures scolaires voient ainsi s’accentuer et souvent s’élargir la présence institutionnelle autour de la scolarité des enfants, et font l’objet d’actions transformatrices plus ou moins appuyées. Aussi, si très peu de familles échappent à l’ordre scolaire, celui-ci est d’autant plus souvent directement contraignant pour les familles populaires, en particulier lorsqu’elles doivent faire face à « l’échec scolaire » d’un enfant, que l’école alimente le repérage de leurs difficultés sociales ou éducatives, les enjoint à se conformer à ses logiques socialisatrices alors que leurs conditions d’existence contribuent à les en éloigner [3]. Se pose ainsi la question des effets de cette confrontation durable et répétée aux enjeux de scolarité sur les familles, du point de vue de leurs pratiques et représentations de l’école mais aussi, plus généralement, de leur relation aux autres institutions. Dans quelle mesure les expériences de l’institution scolaire, comme lieu de traitement et définition des enfances, et comme point d’accès vers d’autres institutions (éducation spécialisée, institutions médicales et médico-psychologiques, justice) orientent-elles les relations institutionnelles des familles populaires ?
2Cet article souhaite interroger, à partir du cas de familles populaires ayant un enfant en ruptures scolaires et pris en charge par un « dispositif relais », la manière dont l’école intervient dans la structuration des rapports aux institutions auxquelles elles ont à faire. Il interroge les répercussions que les épreuves durables de la scolarité, et les actions de prise en charge qui en découlent, peuvent avoir sur les dimensions « privées » de ces vies familiales (et les pratiques éducatives qui relèvent en temps ordinaires des prérogatives parentales) en étant ainsi travaillées par les dimensions « publiques » de l’intervention institutionnelle (susceptible de s’arroger un droit de regard sur les pratiques socialisatrices par exemple). Il questionne ainsi les transformations que ces prises en charge peuvent générer dans les pratiques et représentations familiales de l’école, ainsi que la façon dont la multiplication des interventions institutionnelles qui accompagnent souvent les prises en charge des ruptures scolaires peut conduire les familles à jouer des différentes logiques institutionnelles à l’œuvre et à y puiser des ressources dans la contrainte.
3Pour ce faire, l’article opère un retour sur les matériaux de deux anciennes enquêtes conduites, d’une part, sur les parcours de ruptures scolaires de collégiens d’origine populaire [4], d’autre part sur les relations des familles avec les dispositifs relais chargés de « rescolariser » ces collégiens [5]. La première enquête, conduite au début des années 2000, visait la reconstruction des processus (sociaux, institutionnels et politiques) conduisant les collégiens aux ruptures scolaires, entre vie familiale, expériences scolaires et sociabilités juvéniles. La population d’enquête, sélectionnée parmi des élèves de dispositifs relais de la région lyonnaise et stéphanoise, était principalement composée d’une vingtaine de collégiens de classes populaires [6] étudiés intensivement, développant un fort absentéisme, des pratiques d’évitement scolaire et des conduites perturbatrices de l’ordre scolaire. La seconde recherche, conduite jusqu’aux années 2010, interrogeait les pratiques de remédiation socio-scolaire des dispositifs relais en charge des ruptures scolaires, leurs effets de socialisation sur les parcours des collégiens comme sur les pratiques et les relations familiales (y compris institutionnelles). Il s’agissait de rendre compte des modes d’interventions des dispositifs en direction des familles et de saisir les rapports des familles aux actions de prises en charge. Outre une première phase d’enquête par questionnaires sur l’ensemble des dispositifs relais en France, une seconde phase plus qualitative a porté sur les relations entre dispositifs relais et parents des collégiens pris en charge dans cinq dispositifs des régions Rhône-Alpes, Poitou-Charentes, Centre et Île-de-France. De nature essentiellement ethnographique, ces enquêtes ont donné lieu à la réalisation d’entretiens interrogeant les différentes dimensions des parcours, mais aussi l’espace des points de vue [7] sur ceux-ci, avec les parents et leurs enfants, les enseignants, les éducateurs ou autres agents institutionnels en charge des collégiens. Des observations répétées ont également été conduites sur sites, notamment des pratiques des enfants, des rencontres entre parents et agents institutionnels au sein des établissements scolaires ou des dispositifs, ou encore des activités de prise en charge. Sur les deux enquêtes, une centaine de familles et collégiens a été investiguée de façon plus ou moins approfondie. Bien que n’ayant pas pour premier objectif l’analyse des relations institutionnelles et leur construction, les matériaux font une place importante à l’action des institutions sur les familles et sur les manières dont elles y font face. Ces enquêtes livrent ainsi des éléments de compréhension sur ce qui se construit et se socialise avec les institutions, l’école bien sûr, mais plus largement les institutions de socialisation et d’encadrement ayant une visée éducative (versus la police, la sécurité sociale, les impôts, etc.) qui concentreront l’essentiel de notre attention.
Présentation des dispositifs relais
La constitution d’une nouvelle catégorie d’élèves à « resocialiser » légitime l’intervention, conjointement à l’école, de plusieurs institutions d’encadrement : la justice avec la Protection judiciaire de la jeunesse (PJJ), le travail social (assistantes sociales, éducateurs spécialisés, psychologues), parfois la médecine ou le paramédical dans leur dimension psychiatrique ou psychologique. Les dispositifs relais peuvent mobiliser ainsi des enseignants du primaire et du secondaire, des responsables d’établissements scolaires, des assistantes sociales scolaires, des éducateurs de l’Aide Sociale à l’Enfance (ASE), de la PJJ et des associations habilitées, des animateurs d’associations d’éducation populaire, parfois des psychologues ou des médecins.
En outre, ils travaillent en étroite relation avec d’autres professionnels comme les éducateurs et les assistantes sociales ASE et PJJ réalisant ainsi une sorte de maillage de professionnels et de logiques institutionnelles autour des collégiens et de leur famille. Au moment de l’enquête, généralement situés à l’extérieur des établissements scolaires, dans des locaux dédiés qui peuvent être mis à disposition par les municipalités, les dispositifs relais accueillent un nombre relativement restreint d’élèves. Les élèves accueillis doivent être parallèlement inscrits dans un établissement scolaire et une classe de collège, même s’ils n’y vont pas. Les périodes d’accueil sont limitées à quelques mois et ne dépassent généralement pas l’année scolaire, l’objectif étant de trouver des solutions d’orientation qui ne laissent pas les collégiens sans affectation institutionnelle. L’individualisation du suivi y est souvent importante et les dispositifs relais s’écartent généralement d’un fonctionnement par classe. Si l’action des dispositifs relais, centrée sur les collégiens, passe par des activités pédagogiques pour « réconcilier » les collégiens avec les apprentissages scolaires, elle se caractérise surtout par un travail de (re)socialisation visant à transformer les pratiques et les dispositions des collégiens dans le domaine scolaire et les autres dimensions de leur existence. Dans les faits, et bien que se présentant comme un dispositif de remédiation scolaire, les dispositifs relais proposent des emplois du temps allégés, un effort de travail scolaire réduit, et consacrent un nombre important de leurs activités au travail socio-éducatif (construction d’un projet scolaire ou professionnel, travail sur la présentation de soi, analyses avec le collégien des causes de ses difficultés, amélioration du comportement avec l’adulte, etc.). À ce titre, l’action des dispositifs en direction des familles est très présente, les formes de la vie familiale étant pensées comme déterminantes pour l’évolution sociale et scolaire des collégiens et comme un levier nécessaire de l’action de remédiation.
Les dispositifs relais sont l’occasion d’un travail avec les parents qui prend souvent la forme d’un travail effectué sur les parents en les invitant à transformer leurs pratiques, à encadrer davantage les activités des collégiens ou encore à réduire leurs aspirations scolaires. L’entrée dans un dispositif relais n’est formellement possible qu’avec l’accord des parents. Mais l’étude des processus d’admission montre que l’accord des parents relève de l’accord contraint. L’orientation vers un dispositif relais se présente souvent aux parents comme la dernière solution disponible pour leur enfant, parce qu’il fait suite à une accumulation de déboires scolaires avec des sanctions, des exclusions, des convocations des parents et un rejet grandissant de la scolarisation par les collégiens. Autrement dit, le consentement des parents résulte du processus de dégradation de la scolarisation de leurs enfants, d’un engrenage de sanctions négatives, d’une fréquente détérioration des relations familiales associée au processus de ruptures scolaires. Leur accord est aussi parfois arraché par les établissements qui mettent en balance la menace d’un conseil de discipline. La prise en charge s’appuie sur la relation avec les parents, régulièrement rencontrés pour faire le point sur leur enfant, définir des orientations ou des solutions institutionnelles, échanger à propos des causes des difficultés, parfois agir sur les conditions d’existence des familles (par exemple demander aux parents de mieux faire respecter les règles à la maison, faire en sorte qu’un enfant aille vivre chez son père parce que l’analyse de la situation conduit les agents institutionnels à penser qu’une cause du problème est un défaut d’autorité de la mère isolée, etc.). Les parents sont aussi directement et régulièrement appelés par téléphone à l’occasion d’un problème, pour signaler un problème ou une absence [9].
