Politix 2018/3 n° 123

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Article de revue

Modernes parce que traditionnels ?

La légitimation du magnétisme en France et du chamanisme au Pérou

Pages 87 à 113

Notes

  • [1]
    Je tiens à remercier Cyril Lemieux pour ses nombreux conseils, David Charrasse pour ses remarques sur une version précédente de cet article, ainsi que Pierre Lagrange avec qui j’ai discuté certains arguments développés ici.
  • [2]
    « Aujourd’hui, le chamanisme est à la mode et l’on en voit partout », écrivait Jean-Pierre Chaumeil dès les années 1980. Cf. Chaumeil (J.-P.), Voir, savoir pouvoir. Le chamanisme chez les Yagua du Nord-Est péruvien, Paris, Éditions de l’EHESS, 1983, p. 7. De nombreux anthropologues ont réitéré ce constat : cf. Francfort (H.-P.), Hamayon (R.), Bahn (P.), eds, The Concept of Shamanism: Uses and Abuses, Budapest, Akadémiai Kiado, 2001.
  • [3]
    Selon Arnaud Esquerre, qui parle à ce propos de « fausse disparition de l’astrologie », cette pratique divinatoire, après sa déclaration de trépas à la fin du XIXe siècle, est revenue en force à partir des années 1970. Cf. Esquerre (A.), Prédire. L’astrologie au XXIe siècle en France, Paris, Fayard, 2013. Comme François Laplantine le précisait au milieu des années 1980, « la voyance constitue dans la France contemporaine un phénomène social d’une très grande importance », dont le succès est croissant : « On estime généralement à 8 millions, le nombre de personnes qui vont chaque année dans notre pays consulter des voyants, et à 40 000, le nombre de cabinets de consultation. » Cf. Laplantine (F.), dir., Un voyant dans la ville. Étude anthropologique d’un cabinet de consultation d’un voyant contemporain, Paris, Payot, 1985, p. 11.
  • [4]
    Concernant la France, une étude réalisée en 1993 par la SOFRES établissait que 55 % des personnes interrogées croyaient au magnétisme, 46 % à l’explication des caractères par les signes astrologiques et 24 % aux prédictions des voyants. Reprenant cette enquête, et la comparant à celle qu’il a lui-même réalisée en 1999, Daniel Boy note qu’en six ans, les croyances en la transmission de pensée, en l’explication des caractères par les signes astrologiques et dans le pouvoir de guérison des magnétiseurs ont progressé. Cf. Boy (D.), Le progrès en procès, Paris, Presse de la Renaissance, 1999, p. 171-172. Aux États-Unis, une enquête Gallup réalisée en 2001 a conclu que 54 % des sondés croyaient à la guérison « psychique ou spirituelle », 36 % à la télépathie et 32 % à la voyance, et que ces chiffres, comparés à ceux d’une précédente étude réalisée en 1990, s’avéraient dans l’ensemble en progression. Cf. Newport (F.), Strausberg (M.), « Americans’ Belief in Psychic and Paranormal Phenomena Is up Over Last Decade », Gallup News Service, 8 juin 2001.
  • [5]
    Boy (D.), Le progrès en procès, op. cit., p. 172.
  • [6]
    C’est l’interprétation que propose Roberte Hamayon, in Francfort (H.-P.), Hamayon (R.), Bahn (P.), eds, The Concept of Shamanism, op. cit.
  • [7]
    Amselle (J.-L.), Psychotropiques. La fièvre de l’ayahuasca en forêt amazonienne, Paris, Albin Michel, 2013.
  • [8]
    York (M.), « Le supermarché religieux : ancrages locaux du Nouvel Âge au sein du réseau mondial », Social Compass, 46 (2), 1999, p. 174.
  • [9]
    Ou bien, lorsqu’elles le font, c’est généralement sur un mode dépréciatif. Ainsi Anne-Marie Losonczy et Sylvia Mesturini Cappo remarquent-elles, à juste titre, que le terme de « néo-chamanisme » est souvent employé par les anthropologues comme un synonyme de « charlatanisme ». Cf. Losonczy (A.-M.), Mesturini Cappo (S.), « Introduction », Civilisations, 61 (2), 2012, p. 9.
  • [10]
    U. Beck parle à ce propos de « modernisation réflexive », qu’il oppose à la « modernisation simple ». Au risque de schématiser quelque peu sa pensée, la modernisation simple consiste en un processus où la science et l’industrialisme se donnent pour objectif d’éradiquer les savoirs et les pratiques faisant obstacle à leur développement ; dans la modernisation réflexive, ce sont les effets destructeurs de la science et de l’industrialisme qui deviennent à leur tour l’objet de la critique scientifique (notamment grâce au développement des sciences sociales), et qui sont dès lors remis en cause au nom même du projet normatif de la modernité. Cf. Beck (U.), La société du risque. Sur la voie d’une autre modernité, Paris, Flammarion, 2008. Notre démarche dans cet article rejoint les positions d’U. Beck dans la mesure où il s’agit pour nous de montrer que la légitimation que l’on pourrait croire antimoderniste des pratiques magico-traditionnelles que nous étudierons, « n’entretient pas un rapport d’opposition vis-à-vis de la modernité, mais constitue au contraire l’expression de son évolution logique, au-delà des cadres de la société industrielle » (ibid., p. 23). En d’autres termes, nous montrerons que cette légitimation témoigne non pas d’une remise en cause de la modernité mais de l’avènement d’une modernisation réflexive.
  • [11]
    Les périodes retenues correspondent au moment de la fondation des associations luttant respectivement pour la reconnaissance du magnétisme en France et du chamanisme dans le Lambayeque.
  • [12]
    Garnier (A.), Le délit d’exercice illégal de la médecine, thèse pour le doctorat de droit, Paris, Domat-Montchrestien, 1938, p. 253.
  • [13]
    « Malaise social de la médecine », 22 octobre 1951, archives du GORMA.
  • [14]
    Notre choix de travailler sur le GORMA a été motivé par le fait qu’il s’agit du plus ancien groupement de magnétiseurs en France.
  • [15]
    « Jugement du tribunal correctionnel de Châlons-sur-Marne », 22 février 1952, archives du GORMA.
  • [16]
    « Arrêt de la cour d’appel de Toulouse », 18 juin 1952, archives du GORMA.
  • [17]
    « Rapport de MM. Hanot et Moris », 10 janvier 1961, archives du GORMA.
  • [18]
    Ibid.
  • [19]
    Selon Everett Hughes, « on peut dire qu’un métier existe quand un groupe s’est fait reconnaître la licence exclusive d’exercer certaines activités en échange d’argent, de biens ou de services. […] Ceux qui disposent de cette licence, s’ils ont le sens de la solidarité et de leur propre position, revendiqueront un mandat pour définir les comportements que devraient adopter les autres personnes à l’égard de tout ce qui touche à leur travail » (in Le Regard sociologique. Essais choisis, Paris, Éditions de l’EHESS, 1996, p. 99).
  • [20]
    Créé sous le gouvernement de Vichy, le 7 octobre 1940, l’ordre des médecins a été dissous par le gouvernement provisoire de la République française à Alger le 18 octobre 1943, avant d’être recréé le 24 septembre 1945.
  • [21]
    Beck (U.), La société du risque, op. cit., p. 342.
  • [22]
    À savoir comme le « lien entre un travail et une profession ». Cf. Abbott (A.), The system of professions. An Essay on the Division of Expert Labor, Chicago, The University of Chicago Press, 1988, p. 20.
  • [23]
    Diagnostic, traitement et inférence sont les trois actes qui, selon A. Abbott (ibid., p. 40), définissent le contenu d’un travail : le diagnostic consiste à identifier un problème grâce à des indices, le traitement est la manière d’agir pour résoudre le problème ainsi identifié et, entre les deux, l’inférence désigne la façon de raisonner sur le problème.
  • [24]
    Beck (U.), La société du risque, op. cit., p. 298.
  • [25]
    Tout comme ce dernier, la charte du GORMA prescrit le respect de la vie et de la dignité de la personne ainsi que le principe de moralité et de probité.
  • [26]
    Pratiques de soin non conventionnelles, [en ligne], Ministère des Solidarités et de la Santé, 2017, http://solidarites-sante.gouv.fr/soins-et-maladies/qualite-des-soins-et-pratiques/securite/article/les-pratiques-de-soins-non-conventionnelles [consulté le 25 juillet 2018].
  • [27]
    Ibid.
  • [28]
    Le même document que celui cité à la note précédente précise ainsi que si certaines PSNC « peuvent avoir des effets nocifs pour la santé et doivent donc être systématiquement proscrites » et que si d’autres « n’ont pas d’efficacité sur certains symptômes » mais peuvent « entraîner une perte de chance pour les personnes qui seraient atteintes de maladies graves », il en est d’autres encore qui « ont certainement une efficacité sur certains symptômes » – tout en ajoutant que cette dernière est cependant « insuffisamment ou non démontrée ».
  • [29]
    Voir par exemple la tribune « Contre les médecines alternatives » signée, en mars 2018, par 124 médecins dans Le Figaro. Ainsi que la contre-attaque des médecins homéopathes, le 27 juillet 2018, dans un article paru le 31 juillet dans Le Monde : « Après une tribune visant les médecines alternatives, les homéopathes saisissent l’ordre des médecins ».
  • [30]
    Le radiothérapeute nous l’a confié en ces termes : « Elle [la magnétiseuse avec qui il travaille] a cette capacité d’enlever la douleur de la brûlure. Moi, c’est ça qui m’intéresse beaucoup. »
  • [31]
    Selon lui, « on est arrivés au bout de la chimie, au bout du curatif », de sorte qu’il faut désormais aller « sur le préventif ».
  • [32]
    Beck (U.), La société du risque, op. cit., p. 341.
  • [33]
    Pilco Garay (R.), « El Delito de Estafa en la legislación peruana », Monografias.com, 2006.
  • [34]
    Des entretiens avec le personnel de ce tribunal situé dans la capitale du Lambayeque nous ont appris que les plaintes contre des chamanes étaient rarement prises au sérieux, ainsi les rapports d’enquête à leur encontre sont-ils très peu nombreux, et n’avons-nous eu accès qu’à neuf d’entre eux.
  • [35]
    Cette année-là a été votée, en effet, la loi n° 24047 qui protège les biens culturels nationaux entendus uniquement dans leur acception matérielle et archéologique (à l’exception, donc, des savoirs et des pratiques traditionnels).
  • [36]
    Chero Ballena (L.), « Primer congreso de curanderismo y medicina folklorica, Monsefu », Destinos Turísticos, 1991.
  • [37]
    Comme on va le voir dans ce qui suit, ce sont dès lors les sciences sociales (anthropologie et histoire, au premier chef), plus que les sciences de la nature, qui sont convoquées.
  • [38]
    Ce revirement concorde avec des changements importants dans la région : la découverte, en 1987, de la tombe du Seigneur de Sipán (un complexe funéraire de culture Moche), la mise en valeur du patrimoine local par l’ambassade d’Italie (le ProdeSipán), l’investissement du FOPTUR (Fonds de Promotion Touristique du Pérou) pour la création du musée de site de Túcume, inauguré en 1993. En somme, l’association des chamanes de Túcume a été créée alors que de nouveaux professionnels du tourisme et du patrimoine arrivaient en masse dans la région.
  • [39]
    Sur celle-ci figurent notamment leur photo d’identité, leurs noms et prénoms et le logo du musée de Túcume, du ministère de la Culture et de l’association des chamanes.
  • [40]
    Littéralement « lever » : pratique chamanique consistant en l’absorption par la narine de tabac macéré dans du rhum.
  • [41]
    Comme nous l’avons constaté lors de ses cérémonies, ce chamane est souvent consulté par des membres de la police.
  • [42]
    Abbott (A.), The System of Professions, op. cit. L’importance du « système des professions » dans l’orientation donnée au processus se lit particulièrement bien dans le cas du chamanisme du Lambayeque : nous venons de voir, en effet, que celui-ci s’était réorienté de la question des pratiques de soin vers celle du tourisme, après que la région de Túcume a connu un boom touristique et l’arrivée massive de nouveaux professionnels du tourisme et du patrimoine, au début des années 1990.
  • [43]
    Ossio (J.), « Diagnostico sobre la situación del Patrimonio Cultural del Perú », in Ossio (J.) et al., Patrimonio cultural del Peru. Balance y perspectivas, Lima, FOMCIENCIAS, 1986, p. 17-18.
  • [44]
    On reprend ici l’expression du sociologue péruvien Aníbal Quijano : « Ce qui a déclenché la crise de la modernité, c’est une attaque frontale, initiée en Europe et aux États-Unis […], contre tout ce qui s’oppose aux promesses originelles modernes de libération de la société et de chacun de ses membres : les inégalités sociales et les hiérarchies qui en découlent, l’arbitraire, le despotisme et la répression dans chacune des instances de l’existence sociale ; ce qui implique, assurément, le droit de tous les peuples à une création libre, diversifiée et autonome. » Cf. Quijano (A.), Modernidad, identidad y utopía en América Latina, Quito, Editorial El Conejo, 1990, p. 2.
  • [45]
    Declaratorias de Expresiones del Patrimonio Cultural Inmaterial como PCN [en ligne], Ministerio de Cultura, 2015, http://administrativos.cultura.gob.pe/intranet/dpcn/procedimiento.jsp [consulté le 25 juillet 2018].
  • [46]
    Ibid.

