Politix 2015/4 n° 112

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Article de revue

Rendre intelligible « l’après » d’une « révolution »

Monde arabe (2011-2015)

Pages 176 à 186

Notes

  • [1]
    Bennani-Chraïbi (M.), Fillieule (O.), « Pour une sociologie des situations révolutionnaires », Revue française de science politique, 62 (5), 2012.
  • [2]
    Nous laisserons ici de côté les problèmes que soulève la dénomination (comme révolutions, révoltes, soulèvements, etc.) des événements.
  • [3]
    Ibid.
  • [4]
    Béji (H.), « Les paradoxes de la révolution tunisienne », Institut Médéa, 11 juin 2013, http://www.medea.be.
  • [5]
    Dot-Pouillard (N.), Tunisie : la révolution et ses passés, Paris, L’Harmattan, 2013 ; Rougier (B.), Lacroix (S.), dir., L’Égypte en révolutions, Paris, Presses universitaires de France, 2015 ; Bozarslan (H.), Révolution et état de violence. Moyen-Orient 2011-2015, Paris, CNRS éditions, 2015 ; Camau (M.), Vairel (F.), dir., Soulèvements et recompositions politiques dans le monde arabe, Montréal, Presses universitaires de Montréal, 2014.
  • [6]
    Dobry (M.), « Les voies incertaines de la transitologie. Choix stratégiques, séquences historiques, bifurcations et processus de path dependence », Revue française de science politique, 50 (4-5), 2000.
  • [7]
    De Blic (D.), Lemieux (C.), « Le scandale comme épreuve. Éléments de sociologie pragmatique », Politix, 71, 2005.
  • [8]
    Stora (B.), Le 89 arabe. Conversations avec Edwy Plenel, Paris, Stock, 2011.

1Il est encore trop tôt pour évaluer la place des soulèvements arabes de 2010-2011 dans l’histoire universelle et repérer les traces qu’ils laisseront dans les réalités et les imaginaires au Maghreb et au Moyen-Orient. Mais il ne fait aucun doute que ces événements et leurs suites ont été une aubaine pour les sciences sociales. Le flot de publications sous forme d’articles, d’ouvrages collectifs ou en première personne, déjà manifeste en 2012 [1], semble intarissable. Après une première séquence dominée par l’analyse et l’interprétation des « moments révolutionnaires [2] », une seconde vague éditoriale peut être observée à partir de 2013. Alors que, dans un premier temps, les recherches se sont focalisées sur les causes du surgissement révolutionnaire et sur les acteurs de ces processus inattendus [3], quitte à tomber parfois dans le prophétisme historique [4], elles se sont attachées, dans un second temps, mues par une sorte d’inquiétude, voire de désenchantement, aux issues (momentanées ?) des processus observés, plus inattendues encore que les révolutions elles-mêmes. Après les victoires des partis islamistes aux élections législatives en Tunisie (2011) et aux élections législatives et présidentielles en Égypte (2011-2012), qui ont mis à mal certaines des interprétations libérales des mobilisations révolutionnaires, les tournures violentes et guerrières des contestations libyennes, yéménites et syriennes et le tour de vis autoritaire en Égypte à partir de 2013 ont provoqué une seconde vague d’incompréhension et de surprise, replongeant les chercheurs dans un désarroi qui rappelle celui provoqué par la chute de régimes que peu avaient alors imaginée possible.