4Les familles dont il est question ici partagent avec les autres ménages de condition populaire un ensemble de propriétés, en particulier un éloignement de la culture légitime, la petitesse de leur statut socio-économique et professionnel ou encore les incertitudes sur l’avenir qui découlent de la faiblesse de leurs ressources économiques [10]. Certaines familles sont partiellement ou totalement désaffiliées de la société salariale. Sans emploi, elles vivent des aides sociales ou au mieux occupent (pour s’en sortir) des emplois d’appoint qui les empêchent de s’insérer dans un groupe ouvrier stable avec lequel elles partageraient des solidarités et des références communes [11]. Ces familles vivent dans des conditions dégradées, la faiblesse de leurs revenus les contraint à vivre au jour le jour, et cumulent de nombreuses difficultés sociales (conflits conjugaux, dispersion familiale, ennuis judiciaires, maladies). Les parents sont ici dans l’impossibilité d’assurer de meilleures conditions d’existence à la famille, d’ailleurs souvent aggravées par la suspension des allocations comme sanction de l’absentéisme scolaire d’un enfant. D’autres familles enquêtées sont plus « installées » au plan économique ; leurs revenus sont à la fois plus stables et plus élevés. Ce sont pour l’essentiel des ouvriers ou des employés peu qualifiés qui, sans avoir définitivement sombré dans les situations les plus précaires de la condition ouvrière, ont traversé de fortes périodes d’instabilité économique et sociale. La stabilité de l’emploi fait suite à des périodes de chômage, n’est pas très ancienne et ne semble jamais complètement assurée pour l’avenir. Surtout, cette aisance toute relative se paie en retour par des contraintes professionnelles extrêmement fortes sur la vie familiale. Plusieurs emplois ne permettent pas une présence régulière des parents au domicile familial (travail en alternance du matin et du soir, travail de nuit, déplacements nombreux, horaires étalés dans la journée) et témoignent des efforts et des sacrifices consentis par les familles, sur la vie quotidienne, pour ne pas sombrer. Enfin, des familles se démarquent par la pente fortement déclinante de leur trajectoire sociale comme par leur déclassement fréquent à l’intérieur de leur propre groupe social et familial élargi, parents, frères et sœurs. On peut d’abord évoquer le déclin de la trajectoire sociale et professionnelle de certaines familles dans le cadre d’un parcours migratoire dont les conditions provoquent une nette dégradation des conditions d’existence et rétrogradation dans la hiérarchie des positions sociales et familiales. Ces trajectoires sociales de déclassement trouvent aussi leurs origines dans les ratés du parcours liés par exemple à des tentatives d’ascension sociale avortées qui se retournent contre leurs auteurs (altération des relations conjugales, séparations, endettements, ennuis judiciaires, etc.), ou encore à des accidents biographiques (accidents du travail, invalidité, décès, etc.) [12]. Au-delà de leurs différences, les familles partagent cependant un ensemble de conditions communes. Les dossiers des dispositifs étudiés montrent qu’un seul des parents est présent dans la moitié des cas, le plus souvent la mère. Séparations, décès, accidents du travail, maladie, invalidité, exil, déménagement, déracinement, chômage, prison, conflits, trament les histoires sociales des familles étudiées qui sont a minima menacées de désaffiliation [13]. Ces différentes propriétés sociales [14], qui dans nos enquêtes associent les familles rencontrées aux situations les plus dominées et instables des classes populaires [15], contribuent à spécifier leur rapport aux institutions et à l’école, et à les démarquer des classes populaires aux situations plus stabilisées [16]. Les ruptures scolaires des enfants d’un côté, et la précarisation de leurs conditions d’existence de l’autre, sont souvent à l’origine d’un surencadrement des familles par les institutions éducatives et du travail social, parfois la justice, qui ne se retrouve pas ailleurs au sein des classes populaires. Pour conclure sur ce point, ces familles sont presque toujours en relation avec les institutions du travail social, socio-éducatives ou judiciaires, soit via les difficultés des enfants, soit en raison de leur histoire sociale.
5Dans un premier temps, l’article s’attache à montrer comment la centralité contemporaine de l’école donne à celle-ci une place singulière dans les perceptions institutionnelles des familles, compte tenu des enjeux d’avenir qui lui sont liés. L’article souligne, dans un second point, que c’est finalement moins l’école que la forme scolaire comme mode de socialisation et de relations sociales dominant qui socialise les pratiques et les représentations familiales, notamment parce qu’elle conduit les familles à faire l’expérience au cœur de leur vie familiale de rapports sociaux fondés sur des normes éducatives et des modes impersonnels de gouvernement de l’action dont elles sont éloignées. Un troisième temps de l’article revient sur la manière dont les attentes qui sont adressées aux familles empêtrées dans les épreuves de la scolarité des enfants viennent bousculer les séparations traditionnelles entre sphère privée et sphère publique, c’est-à-dire entre ce qui relève habituellement de la délibération familiale et ce qui est défini de l’extérieur, au regard d’impératifs institutionnels. Une quatrième partie interroge la manière dont l’expérience des ruptures scolaires des enfants contribue à remanier les rapports des parents aux institutions, en particulier en renforçant et en élargissant le champ de l’action institutionnelle auquel elles font face. Enfin, pour conclure, l’article revient sur le fait que si les difficultés de scolarité des enfants se traduisent par la multiplication des injonctions éducatives et institutionnelles, cet élargissement des actions institutionnelles constitue aussi des occasions d’apprendre à « faire avec » les institutions et leurs injonctions, pour y saisir des possibilités de ressources, et desserrer l’emprise institutionnelle.