1Depuis quelques décennies, quelque chose semble avoir changé dans le rapport que les sociétés dites « développées » entretiennent avec des pratiques « magico-traditionnelles » telles que le chamanisme, la voyance ou le magnétisme [1]. Alors que ces pratiques étaient volontiers considérées comme des vestiges de la pensée « prémoderne », dont il était souhaitable de hâter la disparition au nom du rationalisme, elles sont parfois regardées aujourd’hui non seulement comme tolérables à certaines conditions mais encore comme devant être préservées. Ainsi le chamanisme qui était « en voie de disparition » dans les années 1960 est-il « en vogue » depuis les années 1980 et, dans différentes parties du monde, les rencontres entre touristes occidentaux et chamanes se multiplient, voire se banalisent [2]. Il en va de même des pratiques de voyance, dont on avait pu dire au milieu du XXe siècle qu’elles étaient en perte de vitesse en Europe, mais qui semblent connaître aujourd’hui un regain d’activité [3]. Au cours des années 1990 et 2000, plusieurs enquêtes statistiques, réalisées en France et aux États-Unis, ont confirmé ce changement d’attitude à l’égard des savoirs et des pratiques magiques venus du passé [4]. Dans ces deux pays, l’augmentation de l’adhésion à ce type de savoirs « illégitimes » est apparue d’autant plus surprenante aux chercheurs qu’elle s’est révélée être principalement le fait de membres des classes moyennes et de personnes ayant fait des études supérieures. Il devenait par conséquent impossible de l’expliquer par l’exclusion du système éducatif, de sorte que, comme Daniel Boy l’a écrit, il a fallu « abandonner l’idée selon laquelle les croyances officiellement rejetées par la science ne subsisteraient que dans les milieux sociaux les plus éloignés de l’institution scolaire et seraient dès lors condamnées à disparaître à mesure que se généralise l’enseignement secondaire [5] ».

2Mais alors, comment expliquer ce changement d’attitude vis-à-vis des pratiques magico-traditionnelles ? Pour certains auteurs, il témoignerait du développement de la contre-culture New Age qui, ayant émergé dans les années 1960 en Californie, s’est développée au sein de certains milieux artistiques et intellectuels, avant de se diffuser plus largement, dans le sillage du « postmodernisme » [6]. Pour d’autres, le « primitivisme » et l’attrait pour les expériences mystiques, qui s’observent aujourd’hui, seraient plutôt à interpréter comme des symptômes du « capitalisme tardif » : ils résulteraient de l’émergence d’une nouvelle demande en biens spirituels parmi les consommateurs occidentaux qui engendrerait une offre d’ampleur inédite de pratiques indigènes et magico-traditionnelles désormais recyclées en « produits » [7]. C’est ce que soutient par exemple l’anthropologue Michael York lorsqu’il parle de « supermarché religieux » et dépeint l’individu contemporain en consommateur « “fai[sant] son shopping” dans le rayon des matières spirituelles » [8]. Il est remarquable que ces approches, qui ont en commun de reposer sur l’idée d’un changement culturel profond au sein des sociétés contemporaines (sous les noms de New Age, de postmodernisme ou de consumérisme), prennent faiblement en compte la transformation qui affecte les pratiques magico-traditionnelles concernées en réponse aux nouvelles demandes dont elles font l’objet [9]. Pourtant, si l’engouement contemporain pour de telles pratiques est attesté, on peut se demander en quoi, telles qu’elles sont aujourd’hui produites et « consommées », elles demeurent ce qu’elles étaient avant leur acceptation croissante par les membres des classes moyennes des sociétés européennes et nord-américaines. En d’autres termes, est-on bien certain que c’est en tant qu’elles sont magiques (et donc supposément « antiscientifiques ») et traditionnelles (et donc supposément « antimodernes ») qu’elles gagnent aujourd’hui en légitimité ? Si tel était le cas, de telles pratiques devraient être interprétées comme une remise en cause fondamentale du cadre normatif de la modernité. Mais il est possible, comme cet article va s’employer à le suggérer, que tel ne soit pas le cas. Il se pourrait en effet que ce qui rende ces pratiques de plus en plus légitimes auprès des classes moyennes éduquées n’est pas tant leur caractère soi-disant « antiscientifique » ou « antimoderne » que le fait qu’elles se soient modernisées. Si cette éventualité s’avère être la bonne, il faut s’intéresser à l’immense travail social, souvent laissé dans l’ombre, qui a été fourni ces dernières décennies pour conformer ces pratiques aux attentes de ce qu’il est convenu d’appeler la « vie moderne » – particulièrement, celle des classes moyennes éduquées. On s’apercevra alors que, loin de manifester un renversement du cadre normatif de la modernité, la transformation des pratiques magico-traditionnelles à laquelle on assiste aujourd’hui révèle au contraire l’extension nouvelle de ce cadre, qui démontre par là sa capacité à absorber et à transformer ce qui initialement lui échappait. Mais cette extension affecte également ce cadre en retour : elle le rend toujours plus « réflexif », pour reprendre l’expression du sociologue Ulrich Beck [10].

3Notre étude portera plus particulièrement sur deux cas empiriques : le magnétisme en France et le chamanisme de la région du Lambayeque, sur la côte nord du Pérou. Au premier abord, ces deux pratiques ont peu à voir, si ce n’est qu’elles semblent toutes deux entrer dans la catégorie de ce que nous avons nommé les « pratiques magico-traditionnelles ». Alors que les séances magnétiques sont individuelles, ont lieu de jour, à huis clos dans un cabinet, et n’impliquent de recours ni à des substances hallucinogènes ni à des objets rituels, les cérémonies chamaniques sont collectives, ont lieu de nuit, dans la campagne, et exigent l’ingestion d’un cactus hallucinogène (le san pedro) ainsi que l’usage ritualisé d’un autel. Ce que notre travail d’enquête (voir encadré) a cependant mis en évidence, c’est que ces pratiques ont en commun d’avoir longtemps été disqualifiées, et même parfois réprimées, par les pouvoirs publics – respectivement péruvien et français – avant de faire, depuis quelques décennies, l’objet d’une bienveillance et d’un intérêt nouveaux de la part de divers acteurs institutionnels : le magnétisme commence à être reconnu, en France, comme une pratique complémentaire de soin, et le chamanisme, au Pérou, comme un patrimoine culturel immatériel.

Encadré 1. Les données de l’enquête

Nous avons enquêté un an et demi auprès de magnétiseurs en France et séjourné deux fois quatre mois auprès de chamanes dans le Lambayeque (côte nord du Pérou). Une trentaine d’entretiens ont été réalisés avec des magnétiseurs et autant avec des chamanes. Nous avons également suivi les associations de magnétisme et de chamanisme dans leurs démarches pour la reconnaissance étatique de ces pratiques, et assisté, à titre d’observatrice-participante, à un peu plus de trente cérémonies chamaniques et de soixante séances magnétiques. Enfin, nous avons réalisé des entretiens avec les membres des institutions étatiques chargées de l’encadrement de ces pratiques. Une seconde partie de notre enquête repose sur les archives que nous avons obtenues auprès des associations de magnétisme et de chamanisme et du tribunal pénal de Chiclayo (la capitale du Lambayeque). Il s’agit de lettres, d’articles de journaux, d’actes de procès, de procès-verbaux et de comptes rendus de réunions. C’est l’ensemble de ces données que nous mobiliserons ici. Précisons encore que la traduction française des sources péruviennes qui seront mentionnées dans cet article est de notre fait. Par ailleurs, nous avons changé les noms des enquêtés afin d’assurer leur anonymat.

4Il ne s’agira donc pas de comparer des pratiques – le magnétisme français et le chamanisme péruvien – qui, en tant que telles, n’ont quasiment rien à voir, mais plutôt d’étudier, à travers l’évolution récente de ces pratiques, deux processus de légitimation de savoirs longtemps considérés, dans leurs sociétés respectives, comme illégitimes car « antiscientifiques » et « antimodernes ». De cette double étude, nous attendons une meilleure compréhension des mécanismes sociaux qui, en conduisant à la légitimation des pratiques magico-traditionnelles, altèrent le cadre normatif des sociétés dites « modernes » – comprises ici dans leur diversité, puisqu’il s’agira de la France et du Pérou. L’enjeu sera alors de voir si cette altération correspond à une destruction du cadre normatif de la modernité ou plutôt, comme nous le défendrons, à son approfondissement. Nous aborderons, dans un premier temps, le cas du magnétisme français – pour lequel nous disposons de davantage de données historiques (sur la période de 1951 à nos jours) –, puis, plus rapidement et sur une période plus brève (de 1991 à nos jours), celui du chamanisme péruvien [11].

Comment le magnétisme s’est « modernisé »

5Si en France, depuis le début du XIXe siècle, l’emploi du magnétisme comme moyen de traitement thérapeutique n’est plus condamné pour escroquerie, cela ne signifie pas que son efficacité thérapeutique est reconnue par l’État. Bien au contraire : ainsi que le souligne l’auteur d’une thèse de droit publié dans les années 1930, c’est parce que « les tribunaux n’ont pas à porter d’appréciation sur la nature et les effets du magnétisme [qu’]il n’est pas possible de considérer son seul emploi comme constitutif de l’escroquerie [12] ». Voilà qui explique que ce soit essentiellement pour exercice illégal de la médecine que les magnétiseurs ont été poursuivis depuis la première loi permettant de les condamner pour ce délit – celle du 19 ventôse an XI (1803), complétée par celle du 30 novembre 1892 et par une ordonnance du 24 septembre 1945. C’est aussi dans le but revendiqué de lutter contre « les interdictions abusives d’exercice de la médecine […] et les poursuites judiciaires qui heurtent le bon sens [13] » qu’un médecin, Clément Cliot, et un magnétiseur, Clément de Sarraute, créèrent en décembre 1951 le Groupement Œuvrant pour la Reconnaissance de la Médecine Auxiliaire (GORMA).