2Quatre ouvrages (deux personnels, deux collectifs), parus entre 2013 et 2015, illustrent bien ce tournant éditorial [5]. Deux portent sur l’ensemble du monde arabe, deux autres sont des études de cas consacrées respectivement à la Tunisie et à l’Égypte. Au total, ce ne sont pas moins de 43 contributeurs, issus principalement mais pas exclusivement de la communauté francophone des spécialistes du monde arabe qui se sont ainsi mobilisés. Tous travaillaient déjà sur la région avant le déclenchement des soulèvements. L’analyse de ces derniers (leur genèse, les modalités de leur déroulement) est bien sûr présente dans ces ouvrages. Cependant, si la compréhension des situations révolutionnaires reste une question passionnante, ce n’est pas sur ce point que nous avons choisi de centrer notre attention, mais sur la mise en récit et l’analyse de « l’après ». Comment restituer une réalité qui demeure instable, tant la conjoncture post-révolutionnaire semble tout aussi fluide que le soulèvement lui-même ? Quelles grilles d’analyse mobiliser pour donner un minimum de sens aux processus qui touchent les sociétés considérées ? Il s’agit ici de proposer une lecture à deux étages. Celle de l’explication des trajectoires contrastées suivies par les pays arabes dans l’immédiat après-révolution et de l’analyse de cette évolution comme un échec, d’une part. Celle, plus épistémologique, des stratégies d’analyse et d’explication suivies par les chercheurs, quand ils sont confrontés à l’étude de ces processus complexes. Les tâtonnements théoriques, les essais interprétatifs, les bricolages méthodologiques en disent long sur les difficultés que rencontre le chercheur face à l’irruption de l’inattendu, contraint d’ajuster en permanence son mode d’analyse à des configurations successives.

3Ces ouvrages esquissent des réponses pour expliquer le tour globalement inattendu (et implicitement peu souhaitable) pris par les révoltes arabes, la diversité des trajectoires nationales et l’énigme de « l’exception » tunisienne. Au-delà, ils proposent des voies fructueuses (réfutation des grands modèles, convocation de l’histoire, usages de la comparaison) pour produire de l’intelligibilité sur « l’après d’une révolution », alimentant une discussion théorique sur l’étude des contextes de fluidité politique.

Les raisons d’un échec

4Dans Révolution et état de violence [REV], Hamit Bozarslan dresse un bilan en pleine teinte des soulèvements arabes. Ayant en tête les sociétés du Moyen-Orient (Syrie et Irak surtout), il décrit une région en voie de « désintégration sociale » (p. 14) sous l’effet d’une « violence polymorphe dominant le temps et l’espace » (p. 8) où « triomphe Thanatos » (p. 239). Face à l’implosion de pays comme la Libye ou la Syrie, l’échec des révolutions ne fait pour lui aucun doute. Les autres auteurs ne partagent pas le même pessimisme même si l’on devine, ici ou là, une pointe d’inquiétude, à peine voilée par une langue universitaire euphémisante : suite à la prise du pouvoir par le maréchal al-Sissi et la répression contre les Frères musulmans en 2013, « où va l’Égypte ? » s’interrogent Bernard Rougier et Stéphane Lacroix, dans L’Égypte en révolutions [L’ER]. Échec ou non, il ressort des ouvrages que les trajectoires arabes après les soulèvements de 2010-2011 ont à tout le moins surpris les observateurs et que, loin d’être uniforme, la post-révolution a pris des chemins particulièrement contrastés d’un bout à l’autre de la région : « Il ne se passe pas partout exactement la même chose dans le Monde arabe », affirment avec une certaine candeur Michel Camau et Frédéric Vairel dans Soulèvements et recompositions politiques dans le monde arabe [SRP] (p. 8), au point d’interroger la pertinence même de la catégorie « monde arabe ». Pour ces deux auteurs, elle « ne constitue une échelle d’analyse que dans la mesure où les acteurs lui donnent sens sur la base de partages partiels et sélectifs de “champs d’expérience” et d’“horizons d’attentes” » (p. 8-9). H. Bozarslan ne dit pas autre chose lorsqu’il défend la notion de « Moyen-Orient » qui n’est pas « dépourvue de sens pour les sociétés qui en font partie et qui se reconnaissent à partir de certains repères, récits, symboles et expériences partagés » (REV, p. 16).