Des politiques d’ouverture scolaire aux sentiments d’abandon
6Comme l’ensemble des classes populaires, les familles enquêtées sont prises dans les tensions liées aux normes de scolarité prolongée. D’un côté, les politiques d’allongement scolaire, conjuguées aux difficultés des moins diplômés sur le marché du travail, ont significativement augmenté les aspirations scolaires des familles populaires [17]. La prolongation des études des enfants est ainsi apparue comme une planche de salut permettant d’échapper au pire à la « galère » sociale et professionnelle, au mieux à sa condition populaire [18]. La mère de Myriam (père sans emploi, mère au foyer ; Myriam 15 ans, en 3e [19]), par exemple, espère toujours des diplômes pour sa fille et le lycée général, malgré les difficultés importantes de sa scolarité. « Oui, j’aime bien l’école », dit-elle. « Un bon diplôme, j’aime bien. Parce qu’une fille ou un garçon sans diplôme c’est rien du tout. […] Ça je connais les gens euh les filles qui [sont] pas partis à l’école, les pauvres, ils souffrent maintenant. » Elle ajoute que Myriam ne veut pas « travailler dans n’importe quoi. Elle aime pas faire le ménage. Elle aime pas faire des choses avec des gens qui commandent ». Mais, d’un autre côté, l’allongement des scolarités est aussi le ferment d’une inquiétude scolaire, liée aux risques que les scolarités font peser sur l’avenir des enfants, en raison des incertitudes de leur déroulement et de l’aide qui peut y être apportée. Ces risques sont gros des menaces de relégation dès lors que des difficultés scolaires apparaissent et tant les laissés-pour-compte de la scolarisation paient aujourd’hui au prix fort leur mise hors-jeu scolaire [20]. Les parents d’enfants en ruptures scolaires ne font pas exception et se montrent soucieux des conséquences du « décrochage » scolaire de leur enfant. « Ma mère, elle veut qu’j’tienne une scolarité ! » nous explique Salima en entretien (père monteur au chômage ; mère invalide ; Salima 15 ans, en 3e). « J’suis encore à l’école, c’est parce que ma mère elle le veut quoi ; puis moi aussi, j’ai pas envie d’être SDF plus tard ! On n’aura pas toujours quelqu’un pour nous soutenir [21] ! ». Les familles balancent ainsi entre des sentiments de découragement, lorsque la situation scolaire des enfants se dégrade, et l’espoir que, dans ces conditions, une alternative scolaire puisse être offerte par les institutions de remédiation éducative dont ils attendent qu’elles permettent un retour à une scolarité « normale ». Si ces dernières sont d’abord perçues comme une (dernière) chance de sortir des impasses de la scolarité (conseils de disciplines, exclusions, changements d’établissements, moments de déscolarisation), elles peuvent alimenter aussi un sentiment d’injustice tant la prise en charge fait office d’affectations négatives (une mère déclare qu’on a mis son fils « dans une classe où on était sûr qu’il allait se péter la figure »), aux marges de l’école. Comme le rapporte cette éducatrice d’un dispositif relais à propos des réactions d’une mère face au risque d’une orientation hors collège (dans l’enseignement spécialisé ou préprofessionnel) de son fils [22] : « elle préférait qu’il retourne au collège parce que c’était plus dans la norme, malgré les difficultés qu’on lui a quand même un peu beaucoup signalées ». Souvent, les parents déplorent ce qu’ils perçoivent comme une baisse des ambitions scolaires. Par exemple, la place prise par les activités socio-éducatives au sein des dispositifs relais, par le temps consacré à des activités que les parents jugent accessoires (travailler sur la confiance, la présentation de soi, les éléments du parcours ou sur le projet professionnel) ou dont la forme s’écarte des standards de la classe (discussions informelles, pédagogie du détour [23] et faiblesse des emplois du temps) est interprétée comme les signes d’un renoncement au rattrapage scolaire et d’une rupture d’égalité, obérant les chances d’avenir des enfants. C’est en substance ce que résume cette mère à propos de la prise en charge de son fils : « Pour quelque chose qui devait remettre le niveau, y’a pas beaucoup d’heures. C’est ce que je lui disais à Maxence, j’ai fait : “dis donc tu risques pas d’être fatigué”, et puis qu’est-ce qui vont pouvoir faire en pas longtemps en plus quatre jours, quatre matinées [24] ? (Vous auriez voulu quoi vous ?) […] tout comme le collège donc avec des horaires au moins du collège. Au moins l’après-midi pour qui puisse faire plus de choses. Enfin, je sais pas, je trouve que c’est pas trop normal d’aller au cinéma en plein après-midi. » (Mère en formation de secrétaire médicale ; père ouvrier agricole ; Maxence en 4e à 16 ans). Aussi, cette autre mère est-elle inquiète de voir son enfant accumuler du retard faute de suivre le programme d’une classe ordinaire de collège : « Ben une inquiétude : oui ! J’étais un peu inquiète dans la mesure où je me suis dit : “là il va perdre complètement son année quoi”. Parce que bon dans cette classe-là relais bon c’est vrai qu’ils font des maths, ils font un peu de français, mais ils font pas tout le programme » (Mère auxiliaire de vie, divorcée ; fils en 4e AES à 15 ans). Le travail entrepris autour de l’orientation des collégiens ramène aussi les parents à leur condition dominée et nourrit chez eux l’idée qu’ils ne pèsent pas bien lourd face aux décisions institutionnelles. Face aux difficultés scolaires importantes des enfants, les prises en charge conduisent souvent les professionnels à déprimer les attentes parentales d’une poursuite de scolarité en collège au prétexte d’un manque de niveau, de motivation ou de capacités et parce qu’ils les jugent peu réalistes. Les parents, qui résistent généralement aux orientations vers l’enseignement spécialisé ou professionnel court, constatent pourtant que leur avis ne compte guère pour l’institution, et déplorent un manque de considération. « Et à l’époque j’avais demandé à c’qu’elle ne redouble pas sa 6e parce que c’était pas un problème d’intellect et de contenu… et de bases intellectuelles, c’était un problème psychologique donc il fallait au contraire qu’elle passe vite en 5e, en 4e pour gérer ses problèmes d’ados avec d’autres du même âge. J’m’étais fait renvoyer par les profs en m’disant qu’j’y connaissais rien […] on s’retrouve devant une commission avec dix profs, vous êtes tout seul […] donc vous êtes rétamée, poubelle quoi ! » (Mère seule, sans emploi ; fille en 4e à 15 ans et en lieu de vie). Ce n’est généralement qu’au terme d’un travail de deuil scolaire, alimenté par les obstacles successifs à un retour en classe généraliste de collège (refus d’un établissement d’accueillir l’enfant, absence de places, énième échec d’une prise en charge, etc.), que les parents se résignent à laisser leur enfant partir dans l’enseignement professionnel court ou spécialisé. Peu de collégiens passés par les dispositifs relais connaissent un retour durable dans les classes généralistes de collège [25]. La mère de Jalila déplore ainsi qu’il ait été tout de suite question d’une orientation en SEGPA après la prise en charge, parce qu’ils « ont dit qu’elle peut pas être dans une classe par exemple en troisième comme les autres quoi, parce qu’elle est trop en retard quoi, c’est dur » (Mère au RMI ; père ouvrier ; Jalila déscolarisée à 14 ans). En cela, les rapports des familles à l’école comme aux institutions éducatives sont à comprendre comme le produit des politiques d’ouverture scolaire qui ont rendu l’école à la fois plus incontournable et plus implacable pour ses laissés-pour-compte, douchant les espoirs qu’elles ont contribué à nourrir, et intensifiant la confrontation de ces classes populaires aux normes scolaires et éducatives dominantes.
Une socialisation malheureuse à l’ordre impersonnel de la forme scolaire
7Pour approfondir l’analyse des manières dont l’école et la scolarité jouent un rôle dans la socialisation institutionnelle des familles enquêtées, il importe de sortir d’une lecture strictement institutionnelle de l’école, au risque sinon de rabattre la forme scolaire sur l’institution scolaire [26]. « Comme Michel Foucault a pu mettre l’accent sur les dispositifs transversaux par rapport aux découpages institutionnels (école, prison, hôpital, caserne, etc.), on peut saisir des formes sociales qui traversent des institutions diverses. La forme scolaire de relations sociales ne s’arrête pas aux portes de l’institution scolaire et inversement l’institution scolaire peut être traversée par des formes de relations sociales différentes (qu’on pense notamment aux formes sociales orales qu’essaient d’imposer les élèves les plus étrangers à la logique sociale de l’univers scolaire lorsqu’ils se retrouvent en grand nombre dans une même classe ou dans un même établissement) [27]. » De ce point de vue, le concept de forme scolaire n’est pas un mot plus savant pour dire « école », mais désigne un mode de socialisation dominant, « propre au type de société constitué en Europe à partir du XVIIe siècle [28] », objectivé dans l’écrit et indissociable de formes impersonnelles d’exercice du pouvoir [29]. C’est ainsi moins l’école, comme institution, que la forme scolaire de relations sociales qui exerce ses effets sur les familles.
8D’une part, loin d’être enfermée dans l’école, la forme scolaire traverse de nombreuses institutions et groupes sociaux, et en particulier les relations familiales. Si la forme scolaire ne se réalise sans doute jamais aussi bien que dans l’école, la prédominance historique de son mode de socialisation est ce qui fait que, aujourd’hui, nombre de situations de la vie sociale, en particulier institutionnelles, se structurent sur le registre scolaire : les manières de transmettre les savoirs, de former les individus à tout âge, de les identifier et de les classer, d’organiser les échanges langagiers, de faire valoir ses droits, de penser les compétences et les qualifications, de juger de la légitimité d’un discours ou d’un raisonnement, et même d’envisager la parentalité [30]. Ses normes éducatives travaillent l’intérieur des relations familiales elles-mêmes, soit parce qu’il s’agit de familles dont les pratiques socialisatrices se conforment déjà aux normes scolaires, soit parce que, pour celles qui nous intéressent ici, leur éloignement des logiques scolaires est à l’origine d’actions institutionnelles à visée correctrice. Selon les situations, les parents s’entendent dire qu’ils n’encadrent pas assez les pratiques ou les horaires de leur enfant, se voient reprocher de ne pas leur offrir un environnement culturel et éducatif stimulant (ils ne parleraient, ne joueraient, ne sortiraient pas assez avec leur enfant), de ne pas aménager d’espace et de temps autonomes pour le travail personnel dans l’espace domestique, etc. Plus généralement, l’« échec scolaire » étant devenu « un des indices objectifs (et subjectifs) de toutes les défaillances familiales et sociales, notamment des familles populaires […] [31] », les écarts au mode de socialisation scolaire (dont il est une manifestation) constituent une voie d’entrée privilégiée de l’action institutionnelle, notamment en matière éducative, au sein des familles.