Les magnétiseurs face à l’ordre des médecins

6Un travail sur les archives de cette association, qui a conservé des lettres et des arrêts de jugements témoignant de 98 procès contre ses membres de 1951 à nos jours, permet de mieux saisir la logique des poursuites intentées en France, durant cette période, contre les magnétiseurs [14]. Ainsi, lorsqu’on analyse l’ensemble des procès, on constate, d’une part, que c’est à chaque fois l’ordre des médecins qui s’est porté partie civile, et, d’autre part, que les magnétiseurs condamnés l’ont été au motif constant que quoique n’étant pas médecins, ils prétendaient pourtant guérir des malades. Voici par exemple l’examen qui mena à la condamnation du dénommé Alain Mazot en 1954 :

7

« Les girations du pendule lui permettent de contrôler les vibrations du malade, […] lorsqu’il est arrivé ainsi à découvrir lui-même l’affection dont est atteint le sujet, il procède au traitement. Ce dernier consiste en des impositions de main et passes magnétiques. […] Ce qui indique que le nommé A. Mazot procède à des actes qui relèvent de la profession médicale, l’examen de malades aboutissant à de véritables diagnostics, véritables traitements [15]. »

8La description de la pratique de ce magnétiseur procède ici par confrontation au modèle de l’acte médical : la radiesthésie est assimilée à un diagnostic ; le magnétisme à un traitement médical. On comprend qu’aux yeux du juge, diagnostiquer et traiter un patient sont des activités dont les médecins ont l’exclusivité et que c’est au nom de cette exclusivité que les magnétiseurs doivent être condamnés. Aucune des condamnations pour exercice illégal de la médecine que nous avons examinées ne dément ce constat.

9À l’inverse, la relaxe des magnétiseurs est à chaque fois rendue possible par une distinction réussie entre magnétisme et acte médical. Comme l’illustre la conclusion du procès du dénommé Nicolas Barse, en 1952 : « attendu qu’il ne pose pas de diagnostic, ne délivre pas d’ordonnance, ne prescrit pas de traitement, qu’il agit seulement par imposition des mains […] le prévenu se trouve ainsi en voie de relaxe [16]. » Une quadruple négation conduit ici à la relaxe du magnétiseur. On notera cependant que celle de l’acte thérapeutique est la plus faible des trois : tout comme lors des condamnations, le tribunal ne se risque pas à affirmer ou à nier l’efficacité du magnétisme. Ce n’est pas à ce propos que les magnétiseurs sont jugés mais uniquement pour avoir prétendu se substituer à un médecin.

10Cela apparaît très clairement lors du procès du dénommé Maurice Labatte, en 1961. Le tribunal reconnaît à propos d’un patient brûlé « qui a été traité uniquement par magnétisme pendant 4 mois » : « Depuis un an, les vertiges ont totalement disparu, le nystagmus est amélioré de 90 %. Alors qu’autrefois, il ne pouvait se déplacer qu’en s’appuyant contre le mur, il marche maintenant sans difficulté [17]. » Le juge prend note d’autres cas de patients guéris par le magnétiseur avant de conclure : « De l’audition de certains témoins et de l’intéressé lui-même il ressort que le sieur Labatte reçoit des sujets atteints ou se croyant atteints de troubles pathologiques pour lesquels il établit un diagnostic, et applique une thérapeutique qui consiste essentiellement en passes magnétiques. Tous ces actes révèlent une pratique habituelle de la médecine [18]. » Peu importe donc au tribunal que les patients aient véritablement été atteints ou se soient simplement crus atteints d’un mal – autrement dit que M. Labatte soit responsable ou non de leur guérison. Pour lui, l’essentiel est que le magnétiseur a tenté de les guérir et a donc, en cela, prétendu se substituer à un médecin.

11L’analyse de l’ensemble des procès intentés contre les membres du GORMA sur la période étudiée permet ainsi de saisir que c’est le constat de la substitution de la pratique des magnétiseurs à celle des médecins qui mène systématiquement à leur condamnation pour exercice illégal de la médecine – et qu’inversement, c’est la distinction réussie de leur pratique vis-à-vis de celle de la médecine qui autorise leur relaxe. C’est parce que la médecine a été reconnue officiellement par l’État comme une profession au sens plein du terme – obtenant de lui, pour reprendre les notions d’Everett Hughes [19], une licence (l’ordonnance du 24 septembre 1945 l’autorisant à être la seule à exercer son activité) en même temps qu’un mandat (avec la création de l’ordre des médecins dont le rôle est de définir le comportement qui doit être adopté à l’égard de tout ce qui touche à la pratique médicale [20]) – qu’elle a le monopole des activités médicales et le pouvoir de définir la relation que doivent entretenir avec elles les autres acteurs sociaux. Cette question de monopole professionnel, qui peut paraître a priori éloignée de celle qui nous préoccupe dans cet article, ne l’est plus dès lors que l’on considère, avec U. Beck, que le travail rémunéré et la profession sont les axes de l’existence à l’ère industrielle, et que la modernisation simple a notamment consisté en la délimitation des experts et des profanes et donc en la légitimation étatique du monopole de la connaissance par des groupes de professionnels – dont celui des médecins [21].

12Reste que si l’on observe l’évolution du nombre de condamnations pour exercice illégal de la médecine des membres du GORMA par rapport à celui des relaxes, on constate qu’alors qu’il était entre trois et six fois supérieur entre 1950 et 1970, il a diminué drastiquement dans les années 1970 pour lui devenir inférieur, et finalement nul dans les années 1980. Ce dont témoigne ce graphique :

Evolution des procès des magnétiseurs du GORMA

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Evolution des procès des magnétiseurs du GORMA

13Afin de mieux comprendre l’extinction survenue ces dernières décennies des procès intentés aux magnétiseurs par l’ordre des médecins, nous allons maintenant observer comment le GORMA a tenté de déchiffrer ce qui était reproché à ses membres lors de leurs procès et s’est efforcé de redéfinir le magnétisme afin d’éviter que son exercice n’entre en conflit avec celui de la médecine.

La définition d’un « territoire » professionnel

14Alors qu’à sa création, le GORMA se définissait comme « ouvert à tous » et que ses seules règles étaient de ne « jamais [faire] cesser le traitement ordonné par le médecin » et de ne « jamais [ordonner] de remèdes toxiques, ni sérum, ni vaccin », l’association modifie en 1959 son règlement en ces termes :

15

« Pour être admis membre professionnel de l’association, il faut :
  • être déclaré fiscalement pour l’exercice de la profession de magnétiseur […],
  • être parrainé par un membre professionnel de l’association,
  • s’engager à respecter les barèmes indicatifs d’honoraires,
  • produire une dizaine de témoignages aussi circonstanciés que possible émanant de malades guéris ou dont l’état s’est notoirement amélioré,
  • produire un bulletin n°3 du casier judiciaire […],
  • signer l’engagement des principes, usages et règles de l’association. »

16Cette modification des statuts du GORMA témoigne de la prise en compte des conseils d’un avocat, Me André Martin qui, dans un document rédigé en 1954, avait conseillé à l’association de se « faire [sa] propre police » et de s’assurer de l’« honnêteté » de ses membres afin d’amoindrir leur peine en cas de procès. En effet, l’ensemble de ces points apparaît comme une garantie nouvelle de l’honnêteté des membres de l’association et comme la distinction de leur pratique de celle d’éventuels « charlatans ». Ainsi « être honnête » ne signifie plus seulement (comme c’était le cas en 1951) « ne pas nuire au patient », mais également « accepter d’être contrôlé par ses pairs et ne pas rechercher le profit ». Et, comme l’a précisé le GORMA dans une lettre à ses adhérents, signer un tel règlement « prouve qu’[on] n’a pas peur des contrôles et qu’[on] n’est pas un charlatan ». On observe, en d’autres termes, la façon dont, sélectionnant ses membres et leur imposant un code déontologique, l’association professionnalise le magnétisme.

17Les nouveaux principes que doivent signer les membres de l’association à partir de 1958 témoignent par ailleurs de la distinction officielle de leur pratique de celle des médecins : « Ne jamais faire cesser un traitement médical en cours. Ne jamais se livrer à des interventions chirurgicales. S’assurer autant que possible qu’un diagnostic médical précis a été fait par un ou plusieurs médecins. » À travers ces recommandations, le GORMA assigne désormais à ses membres un rôle d’auxiliaire de médecine et leur interdit formellement de pratiquer des actes médicaux – mais non pas cependant le magnétisme en tant que pratique thérapeutique. Le concept de « territoire » (jurisdiction) tel qu’Andrew Abbott le définit [22] permet de mieux saisir ce processus de distinction du magnétisme et de la médecine. En effet, on peut dire que pour mettre fin aux poursuites de ses membres, le GORMA leur a peu à peu imposé de faire en sorte que leur « territoire » ne coïncide plus – et n’entre donc plus en conflit – avec celui de la médecine. Pour ce faire, il leur a interdit tout diagnostic (remplacé par un « constat intuitif »), leur a imposé un traitement (par imposition des mains, avec l’interdiction de prescrire des substances actives et de pratiquer la chirurgie) et une modalité d’inférence (l’intuition plutôt que l’identification nosologique des maladies) propres à leur pratique, c’est-à-dire qu’il les a conduits à distinguer le magnétisme, en le spécifiant, de la pratique médicale [23]. La professionnalisation du magnétisme – si l’on entend par là la désignation d’un « territoire » qui lui soit propre – apparaît ainsi comme le premier processus mis en place pour la légitimation de cette pratique dans le cadre de la société industrielle – qui est, comme le souligne Beck, « fondamentalement une société du travail [24] ».

Le renoncement à la médiumnité

18Nous venons de voir que cette professionnalisation supposait une moralisation de la pratique, c’est-à-dire sa distinction du charlatanisme et la création d’un code déontologique. Intéressons-nous maintenant à l’autre codification du magnétisme qu’implique ce processus : sa scientificisation. Dans les archives dont nous disposons, celle-ci apparaît pour la première fois en 1964 : à cette époque, un avocat remarque que « les guérisseurs mystiques sont relaxés » sans inviter pourtant les membres du GORMA à rendre leur pratique plus mystique – par exemple en usant davantage de prières ou en faisant intervenir des images religieuses dans leurs soins. Puis, en 1982, un autre avocat réitère le même constat : « Constitue un acte de foi et non un acte personnel ou un procédé illégal le fait d’invoquer la bonté divine, en priant mentalement avec les malades devant des images pieuses. » Et, encore une fois, au lieu de conseiller aux magnétiseurs d’adopter une démarche explicitement pieuse afin de ne plus encourir le risque d’être poursuivis pour exercice illégal de la médecine, il leur propose d’« estimer qu’[ils] ne [se] substitue[nt] pas à la médecine traditionnelle, avec laquelle [ils] désire[nt] collaborer ». Ainsi, si l’enjeu est bien de distinguer au maximum le magnétisme de la médecine officielle, il ne s’agit pas, de l’avis de ces conseils juridiques, d’aller jusqu’à en faire une pratique mystique, ni de renoncer à l’imposition des mains en tant que moyen proprement thérapeutique. Or, en choisissant, malgré les risques de poursuites encourus, de rapprocher leur pratique de la sphère médicale plutôt que de l’inscrire dans la sphère religieuse, les membres du GORMA répondent à une dynamique typique de la modernisation simple : la substitution de la foi en la science à la foi en la religion.