Des trajectoires contrastées

5La lecture croisée des ouvrages permet de distinguer trois phases. Dans un premier temps, deux groupes de pays peuvent être dissociés. Ceux entrés « en révolution », d’une part, et ceux qui ont échappé au « printemps arabe », d’autre part. Une matrice tuniso-égyptienne pose les « décors de 2011 » (REV, p. 43). Dans ces deux pays, qu’H. Bozarslan juge structurellement proches (poids de la centralisation étatique et faiblesse du tribalisme, écart entre des sociétés ouvertes et des régimes fossilisés), l’ingrédient principal du soulèvement est l’existence d’un « cartel » au pouvoir organisé autour d’un rais obsédé par le projet d’une succession dynastique. Maître de services de sécurité tentaculaires, il exploite sans vergogne la « rente sécuritaire » et orchestre l’émergence d’une bourgeoisie compradore, classe privilégiée de ce « capitalisme des copains » (p. 56) que les manifestants dénonceront à travers leur révolte. Si H. Bozarslan n’en déduit pas que les soulèvements ont été des effets mécaniques de ce contexte favorable, reconnaissant le rôle de ce qu’il appelle, après Bernard Lepetit, la « causalité accidentelle » (p. 47) des événements et « les transformations engendrées par le mouvement même » (p. 47-48), il n’accorde toutefois que peu d’importance à ce que M. Camau et F. Vairel appellent la « phénoménologie des soulèvements » (SRP, p. 43), dont ils font, eux, le cœur de l’analyse des révolutions. Pour ces derniers, « une attention soutenue aux pratiques des acteurs, à ce qu’ils font lorsque – souvent au péril de leur vie – ils revendiquent et manifestent ou prennent les armes permet de documenter précisément la diffusion des modes de la contestation » (p. 15). Plusieurs chapitres, par exemple celui de Youssef el-Chazli et Hervé Rayner sur l’Égypte, appliquent cette méthodologie, associée à une posture critique qui déconstruit tant l’idée d’une spontanéité des événements que celle de la nécessité historique des révolutions arabes. Ils refusent également d’accorder la moindre pertinence explicative à l’image du jeu de dominos, qui rend aveugle aux « écologies locales variées » (p. 11) et à la diversité des situations contestataires.

6Par contraste, H. Bozarslan reprend à son compte la théorie des dominos tout en la reformulant. Selon lui, le mouvement s’est ensuite diffusé à d’autres pays (Syrie, Libye, Yémen, notamment), non parce que les conditions structurelles étaient partout les mêmes, mais en vertu d’une logique de « traduction politique spontanée » par des « récepteurs dans un ailleurs proche habité par les mêmes attentes et dont les caractéristiques politiques, économiques et culturelles sont subjectivement et momentanément jugées similaires » (REV, p. 109). C’est dans ce malentendu originel que résiderait l’une des causes du dévoiement de la cause protestataire hors matrice égypto-tunisienne. En Syrie, par exemple, la « révolution » semblait condamnée à l’avance. Les spécificités de l’expérience syrienne (une « république des provinces », p. 144, fictivement centralisée, une histoire propre de la coercition, une armée nationale à fondement milicien, une pléthore d’organes de sécurité et de renseignement, notamment) et la donne confessionnelle empêchaient le développement d’une « révolution démocratique » rendue possible en Tunisie et en Égypte.

7Dans un second temps donc, le premier groupe se divise. La matrice tuniso-égyptienne ne fonctionne plus que pour elle-même. Les autres pays (Syrie, Libye, Yémen) se déchirent de l’intérieur, entrent dans une spirale de violence et mettent rapidement fin à l’expérience démocratique. Face à des protestations devenues militarisées et au délitement de la société, les régimes encore debout développent une « ingénierie du chaos » (REV, p. 174) rationnelle et perverse. L’État syrien se transforme en force paramilitaire tandis que des « pouvoirs miliciens utilisant la dissidence armée comme une ressource politique » (p. 178), à l’instar d’al-Qaïda, profitent de l’absence du Léviathan dans les zones qu’il a désertées. Sur ces territoires désétatisés, la confession et la tribu s’imposent grâce aux armes et contestent à ce qu’il reste des États leur monopole sur la violence physique légitime.