9D’autre part, la forme scolaire conduit les familles à faire l’expérience de modes de relation impersonnels, qui passent par la communication écrite, le code et le respect de la règle. Les absences et les retards des enfants doivent être justifiés, les règles d’assiduité et de ponctualité respectées ; les manquements font l’objet de notifications ; les livrets de liaison sont censés être lus et vérifiés ; le suivi des devoirs suppose la manipulation de manuels et cahiers écrits aux contenus complexes ; la demande de rendez-vous passe par des échanges de mots à faire signer ; la scolarité suppose la tenue d’un agenda ; des formulaires sont à remplir ; les relations aux agents institutionnels (enseignants, CPE, chefs d’établissement) se jouent non sur le registre d’une relation de personne à personne, mais avec des représentants de l’ordre scolaire. Le projet initial consistant à mettre les enfants à l’école n’était pas seulement de leur apprendre à lire ou à écrire ; il était aussi de soumettre l’ensemble de l’existence des enfants et de leur famille au principe de l’obéissance à la règle [32]. Or cette emprise de la règle n’est pas le propre de l’institution scolaire. Le mouvement de généralisation des formes sociales scripturales [33], de rationalisation et de bureaucratisation des sociétés occidentales [34] a transformé les rapports sociaux, de plus en plus prescrits et organisés par le code et le règlement [35] au sein d’une domination de type légal-rationnel. De fait, « À l’école, on n’obéit plus à une personne, mais à des règles supra-personnelles […] [36] » qui s’imposent, à la manière du droit constitué, aux élèves, aux maîtres aussi bien qu’aux familles, qui concernent non seulement les apprentissages, mais aussi les relations interpersonnelles. Avec la forme scolaire, les élèves comme les familles n’ont donc pas à faire seulement à des contenus de savoir. Ils font face à des modes de savoirs indissociables de modes de gouvernement de soi et des autres (de son langage, de son temps, de ses apprentissages, de ses comportements), appuyés sur la reconnaissance de l’autorité dans la règle, constitutifs des marchés officiels et institutionnels [37].
10Si très peu de familles ne peuvent se soustraire à l’emprise de la forme scolaire, les familles populaires de collégiens en ruptures scolaires sont, compte tenu de leur distance aux formes scripturales et des difficultés de la scolarité des enfants, directement heurtées par ses logiques socialisatrices. Certains parents, sans grande maîtrise de l’écrit, s’en remettent aux enfants scolarisés pour affronter les marchés officiels, traiter les papiers administratifs [38], et avec eux ceux de l’école, ou sont mis en difficulté par le mode de communication scripturale de l’école, les cahiers n’étant par exemple pas toujours sortis des cartables, contrôlés et signés. C’est le cas de la mère d’Husseini (Mère au foyer, père chauffeur-livreur, Husseini en 4e à 15 ans), partie d’Irak avec ses enfants pour fuir le régime de Saddam Hussein, mais sans son mari qui les rejoindra plus tard, et qui rencontre des difficultés une fois en France pour se mettre en règle, accomplir les démarches administratives, remplir les papiers, et suivre la scolarité de son fils en ruptures scolaires. C’est le cas de Monsieur Courban dont l’entretien montre l’éloignement des logiques scripturales. Il ne s’en sort pas avec les papiers administratifs et s’il « commence à écrire, y a des fautes », ce qui le conduit à laisser faire sa femme. Mais il explique aussi pourquoi il est incapable de suivre la scolarité de son fils : « comme mon père, ils étaient pas bien bien riches non plus, y’avait pas trop d’moyens donc […] à 12 ans j’ai pas été à l’école, […] j’ai oublié beaucoup, et maintenant quand il commence à taper dans le plus dur, moi j’arrive plus, parce que j’sais pas, j’peux pas l’aider » (Père maçon ; mère employée dans une cantine scolaire ; Romain en 5e à 13 ans). Comme lui, d’autres parents se montrent démunis face au fonctionnement de l’école et ses modes de relation, et sont parfois contraints de recourir à des tierces personnes pour vérifier les devoirs faits à la maison et décrypter les consignes accompagnant les exercices. Les parents, rapidement dépassés par les exigences et les impératifs de la scolarité de leurs enfants, sont alors placés face à leurs limites et témoignent souvent en entretien d’un sentiment d’indignité face à ces modes de savoir et de relation : « ça m’énerve de ne pouvoir l’aider », « ça m’énerve quand je n’arrive pas à lui faire comprendre », « j’ai honte ». Les enfants deviennent quelquefois porteurs de la légitimité scolaire tant, malgré leurs difficultés scolaires, ils maîtrisent mieux l’univers scolaire que leurs parents. Certains collégiens disent de leurs parents qu’« ils ne comprennent rien à mes études », « sont largués » et invalident leurs parents au cours même des devoirs, en les trompant sur l’effectivité du travail fourni, en contestant leurs explications, en montrant qu’ils en savent plus qu’eux. La peur de s’emporter ou de ne pas trouver les mots justes pousse encore d’autres parents à ne pas répondre ou se rendre aux convocations des enseignants dont la maîtrise du langage standard et des formes légitimes de communication participe à l’asymétrie des positions. Le fait d’être ramenés aux règlements, de devoir passer par l’écrit ou des situations formelles pour communiquer, d’être mis en difficulté pour les devoirs, et souvent de se sentir mal jugé ou d’avoir à rendre des comptes, place ainsi les parents dans un rapport de domination particulièrement aigu vis-à-vis de l’institution.
Une vie privée sous le regard des institutions
11L’immixtion de la forme scolaire au cœur des pratiques familiales se manifeste par tout un ensemble d’obligations et d’injonctions réglementaires. Dans ces conditions, le monde privé des familles enquêtées se relève être, plus que pour toute autre famille, un monde sous contrainte, investi par les « problématiques » liées à la scolarisation des enfants et sous le regard institutionnel qui, tour à tour, oblige, rappelle à l’ordre, sanctionne, remédie aux manquements scolaires et à ce qui est perçu comme des incuries éducatives familiales. La forme scolaire étant devenue norme éducative et mesure de la « qualité » des pratiques éducatives familiales, les manquements des élèves conduisent les agents institutionnels à s’interroger sur la (« mauvaise ») nature des relations familiales, à questionner les parents sur leurs façons d’élever les enfants et à tenter d’infléchir le regard parental sur les causes des difficultés scolaires. Dans les dispositifs relais, la recherche fréquente d’une « alliance » avec les parents ou d’un « partenariat » passe par une quête d’adhésion des parents aux diagnostics institutionnels, l’objectif étant d’obtenir qu’ils se conforment par eux-mêmes, et subjectivement, aux vues institutionnelles. Pour les agents institutionnels, il s’agit de transformer les relations familiales « de l’intérieur » et même de faire en sorte qu’ils agissent « à la place » des institutions elles-mêmes, en les amenant à impulser une orientation décidée ailleurs, ou en les incitant à faire un courrier activant un signalement souhaité par l’institution. Comme le dit une éducatrice : « La subtilité, c’est arriver à ce que les choses viennent d’eux ». Les parents sont ainsi soumis à un ensemble d’injonctions sur leurs manières de vivre ou d’agir avec leurs enfants, ou encore sur leur manière d’être en relation avec l’institution, qui bousculent les frontières entre le privé et le public. Les agents des dispositifs relais interviennent par exemple auprès de Mme Soriet (Mère auxiliaire de vie, divorcée ; Julio en 4e AES à 15 ans), pour qu’elle ne remplace pas le scooter de son fils à la suite d’un accident. Ils demandent aux parents Trotier (Mère femme de ménage ; père maçon ; Patrick déscolarisé, 15 ans) de ne plus contribuer à l’achat des cigarettes de leur enfant. Ils suggèrent à Mme Malerie (Mère sans emploi ; père petit commerçant ; Rachel en 4e à 15 ans) de mettre sa fille en internat. Ils demandent aux parents d’aller dans leur sens, de faire respecter des règles, d’appeler lorsqu’ils rencontrent des difficultés avec leur enfant. On les enjoint ici à consulter un psychologue ; là à voir une orthophoniste ; à jouer à des jeux éducatifs, etc. Au-delà du discours sur le partenariat qui souvent accompagne leur association aux décisions institutionnelles, les parents mesurent toute l’asymétrie des relations qui existe entre Eux (qui décident, détiennent l’autorité, demandent des comptes), les agents institutionnels, et Nous, c’est-à-dire ceux dont les problèmes sont parlés et définis ailleurs [39]. Les expressions qui manifestent cette asymétrie dans le discours des parents sont présentes dans les entretiens : « de toute façon qu’est-ce je pouvais faire », « j’étais obligé », etc. Les parents sont renvoyés à leurs responsabilités de parents, à leurs écarts réels ou supposés aux normes (éducatives, culturelles, scolaires). Ils ont ainsi tout le loisir d’éprouver l’autorité des institutions publiques qui ont les moyens de contraindre, de contrôler ou d’infléchir des pratiques, d’emporter une décision. Et si les agents des institutions tentent le plus souvent d’obtenir l’« adhésion » des parents à leurs orientations éducatives, il arrive que leur pouvoir apparaisse au grand jour comme lorsqu’une éducatrice menace une mère de la suppression du RMI si elle ne modifie pas ses manières d’agir (on lui reproche un rapport « trop fusionnel » avec sa fille, de ne pas la laisser à l’école pour ne pas rester seule) sur la scolarité de son enfant. Lors des entretiens, les parents expriment souvent leur amertume face à des interventions institutionnelles qu’ils vivent comme des mises en cause de leur qualité de parents et de leurs prérogatives, et comme des intrusions dans leur vie privée. Ils décrivent des situations scolaires qu’ils perçoivent comme des jugements sur eux-mêmes, leur éducation, leur mode de vie, les enfants, etc., quand par exemple ils sont convoqués pour des problèmes de scolarité, souvent de discipline, concernant leur enfant. « On sait qu’vos enfants travaillent pas et tout ça mais bon on n’aime pas trop s’l’entendre dire », déclare une mère à propos de ses conflits avec les enseignants d’un collège. « Et c’est vrai qu’moi des fois j’ai… à force de m’le dire : “bon ben ça va quoi, je l’sais quoi !” (rire) et je, c’est vrai qu’le prof de, là le prof d’histoire-géo là euh ben ça faisait pas… j’l’aimais pas quoi ! […] elle disait qu’mon fils foutait rien quoi. Mais bon ! j’avais pas envie d’l’entendre […] c’était dans l’style : “il fera jamais rien !” enfin… […] j’en avais un peu marre qu’on m’le dise (rire) » (Mère auxiliaire de vie, divorcée ; Julio en 4e AES à 15 ans) Certains parents finissent par se dire prêts à renoncer à leurs prérogatives parentales comme cette mère qui lance : « qu’ils le prennent, si je ne suis plus capable » (Mère au RMI, veuve, fils en 4e à 15 ans), suite aux demandes institutionnelles pour que son fils soit placé en foyer. Mais c’est peut-être sur la question de l’obligation scolaire que les familles perçoivent le plus directement le poids de la loi ou de la règle (si on écarte ici les actes délictueux des enfants ou des parents). Dans ce cadre, les familles se savent surveillées, attendues. Des domaines de pratiques censés relever du domaine privé, par exemple autour des horaires de lever et de coucher, sont interrogés et mis en cause « publiquement », c’est-à-dire par des acteurs extérieurs. Sous ces différents angles, les parents apprennent que leurs pratiques privées sont jaugées, commentées, éventuellement orientées en fonction de leurs écarts aux logiques scolaires de socialisation.
12Si la coupure communément admise entre le public et le privé relève d’une production symbolique et administrative dont les effets sont à la fois objectifs (car elle se projette dans les divisions matérielles entre domaines d’activités) et subjectifs (les individus ne se comportent pas de la même manière dans le privé et sur la scène publique), force est néanmoins de constater que « l’opposition traditionnelle entre le public et le privé masque à quel point le public est présent dans le privé [40] ». Et d’abord parce que ces catégories de vision et les formes de relations sociales, ici scolaires, sont profondément engagées « dans notre vision des choses domestiques, et [que] nos conduites les plus privées elles-mêmes dépendent d’actions publiques [41] ». Cette présence du public dans le privé est d’autant plus explicite dans les cas des familles populaires de collégiens en ruptures scolaires que les institutions se saisissent des difficultés de la scolarité et de l’écart à la forme scolaire de relations sociales pour agir sur les familles. C’est ainsi la coupure du privé et du public qui, pour ces familles, se trouve mise à mal par la confrontation entre les logiques inhérentes à la forme scolaire et les logiques familiales, entre la vie privée d’un côté, soustraite aux regards extérieurs, autorisant la mise entre parenthèses provisoire des assujettissements et des dominations, et l’extériorité de l’action publique institutionnelle d’un autre côté, qui s’ingère, demande des changements et vérifie l’effectivité de ceux-ci.
Des familles institutionnellement assaillies par les ruptures scolaires
13Pour autant, l’école n’est pas toujours la matrice primaire des rapports des familles aux institutions. Ces derniers sont aussi alimentés par les heurts de l’histoire sociale et économique des familles à l’origine de nombreuses relations institutionnelles en dehors ou à côté des questions de scolarisation proprement dites. Il est en réalité bien difficile de séparer l’école des autres institutions auxquelles ces familles ont eu affaire au cours de leur histoire, dans la mesure où les difficultés de l’existence les amènent, souvent en amont de la scolarité des enfants, mais aussi parallèlement, à des contacts réguliers avec de nombreux dispositifs institutionnels. Les difficultés d’existence rencontrées par les familles ont souvent eu pour conséquence un repérage institutionnel, pour des raisons judiciaires, économiques ou éducatives. Elles mettent les familles en relation avec les institutions du travail social (assistants sociaux, éducateurs, conseillers en économie sociale et familiale) ou judiciaires (sous la forme de condamnations pénales ou de mesures éducatives) [42], mais aussi avec les institutions médicales ou psychologiques, parfois la police. L’institution scolaire n’est pas, loin s’en faut, la seule qui contribue à l’encadrement et à la socialisation institutionnelle des familles. Dans ce cadre, les institutions peuvent être sources de soutien, par exemple lorsqu’elles permettent d’éviter une déchéance sociale. Madame Bourras (au RMI ; père ouvrier ; fille déscolarisée à 14 ans) raconte en entretien ses rencontres régulières avec l’assistante sociale de quartier. Elle la voit tous les trois mois pour ses enfants, mais aussi pour remplir ses papiers pour son RMI. Elle décrit aussi sa mise sous tutelle comme une protection vis-à-vis des demandes d’argent de ses enfants (« parce que j’ai les enfants, qui sont toujours avec moi, qui travaillent pas euh ben ils m’ont mis sous tutelle quoi, pour l’argent, peut-être qu’ils m’demandent pas d’l’argent »). Une somme d’argent lui est ainsi donnée chaque semaine par sa tutrice. Mais les institutions peuvent être aussi lourdes de menaces, notamment lorsqu’elles signifient au contraire administration de rappels à l’ordre, de suivis ou de sanctions. C’est ainsi que cette même mère raconte les menaces du juge sur son enfant : « Elle dit oui, faut qu’elle va à l’école, faut qu’elle trouve quelque chose, sinon elle m’a dit je vais la placer, mais loin d’ici quoi. » Cette double expérience alimente l’ambivalence des familles à l’égard des institutions.
14D’un côté, les parents peuvent exprimer de la reconnaissance à l’égard d’agents institutionnels, scolaires ou autres, qui les aident à trouver concrètement des solutions à leur problème, sont perçus comme des soutiens, en particulier à l’égard de ceux qui s’occupent de leur progéniture. Lorsque cette mère (au RMI ; mari petit commerçant ; fille en 4e technologique à 15 ans) parle de sa relation avec son assistante sociale, elle la décrit comme très bonne, car au moins, elle, comprend-elle sa situation et est à l’écoute : « Oui, elle comprend ma situation, elle sait que bon moi je vois que par mes enfants, ça elle le sait ». De même, cette autre mère (femme de ménage ; mari maçon ; fils déscolarisé, 15 ans) désigne son assistant social de quartier comme l’une des personnes qui l’aide à faire face, parce qu’il « fallait que je trouve quelque chose, quelqu’un qui puisse m’aider, pour savoir c’que j’devais faire ». Monsieur Mallar (enseignant responsable d’un dispositif) est lui aussi perçu comme quelqu’un ayant cherché, contrairement aux enseignants de collège, à « savoir pourquoi l’enfant n’arrivait pas quoi ! J’pense qu’il voulait pas juger les parents ! » (mère ouvrière en fonderie ; père soudeur ; fils en 3e). De ce point de vue, ce sont moins les institutions en tant que telles qui sont l’objet de considérations de la part des parents que la bonne ou mauvaise relation qui est personnellement entretenue avec tel ou tel agent institutionnel, perçu comme aidant et compréhensif ou hostile et menaçant. Les rapports à l’institution ne se présentent pas, pour les familles étudiées, comme des rapports à l’État ni même à l’École. Ce sont en revanche des rapports de force, des conflits, etc., qui se jouent dans la relation particulière là avec un chef d’établissement, ici un enseignant, là encore une psychologue, une éducatrice ou un juge.