19La scientificisation du magnétisme apparaît, par la suite, dans l’évolution de la « charte du guérisseur-magnétiseur » dont le GORMA se dote à partir de 1997. Au départ, les principes de celle-ci reprenaient ceux déjà inscrits dans son règlement intérieur et s’inspiraient, ainsi que nous l’ont concédé plusieurs membres du GORMA, du code déontologique médical [25]. Puis, au début des années 2000, cette charte a été enrichie d’un nouveau principe : « Tout membre du GORMA se refuse à assimiler la profession de guérisseur-magnétiseur à une quelconque science occulte, à confondre son art avec celui des arts divinatoires ou de la parapsychologie. » S’il est clair que le but de cette interdiction est de scientificiser le magnétisme par distinction avec des pratiques jugées trop magiques, c’est plus précisément la voyance qui se trouve visée par cette interdiction. Comme nous l’a confié la présidente de l’association, ce nouveau principe cherche à « éviter l’amalgame entre les magnétiseurs et la voyance. […] Quelqu’un qui vient chez nous en disant “je fais de la voyance”, on lui dit : “c’est bien, mais c’est pas chez nous”. » En d’autres termes, le GORMA tente d’imposer à ses membres un magnétisme « scientificisé », au sens d’expurgé de la médiumnité et donc de ce qui pourrait paraître trop magique dans son exercice.

20Or cette scientificisation n’est pas simplement rhétorique. Elle implique une sélection des magnétiseurs souhaitant adhérer au GORMA. Comme nous l’a expliqué une membre du conseil d’administration de l’association, des refus sont possibles :

21

« Je peux refuser si je sens que la personne est très gourou. Très gourou, c’est plus du soin, quoi. Vous voyez ce que je veux dire ? C’est un mélange de tout. Là, […] je vais rester longtemps pour qu’elle m’explique vraiment pourquoi elle a besoin de tout son décor.
Q : C’est-à-dire ?
Trop mystique. […] Non, mais c’est même pas le côté mystique, c’est le côté mauvais mystique, vous voyez ce que je veux dire ? Ça m’est arrivé d’en rencontrer des qui n’étaient pas au GORMA, et ça m’a dérangé. Voilà. Ça, ça m’a dérangé parce que j’avais l’impression de rentrer dans une pièce de théâtre. [….] Mais c’est pas le côté mystique pur qui me gêne, parce que vous allez en campagne chez les vieux guérisseurs, ils ont tous des statues, des machins, des trucs, parce qu’ils en ont besoin. D’abord, je pense que tous les guérisseurs sont croyants parce qu’on sait pas ce qui se passe en nous et on comprend pas pourquoi on a ça donc… »

22Si le fait de refuser l’adhésion aux magnétiseurs jugés « trop mystiques » – ou n’ayant pas un mysticisme jugé adéquat – tout en acceptant le mysticisme des « vieux guérisseurs » témoigne indéniablement d’une volonté de moderniser le magnétisme, la limite entre « mauvais » mysticisme et mysticisme « acceptable » n’est pas si facile à établir pour les membres du GORMA. En effet, ces derniers ne peuvent aller jusqu’à renier totalement le caractère « croyant » de leur pratique. Aussi mettent-ils l’accent, avant tout, sur la nécessité de prioriser le soin par rapport à toute mise en scène mystique de la pratique. Et c’est dans cet équilibre difficile que le GORMA tente d’imposer une version modernisée du magnétisme – autrement dit, une version qu’il pense acceptable en vue de sa légitimation institutionnelle. Mais cette tentative n’est pas sans générer des résistances. Ainsi, alors que deux magnétiseurs nous ont expliqué avoir refusé d’adhérer à l’association du fait de l’interdiction de médiumnité, une membre du GORMA nous a confié :

23

« Depuis [cette interdiction] je m’y reconnais moins [dans le GORMA]. Ils ont fait ça pour la reconnaissance et ça a généré tout un tas de démissions, parce que l’interdiction de la médiumnité, de spiritualité, y en a plein qui n’étaient pas d’accord. Mais ceux qui l’ont interdit, la jeune génération du GORMA, si tu veux, ont dit que si on voulait la reconnaissance, fallait être une médecine comme les autres. »

24Le renoncement à la médiumnité est ici compris à travers l’opposition de deux générations de magnétiseurs : les « anciens », qui restent plus souvent médiums, et les « jeunes », qui ne le sont pas ou plus. Comme nous l’avons constaté lors de séances de magnétisme, cette distinction a des répercussions pratiques : alors que les premiers n’hésitent pas à parler de leurs « visions » à leurs patients et évoquent avec eux leurs « vies antérieures » ou la présence d’« esprits », les seconds se limitent à faire des passes magnétiques et à évoquer leur « ressenti ».

Vers une modernisation réflexive de l’institution médicale ?

25En France, le magnétisme est aujourd’hui classé par les pouvoirs publics parmi les pratiques de soin dites non conventionnelles (PSNC). Celles-ci sont certes envisagées dans les documents du ministère de la Santé comme « diverses, tant par les techniques qu’elles emploient que par les fondements théoriques qu’elles invoquent [26] », elles n’en sont pas moins réunies par les mêmes textes, en fonction d’un unique critère : celui de n’être « ni reconnues, au plan scientifique, par la médecine conventionnelle, ni enseignées au cours de la formation initiale des professionnels de santé [27] ». Comme le laisse entendre cette définition, la réticence de l’État à reconnaître institutionnellement les PSNC s’appuie constamment sur le fait que ni leur efficacité ni leur innocuité ne sont prouvées scientifiquement. Cependant, cette réticence n’en comporte pas moins des degrés [28]. C’est ainsi que quatre de ces pratiques – l’homéopathie, l’acupuncture, l’ostéopathie et la mésothérapie – bénéficient aujourd’hui d’une légitimité institutionnelle plus importante que les autres. En effet, même si l’homéopathie et l’acupuncture ne sont pas explicitement réglementées par le Code de la santé publique, elles sont considérées par la jurisprudence, respectivement depuis 1997 et 2007, comme des actes médicaux. L’ostéopathie est quant à elle la seule PSNC à avoir été réglementée par une loi, en 2002, réservant son usage aux personnes titulaires d’un diplôme délivré par un établissement agréé par le ministère de la Santé. Enfin, concernant la mésothérapie, un diplôme (DIU) validé par le Conseil national de l’ordre des médecins a été créé en 2003. L’amorce de reconnaissance de ces quatre PSNC n’en reste pas moins l’objet de vives controverses et de contestations régulières de la part d’une partie du corps médical [29]. De son côté, le ministère de la Santé finance depuis 2010 un programme d’évaluation des PSNC que l’épidémiologiste chargée de cette mission au sein de l’Institut national de la santé et de la recherche (INSERM) nous a décrit en ces termes :

26

« Il y a une première partie qui aborde les généralités sur la pratique, c’est-à-dire qu’on va s’appuyer sur les éléments de définition, sur les éléments de principe de raisonnement […] La deuxième partie du rapport se divise généralement en deux parties distinctes, une partie qui parlerait plutôt de l’efficacité clinique de la pratique et une partie qui parlerait de la sécurité de la pratique. Alors, l’efficacité de la pratique est jugée par rapport à ce qui a été publié dans les études, dans les journaux scientifiques […] La sécurité, c’est à partir d’essais publiés qui évaluent les effets secondaires […] [et] on peut consulter les bases judiciaires et regarder s’il y a des jugements pour exercice illégal de la médecine. »

27Comme le font apparaître ces propos, la légitimation institutionnelle d’une PSNC semble supposer, une fois encore, d’une part, sa nette distinction d’avec la médecine (car en se substituant à la médecine conventionnelle, elle pourrait faire encourir un risque au patient), d’autre part, sa scientificisation (dans la mesure où son efficacité doit être évaluée par des études scientifiques). À cela, la même épidémiologiste ajoute encore un autre élément, à savoir la possibilité qui s’offre à elle de discuter directement avec des « professionnels » de la PSNC concernée : « On estime qu’on n’est pas les mieux placés pour parler de ces pratiques-là. C’est pour cela qu’on contacte les professionnels. En fait, les représentants de la profession, les représentants de la pratique. » Si le magnétisme n’a pas encore été évalué à ce jour, nous comprenons néanmoins, à travers l’exemple de l’évaluation d’autres PSNC, en quoi sa légitimation institutionnelle exige, en plus de sa distinction d’avec la médecine et de sa scientificisation, un effort de professionnalisation de ses praticiens – effort effectué, comme nous l’avons vu, par le GORMA depuis maintenant plusieurs décennies.

28Cependant, la non-reconnaissance institutionnelle du magnétisme n’empêche pas certains médecins d’y recourir. Nous avons rencontré deux d’entre eux : l’une, professeure de médecine et oncologue-radiothérapeute dans un hôpital parisien, âgée d’une quarantaine d’années ; l’autre, radiothérapeute dans une clinique de la région parisienne, également âgé d’une quarantaine d’années. Tous deux nous ont expliqué qu’ils conseillent à leurs patients d’essayer de soulager les brûlures – dues au traitement de leur cancer – par le magnétisme. À cette fin, ils n’hésitent pas à leur recommander des magnétiseurs « de confiance », c’est-à-dire ayant déjà « fait leurs preuves » auprès d’eux ou étant membres du GORMA. La professeure de médecine nous a précisé :

29

« Nous, en radiothérapie, ce qui nous intéresse particulièrement c’est le côté barreur de feu. Maintenant vous êtes au point, vous savez ce que c’est un barreur de feu ! Il y a des magnétiseurs qui sont barreurs de feu et qui ne font pas grand-chose d’autre […] Pour certaines pathologies comme les cancers ORL, où il y a justement beaucoup de troubles cutanés, ou des choses comme ça, je propose quasi systématiquement [un magnétiseur]. »

30C’est ainsi exclusivement en tant que « coupeurs de feu » – soit en tant que thérapeutes jugés capables de soulager la douleur des brûlures radiothérapeutiques sur laquelle la médecine allopathique n’a pas de prise – que des magnétiseurs sont recommandés à leurs patients par ces deux médecins [30]. Pourtant, ce recours au magnétisme reste secret, voire tabou : sur la vingtaine de médecins dont le contact nous a été donné par les magnétiseurs que ces médecins recommandaient à leurs patients, seuls les deux que nous venons de mentionner ont accepté de nous rencontrer. En outre, les magnétiseurs conseillés par ces deux médecins ne sont pas admis dans l’enceinte de l’hôpital – quand bien même les médecins remettent leurs cartes de visite aux patients pour que ces derniers puissent prendre contact avec eux et les consulter à l’extérieur de l’établissement. Le silence qui entoure le recours du magnétisme à l’hôpital témoigne d’une résistance forte d’une partie du corps médical à l’égard de sa légitimation. Comme nous l’a expliqué la professeure de médecine :

31

« Il y a certains médecins qui sont hyper-intéressés et d’autres qui réagissent de manière hyper violente, alors que je les considérais comme ouverts d’esprit, en me disant “mais c’est n’importe quoi ! c’est des charlatans !” […] Une autre attitude est qu’ils disent “oui, enfin, c’est pas comme ça qu’on va guérir les patients !” Comme si tout ça c’était une dimension qui était tellement accessoire : le bien-être des gens ! […] Donc voilà, le type de réactions. […] Ça c’est ma génération. Il y a la génération au-dessus de la mienne avec qui c’est l’omerta, on n’en parle pas. Et puis la génération d’en dessous qui sont… qui découvrent ça, tout étonnés… à mon avis, qu’il faut former. »

32Cette enquêtée oppose à ce qu’elle voit comme le sectarisme et l’insensibilité de ses confrères les plus âgés, l’attitude de la jeune génération de médecins, selon elle plus « ouverte d’esprit » et plus préoccupée par la douleur des patients. C’est pourquoi elle n’hésite pas à promouvoir le recours aux « coupeurs de feu » auprès de ses étudiants en médecine, en leur expliquant que « ça vient en complément de la médecine traditionnelle » et que « ça peut aider. Au pire, de toute façon, ça ne leur fait pas de mal [aux patients] ». De même son confrère radiothérapeute a-t-il le projet de monter « une sorte de structure de médecines complémentaires » au sein de sa clinique, dans laquelle il voudrait « faire venir un magnétiseur » mais faire aussi place à la naturopathie, à l’hypnose et à la réflexologie – autant de pratiques « non conventionnelles » qui prennent selon lui davantage en compte le bien-être du patient et opèrent sur la maladie en amont, de façon préventive, plutôt qu’après son apparition [31].