8Dans un troisième temps enfin, le couple Tunisie-Égypte explose à son tour, les deux pays connaissant une trajectoire différente suite aux effets de la victoire des islamistes lors des premières élections compétitives en 2011 et 2012 et de leur gestion de l’état. Les deux pays plongent en 2013 dans une crise politique liée à l’épuisement du mode de gouvernement islamiste. En Tunisie, c’est par une stratégie du « consensus » et une « technocratisation de l’État » que les élites cherchent à mettre fin à l’expérience islamiste au pouvoir. En Égypte, la solution prend la forme du putsch et d’un « nouvel autoritarisme » autour d’un « nouveau cartel débarrassé des effets d’usure qui avaient eu raison du “système Moubarak” » (REV, p. 172). Dans L’ER, Patrick Haenni analyse l’échec des Frères par « le délitement de la stratégie [initiale] du consensus » (p. 24), conduisant à une « polarisation sur la question identitaire » (p. 25) et suscitant « la crainte d’un projet hégémonique » (p. 28). Le choix de soutenir le monde des affaires plutôt que le mouvement ouvrier et de mener une bataille avec « l’État profond » tout en s’accommodant avec les puissants services de sécurité a entraîné la chute des Frères musulmans et laissé libre cours à une reprise en main autoritaire. Si dans les deux pays, on a voulu « sortir de la Révolution » (REV, p. 98), la contention de la violence ici, sa résurrection là, finissent de séparer les deux expériences politiques. Des registres lexicaux différents portent la trace de cette opposition. Si l’analyse de la Tunisie continue de s’exprimer dans un langage modéré, les formules se radicalisent à propos de l’Égypte, empruntant un vocabulaire martial : « rationalité de la peur » (L’ER, p. 8), « guérilla institutionnelle » (p. 10), « insurrection permanente » (p. 23).

9Ailleurs, dès 2011, les régimes autoritaires se sont montrés résistants, voire « résilients », pour reprendre l’expression de M. Camau et F. Vairel, qui revisitent le concept à propos du Maroc, de la Jordanie, du Bahreïn et du Sultanat d’Oman (mais aussi de l’Égypte). H. Bozarslan distingue un « Golfe contre-révolutionnaire » et trois espaces à faible mobilisation (Algérie, Maroc, Jordanie), mais il se contente d’énumérer les propriétés structurelles de ces régimes pérennes. Les contributeurs de SRP, à l’inverse, partent des mobilisations, décrivent les acteurs et les contextes et documentent ainsi, sous l’angle des pratiques et des représentations des protestataires, l’épuisement des unes, le blocage des autres, l’échec de toutes à engendrer une situation révolutionnaire. Ainsi Layla Baamara parvient-elle à expliquer l’essoufflement des mobilisations en Algérie en 2011, moins par la crainte de la répression ou par des considérations psychologiques (le traumatisme de la « décennie noire ») qu’en montrant comment les groupes mobilisés se sont eux-mêmes contenus : « Le discrédit dont souffrent les acteurs partisans, les traditions et les répertoires de lutte propres à chaque mouvement, et l’enjeu que constitue le leadership » (p. 195) expliqueraient l’incapacité des mobilisations à se dé-sectoriser autour d’un projet commun. Au Maroc, F. Vairel montre qu’au-delà de la répression et de la « sophistication de la réponse des gouvernants aux mobilisations » (p. 207), c’est aussi « l’autolimitation des acteurs de l’espace protestataire » (p. 207), impuissants à penser en termes de rupture avec la monarchie, qui explique l’épuisement du mouvement du 20 février.

Faire le récit de l’après

10La lecture croisée des quatre ouvrages permet surtout d’alimenter une discussion sur l’analyse de ce qu’on appellera ici, en première approximation, des « situations post-révolutionnaires ». Comment qualifier, d’abord, cet « après », si tant est qu’il puisse entrer dans l’une des catégories canoniques (et passablement éculées) de la science politique : transition démocratique, révolution conservatrice, contre-révolution, chaos, etc. ? Le cas échéant, comment séquencer l’histoire récente depuis les premières protestations jusqu’à une borne choisie par les auteurs, qui est souvent la date de finalisation du manuscrit ? Que faire du découpage initial de l’espace visé à mesure que les trajectoires prennent des chemins contrastés, voire contradictoires ? Comment s’y prendre pour produire de l’intelligibilité sur de tels contextes incertains et évolutifs ? Que peuvent en somme dire les sciences sociales et sur quoi ?