15D’un autre côté, les espoirs déçus d’amélioration des difficultés familiales produisent ressentiments et défiances à l’égard d’agents qui semblent au contraire se mêler de ce qui ne les regarde pas ou dont l’action ne sert à rien, singulièrement en matière de scolarité. Bien qu’étant tramés par des institutions extérieures ou attenantes à l’école, les rapports institutionnels des familles enquêtées ne sont néanmoins jamais totalement coupés des relations avec cette dernière, d’autant qu’elle représente un espace de repérage des problèmes ou de « l’anormalité » des familles, que ces dernières ne peuvent s’y soustraire, et qu’elle contribue souvent à augmenter l’encadrement institutionnel. La multiplication des rappels à l’ordre qui découle des difficultés scolaires des enfants vient alors se surajouter aux autres interventions institutionnelles et submerger des familles. Les désaccords et conflits avec les enseignants ou les remédiations institutionnelles peuvent ainsi être perçues sur le mode de la brimade, de l’injustice, voire du racisme de classe ou ethnique [43] lorsqu’ils viennent amplifier les difficultés de l’existence ou tourner le couteau dans la plaie des blessures du passé. Ainsi, cette mère se sent humiliée et rabaissée par les convocations et les reproches institutionnels fréquents qui lui sont adressés relativement aux comportements de sa fille. D’origine maghrébine, elle relie l’« oppression » institutionnelle qu’elle ressent à l’héritage de l’histoire des parents issus de l’immigration et victimes de pratiques vexatoires : « c’est pas parce que vous avez fait à mes parents ce qu’ils ont fait que nous on va le subir, non ! » (Mère vit de « petits boulots » en intérim, père en prison, fille, 14 ans en 4e techno). Le ton supérieur des enseignants qui lui parlent comme si elle était leur élève et qui l’infantilisent, et leurs différentes récriminations qui, pour elle, relèvent d’une forme de racisme dissimulé, montre combien la relation avec l’institution scolaire la ramène sans cesse à sa condition dominée, et combien le rapport à l’école des familles doit être replacé dans le cadre historique plus large de rapports de domination socio-économiques et institutionnels où s’exprime toute la distance sociale qui sépare les familles des agents institutionnels (« ça suffit de me prendre pour pas grand-chose »).
16Dans ces conditions, la confrontation avec la forme scolaire et les appels à s’y conformer sont d’autant plus intenses avec les familles d’élève en ruptures scolaires que les difficultés rencontrées par les enfants conduisent à l’intensification et la multiplication des contacts institutionnels. Les familles sont obligées à un travail permanent d’explication ou de justification face aux institutions, et à des rencontres régulières avec leurs représentants. En ce sens, l’expérience des ruptures scolaires renforce le rôle de l’école comme espace de socialisation institutionnelle des familles. Elle contribue à multiplier les interactions avec ses agents et élargit le spectre des interventions institutionnelles. Ce sont souvent les problèmes scolaires et les manières scolaires d’y répondre qui conduisent les familles à fréquenter des spécialistes de la remédiation, orthophonistes et psychologues, éducateurs et service social, parfois police et justice. Cette mère (sans emploi ; père petit commerçant ; fille en 4e à 15 ans) raconte comment les absences scolaires de sa fille conduisent les institutions à lui enjoindre de consulter un psychiatre si elle souhaite garder son RMI : « (en riant) enfin ils m’ont obligé à aller voir un psychiatre […] par rapport en accord avec le… RMI, c’est ça où ils m’coupent tout ». Lors d’une réunion bilan d’un dispositif relais, l’équipe éducative enjoint fermement Mme Trotier (femme de ménage ; mari maçon ; fils déscolarisé, 15 ans) à consulter une orthophoniste pour les problèmes d’écriture de son fils. Mme Ammari (mère au RMI, veuve, fils en 4e à 15 ans) raconte comment elle s’est retrouvée « chez le juge avec [son fils] et tout, il a dit toute façon on va vous mettre une éducatrice » suite à des accusions d’attouchement sexuel. L’expérience des ruptures scolaires des enfants réaménage ainsi les perceptions familiales dans le sens d’une défiance plus grande vis-à-vis de l’école et des dispositifs d’encadrement et de socialisation. L’addition des conflits avec les personnels de l’école, la multiplication des interventions institutionnelles comme le quadrillage des pratiques familiales poussent les familles dans leur retranchement. La profusion de l’intervention institutionnelle concourt à produire une sur-sollicitation de ces dernières et l’amplification des pressions exercées sur celles-ci. Un enseignant d’un dispositif relais explique combien les relances faites auprès des parents, multipliées du seul fait du nombre d’institutions intéressées à divers titres par les enfants de la famille, donnent souvent aux parents le sentiment d’injustice et d’être assaillis. La démultiplication des appels et des rappels à l’ordre produit un effet de saturation et tend à submerger les familles qui finissent par ne plus répondre au téléphone ni aux courriers qui leur sont adressés. Se constitue sinon une hostilité envers l’école du moins une défiance plus générale à l’égard de nombreuses institutions publiques. Que ce soit en termes généraux qui regrettent que l’école ne fasse pas davantage pour les enfants ayant des difficultés d’apprentissage ou que ce soit à propos de tel ou tel enseignant ou de tel ou tel établissement avec lequel se sont noués des conflits, les parents pointent fréquemment des responsabilités dans l’institution scolaire.
Pour conclure : « Faire avec » les injonctions institutionnelles
17Pour les familles, ces expériences de renforcement et d’élargissement de l’intervention institutionnelle s’apparentent à une intensification de la confrontation à ce qui les domine, c’est-à-dire tout à la fois aux agents institutionnels ayant un droit de regard sur leurs pratiques et situations, et aux mesures contraignantes qui pèsent sur leur vie. C’est souvent sous la forme de la contrainte et de l’autorité qu’elles se donnent à voir et impriment leur marque sur des familles populaires qui se disent volontiers démunies face aux récriminations institutionnelles. Les familles n’ont d’autres choix que d’investir ces relations institutionnelles qui leur sont imposées. Mais la façon dont elles s’approprient ces relations livre, en filigrane, des attentes vis-à-vis des pouvoirs publics, étant entendu que ces attentes relèvent surtout de considérations pratiques. Elles expriment d’abord une attente de normalité, à travers le souci d’avoir un enfant « comme tout le monde », scolairement occupé, dans une voie scolaire valorisée. Ce qui apparaît dans les propos de cette mère (mère au foyer, père au chômage) qui regrette la prise en charge de sa fille dans un dispositif relais, hors du collège : « ma fille avant elle était avec un cartable, avec les cahiers et après comme il va sans cartable sans rien avec un petit cahier comme ça j’aime pas ça. J’aime bien ma fille avec les cartables, avec les livres dans le cartable avec plein de choses […] [À propos du dispositif relais] C’est pas l’école ça. C’est pas l’école. » Les familles témoignent ensuite d’une attente de considération de la part des agents institutionnels [44], qui se manifeste par la déploration de toutes les situations qui ont été vécues sur le registre de la disqualification [45]. Cette attente s’accompagne souvent de la recherche de relations plus personnalisées, avec les agents en charge de la scolarité des enfants et dans des rencontres plus informelles où sont pris en compte leurs arguments, où leurs pratiques sont moins jugées que comprises. Il y a dans cette attente de considération un indicateur de l’écart des familles enquêtées à l’impersonnalité des rapports de pouvoir institutionnel et des marchés officiels, plutôt invalidants pour les classes populaires. Ces relations sous contrainte disent enfin une attente d’aide et de soutien pour résoudre les difficultés scolaires des enfants, leur trouver une issue favorable qui ne soit pas infamante. Et cette attente s’accompagne de sentiments de résignation ou d’impuissance (« je n’avais pas le choix ») face aux pouvoirs institutionnels (« c’est eux qui décident ») lorsque les solutions trouvées tant bien que mal pour mettre fin aux impasses institutionnelles renvoient aux marges de l’école (« il fallait bien trouver une solution »).