33Pour ces deux médecins, c’est, comme ils le disent explicitement, la médecine allopathique qui doit être vue comme « traditionnelle ». De même que c’est pour eux l’institution médicale qui a besoin d’entrer dans plus de modernité, en devenant davantage capable de faire place en son sein à des savoirs utiles, qu’elle a jusqu’à présent voulu ignorer en raison d’un parti pris discutable. Ainsi, tout en reconnaissant la nécessité d’une modernisation simple du magnétisme – ce qui est manifeste dans le fait qu’ils n’acceptent de travailler qu’avec des magnétiseurs « professionnels » –, ces deux enquêtés n’en critiquent pas moins les limites de la modernité industrielle. Il s’agit moins là d’un geste antimoderniste que d’une attitude typique de la modernisation réflexive. Cette dernière se caractérise en effet par le fait que le doute scientifique qui n’était appliqué jusqu’alors qu’à des éléments extérieurs aux sciences se retourne maintenant contre elles et les confronte « à leurs propres produits, à leurs propres insuffisances, aux problèmes qu’elles causent [32] ». En ce sens, il est clair que la légitimation du magnétisme qui s’amorce aujourd’hui dans certains secteurs du monde hospitalier, est un processus qui, au sein de cet univers professionnel, ébranle le cadre normatif de la modernité industrielle, car il conduit les acteurs à contester, entre autres, le monopole de la médecine allopathique, l’omnipotence des savoirs scientifiques et la division entre experts et profanes. Pour autant, il serait erroné d’en conclure à la fin du mouvement historique qui a fait émerger cette modernité industrielle. Bien au contraire, ce à quoi l’on assiste semble être moins l’arrêt de ce mouvement que son approfondissement. Ce dernier se traduit en l’occurrence par le fait que certains médecins veulent moderniser un peu plus les pratiques médicales modernes, qu’ils jugent désormais trop « traditionnelles », en les ouvrant à certains aspects des savoirs traditionnels, qu’ils jugent particulièrement « modernes ».

Comment le chamanisme s’est « modernisé »

34Tout comme les magnétiseurs en France, les chamanes péruviens ne sont pas poursuivis pour escroquerie. En effet, selon une interprétation courante du Code pénal péruvien, rappelée en 2006 par un avocat, « même lorsque les chamanes réalisent des manœuvres trompeuses dans leur propre intérêt, ils ne commettent pas un délit d’escroquerie, car ceux qui ont recouru à eux ont commis l’erreur de croire en leurs pouvoirs surnaturels [33] ». Un examen des quelques rapports d’enquête mettant en cause des chamanes, que nous avons pu nous procurer auprès du tribunal pénal de Chiclayo [34], le confirme.

Les chamanes face à la police

35Pour des raisons de concision, nous n’analyserons que l’un d’eux, particulièrement révélateur, nous semble-t-il, de l’attitude de l’État vis-à-vis du chamanisme local. Ce rapport précise que, souffrant d’un problème de « mauvais karma », la dénommée Gabriela Muñoz a recouru à la chamane Rita Uypan :

36

« … qui lui a proposé de lui faire un florecimiento – un soin – contre la somme de S/4 600 ; mais ensuite R. Uypan s’est rendue au domicile de la lésée et lui a demandé de lui remettre ses bijoux en argumentant que c’était eux qui portaient le “mal”, car ils généraient de la jalousie, et qu’ils avaient donc besoin d’une “limpia”, et qu’elle les lui rendrait une fois le travail effectué à son domicile […] Mais quand G. Muñoz est allée chez R. Uypan afin de récupérer ses bijoux, celle-ci s’y est refusée, et a exigé S/4 000, ce que n’a pas accepté la lésée. »

37La terminologie chamanique est employée avec réticence : des guillemets mettent à distance deux des termes (mal et limpia) issus de cette pratique et le florecimiento est défini – alors qu’il s’agit d’un mot couramment employé localement. Voilà qui pourrait laisser présager qu’ainsi que le demande G. Muñoz, la chamane sera condamnée pour escroquerie. Mais la suite du rapport dément cette première intuition :

38

« Il convient d’analyser l’idiosyncrasie de la population de la région qui, encore aujourd’hui, est sujette à des croyances ancestrales au sujet des dénommés médecins-sorciers qu’elle va voir pour résoudre ses problèmes et ses conflits. […] Nous remarquons alors que la dénonciatrice avait un diplôme d’études supérieures […]. Ainsi est-il possible d’établir que le cas analysé est typique de la “victime collaboratrice”. En effet, celle-ci a un niveau et une position sociale importants et aurait donc dû savoir que l’ésotérisme, la métaphysique, le chamanisme sont des actes sans aucune validité scientifique […] Il ne s’agit donc pas d’une escroquerie. »

39La conclusion du rapport est sans appel : ne pas condamner les chamanes pour escroquerie ne revient nullement à reconnaître leur pratique mais, au contraire, à la mépriser en tant que « croyance ancestrale » qui ne devrait pas être en mesure de duper une personne ayant fait des études. Paradoxalement, c’est donc au nom de la modernité scientifique, du progrès du « savoir objectif » – l’un des fondements de la modernité industrielle – que l’État péruvien se refuse à condamner le chamanisme comme une escroquerie.

40Il le condamne néanmoins régulièrement, depuis 1985, pour un autre motif : le recel d’objets préhispaniques [35]. Ainsi, sur les trente chamanes avec lesquels nous avons réalisé des entretiens, dix nous ont confié avoir été inquiétés par la justice pour un tel motif. En outre, nous avons recueilli des articles de journaux et des comptes rendus d’intervention policière qui témoignent que les actions de la justice à ce sujet sont nombreuses dans le Lambayeque. L’affaire relatée dans le compte rendu d’intervention suivant peut à cet égard être considérée comme typique :

41

« Le groupe opérationnel de la section d’investigation criminelle de la police nationale du Pérou de [la] municipalité du Nord a appris qu’une personne d’environ 40 ans résidant dans une ferme à Túcume serait coupable d’un délit contre le Patrimoine Culturel ou Historique, car il aurait en son pouvoir des huacos [céramiques préhispaniques] et/ou des reliques archéologiques. Ainsi la procureure s’est-elle rendue à son domicile, accompagnée du personnel susmentionné […]. Ils ont procédé à une enquête, et rencontré José León, célibataire, d’occupation “chamane” qui s’est montré coopératif […] Nous avons trouvé chez lui 31 pièces archéologiques (huacos) de tailles et de couleurs variées. »

42Comme on le voit, le fait que la personne inculpée est un chamane n’intéresse pas la police qui ne prend pas cet élément en compte pour décider de la confiscation des céramiques préhispaniques. Les huacos ne sont donc pas considérés comme les supports d’une pratique culturelle « vivante » – à valeur patrimoniale – mais comme des pièces de musée, qui doivent y retourner. Comme nous l’a expliqué le procureur en charge de ce dossier, les objets saisis chez le dénommé J. León ont d’ailleurs été remis « au ministère de la Culture qui a vérifié qu’il s’agissait bien de huacos appartenant à l’État ». Ainsi, de même que c’est parce que la valeur thérapeutique du chamanisme n’est pas reconnue institutionnellement que ses clients sont qualifiés de « crédules » dans les rapports des procureurs, de même est-ce parce que la valeur patrimoniale des pratiques chamaniques n’est pas reconnue par l’État que ses praticiens sont poursuivis pour recel illégal de huacos.

Les congrès chamaniques et le renoncement à la magie noire

43En juillet 1991, les chamanes du Lambayeque ont commencé à s’organiser face à la répression étatique lors d’un congrès dont voici un extrait de la déclaration inaugurale :

44

« Nous autres, participants de ce Congrès, sommes des Chamanes et non pas, comme on nous nomme parfois de façon erronée, des sorciers. Les sorciers sont les maleros qui se dédient à faire le mal, alors que nous, nous nous dédions à soigner, et nous trouvons notre place là où ne parvient pas le professionnel de santé, nous sommes les personnes en qui croit le peuple. Nous exigeons un meilleur traitement de la part de la Police et du Pouvoir judiciaire. Il est vrai qu’il existe un discrédit, mais il provient des charlatans, des faux chamanes. Le vrai chamane n’a pas besoin de propagande, il doit toujours garder quelque chose d’occulte, et il doit être recherché par le patient. Nous en venons donc à la conclusion que nous avons besoin que l’Université mène une investigation et participe à la conservation de notre médecine populaire. Nous avons le projet, pour ce faire, de créer une Association Nationale de Chamanisme [36]. »

45Les mots soulignés en italique par l’auteur du texte définissent le projet des chamanes présents : s’unir au sein d’une association afin de se distinguer des sorciers et des charlatans et d’obtenir ainsi la fin des poursuites judiciaires. Si cette démarche ressemble à celle observée en France auprès du GORMA – si comme les magnétiseurs, les chamanes, pour légitimer leur pratique, cherchent à la transformer en créant une association professionnelle et en la distinguant du « charlatanisme » –, son orientation est néanmoins différente. En effet, ce n’est pas vis-à-vis des médecins que les chamanes cherchent ici à se distinguer mais vis-à-vis d’une catégorie déterminée de chamanes : les sorciers-maleros dont le propre est de pratiquer la magie noire. Par ailleurs, on notera que, loin de scientificiser leur pratique, ces chamanes en revendiquent le caractère « occulte » : s’ils font appel à « l’Université », ce n’est pas tant pour expurger certains aspects de leur pratique qui seraient vus comme non scientifiques que pour la protéger dans sa globalité [37].