11Rédigés par des spécialistes de l’aire culturelle arabo-musulmane dont ils reprennent certains paradigmes qui lui sont propres, les ouvrages sélectionnés montrent une forte diversité de stratégies d’analyse.

Prudence théorique et réfutation des grands modèles

12La prudence théorique avec laquelle est abordée l’analyse des trajectoires nationales frappe de prime abord. L’indice le plus significatif est la réfutation implicite des théories de la transition démocratique. Aucun des contributeurs ne se réclame, en toute lucidité, de la « science des transitions », à l’exception, mais de façon très timide, de Clément Steuer dans son étude sur le rôle des « élections fondatrices » dans la recomposition du système partisan en Égypte (L’ER). Il est vrai que l’essentiel des faits repérés comme pertinents et des processus objectivés dans les travaux mettent à mal le scénario d’un processus linéaire de « transition » puis de « consolidation » démocratique. Outre ses faiblesses intrinsèques maintes fois dénoncées dans le passé [6], l’anachronisme de cet appareil théorético-normatif apparaît de toute évidence : même Nicolas Dot-Pouillard, dans Tunisie : la révolution et ses passés [TRP] ignore superbement ce modèle en traitant pourtant du seul pays considéré par les organisations internationales et les bailleurs de fonds comme engagé dans la voie vertueuse d’une transition démocratique.

13À l’inverse, ces mêmes auteurs résistent à la tentation d’une analyse en tous points symétrique qui ne verrait, en Tunisie et en Égypte, qu’une « restauration autoritaire ». B. Rougier et S. Lacroix évoquent pudiquement un « retour aux fondamentaux de l’ancien régime » (comme le rétablissement de l’armée en tant qu’acteur politique dominant, la défense des corporatismes des bureaucraties d’État, le retour à une gestion sécuritaire du politique, l’exclusion des Frères musulmans du champ politique légitime et du périmètre de l’identité nationale, etc.), sans avancer de formalisation théorique (L’ER, p. 15) quand N. Dot-Pouillard repère comme une propriété du changement de régime tunisien la question non résolue du sort à réserver aux anciennes élites, voyant dans celle-ci le déterminant d’un des principaux clivages politiques émergents. L’explication réside dans le jeu « de nouvelles élites politiques, issues des anciennes oppositions au bourguibisme et au benalisme, privilégiant une logique de négociation prudente avec les anciennes, préférant la logique de la stabilité politique et institutionnelle à celle de la rupture trop brusque avec l’ancien système. Réaliser les objectifs de la révolution signifie ipso facto devoir y mettre progressivement fin. En Tunisie, le sens caché de la révolution tient parfois dans sa volonté de ne pas vouloir être » (p. 13).

14Personne ne se risque donc à prendre les événements saillants pour des bornes intangibles et découper en tranches une temporalité post-révolutionnaire insaisissable. Prudence ou irrésolution ? Réalisme à tout le moins, tant la réitération d’une nouvelle surprise demeure possible, tout comme la révolution du 25 janvier n’était plus, suite à la victoire du Frère musulman Mohamed Morsi à l’élection présidentielle en 2012 ou encore au « coup d’État » d’al-Sissi en 2013, l’événement central explicatif de toute une série de réalignements et requalifications. Reste qu’analyser des situations phénoménologiquement très différentes sous le seul angle d’une fluidité persistante et généralisée peut susciter un certain désarroi. Que signifie ce « temps pulvérisé où aucun événement […] ne s’érige en repère, portant à son paroxysme le phénomène de “fluidité” sur lequel insiste le sociologue Zygmunt Baumann » (REV, p. 167) sinon le signe de l’impuissance des sciences sociales à nommer un présent critique ?