18Enfin, en se frottant aux pouvoirs institutionnels les membres des familles populaires apprennent à se conformer ou à tenter de se conformer, dans les limites de leurs conditions d’existence et des dispositions intériorisées. Néanmoins, ils n’apprennent pas seulement les normes institutionnelles. Ils apprennent aussi à « faire avec [46] », c’est-à-dire à faire bonne figure, à acquiescer poliment (quitte à ne pas changer leurs pratiques), à ne pas trop en dire telle cette mère qui semblait refuser de conduire son fils vers un psychologue alors qu’elle le faisait mais sans le dire à l’école et à l’assistante sociale du quartier. En même temps, les familles apprennent à se saisir des ressources proposées par les institutions, souvent de manière non conforme aux attentes de l’institution. On trouve des pratiques d’appropriation hétérodoxe qui à la fois témoignent de tentative pour s’appuyer sur les ressources institutionnelles, et d’une mise à distance objective de celles-ci par le détournement (relatif) de leur action. Lors d’une interaction avec les responsables d’un dispositif relais, une mère déborde du cadre de l’interaction pour parler des conflits avec le gardien de son immeuble. Elle en profite également pour préciser que sa machine à laver est tombée en panne, recueillir des conseils sur les prêts auxquels elle aurait droit par la CAF auprès de l’éducatrice, partage enfin ses difficultés avec son mari invalide, en raison de ses faibles revenus. C’est aussi le cas de parents qui tentent d’obtenir le règlement des problèmes administratifs auprès d’enseignants chargés de la scolarité de leurs enfants. Ainsi, si les familles peuvent avoir le sentiment d’être « quadrillées » par les institutions, elles savent parfois jouer certaines institutions « contre » d’autres, s’appuyer sur tel agent institutionnel (l’éducateur, le médecin) pour résister à la domination scolaire (par exemple pour obtenir la compréhension d’un enseignant ou d’un établissement). Les familles apprennent ainsi, dans leurs expériences institutionnelles, que l’espace des institutions d’encadrement et de socialisation est aussi un espace fait de différences (différences de culture professionnelle ou d’enjeu par exemple entre l’école et les travailleurs sociaux) et parfois de concurrences. Elles peuvent, dans une certaine mesure, « jouer » des « jeux » entre les institutions, c’est-à-dire des différences et concurrences entre institutions et agents institutionnels (user du discours de l’éducateur pour contester une décision dans l’école, tenter de s’appuyer sur tel ou tel agent de l’institution scolaire face au juge, ou sur le médecin contre le professeur, etc.). Si le maillage institutionnel autour de ces familles facilite leur encadrement, il offre aussi des « petits » leviers pour obtenir des ressources de telle ou telle institution ou de tel ou tel agent institutionnel ou pour « résister ».
Mots-clés éditeurs : dispositif relais, classes populaires, rapports aux institutions, ruptures scolaires, ressources, forme scolaire
Date de mise en ligne : 11/01/2021
https://doi.org/10.3917/pox.130.0023Notes
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[1]
Elle n’a cessé d’étendre son emprise, et ce à trois niveaux au moins. Ses durées se sont développées de manière exponentielle au point qu’aujourd’hui l’espérance de scolarisation d’un enfant de 2 ans est, en France, de plus de 18 années, que 79 % des jeunes de 18 ans sont encore scolarisés, 55 % à 20 ans, 19 % à 24 ans (Insee, Taux de scolarisation de par âge 2000 à 2017, Chiffres clés). Cette place de la scolarisation a fait de la réussite scolaire une voie de salut social et symbolique. Suivre les bonnes filières, accéder au diplôme, et si possible à un diplôme de plus en plus élevé et qualifiant, sont des enjeux sociaux qui confèrent une place décisive à l’école. Ces évolutions ont aussi contribué à imposer les logiques scolaires (en matière d’apprentissages, de relation à l’enfant ou de rapport à la culture par exemple) comme autant de normes socialisatrices.
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[2]
L’institution scolaire attend volontiers des parents qu’ils soient des auxiliaires de l’école, qu’ils contribuent à assurer « une continuité éducative » avec l’école, qu’ils suivent les devoirs à la maison et fassent en sorte plus généralement de produire des enfants scolarisables.
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[3]
À la différence des classes populaires, les classes intermédiaires et supérieures qui sont confrontées à des difficultés scolaires de leurs enfants parviennent davantage à « obliger l’école » et à négocier le statut de l’enfant et de sa difficulté. C’est ce que montrent les études réalisées à propos des « pathologies scolaires » de type neurocognitif comme la dyslexie ou la dyspraxie par exemple, ou encore la précocité intellectuelle. Garcia (S.), À l’école des dyslexiques. Naturaliser ou combattre l’échec scolaire ?, Paris, La Découverte, 2013. Delmas (M.), La dyspraxie contre l’ordre scolaire ? Une enquête sociologique sur les implications scolaires d’un diagnostic neurocognitif, thèse de doctorat de sociologie sous la direction de S. Garcia, Université Toulouse 2 Jean-Jaurès, 28 septembre 2020. Lignier (W.), La petite noblesse de l’intelligence. Une sociologie des enfants surdoués, Paris, La Découverte, 2012.
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[4]
Cette recherche a donné lieu à la publication d’un livre intitulé : Millet (M.), Thin (D.), Ruptures scolaires. L’école à l’épreuve de la question sociale, Paris, Presses universitaires de France, 2012 [1re éd. 2005].
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[5]
On trouvera un compte rendu détaillé de l’enquête dans : Kherroubi (M.), Millet (M.) et Thin (D.), Désordre scolaire. L’école, les familles et les dispositifs relais, Paris, Pétra, 2015.
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[6]
Le choix d’étudier spécifiquement les collégiens issus des classes populaires tenait au fait que ces collégiens sont dix fois plus touchés par les scolarités avortées.
-
[7]
Bourdieu (P.), dir., La misère du monde, Paris, Seuil, 1993.
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[8]
Deuxième « plan Bayrou », Bulletin officiel, n° 13 du 28 mars 1996.
-
[9]
Pour une description détaillée des dispositifs relais, voir Millet (M.), Thin (D.), « Une déscolarisation encadrée. Le traitement institutionnel du désordre scolaire dans les dispositifs relais », Actes de la recherche en sciences sociales, 149, 2003.
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[10]
Schwartz (O.), « Peut-on parler des classes populaires ? », La vie des idées, 13 septembre 2011.
-
[11]
Beaud (S.), Pialoux (M.), Retour sur la condition ouvrière, Enquête aux usines Peugeot de Sochaux-Montbéliard, Paris, Fayard, 1999.
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[12]
On trouvera une description détaillée des situations familiales dans : Millet (M.), Thin (D.), « Des familles minées par la question sociale », in Millet (M.), Thin (D.), Ruptures scolaires. L’école à l’épreuve de la question sociale, Paris, Presses universitaires de France, 2012 [2005].
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[13]
Castel (R.), Les métamorphoses de la question sociale. Une chronique du salariat, Paris, Fayard, 1995.
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[14]
Ces différences dans les trajectoires familiales peuvent bien sûr avoir des effets sur le rapport aux institutions, notamment en raison de l’ancienneté des difficultés familiales et scolaires, du nombre d’institutions qui égrainent le parcours et aussi de l’évolution (favorable ou dépréciative) de la prise en charge. En particulier, ces trajectoires peuvent contribuer à faire varier les aspirations scolaires et l’intensité des déceptions pouvant découler des heurts de scolarité des enfants. Ces dimensions ayant déjà fait l’objet de publications, elles ne constituent pas l’axe retenu par l’article qui développera une perspective plus transversale à ces familles en s’appuyant sur le fait qu’elles partagent bien une condition commune. On rappellera néanmoins le fort degré de pénétration des enjeux scolaires au sein des classes populaires (y compris parmi les franges les moins scolarisées) qui fait qu’il n’est pas d’exemples de familles sans « ambitions » scolaires.
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[15]
La question de la précarisation des classes populaires ne saurait être réduite à celle de l’emploi (ouvrier, cariste, domestique, etc.) ou du statut occupé à un moment donné. Ce ne sont finalement pas tant « des situations de classes que des classes de situation » qui réunissent ces familles, au-delà de leurs différences de statut au moment de l’enquête, parmi les classes populaires déstabilisées. Cf. Teillet (G.), Une jeunesse populaire sous contrainte judiciaire. De l’incrimination à la reproduction sociale. Thèse de sociologie sous la direction de H. Eckert et M. Millet, Gresco, Université de Poitiers, 28 novembre 2019.
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[16]
Le Pape (M.-C.), « Être parent dans les milieux populaires : entre valeurs traditionnelles familiales et nouvelles normes éducatives », Informations sociales, 154, CNAF, 2009.
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[17]
Poullaouec (T.), Le diplôme, arme des faibles. Les familles ouvrières et l’école. Paris, La Dispute, 2010.
-
[18]
Mauger (G.), « La reproduction des milieux populaires “en crise” », Ville-Ecole-Intégration, 113, 1998. Beaud (S.), Pialoux (M.), Retour sur la condition ouvrière…, op. cit.
-
[19]
Tous les élèves cités dans l’article sont en ruptures scolaires (soit parce qu’ils sont déscolarisés ou courent le risque d’une déscolarisation, soit en raison d’atteintes graves et répétées à l’ordre scolaire) et pris en charge par un dispositif relais.