46Trois ans après le congrès de 1991 a été créée l’association des chamanes de Túcume, du nom d’une ville du Lambayeque connue pour ses nombreux chamanes. Cette association a organisé un nouveau congrès, dont un document précise les ambitions :

47

« Le Lambayeque possède un grand et large territoire et d’innombrables attractions telles que le chamanisme, un site archéologique attractif, des danses, des pratiques artisanales, des plats typiques, des coutumes et des traditions locales. Tout cela fait de lui une inépuisable pépinière touristique. Justement, l’objectif de cette édition spéciale est de souligner l’importance du chamanisme, soit de l’une des reliques de “la vallée des pyramides” [nom donné à Túcume, ville aux vingt-six pyramides préhispaniques]. Túcume ne nous offre pas seulement un site archéologique attractif, il nous donne la possibilité d’exploiter le mystique et le surnaturel. »

48Plaçant le chamanisme parmi les autres pratiques et biens culturels locaux, l’association des chamanes revendique ici leur égale valeur patrimoniale et touristique. En outre, loin de déplorer le caractère mystique et traditionnel du chamanisme, elle le met en avant, en sous-entendant que ce sont précisément ces traits qui devraient valoir au chamanisme local d’être reconnu en tant que patrimoine digne d’intérêt touristique. Une nette réorientation de l’ambition des chamanes constitués en association s’observe donc ici : il ne s’agit plus pour eux d’obtenir la reconnaissance du chamanisme en tant que pratique de soin mais désormais en tant que pratique à valeur patrimoniale et touristique [38]. Or cela suppose un type de transformation de la pratique bien différent de celui observé dans le cas du magnétisme.

49Pour le comprendre, observons les congrès (Kon Tuc) organisés annuellement par l’association des chamanes depuis 2014. En premier lieu, ceux-ci sont revendiqués comme étant des évènements « culturels ». Se déroulant de jour dans l’enceinte du musée de Túcume – et non de nuit dans la campagne, comme c’est normalement le cas des cérémonies chamaniques –, ils s’adressent aux touristes plutôt qu’à des malades et transforment donc le sens du chamanisme, en en faisant le spectacle d’un rituel plutôt qu’une cérémonie de guérison. En second lieu, alors qu’autrefois les chamanes se faisaient connaître uniquement par le bouche-à-oreille, les membres de l’association usent désormais de cartes de visite. Lorsqu’ils ont participé à un congrès passé, ils peuvent même se prévaloir d’une accréditation spéciale du musée de Túcume et du ministère de la Culture [39]. C’est dire qu’ils font de plus en plus reposer leur légitimité sur la reconnaissance que leur octroient les institutions modernes, dont ils se réclament grâce à cette accréditation, et de moins en moins sur la croyance populaire locale en leur pratique.

50Mais certains vieux chamanes résistent à ces transformations. Ainsi l’un d’entre eux nous a-t-il expliqué qu’il refusait de se rendre aux congrès car, transformant la pratique chamanique en spectacle, ceux-ci la dénaturent à ses yeux :

51

« Moi j’aime pas qu’on me voie de jour avec mon autel. Là-bas, les gens qui passent te regardent et disent “regarde, il est en train de levantar[40]”, et ils courent te voir. Mais ça ne se fait pas ! Comment te dire ? Tout est astral ! On ne joue pas aux billes, hein, on ne demande pas “qui est en train de gagner ? Qui est en train de perdre ?” C’est pas un concours ! C’est quoi, ça ! J’aime pas ça ! […] Un congrès doit se faire de nuit, parce que c’est comme ça, la médecine native, naturelle, se fait comme ça, ce n’est pas un jeu ! »

52Un autre type de résistance que nous avons observé est lié au changement de rapport à la pratique qu’implique sa professionnalisation. Voici un dialogue que nous avons eu à ce propos avec le sorcier-malero le plus populaire du Lambayeque :

53

« Q : Ils [les membres de l’association] cherchent à obtenir de l’aide de l’État, je crois.
R : Ah oui ? Et pour quoi faire ? Moi j’ai pas besoin d’aide !
Q : Parce que des chamanes ont eu des problèmes à cause des huacos qu’ils avaient en leur possession.
R : Moi aussi on a voulu me faire chier à cause de mes huacos, mais mes amis m’ont aidé.
Q : Vos amis ? Qui ça ? De la police [41] ?
R : Oui, et ils m’ont tout rendu.
Q : Et vous pensez quoi du congrès des chamanes ?
R : Les chamanes font ça pour se faire de l’argent. Tu sais qu’ils font payer les gens qui veulent y assister ? […] Et puis un bon chamane ne doit jamais montrer ses trucs, ne doit jamais rien divulguer, il doit tout garder ici (geste vers son cœur). Pourquoi aller crier sur tous les toits “moi je soigne avec ceci, avec cela” ? Non, ceux qui font ça sont des charlatans ! C’est pour ça que je ne rejoindrai jamais leur association. »

54Bénéficiant d’une légitimité « traditionnelle » importante – qui lui a permis de récupérer ses huacos sans recourir à une instance judiciaire –, ce chamane ne voit pas l’intérêt de faire reconnaître officiellement sa pratique, c’est-à-dire de troquer cette légitimité « traditionnelle » contre une légitimité « légale-rationnelle » (pour reprendre les catégories wébériennes). Nous avons observé à plusieurs reprises ce genre d’attitude critique à l’égard de la modernisation de la pratique. Comme par exemple chez un vieux chamane qui nous a expliqué que rejoindre l’association « ne [l]’intéressait pas parce que normalement c’est la personne qui va à [la] rencontre des chamanes, qui les cherche, qui les recommande… Un bon maestro se fait connaître par recommandation. Mais eux [les membres de l’association], ils ne fonctionnent pas comme ça. »

55Un point commun apparaît à ce stade entre le cas des magnétiseurs français et celui des chamanes du Lambayeque : pour faire reconnaître officiellement leurs pratiques, les uns et les autres passent par le même opérateur, à savoir la professionnalisation. Mais le point commun s’arrête là, tant d’un contexte à l’autre, les orientations que prend le processus de professionnalisation sont différentes : alors que dans le cas des magnétiseurs, il se traduit par la définition d’un « territoire » professionnel distinct de celui de la médecine, ainsi que par une scientificisation de la pratique, il donne lieu, chez les chamanes, à une transformation de la pratique en un produit touristique (par un processus de spectacularisation du rituel) et à sa valorisation en tant que tradition « culturelle » (patrimonialisation). Ces orientations particulières que prend la professionnalisation dans chacun des deux cas ne doivent rien au hasard : on peut faire l’hypothèse qu’elles dépendent notamment de ce qu’A. Abbott appelle le « système des professions » au sein duquel chacune des communautés de praticiens (ici, les magnétiseurs et les chamanes) cherche à s’insérer [42].

La patrimonialisation des cultures minoritaires : une critique de la modernisation simple

56Le 30 janvier 1980, l’État péruvien a pour la première fois reconnu une pratique comme appartenant au Patrimoine Culturel de la Nation (PCN). Il s’agit de la marinera, une danse typique de la côte péruvienne. D’autres reconnaissances ont suivi : celle du pisco (alcool de raisin) en 1988, du tondero (danse du nord du pays) en 1993 et du paso péruvien (race chevaline) en 2000. Ces reconnaissances se sont intensifiées à partir de 2008 (passant le seuil des dix reconnaissances annuelles) pour atteindre le nombre de 272 pratiques reconnues comme PCN en 2018. Le graphique suivant rend compte de cette évolution :

Evolution des déclarations de PCN au Pérou

figure im2

Evolution des déclarations de PCN au Pérou

57Un rapport rédigé au début des années 1980 par un groupe d’étude composé essentiellement de chercheurs en sciences sociales a présidé à cette politique de reconnaissances patrimoniales. En introduction de ce document, l’anthropologue et historien péruvien Juan Ossio affirmait :

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« Il existe maintenant un large consensus parmi les universitaires sur le fait que la mauvaise gestion de la technologie moderne et des médias de masse, la mécanisation, la maximisation des tendances de l’économie moderne et d’autres facteurs peuvent sérieusement compromettre l’identité culturelle de nombreux groupes humains, en particulier ceux qualifiés de minorités ethniques. […] Dans leur volonté de développer un État moderne et de concurrencer le développement des autres pays, les élites dominantes de la république [péruvienne] ont préféré se tourner vers l’extérieur plutôt que vers l’intérieur et ont privilégié l’imitation plutôt que la créativité, la technique plutôt que les arts, et les sciences, l’économie plutôt que les humanités [43]. »

59Cet anthropologue-historien porte un diagnostic sévère sur la politique modernisatrice de l’État péruvien : il l’accuse d’avoir cherché à imiter la modernisation venue « de l’extérieur » en développant l’industrialisme et la conception occidentale de l’économie au détriment de l’identité culturelle des minorités traditionnelles du pays. Selon lui, c’est en reconnaissant les pratiques et les savoirs dont sont porteuses ces minorités – pratiques et savoirs qui ont d’abord été réprimés par la conquête espagnole avant d’être saccagés par la modernisation industrielle – que le Pérou trouvera maintenant le chemin de sa propre modernisation. Ainsi la légitimation étatique des pratiques traditionnelles prend-elle l’aspect, sous sa plume, d’une critique des dommages causés par la modernité simple. Pour autant, elle n’aboutit pas au rejet du projet moderne lui-même : elle s’ouvre plutôt sur la possibilité d’une autre modernisation, dont le propre serait de faire place, dans la culture nationale, aux cultures autochtones locales et de les valoriser. En ce sens, cette critique est moins celle du projet moderne en tant que tel que celle des « promesses originelles » de ce projet qui n’ont pas été tenues [44].

60Comme il est précisé sur le site du ministère de la Culture péruvien, toute pratique, avant d’être déclarée comme PCN, doit faire l’objet d’une évaluation de la part de la direction du patrimoine immatériel. Il faut notamment démontrer sa « valeur historique » et apporter « la preuve qu’elle fait partie d’une tradition ». Il convient aussi de mettre en lumière sa « validité et l’opportunité de son impact sur la vie quotidienne ou sur le calendrier de la vie collective, sur le maintien des coutumes et des croyances, sur le renforcement des traditions [45] ». Ainsi le caractère « traditionnel » d’une pratique est-il le critère principal de sa reconnaissance comme PCN par l’État péruvien. Toutefois, le caractère moral de la pratique est également pris en considération, dans la mesure où « les expressions culturelles qui ne respectent pas les impératifs de respect mutuel entre communautés, groupes et individus, ou qui impliquent des actes de cruauté et des sacrifices d’animaux, ne sont pas considérées comme pouvant être déclarées patrimoine culturel national [46] ». Enfin, la reconnaissance d’une pratique comme PCN suppose un dialogue avec les praticiens, ainsi que nous l’a confié la directrice de la direction du patrimoine immatériel :

61

« La procédure est une procédure à la demande des participants, c’est-à-dire que ce sont les porteurs eux-mêmes, les communautés, qui décident quels sont les éléments culturels qu’ils veulent patrimonialiser. […] L’avantage, c’est que les praticiens discutent entre eux, réfléchissent collectivement. […] Or qui est le plus apte à décrire une expression culturelle ? L’État péruvien depuis un cabinet d’anthropologie ou les gens qui la pratiquent ? Les gens qui la pratiquent, évidemment ! »

62C’est ainsi à la communauté de praticiens concernée que le ministère de la Culture s’en remet finalement pour évaluer la valeur patrimoniale d’une pratique. Aussi attend-il d’abord de cette communauté qu’elle se dote d’une expertise et d’un pouvoir de décision collectifs à propos de ses propres pratiques. Ce qui suppose que les praticiens concernés parviennent à s’organiser au sein d’associations ou de structures professionnelles, permettant de sélectionner les « vrais » praticiens, à partir des critères qu’elles établissent elles-mêmes. C’est cette professionnalisation des groupes prétendant à la patrimonialisation de leurs pratiques qu’impulse finalement l’État péruvien, et c’est en fonction de son effectivité qu’il accorde ou non à une pratique le statut de PCN. En revanche, non seulement la spectacularisation de la pratique à l’attention des touristes n’apparaît pas requise par le ministère de la Culture dans ce processus de légitimation des pratiques traditionnelles mais encore elle n’est pas souhaitée par lui. Comme l’explique en effet la même enquêtée, la reconnaissance officielle d’une pratique comme PCN sert d’abord « à sauvegarder l’expression culturelle face à une agression extérieure ». En d’autres termes, il s’agit de défendre un « usage traditionnel par rapport aux usages équivoques » – entendons : touristiques. Finalement, cette reconnaissance officielle va donc à l’encontre de la spectacularisation de la pratique destinée aux touristes qui est, dans le cas du chamanisme, selon l’expression de cette enquêtée, « un usage commercial déguisé sous du mysticisme ».