La convocation d’une histoire-refuge

15On est en droit de se demander dès lors si le recours à l’histoire, par ailleurs fort éclairant, ne représente pas également un refuge interprétatif. C’est le choix de N. Dot-Pouillard qui décrypte le présent tunisien à la lumière de l’histoire politique du pays : « La révolution tunisienne ne fut pas hors-sol : elle n’a jamais cessé d’actualiser le passé » (p. 17), affirme-t-il. Preuves en sont les biographies militantes et politiques des principaux leaders post-révolutionnaires, de la gauche à Ennhadha en passant par les personnalités de l’ancien régime qui cherchent à continuer de faire de la politique après le départ de Ben Ali, tout comme le rôle clé de certains acteurs collectifs, à l’instar de l’Union générale des travailleurs tunisiens (UGTT) avant, pendant et après la révolution. Ce sont aussi les « tensions identitaires » autour du « référent islamique » dont il rappelle qu’il a marqué jadis l’histoire du mouvement national et même l’ambivalence des élites politiques vis-à-vis de l’ancien régime « qui s’explique par un rapport irrésolu au bourguibisme lui-même : si le RCD (le Rassemblement constitutionnel démocratique) apparaît bien comme l’instrument du benalisme, il n’en reste pas moins l’héritier du Parti socialiste destourien (PSD). Or l’héritage autoritaire, en Tunisie, peut tout aussi bien être perçu comme celui de l’indépendance et de la construction nationale » (p. 24). Il faut donc comprendre les clivages majeurs de l’après-révolution (entre partisans de la rupture avec l’ancien régime et partisans d’un accommodement avec les anciennes élites ; entre « modernistes » et « islamistes » ; entre les régions côtières et développées et les régions paupérisées de l’hinterland), non comme des produits de celle-ci mais comme les effets d’une « remémoration » et d’une « réactivation d’un passé » (p. 25). Si l’analyse est convaincante, elle n’accorde toutefois que peu de place à ce qu’un événement d’une telle ampleur peut comporter d’« instituant [7] », tant dans les pratiques que dans les représentations. Ainsi n’est-il pas fait référence à ces autres composantes du processus de changement de régime en Tunisie que sont la définition de règles nouvelles dans la compétition politique, l’apprentissage du pluralisme partisan, du vote et de la lutte électorale, la réinvention du métier de législateur comme celui de journaliste, autant de phénomènes nouveaux qui, s’ils s’appuient pour partie sur des acteurs et des pratiques héritées, n’en sont pas moins radicalement inédits.

Une sociologie des recompositions

16S’ils insistent de manière moins systématique sur cette dimension, les contributeurs de L’Égypte en révolutions cherchent la « cohérence » et des « clefs d’interprétation » (p. 5) dans le dépassement d’une opposition que tous jugent éculée entre rupture et continuité. S’impose alors une science des recompositions, qui, si elle inscrit acteurs, pratiques et représentations dans une temporalité plus longue que celle ouverte par la révolution, n’en cherche pas moins à repérer ce que la révolution a fait aux acteurs, aux pratiques et aux représentations. Ainsi des rapports entre les populations du Sinaï et le pouvoir central analysés par Ismail Alexandrani, qui constate que la révolution a tout à la fois produit des effets (défoulement de la violence du « petit peuple » du Sinaï se vengeant d’années d’oppression et d’humiliation par la police), tout en étant un moment particulier au cours d’une histoire qui débute bien avant l’événement, ou des Frères musulmans étudiés par Marie Vannetzel pour qui la révolution a induit une « triple dynamique de “passage au formel”, c’est-à-dire à la légalité, à la forme partisane et à l’exercice du pouvoir parlementaire » (p. 53). Si l’indéfinition frériste persiste après la révolution, son ancrage social est considérablement ébranlé par le passage au pouvoir et l’économie des liens militants est perturbée par la création du premier parti officiel des Frères, Liberté et justice (PLJ). Au-delà de la Gama‘a, nom de la communauté frériste, la révolution a également produit des effets de mise en visibilité et de structuration de groupes politico-religieux, à l’instar des « salafistes révolutionnaires » étudiés par S. Lacroix et Ahmed Zaghloul Chalata. Ces groupes ont profité de la venue au pouvoir des Frères musulmans et des compromis passés entre le parti salafiste al-Nour et l’armée pour s’installer dans le jeu, mais plus sous forme de « mouvement protestataire informel et hétérogène » (p. 200) que comme force politique. L’institutionnalisation du salafisme révolutionnaire bute en effet sur des obstacles structurels comme le manque de cadres ayant une expérience partisane et un répertoire d’actions radical en décalage avec les nécessités de l’institutionnalisation. S’agissant de la question sociale, la révolution a provoqué, selon Nadine Abdalla, une explosion du nombre de mobilisations sociales, ouvert de nouvelles opportunités pour le mouvement ouvrier, conduit à l’apparition de nouveaux syndicats et fait émerger de nouveaux modes d’action. Surtout, l’effet proprement révolutionnaire est un effet de politisation, comme si les syndicats ne pouvaient rester désormais en dehors des processus politiques, même s’ils conditionnent leur participation aux actions collectives aux intérêts du mouvement ouvrier. On le voit également clairement dans l’étude de Gaétan du Roy sur deux mouvements coptes concurrents, le « mouvement de Maspero » et le mouvement charismatique de l’église Qasr al-Dubara, qui, « mis au défi d’une altérité musulmane et révolutionnaire », ont profité de la révolution pour « définir, de manière originale, leur identité religieuse dans un espace public en pleine effervescence » (p. 255). La révolution, en somme, suscite moins l’émergence de nouveaux acteurs qu’elle redéfinit le périmètre d’expression et de mobilisation d’un certain nombre d’acteurs déjà-là.