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[20]
Gehin (J.-P.), Palheta (U.), « Les devenirs socioprofessionnels des sortants sans diplôme : un état des lieux dix ans après la sortie du système éducatif (1998-2008) », Formation emploi. Revue française de sciences sociales, 118, 2012.
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[21]
Les collégiens en ruptures scolaires ont bien conscience des enjeux de scolarité et, tout comme leurs parents, montrent des aspirations scolaires dont certaines peuvent être élevées. Certains élèves peuvent déclarer qu’ils souhaitent devenir médecin ou avocat lorsqu’ils travaillent sur leur projet professionnel au sein des dispositifs relais, ce qui conduit les agents institutionnels à un travail pour réajuster des aspirations qu’ils jugent, compte tenu des difficultés de scolarisation, mal ajustées. Elles témoignent, quoi qu’il en soit, de l’importance des enjeux scolaires parmi les classes populaires, y compris les moins scolarisées.
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[22]
Les dispositifs relais, outre le travail accompli sur les dispositions et la scolarité du collégien, sont en charge de définir des solutions institutionnelles pour les collégiens, celles-ci pouvant passer dans le meilleur des cas par un retour dans une classe de collège ou, comme c’est souvent le cas, par une orientation aux marges de l’école. L’étude des trajectoires des collégiens pris en charge par un dispositif relais montre que le retour dans les voies généralistes de collège est minoritaire et que le passage par un dispositif relais n’empêche pas une aggravation de la scolarité et une déscolarisation encadrée. Millet (M.), Thin (D.), « De la rupture à la remédiation scolaire, et après ? L’exemple des collégiens passés par un dispositif relais », in Berthet (T.), Zaffran (J.), dir., Le décrochage scolaire. Enjeux, acteurs et politiques de lutte contre la déscolarisation, Rennes, Presses universitaires de Rennes, 2014.
-
[23]
La pédagogie du détour renvoie à ces formes de transmission qui n’abordent les contenus qu’indirectement, par le biais d’activités annexes : par exemple aller au cinéma pour travailler le français, utiliser le jeu pour transmettre des contenus mathématiques, etc. Henri-Panabière (G.), Renard (F.), Thin (D.), « Des détours pour un retour ? Pratiques pédagogiques et socialisatrices en ateliers relais », Revue française de pédagogie, 183, avril-mai-juin 2013.
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[24]
La mère fait allusion à la semaine du dispositif relais en charge de son fils organisée sur seulement quatre matins.
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[25]
Millet (M.) et Thin (D.), « De la rupture à la remédiation scolaire, et après ? L’exemple des collégiens passés par un dispositif relais », op. cit.
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[26]
« La forme ne se confond pas avec l’institution. Elle est née avant qu’existe une institution scolaire à proprement parler et elle déborde celle-ci même si c’est dans l’institution scolaire que ses traits les plus caractéristiques se cristallisent. » Vincent (G.), L’école primaire française. Étude sociologique, Lyon, PUL, 1980.
-
[27]
Lahire (B.), Thin (D.), Vincent (G.), « Sur l’histoire et la théorie de la forme scolaire », Vincent (G.), dir., L’éducation prisonnière de la forme scolaire ? Scolarisation et socialisation dans les sociétés industrielles, Lyon, Presses universitaires de Lyon, 1994, p. 37.
-
[28]
Vincent (G.), L’école primaire…, op. cit., p. 262-263.
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[29]
La forme scolaire repose sur un énorme travail historique d’objectivation et de codification (des leçons, des difficultés, des exercices, des règles), suppose la constitution de savoirs formalisés (grammaire, mathématiques, dessin, musique, activité physique, etc.), qui concernent « aussi bien ce qui est enseigné que la manière de l’enseigner, les pratiques des élèves autant que la pratique des maîtres. » (Lahire (B.), Thin (D.), Vincent (G.), « Sur l’histoire… » op. cit., p. 30), les contenus à transmettre, que le bâtiment ou l’emploi du temps scolaires. Elle passe indissociablement par la constitution d’une relation sociale autonome, de nature pédagogique, séparée des autres relations sociales (familiales, professionnelles, etc.), où l’apprentissage se détache de la pratique, où l’exercice n’a d’autre finalité que de faire apprendre à apprendre, à distance de la maîtrise pratique. Cf. Lahire (B.), Culture écrite et inégalités scolaires, Lyon, Presses universitaires de Lyon, 1993 ; Lahire (B.), La raison scolaire. École et pratiques d’écriture, entre savoir et pouvoir, Rennes, Presses universitaires de Rennes, 2008.
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[30]
Que l’on songe aux formations sur ce sujet qui visent à instruire les parents jugés trop éloignés des normes éducatives.
-
[31]
Lenoir (R.), Généalogie de la morale familiale, Paris, Seuil, 2003, p. 415.
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[32]
« Écrire (à tous les sens du mot), dessiner, lire même, et plus généralement agir selon les règles ; régler l’imagination, le jugement, la sensibilité de l’enfant ; régler ses mœurs et ses manières jusque dans le détail de ses gestes ; voilà en quoi consiste essentiellement l’“école” telle qu’elle apparût dans nos sociétés voici trois ou quatre siècles » (Vincent (G.), L’école…, op. cit., p. 262-263).
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[33]
Lahire (B.), Culture écrite…, op. cit.
-
[34]
Weber (M.), Économie et société : les catégories de la sociologie, Paris, Pocket, 1995 [1921].
-
[35]
Goody (J.), La raison graphique. La domestication de la pensée sauvage, Paris, Minuit, 1977.
-
[36]
Lahire (B.), Culture écrite…, op. cit., p. 18.
-
[37]
« La forme d’exercice du pouvoir qui s’instaure à l’école, fondée sur l’objectivation et la codification des relations sociales, repose sur une domination légale au sens où l’a définie Weber : “le détenteur légal-type du pouvoir, le supérieur, lorsqu’il statue et partant lorsqu’il ordonne, obéit pour sa part à l’ordre impersonnel par lequel il oriente ses dispositions, […] les membres du groupement en obéissant au détenteur du pouvoir n’obéissent pas à sa personne mais à des règlements impersonnels”. Le rapport entre les élèves et le maître dans l’espace scolaire est médiatisé par la règle générale, impersonnelle, de la même façon qu’avec le droit codifié. […] La codification de l’organisation des pratiques scolaires et des savoirs scolaires eux-mêmes (codification grammaticale par exemple) est corrélative de processus extrascolaires, étatiques notamment, de codification et est, du même coup, indissociablement liée à un mode d’organisation et d’exercice du pouvoir particulier », Lahire (B.), Thin (D.), Vincent (G.), « Sur l’histoire… », op. cit., p. 32-33. Pour autant, la forme scolaire ne se réduit pas à la bureaucratie wébérienne (et sa naissance n’est pas subordonnée à celle de l’État), car il faut compter avec des traits spécifiques à ce mode de socialisation : découpage des temps, des âges pour les apprentissages, apprentissages séquencés et étant à eux-mêmes leur propre fin, répétition, occupation incessante des élèves, rapport spécifique au langage, etc.
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[38]
Lahire (B.), Tableaux de familles, Paris, Hautes Études/Seuil, 1995.
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[39]
Si on peut parler du développement d’une vision ternaire du monde dans les classes populaires aujourd’hui (Lechien (M.-H.), Siblot (Y.), « “Eux/nous/ils” ? Sociabilités et contacts sociaux en milieu populaire », Sociologie, 10 (1), 2019), dans les classes populaires les plus précarisées la distance avec ceux d’en haut tend à perpétuer les frontières matérielles et symboliques qui font les conditions de possibilité d’une opposition binaire entre Eux et Nous telle que nous la relatons ici.
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[40]
Bourdieu (P.), Raisons pratiques. Sur la théorie de l’action, Paris, Seuil, 1994, p. 145.
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[41]
Ibid.
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[42]
Teillet (G.), « Une scolarisation sous contrainte judiciaire », Diversité, 190, 2017.
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[43]
Périer (P.), « Des élèves en difficulté aux parents en difficulté : le partenariat école/familles en question », in Toupiol (G.), dir., Tisser des liens pour apprendre, Paris, Retz, 2007.
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[44]
Siblot (Y.), Faire valoir ses droits au quotidien. Les services publics dans les quartiers populaires, Paris, Presses de Sciences Po, 2006.
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[45]
Paugam (S.), La disqualification sociale. Essai sur la nouvelle pauvreté, Paris, Presses universitaires de France, coll. « Quadrige », 2009.
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[46]
De Certeau (M.), L’Invention du quotidien. 1. Arts de faire, Paris, Gallimard, 1990.