Vers une modernisation réflexive de l’institution muséale ?

63L’incompatibilité revendiquée ici entre patrimonialisation et spectacularisation touristique dénote la volonté des autorités publiques de dépasser certaines limites de la modernité simple, parmi lesquelles les dommages que l’exploitation commerciale et l’industrialisation de la culture font subir à cette dernière. Mais en pratique, la tension demeure, car nombre de chamanes ne conçoivent pas le processus de professionnalisation auquel ils se plient comme excluant l’établissement d’une relation commerciale avec les touristes. Il leur semble au contraire logique que l’un et l’autre se construisent ensemble, y compris si le prix à payer doit être celui d’une certaine spectacularisation du rituel. De leur côté, les agents du ministère de la Culture tentent de promouvoir une conception de la pratique chamanique comme patrimoine qui s’instaurerait d’emblée au niveau d’une modernisation réflexive, c’est-à-dire qui intégrerait dès le départ le risque des atteintes que le tourisme de masse peut faire subir aux pratiques ancestrales.

64C’est ce qu’un examen des transformations récentes subies par le musée de Túcume fait apparaître. Alors que ce musée a longtemps été exclusivement consacré à l’archéologie, il s’est en effet ouvert récemment aux pratiques culturelles locales en devenant en 2015 un écomusée. Comme l’explique sa directrice, « le concept d’écomusée est très différent du concept de musée traditionnel : les musées traditionnels sont ceux qui ont un édifice et qui présentent une collection aux touristes […], l’écomusée est un territoire dans lequel il y a un patrimoine culturel auquel participe la communauté locale ». Selon elle, le musée de Túcume s’est donc modernisé en s’ouvrant au patrimoine culturel immatériel et en faisant participer à ses activités la population locale. De fait, deux de ses vitrines rendent désormais hommage au chamanisme. La première reconstitue une cérémonie avec des poupées de cire et des images de synthèse. La seconde présente les animaux « aux pouvoirs magiques » que « les chamanes d’aujourd’hui utilisent pour leurs rituels malgré le passage du temps ». Sur la pancarte qui les accompagne, on peut lire : « Aujourd’hui les maestros chamanes, comme les prêtres d’antan, cherchent, grâce à leurs connaissances, l’équilibre, la santé, l’amélioration économique et la fertilité des patients qui se rendent à leurs cérémonies. » C’est ainsi en tant que guérisseurs ancestraux, dépositaires du passé préhispanique local, que les chamanes ont pu faire leur entrée au musée de Túcume. Pour reprendre les mots mêmes de sa directrice, on peut aller jusqu’à dire que ce musée s’est « modernisé » en faisant place à une pratique « traditionnelle » vivante dans son enceinte.

65Reste que les chamanes ne sont pas admis à l’intérieur du musée en dehors des congrès chamaniques (Kon Tuc). L’anthropologue qui a cofondé le musée, Arturo Navarro, nous a expliqué à ce propos :

66

« On n’a pas voulu faire de pont entre le tourisme et le chamanisme […] parce que nous savons que, dans d’autres parties du monde, il y a des problèmes entre le tourisme et ce type d’activités. C’est-à-dire qu’en fin de compte ces pratiques finissent par devenir commerciales. Nous on ne veut pas que le chamanisme soit converti en un produit touristique. »

67On retrouve ici la tension évoquée précédemment entre patrimonialisation et exploitation touristique : la légitimation institutionnelle du chamanisme s’accompagne de la crainte qu’il ne se transforme en un produit touristique – ce qui entraînerait une dénaturation de la pratique caractéristique de la modernité industrielle, alors même que la patrimonialisation vise précisément à aller au-delà des limites de ce type de modernité. Pour le dire autrement, si la professionnalisation des chamanes est nécessaire à la reconnaissance de leurs pratiques en tant que PCN, elle doit néanmoins, aux yeux des agents du musée, prendre l’orientation escomptée, à savoir celle d’une patrimonialisation plutôt que celle d’une spectacularisation des rituels à l’attention des touristes. De fait, nous avons observé plusieurs réunions entre Arturo Navarro et l’association des chamanes au cours desquelles celui-ci leur montrait que pour que leur pratique puisse être reconnue officiellement comme PCN par l’État, il importait qu’ils réfrènent leur volonté d’entrer en contact avec les touristes de passage.

Conclusion

68On a tenté de montrer, dans les pages qui précèdent, que la professionnalisation est l’opérateur central qui permet de moderniser des pratiques magico-traditionnelles, c’est-à-dire de les faire entrer dans le cadre normatif des sociétés industrielles et, finalement, de les rendre disponibles pour un usage socialement non disqualifiant auprès, notamment, des membres des classes moyennes de ces sociétés – qu’il s’agisse en France de clients des magnétiseurs ou au Pérou de touristes venus à la rencontre des chamanes. C’est en effet ce processus de construction d’une professionnalité qui conduit à la codification des pratiques initialement illégitimes et à l’élimination de leurs aspects les plus inconciliables avec leur scientificisation (par exemple la médiumnité dans le cas du magnétisme) ou avec leur patrimonialisation (par exemple la magie noire dans le cas du chamanisme). C’est également ce processus de professionnalisation qui rend possible l’insertion des communautés de praticiens magico-traditionnels, à des degrés plus ou moins importants, dans un réseau de coopération avec des professions légitimes et bien établies – professions médicales dans le cas du magnétisme, professions du patrimoine et du tourisme dans le cas du chamanisme –, réseau au sein duquel elles viennent dès lors occuper et défendre un « territoire » professionnel délimité.

69Contre les analyses qui décrivent l’attrait croissant, dans les sociétés occidentales, pour les pratiques magico-traditionnelles, en y voyant essentiellement l’effet d’un changement culturel au sein des populations, nous avons voulu suggérer que sans le processus de professionnalisation dont il vient d’être question, cet attrait aurait sans doute eu peu de chances de se développer. Si les pratiques concernées, après avoir longtemps été réprimées, sont soudainement apparues compatibles avec le cadre normatif de la modernité et si elles ont pu, dès lors, rencontrer les attentes des patients éduqués (dans le cas du magnétisme) et des touristes (dans le cas du chamanisme), c’est en effet qu’elles ont été « modernisées ». Ce constat doit nous conduire à admettre que les pratiques magico-traditionnelles ne sont pas, et n’ont jamais été, acceptées en tant que telles par les institutions modernes – les pouvoirs publics au premier chef. Elles le sont seulement à condition d’être devenues des pratiques magico-traditionnelles professionnalisées, c’est-à-dire intégrées dans un réseau de solidarités interprofessionnelles qui permet de les doter d’une place déterminée dans la division du travail et d’un mode de régulation compatible avec les attentes d’une société « moderne ». En ce sens, il serait tentant de dire qu’il n’y a pas de pratiques magico-traditionnelles qui survivent à la modernité industrielle : ce qui existe tout au plus au sein de cette modernité industrielle, ce sont des pratiques dont le caractère magique et traditionnel est professionnellement garanti.

70Dans cette perspective, il faut également admettre que la légitimation des pratiques magico-traditionnelles à laquelle on assiste depuis quelques décennies et dont cet article a essayé de donner un aperçu à partir de deux exemples, ne représente en rien un coup d’arrêt au projet issu de la modernité industrielle. Bien que, dans les cas que nous avons examinés, elle entraîne la critique des limites de la médecine « moderne » ou encore celle des limites de la supériorité attribuée aux savoirs « modernes » des Occidentaux sur les savoirs ancestraux des autochtones, cette légitimation n’oppose pas au projet moderne de véritable perspective alternative. Elle implique plutôt l’approfondissement de ce projet sous la forme d’une modernisation réflexive, dont l’objet est la transformation des institutions de la modernité simple – ici, l’hôpital et le musée – en des institutions capables de faire place à des savoirs et à des pratiques qu’elles avaient pour coutume de réprimer ou de mépriser. Finalement, là où certains, pour s’en réjouir ou pour le déplorer, annoncent aujourd’hui la fin du projet moderne, l’approche que nous avons développée ici conduit plutôt à penser que l’approfondissement du projet moderne ne fait peut-être que commencer.


Mots-clés éditeurs : chamanisme, processus de professionnalisation, pratiques magico-traditionnelles, Ulrich Beck, patrimonialisation, modernisation réflexive, magnétisme