17L’équilibre entre une hypothèse semi-continuiste et une hypothèse semi-novatrice domine également dans l’analyse par Nathan Brown des effets de la révolution sur les pratiques professionnelles des magistrats et les rapports entretenus avec l’autorité politique. Ainsi, le mouvement d’autonomisation de la magistrature, consacrée formellement dans la nouvelle Constitution de janvier 2014, a une genèse prérévolutionnaire : comparée à la période nassérienne, la période Sadate-Moubarak a correspondu à un relatif desserrement de la contrainte politique sur les juges. Au-delà d’une prise en compte de la sédimentation du passé dans le présent, l’article amène donc à penser les mécanismes de formation des règles du jeu dans une configuration post-autoritaire (l’indépendance des juges ou le respect des droits de l’homme, par exemple) et de fixation des frontières (l’autonomie réciproque du politique et du judiciaire).

18Il est regrettable que ces usages fins de l’histoire, qui ne tombent jamais dans les rets de la causalité historique, n’aient pas donné lieu à une discussion théorique avec la littérature, par exemple avec les analyses dites de « path dependency ». Une montée en généralité aurait été bienvenue, tant les hypothèses qui guident la plupart des chapitres sont fortes. Le reproche inverse peut être fait à SRP. L’introduction des coordinateurs offre de belles théorisations, sur les conditions de félicité d’une mobilisation, sur « l’ambivalence de l’institutionnalisation des espaces protestataires » (p. 16) ou encore sur les dynamiques constitutionnelles ou islamistes, mais on peut regretter que le contenu de la troisième partie de l’ouvrage, consacrée à « la transformation des espaces politiques », ignore certains objets politiques qui auraient pu illustrer avec force la tension entre continuité et rupture qui traverse ces épisodes post-révolutionnaires, à l’instar, par exemple, des recompositions du personnel politique.