Date de mise en ligne : 18/02/2019

https://doi.org/10.3917/pox.123.0087

Notes

  • [1]
    Je tiens à remercier Cyril Lemieux pour ses nombreux conseils, David Charrasse pour ses remarques sur une version précédente de cet article, ainsi que Pierre Lagrange avec qui j’ai discuté certains arguments développés ici.
  • [2]
    « Aujourd’hui, le chamanisme est à la mode et l’on en voit partout », écrivait Jean-Pierre Chaumeil dès les années 1980. Cf. Chaumeil (J.-P.), Voir, savoir pouvoir. Le chamanisme chez les Yagua du Nord-Est péruvien, Paris, Éditions de l’EHESS, 1983, p. 7. De nombreux anthropologues ont réitéré ce constat : cf. Francfort (H.-P.), Hamayon (R.), Bahn (P.), eds, The Concept of Shamanism: Uses and Abuses, Budapest, Akadémiai Kiado, 2001.
  • [3]
    Selon Arnaud Esquerre, qui parle à ce propos de « fausse disparition de l’astrologie », cette pratique divinatoire, après sa déclaration de trépas à la fin du XIXe siècle, est revenue en force à partir des années 1970. Cf. Esquerre (A.), Prédire. L’astrologie au XXIe siècle en France, Paris, Fayard, 2013. Comme François Laplantine le précisait au milieu des années 1980, « la voyance constitue dans la France contemporaine un phénomène social d’une très grande importance », dont le succès est croissant : « On estime généralement à 8 millions, le nombre de personnes qui vont chaque année dans notre pays consulter des voyants, et à 40 000, le nombre de cabinets de consultation. » Cf. Laplantine (F.), dir., Un voyant dans la ville. Étude anthropologique d’un cabinet de consultation d’un voyant contemporain, Paris, Payot, 1985, p. 11.
  • [4]
    Concernant la France, une étude réalisée en 1993 par la SOFRES établissait que 55 % des personnes interrogées croyaient au magnétisme, 46 % à l’explication des caractères par les signes astrologiques et 24 % aux prédictions des voyants. Reprenant cette enquête, et la comparant à celle qu’il a lui-même réalisée en 1999, Daniel Boy note qu’en six ans, les croyances en la transmission de pensée, en l’explication des caractères par les signes astrologiques et dans le pouvoir de guérison des magnétiseurs ont progressé. Cf. Boy (D.), Le progrès en procès, Paris, Presse de la Renaissance, 1999, p. 171-172. Aux États-Unis, une enquête Gallup réalisée en 2001 a conclu que 54 % des sondés croyaient à la guérison « psychique ou spirituelle », 36 % à la télépathie et 32 % à la voyance, et que ces chiffres, comparés à ceux d’une précédente étude réalisée en 1990, s’avéraient dans l’ensemble en progression. Cf. Newport (F.), Strausberg (M.), « Americans’ Belief in Psychic and Paranormal Phenomena Is up Over Last Decade », Gallup News Service, 8 juin 2001.
  • [5]
    Boy (D.), Le progrès en procès, op. cit., p. 172.
  • [6]
    C’est l’interprétation que propose Roberte Hamayon, in Francfort (H.-P.), Hamayon (R.), Bahn (P.), eds, The Concept of Shamanism, op. cit.
  • [7]
    Amselle (J.-L.), Psychotropiques. La fièvre de l’ayahuasca en forêt amazonienne, Paris, Albin Michel, 2013.
  • [8]
    York (M.), « Le supermarché religieux : ancrages locaux du Nouvel Âge au sein du réseau mondial », Social Compass, 46 (2), 1999, p. 174.
  • [9]
    Ou bien, lorsqu’elles le font, c’est généralement sur un mode dépréciatif. Ainsi Anne-Marie Losonczy et Sylvia Mesturini Cappo remarquent-elles, à juste titre, que le terme de « néo-chamanisme » est souvent employé par les anthropologues comme un synonyme de « charlatanisme ». Cf. Losonczy (A.-M.), Mesturini Cappo (S.), « Introduction », Civilisations, 61 (2), 2012, p. 9.
  • [10]
    U. Beck parle à ce propos de « modernisation réflexive », qu’il oppose à la « modernisation simple ». Au risque de schématiser quelque peu sa pensée, la modernisation simple consiste en un processus où la science et l’industrialisme se donnent pour objectif d’éradiquer les savoirs et les pratiques faisant obstacle à leur développement ; dans la modernisation réflexive, ce sont les effets destructeurs de la science et de l’industrialisme qui deviennent à leur tour l’objet de la critique scientifique (notamment grâce au développement des sciences sociales), et qui sont dès lors remis en cause au nom même du projet normatif de la modernité. Cf. Beck (U.), La société du risque. Sur la voie d’une autre modernité, Paris, Flammarion, 2008. Notre démarche dans cet article rejoint les positions d’U. Beck dans la mesure où il s’agit pour nous de montrer que la légitimation que l’on pourrait croire antimoderniste des pratiques magico-traditionnelles que nous étudierons, « n’entretient pas un rapport d’opposition vis-à-vis de la modernité, mais constitue au contraire l’expression de son évolution logique, au-delà des cadres de la société industrielle » (ibid., p. 23). En d’autres termes, nous montrerons que cette légitimation témoigne non pas d’une remise en cause de la modernité mais de l’avènement d’une modernisation réflexive.
  • [11]
    Les périodes retenues correspondent au moment de la fondation des associations luttant respectivement pour la reconnaissance du magnétisme en France et du chamanisme dans le Lambayeque.
  • [12]
    Garnier (A.), Le délit d’exercice illégal de la médecine, thèse pour le doctorat de droit, Paris, Domat-Montchrestien, 1938, p. 253.
  • [13]
    « Malaise social de la médecine », 22 octobre 1951, archives du GORMA.
  • [14]
    Notre choix de travailler sur le GORMA a été motivé par le fait qu’il s’agit du plus ancien groupement de magnétiseurs en France.
  • [15]
    « Jugement du tribunal correctionnel de Châlons-sur-Marne », 22 février 1952, archives du GORMA.
  • [16]
    « Arrêt de la cour d’appel de Toulouse », 18 juin 1952, archives du GORMA.
  • [17]
    « Rapport de MM. Hanot et Moris », 10 janvier 1961, archives du GORMA.
  • [18]
    Ibid.
  • [19]
    Selon Everett Hughes, « on peut dire qu’un métier existe quand un groupe s’est fait reconnaître la licence exclusive d’exercer certaines activités en échange d’argent, de biens ou de services. […] Ceux qui disposent de cette licence, s’ils ont le sens de la solidarité et de leur propre position, revendiqueront un mandat pour définir les comportements que devraient adopter les autres personnes à l’égard de tout ce qui touche à leur travail » (in Le Regard sociologique. Essais choisis, Paris, Éditions de l’EHESS, 1996, p. 99).
  • [20]
    Créé sous le gouvernement de Vichy, le 7 octobre 1940, l’ordre des médecins a été dissous par le gouvernement provisoire de la République française à Alger le 18 octobre 1943, avant d’être recréé le 24 septembre 1945.
  • [21]
    Beck (U.), La société du risque, op. cit., p. 342.
  • [22]
    À savoir comme le « lien entre un travail et une profession ». Cf. Abbott (A.), The system of professions. An Essay on the Division of Expert Labor, Chicago, The University of Chicago Press, 1988, p. 20.
  • [23]
    Diagnostic, traitement et inférence sont les trois actes qui, selon A. Abbott (ibid., p. 40), définissent le contenu d’un travail : le diagnostic consiste à identifier un problème grâce à des indices, le traitement est la manière d’agir pour résoudre le problème ainsi identifié et, entre les deux, l’inférence désigne la façon de raisonner sur le problème.
  • [24]
    Beck (U.), La société du risque, op. cit., p. 298.
  • [25]
    Tout comme ce dernier, la charte du GORMA prescrit le respect de la vie et de la dignité de la personne ainsi que le principe de moralité et de probité.
  • [26]
    Pratiques de soin non conventionnelles, [en ligne], Ministère des Solidarités et de la Santé, 2017, http://solidarites-sante.gouv.fr/soins-et-maladies/qualite-des-soins-et-pratiques/securite/article/les-pratiques-de-soins-non-conventionnelles [consulté le 25 juillet 2018].
  • [27]
    Ibid.
  • [28]
    Le même document que celui cité à la note précédente précise ainsi que si certaines PSNC « peuvent avoir des effets nocifs pour la santé et doivent donc être systématiquement proscrites » et que si d’autres « n’ont pas d’efficacité sur certains symptômes » mais peuvent « entraîner une perte de chance pour les personnes qui seraient atteintes de maladies graves », il en est d’autres encore qui « ont certainement une efficacité sur certains symptômes » – tout en ajoutant que cette dernière est cependant « insuffisamment ou non démontrée ».
  • [29]
    Voir par exemple la tribune « Contre les médecines alternatives » signée, en mars 2018, par 124 médecins dans Le Figaro. Ainsi que la contre-attaque des médecins homéopathes, le 27 juillet 2018, dans un article paru le 31 juillet dans Le Monde : « Après une tribune visant les médecines alternatives, les homéopathes saisissent l’ordre des médecins ».
  • [30]
    Le radiothérapeute nous l’a confié en ces termes : « Elle [la magnétiseuse avec qui il travaille] a cette capacité d’enlever la douleur de la brûlure. Moi, c’est ça qui m’intéresse beaucoup. »
  • [31]
    Selon lui, « on est arrivés au bout de la chimie, au bout du curatif », de sorte qu’il faut désormais aller « sur le préventif ».
  • [32]
    Beck (U.), La société du risque, op. cit., p. 341.
  • [33]
    Pilco Garay (R.), « El Delito de Estafa en la legislación peruana », Monografias.com, 2006.
  • [34]
    Des entretiens avec le personnel de ce tribunal situé dans la capitale du Lambayeque nous ont appris que les plaintes contre des chamanes étaient rarement prises au sérieux, ainsi les rapports d’enquête à leur encontre sont-ils très peu nombreux, et n’avons-nous eu accès qu’à neuf d’entre eux.
  • [35]
    Cette année-là a été votée, en effet, la loi n° 24047 qui protège les biens culturels nationaux entendus uniquement dans leur acception matérielle et archéologique (à l’exception, donc, des savoirs et des pratiques traditionnels).
  • [36]
    Chero Ballena (L.), « Primer congreso de curanderismo y medicina folklorica, Monsefu », Destinos Turísticos, 1991.
  • [37]
    Comme on va le voir dans ce qui suit, ce sont dès lors les sciences sociales (anthropologie et histoire, au premier chef), plus que les sciences de la nature, qui sont convoquées.
  • [38]
    Ce revirement concorde avec des changements importants dans la région : la découverte, en 1987, de la tombe du Seigneur de Sipán (un complexe funéraire de culture Moche), la mise en valeur du patrimoine local par l’ambassade d’Italie (le ProdeSipán), l’investissement du FOPTUR (Fonds de Promotion Touristique du Pérou) pour la création du musée de site de Túcume, inauguré en 1993. En somme, l’association des chamanes de Túcume a été créée alors que de nouveaux professionnels du tourisme et du patrimoine arrivaient en masse dans la région.
  • [39]
    Sur celle-ci figurent notamment leur photo d’identité, leurs noms et prénoms et le logo du musée de Túcume, du ministère de la Culture et de l’association des chamanes.
  • [40]
    Littéralement « lever » : pratique chamanique consistant en l’absorption par la narine de tabac macéré dans du rhum.
  • [41]
    Comme nous l’avons constaté lors de ses cérémonies, ce chamane est souvent consulté par des membres de la police.
  • [42]
    Abbott (A.), The System of Professions, op. cit. L’importance du « système des professions » dans l’orientation donnée au processus se lit particulièrement bien dans le cas du chamanisme du Lambayeque : nous venons de voir, en effet, que celui-ci s’était réorienté de la question des pratiques de soin vers celle du tourisme, après que la région de Túcume a connu un boom touristique et l’arrivée massive de nouveaux professionnels du tourisme et du patrimoine, au début des années 1990.
  • [43]
    Ossio (J.), « Diagnostico sobre la situación del Patrimonio Cultural del Perú », in Ossio (J.) et al., Patrimonio cultural del Peru. Balance y perspectivas, Lima, FOMCIENCIAS, 1986, p. 17-18.
  • [44]
    On reprend ici l’expression du sociologue péruvien Aníbal Quijano : « Ce qui a déclenché la crise de la modernité, c’est une attaque frontale, initiée en Europe et aux États-Unis […], contre tout ce qui s’oppose aux promesses originelles modernes de libération de la société et de chacun de ses membres : les inégalités sociales et les hiérarchies qui en découlent, l’arbitraire, le despotisme et la répression dans chacune des instances de l’existence sociale ; ce qui implique, assurément, le droit de tous les peuples à une création libre, diversifiée et autonome. » Cf. Quijano (A.), Modernidad, identidad y utopía en América Latina, Quito, Editorial El Conejo, 1990, p. 2.
  • [45]
    Declaratorias de Expresiones del Patrimonio Cultural Inmaterial como PCN [en ligne], Ministerio de Cultura, 2015, http://administrativos.cultura.gob.pe/intranet/dpcn/procedimiento.jsp [consulté le 25 juillet 2018].
  • [46]
    Ibid.

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