Une comparaison explicative

19Dans son « essai d’interprétation » (REV, p. 9), H. Bozarslan affirme également que l’histoire contemporaine des sociétés moyen-orientales, leur passé proche en particulier, déterminent en partie le cours des événements. Contrairement à l’Europe du Sud et à l’Amérique du Sud dans les années 1970 et à l’Europe de l’Est en 1989, « le monde arabe, encombré par les lourdes séquelles de son passé, devait gérer les conséquences cumulées des défaites de ses mobilisations successives, nationalistes, de gauche ou islamistes » (p. 29). Mais c’est dans un tout autre registre analytique qu’il propose une mise à distance relative de l’événement, celui de la comparaison dans le temps et l’espace. Dans l’espace d’abord, puisqu’il s’agit bien d’une étude régionale dans laquelle il ne cesse de passer d’une échelle à une autre pour mieux faire ressortir les points communs et les différences. Et dans le temps aussi, puisqu’il exploite le fil conducteur du rapprochement comparé avec l’Europe de 1848. Non dans l’optique du célébrant, pressé d’accrocher le « printemps arabe » dans la galerie de tableaux de l’universalisation démocratique [8], mais plutôt dans celle du mauvais coucheur, lecteur de Marx et de Tocqueville, qui s’autorise de leur analyse de 1848 pour comprendre bien sûr l’effondrement des régimes arabes, mais décrypter aussi, et sans concessions, les contradictions des mouvements révolutionnaires qui ont provoqué leur échec. Ainsi, comme dans la France de 1848, « on observe une asymétrie totale entre la capacité des éléments les plus dynamiques à renverser un pouvoir existant et les moyens dont ils disposent pour s’imposer comme une alternative politique » (p. 27). En Tunisie et en Égypte, la révolution intervient à un tournant historique qui est pour lui indissociablement progressiste et conservateur. À la manière des paysans parcellaires analysés par Marx, « dans ses profondeurs, aussi bien historiques que spatiales, le “peuple réel” tunisien ou égyptien restait replié sur ses propres repères » (p. 29), aidé en cela par des pouvoirs autoritaires qui avaient « fortement soutenu la transformation conservatrice de la société » (p. 29). C’est pourquoi l’alliance initiale des classes sociales coalisées contre le pouvoir (révolutionnaires déshérités et classes moyennes) n’a pas tenu, se retournant ensuite contre le processus révolutionnaire et conduisant au triomphe des « partis de l’ordre » : islamistes tunisiens en 2011 et égyptiens en 2011-12, repli autoritaire incarné par l’Égyptien Sissi en 2013 et le Tunisien Béji Caïd Essebsi en 2014.

20Malgré leurs limites, ces usages de l’histoire et de la comparaison, couplés à des approches empiriques renouvelées, montrent que les sciences sociales ne sont pas entièrement dépourvues pour analyser l’histoire en train de se faire, même lorsqu’un présent parfois indéchiffrable résiste à l’objectivation. Après le défi de la révolution, l’analyse de « l’après » est pour la communauté scientifique comme une seconde épreuve, tant théorique que méthodologique. La diversité des modes d’analyse, les divergences d’interprétation sont l’indice d’un bouillonnement intellectuel et de recompositions qui, comme on le voit, touchent autant les acteurs d’une révolution que ceux qui font profession de l’étudier.


Date de mise en ligne : 05/04/2016

https://doi.org/10.3917/pox.112.0176

Notes

  • [1]
    Bennani-Chraïbi (M.), Fillieule (O.), « Pour une sociologie des situations révolutionnaires », Revue française de science politique, 62 (5), 2012.
  • [2]
    Nous laisserons ici de côté les problèmes que soulève la dénomination (comme révolutions, révoltes, soulèvements, etc.) des événements.
  • [3]
    Ibid.
  • [4]
    Béji (H.), « Les paradoxes de la révolution tunisienne », Institut Médéa, 11 juin 2013, http://www.medea.be.
  • [5]
    Dot-Pouillard (N.), Tunisie : la révolution et ses passés, Paris, L’Harmattan, 2013 ; Rougier (B.), Lacroix (S.), dir., L’Égypte en révolutions, Paris, Presses universitaires de France, 2015 ; Bozarslan (H.), Révolution et état de violence. Moyen-Orient 2011-2015, Paris, CNRS éditions, 2015 ; Camau (M.), Vairel (F.), dir., Soulèvements et recompositions politiques dans le monde arabe, Montréal, Presses universitaires de Montréal, 2014.
  • [6]
    Dobry (M.), « Les voies incertaines de la transitologie. Choix stratégiques, séquences historiques, bifurcations et processus de path dependence », Revue française de science politique, 50 (4-5), 2000.
  • [7]
    De Blic (D.), Lemieux (C.), « Le scandale comme épreuve. Éléments de sociologie pragmatique », Politix, 71, 2005.
  • [8]
    Stora (B.), Le 89 arabe. Conversations avec Edwy Plenel, Paris, Stock, 2011.

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